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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 27 octobre 2010

Séance de 17 heures 40

Compte rendu n° 14

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Augustin de Romanet, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, accompagné notamment de M. Alain Minczeles, responsable de la gestion des actifs pour compte propre, au département gestion financière

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le directeur général, la raison d’être de cette commission d’enquête est d’affiner notre compréhension de la crise financière, afin d’avancer des propositions pour réguler la spéculation et sécuriser les marchés. L’institution que vous dirigez étant un opérateur important, nous aimerions entendre votre point de vue de praticien et vos éventuelles recommandations.

(M. Augustin de Romanet prête serment.)

M. Augustin de Romanet, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. Mes collaborateurs m’ont préparé de brillants exposés sur l’utilité ou l’inutilité de la spéculation, mais je m’exprimerai, comme vous l’avez suggéré, à titre personnel.

La spéculation est l’acte par lequel les hommes tentent de prévoir l’avenir pour gagner de l’argent. Cependant, conjuguée à une mauvaise information qui vient la perturber - c’est tout le problème des agences de notation –, elle peut déstabiliser l’ensemble du système économique, et ce même en France, où la sphère financière ne représente que 6 à 7 % du PIB. Or certains hommes d’affaires ou financiers peuvent manipuler l’information pour accroître leurs bénéfices : le problème est donc le lien entre l’acte de spéculer, que tous les économistes présentent comme normal, et l’information, en amont comme en aval.

M. le président Henri Emmanuelli. À cela s’ajoute qu’en matière financière, tout est pro cyclique, et non contra cyclique.

M. Augustin de Romanet. C’est vrai, même si, en principe, le prix résulte d’un ajustement entre l’offre et la demande.

En matière de spéculation, je citerai trois exemples de comportements excessifs ayant eu un impact négatif sur l’économie : le mimétisme, l’abus de complexité et le « court-termisme ».

La spéculation ne fait en rien problème lorsqu’elle repose sur une analyse approfondie de la valeur des actifs, mais il en va tout autrement lorsque les agents, réagissant de façon mimétique à certains signaux, en extrapolent un envol ou une chute des prix et achètent ou vendent pour en tirer profit. La bulle Internet illustre parfaitement ce phénomène, auquel André Orléan a consacré en 1999 un ouvrage intitulé Le Pouvoir de la finance, qui est à mes yeux la meilleure étude sur le sujet. En 1999-2000, les plans d’affaires et la valorisation des sociétés créées sur Internet reposaient sur l’idée que nous passerions désormais l’essentiel de notre temps sur la toile et y effectuerions tous nos achats. Les comparables boursiers, qui faisaient pousser les arbres jusqu’au ciel, ont alors supplanté l’actualisation des cash flows, des flux de trésorerie. Je m’occupais à l’époque d’introductions en bourse de sociétés de la « nouvelle économie ». Lorsque je disais à mes collègues que je ne souhaitais pas valoriser les entreprises au-delà d’un montant correspondant à l’actualisation de leur cash flow, ils se moquaient en me rappelant qu’en tant qu’introducteur en bourse, j’étais rémunéré à proportion des capitaux levés, d’autant plus élevés que la valorisation initiale était forte.

Si les phases de fort mimétisme et les bulles qui en résultent reviennent par intervalles – après la bulle des tulipes, il y a eu celle des chemins de fer, etc. –, elles se succèdent désormais de plus en plus rapidement : sept ans seulement ont séparé la bulle Internet de celle des subprimes. Et lors de la première, si personne n’évaluait les entreprises selon des critères raisonnables, c’est que chacun avait intérêt à entretenir la bulle : les entrepreneurs, qui levaient des capitaux selon des multiples extraordinaires ; les banquiers, qui percevaient des commissions tout aussi extraordinaires ; les particuliers, enfin, dont le titre souscrit en bourse doublait du jour au lendemain. D’ailleurs, l’un des effets pervers pour les banques était que, selon qu’elles allouaient le titre à Pierre ou à Paul, c’était l’un ou l’autre qui raflait la mise.

Le même excès de mimétisme s’est observé lorsque tous les gestionnaires d’actifs, dans le monde, ont considéré qu’il était possible d’acheter des titres représentatifs d’actifs subprimes notés AAA pour augmenter à la marge le rendement de leurs SICAV monétaires : phénomène directement lié à une information défaillante puisque, aux États-Unis, les agences de notation avaient fait l’hypothèse que la chute des cours de l’immobilier ne pouvait se produire dans plus de dix États simultanément, ni dépasser 10 % dans chacun d’entre eux : de fait, cela ne s’était jamais produit. Mais il s’est trouvé que l’administration américaine a encouragé l’octroi de prêts à des personnes à faibles revenus, et pour des montants qui excédaient le prix initial de l’actif ; de sorte que le marché de l’immobilier s’est effondré simultanément dans bien plus de dix États. Non seulement les agences de notation avaient donné de mauvaises informations, mais elles ne les ont pas corrigées, les gouvernements ayant exercé des pressions lorsqu’elles ont voulu dégrader les titres subprimes à l’origine desquels ils étaient. Cela nous renvoie au problème de la notation des États : alors même qu’une information défaillante, ex ante, peut conduire à de mauvaises anticipations, les agences, dont le barème n’est pas discret, n’osent plus dégrader les titres par crainte de « surréactions ».

M. le président Henri Emmanuelli. Se défaire des titres ne bénéficiant pas de la notation AAA est d’ailleurs une règle de gestion appliquée par certaines institutions financières.

M. Augustin de Romanet. C’est en effet un sujet de grande préoccupation : la communauté des gestionnaires d’actifs applique des normes qui imposent qu’un pourcentage x de leurs actifs bénéficie de la note AAA, un pourcentage y de la note AA, et un pourcentage z de la note A. Ainsi, si une collectivité passe de la note AAA à la note AA, elle est aussitôt exclue de plusieurs milliers de portefeuilles d’actifs dans le monde. En d’autres termes, les conséquences de la dégradation d’un émetteur important, en particulier d’un émetteur souverain, sont systémiques : cette dépendance vis-à-vis des agences me paraît l’un des problèmes essentiels pour les années qui viennent.

Ce point m’amène au deuxième problème, celui de l’usage potentiellement dévoyé des produits financiers, que j’illustrerai par l’exemple des credit default swaps (CDS), contrats d’assurance contre la défaillance d’un émetteur qui, me semble-t-il, peuvent être destructeurs pour l’économie. Il est en effet possible d’acheter des CDS nus, c’est-à-dire des assurances contre des risques que l’on n’a pas à couvrir. Dès lors, un investisseur qui achèterait un CDS nu sur une obligation assimilable du Trésor (OAT) française à dix ans sans posséder ladite OAT espère une dégradation de la situation économique de la France, puisque son actif se valorise à proportion de cette dégradation : c’est un peu comme si l’on autorisait BetClic ou le PMU à ouvrir des paris sur la situation budgétaire des États. Le même investisseur pourrait faire courir les pires rumeurs sur l’économie française : cela aurait pour effet d’augmenter la valeur de son titre, tout en détériorant les conditions de financement de la France. Une comparaison un peu caricaturale illustrera ce propos technique : si la prime d’assurance de votre Rolls-Royce est de 5 000 euros, et qu’une rumeur se répand sur un défaut des roues, votre prime passera à 10 000 euros, ce que vous accepterez dès lors que vous souhaitez assurer votre voiture contre le risque ; mais si vous possédez une prime d’assurance sans posséder la voiture, vous pouvez faire courir le bruit que les roues sont défaillantes, et revendre votre prime d’assurance au double du prix auquel vous l’avez achetée.

Je suis conscient de la gravité de telles affirmations. Mais une note d’un professeur de Stanford, publiée par la Revue de la stabilité financière de la Banque de France en juillet 2010, révèle à mes yeux – bien qu’elle recommande de n’interdire ni la spéculation sur les dettes souveraines, ni les CDS – l’impérieuse nécessité d’une réglementation. La manipulation, explique l’auteur, reste très marginale ; toutefois, « une variante de ce dispositif de manipulation consiste pour le manipulateur à commencer par vendre à découvert un volume important de l’obligation sous-jacente, avant de surpayer un petit volume de protection par CDS. Si cette opération particulière sur CDS effectuée à un taux élevé ne passe pas inaperçue et induit les investisseurs obligataires en erreur au point que les prix des obligations chutent fortement, le manipulateur pourrait sortir rapidement aussi bien de sa position sur l’obligation que de celle sur le CDS en dégageant un gain net avant que de meilleures informations sur les prix ne parviennent jusqu’au marché. Même si ce dispositif fonctionnait, il est peu probable qu'il déclencherait le défaut de l’entité souveraine. Les prix pourraient être faussés, mais seulement pendant une courte période. »

En d’autres termes, on pourrait absoudre qui ne pèche que peu de temps. À ceci près qu’en période de tension sur la situation financière des États, de tels comportements peuvent être déstabilisateurs…

Second cas de figure cité dans l’article : « le détenteur d’un CDS nu peut préférer que l’emprunteur fasse défaut. Cet argument tient si le détenteur de CDS nu est en position de rendre plus probable le défaut de l’emprunteur. Étant donné que, comme nous venons de le voir, le spéculateur sur CDS n’est vraisemblablement pas en mesure d’influencer notablement le niveau de dépenses ou d’épargne d’un État, l’argument de l’absence d’intérêt à assurer ne me convainc guère. »

C’est, pour ma part, cette dernière phrase qui ne me convainc guère : j’en veux pour preuve l’enchaînement observé dans l’affaire Dexia. Un vendredi, j’avais reçu le président de la banque, qui m’avait assuré que la situation était sous contrôle ; cependant, le soir même, l’un de mes collaborateurs me faisait part de sa préoccupation. Une réunion fut donc organisée le lendemain, au cours de laquelle les dirigeants de Dexia nous confirmèrent ne disposer de liquidités que pour trois mois. Un conseil d’administration est donc organisé le dimanche soir, par téléphone ; le délai est ramené à trois semaines. Nous décidons, dans ces conditions, de nous revoir le lundi soir. Or, le lundi matin, Le Figaro annonce qu’un conseil d’administration de Dexia s’est tenu la veille au soir. Cette information ne laisse pas d’alerter les marchés : durant la journée de lundi, les spéculateurs vendent de nombreux titres à découvert, faisant chuter le cours de l’action ; à telle enseigne qu’à dix-huit heures, le délai n’était plus que de trois heures. Le gouverneur de la Banque de France nous avait d’ailleurs appelés une heure auparavant pour nous informer que Dexia ne passerait pas la nuit.

La recapitalisation de 6 milliards, décidée dans la nuit de lundi à mardi, s’est révélée un peu excessive par rapport aux besoins de solvabilité de Dexia, dont le problème était avant tout un problème de liquidité. Reste que les possesseurs de CDS de Dexia, et ceux qui ont spéculé sur son titre, ont gagné des sommes considérables à l’occasion de cette manipulation de l’opinion des marchés.

Ce qui vaut pour Dexia pourrait valoir, un jour ou l’autre, pour les États ; c’est ce qui conduit l’universitaire américain à conclure : « En tout état de cause, la meilleure façon de traiter l’instabilité financière générée par une prise de risque excessive sur le marché des dérivés consiste à relever les obligations de collatéraux, les exigences de fonds propres pour les établissements d’importance systémique et le recours à la compensation centrale, comme l’analysent Duffie, Li et Lubke (2010). Ces réformes des marchés de gré à gré, et d’autres réformes en préparation, amélioreront la sécurité et la solidité de ces marchés. Des bases de données donneront finalement au régulateur la possibilité de contrôler les éventuels manipulateurs de ces marchés, ou de prendre des positions dont les risques sont trop importants par rapport aux fonds propres qui les soutiennent. […] Une réglementation qui limiterait fortement la spéculation sur les marchés des CDS pourrait avoir pour effet secondaire d’assécher la liquidité du marché […]. »

M. Jean-François Mancel, rapporteur. S’agissant de Dexia, qu’aurait-il fallu faire pour éviter les événements du lundi ?

M. Louis Giscard d’Estaing. Que Le Figaro ne sorte pas en kiosque ! (Sourires.)

M. Augustin de Romanet. Je ne cesserai jamais de me poser cette question taraudante : n’avons-nous pas, en tirant la sonnette d’alarme par la réunion du conseil d’administration, accéléré les événements ?

M. le président Henri Emmanuelli. Vous ne pouviez pas agir autrement.

M. Augustin de Romanet. Quinze jours plus tard, les États se portaient garants pour les banques : si nous avions attendu, nous n’aurions pas eu à recapitaliser Dexia. Mais nous étions prisonniers d’un dilemme car la banque, si nous n’avions pas réagi, aurait pu chuter. Lors de la fameuse nuit du lundi au mardi, le gouvernement belge craignait une panique bancaire (bank run) ; dans les agences de Dexia, les personnels du back office ont dû descendre au rez-de-chaussée pour accueillir les clients, afin d’éviter, à l’entrée des agences, des files d’attente qui auraient déclenché la ruée vers les guichets !

À mes yeux, c’est vraiment le CDS nu qui pose problème, la spéculation en ce domaine s’apparentant, je le répète, aux paris chez un bookmaker. On ne parie pas ainsi sur la situation financière des entreprises ou des États !

Les rachats de dettes avec fort effet de levier, les LBO, constituent plutôt une dérive du « court-termisme » – ce sera mon troisième point–, dans la mesure où ils valorisent les entreprises en stoppant les investissements. Lorsque j’ai pris la direction de la Caisse des dépôts, j’ai été frappé de ce que plusieurs entreprises étaient en situation de « Capex holidays », c’est-à-dire d’arrêt des capacités d’investissement : le fonds LBO, en achetant une société à un prix x qui correspond à un multiple du bénéfice, accroît fortement ce dernier en stoppant les investissements ; si bien que, quatre ans plus tard, la société est revendue à un prix augmenté d’autant, l’arrêt des investissements, qui tue l’entreprise et menace ses emplois, n’étant pas détectable à court terme. C’est pourquoi nos équipes examinent les informations, y compris et notamment extra-financières, pour apprécier la valeur réelle des entreprises : en ce sens, l’article 225 du Grenelle, qui obligera les entreprises à établir un rapport de développement durable certifié, est un progrès important.

M. le président Henri Emmanuelli. Celui qui rachète la société au fonds LBO devrait connaître la situation, et ajuster son prix d’achat en conséquence.

M. Augustin de Romanet. En effet ; mais, en pratique, on constate que ce n’est pas le cas.

Cet exemple illustre à mes yeux le rôle central de l’information, ou plutôt sa dissymétrie entre ceux qui ont intérêt à la cacher et ceux qui en ont besoin : dans les différents secteurs d’activité où j’ai pu exercer, j’ai toujours observé que, plus le langage était complexe et inaccessible au profane, plus il dissimulait de rentes.

Dernière illustration des dérives du « court-termisme » : le trading à la seconde, ou « haute fréquence » (spot trading), à l’origine du krach du 6 mai 2010.

M. le président Henri Emmanuelli. Que pensez-vous de ces pratiques ?

M. Augustin de Romanet. C’est toute la tragédie de la directive sur les marchés d’instruments financiers, dite « MIF », qui, en libéralisant les marchés réglementés, visait à y rendre les transactions moins coûteuses. Résultat : les pratiques de spot trading se sont multipliées, avec des taux de commission tellement ridicules que plus personne ne gagne d’argent, cela sans parler des fameuses chambres de compensation « sauvages », les dark pools. Bref, on ne contrôle plus rien, et l’opérateur particulier n’y a rien gagné.

Voilà trois domaines dans lesquels la régulation pourrait être améliorée. Je vous ai, comme promis, épargné les développements sur la nécessité de la spéculation au regard de la liquidité des marchés, de la délivrance gratuite de l’information et de l’ajustement des prix. Je ne citerai qu’un exemple, qui intéresse la Caisse des dépôts, pour illustrer le fait que des marchés organisés peuvent être le moyen – et peut-être le seul – d’atteindre certains objectifs de politique publique : l’exemple du marché carbone. Aux États-Unis, la pollution atmosphérique urbaine au dioxyde de soufre a été résorbée grâce au « cap and trade », système de plafonnement et d’échange de quotas que l’on essaie de mettre en place au niveau mondial pour le CO2. Cette spéculation, bien organisée et à condition de se prémunir contre les fraudes à la TVA, me semble bénéfique au regard des objectifs de diminution des émissions de gaz à effet de serre ; les pouvoirs publics, qui ont confié un rapport à Michel Prada, ainsi que l’AMF, en sont d’ailleurs conscients.

J’ajouterai un mot sur une question à laquelle, en tant que président du directoire du Fonds de réserve des retraites, je n’ai jamais eu de réponse bien que je l’aie souvent posée : l’achat de matières premières agricoles – sous forme de produits dérivés, bien entendu – a-t-il un impact négatif sur les prix ? J’avais l’intuition que oui ; mais aucune des études que nous avons commandées ne l’a confirmée.

La seule spéculation qui me semble devoir nous inquiéter est celle qui porte sur les terres agricoles en Amérique latine et en Afrique : que diraient les paysans de la Beauce si le fonds souverain chinois y achetait des hectares de blé ? L’intérêt de celui qui possède des actifs agricoles sur un continent étranger ne me paraît pas nécessairement convergent avec celui des populations ou des exploitants locaux : si par exemple les seconds peuvent avoir intérêt à développer une culture respectueuse de l’environnement, le premier peut tirer avantage de cultures polluantes, qui nuisent à ces populations.

M. le président Henri Emmanuelli. De telles situations ne me semblent guère vouées à perdurer : elles posent quand même beaucoup de problèmes politiques.

M. Augustin de Romanet. Les investisseurs institutionnels de long terme que nous sommes s’orientent naturellement vers les actions. Il y a dix ans, leur durée de détention moyenne était de sept ans ; elle est aujourd’hui de sept mois. La possession des entreprises sera un sujet essentiel dans les dix prochaines années, compte tenu notamment des futurs accords Bâle III, de Solvabilité II et des normes IFRS – International financial reporting standards –, qui rendent la détention d’actions fort « inamicale » pour l’ensemble des opérateurs financiers.

Nous avons, en ce qui nous concerne, créé le Club des investisseurs à long terme, avec la Cassa depositi e prestiti italienne, la Kreditanstalt für Wiederaufbau allemande, la Banque européenne d'investissement et quelques autres établissements financiers dans le monde, dont la Banque pour le développement de Russie et celle de Chine. Le mémorandum que nous avons remis au commissaire européen Michel Barnier à la fin du mois de septembre recommande d’aménager les règles applicables aux investisseurs à long terme, statut qu’il faut d’ailleurs promouvoir dans la sphère privée : aménagement de la règle comptable de marquage au marché d’une part, assouplissement des règles relatives aux liquidités et à la solvabilité de l’autre ; faute de quoi il ne sera plus possible d’investir en actions. D’autres mesures incitatives en faveur de l’actionnariat à long terme peuvent aussi être envisagées : des chercheurs réfléchissent par exemple aux loyalty shares, sur le modèle des actions à dividende prioritaire d’Air liquide, assimilables à des primes à la fidélité.

M. le président Henri Emmanuelli. Je vous remercie de cet éclairage particulièrement direct et intéressant.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Je souscris au jugement de notre président : en plus de vous exprimer avec franchise et courage, vous nous avez suggéré de nombreuses pistes de réflexion.

S’agissant de l’information dont vous avez souligné le rôle essentiel, les mesures proposées aux niveaux français, européen et international vous semblent-elles suffisantes ? Un consensus est-il envisageable, ou faut-il compter avec de fortes résistances ?

M. Augustin de Romanet. La question est difficile, car j’ai du mal à discerner les propositions concrètes.

Quant à l’autorité européenne de surveillance des agences de notation, tout dépendra de la volonté politique, et de la conscience qu’on prendra de ce que l’information relative aux finances publiques des États est un enjeu de sécurité nationale. Si le Président Reagan a fait voter en 1985 le Gramm-Rudman-Hollings Act  qui tend à plafonner le déficit budgétaire, c’est que le président du conseil de sécurité américain l’avait averti que la situation des finances fédérales mettait en péril l’indépendance des États-Unis. En Europe aussi, l’indépendance financière est une question de sécurité pour les États.

La question de l’information nous renvoie donc à la volonté politique de faire des projections lucides sur la situation financière des États et des collectivités locales. Aux États-Unis, le Congressional Budget Office, équivalent de notre Cour des comptes, propose des projections à soixante-quinze ans pour le budget de la sécurité sociale et à trente ans pour celui de l’État. Si nous faisions de même, nous observerions des tendances de nature à nous faire réfléchir. Pour répondre à votre question, je ne crois qu’à la volonté politique de celui qui pilote l’organisme bureaucratique.

S’agissant par exemple des agences de notation, il est pour ainsi dire impossible, compte tenu du caractère discret de leur barème, de passer du point où nous sommes à celui qui les conduirait à s’exprimer librement et en temps réel sur la situation des États, et ce sans risquer d’être manipulées : la transition serait bien trop coûteuse.

M. Alain Minczeles, responsable de la gestion des actifs pour compte propre, au département gestion financière. L’existence des agences de notation arrange tout le monde, car elle permet de faire endosser la responsabilité de l’information à quelqu’un d’autre. Lors d’une conférence récente, l’Association française des investisseurs institutionnels a d’ailleurs recommandé de ne pas intégrer leurs notations dans les mécanismes de régulation. En effet, lors de la crise des subprimes, les investisseurs ont pu arguer de la notation AAA des agences pour justifier le fait qu’ils n’aient pas analysé la valeur des titres. Les banques faisaient de même en transférant le risque, si bien que, passez-moi l’expression, tout le monde « se repassait le bébé ». La solution me semble être que les établissements mènent eux-mêmes, en interne, des expertises sur les titres dans lesquels ils souhaitent investir.

M. Augustin de Romanet. Les agences de notation ont un rôle comparable à celui des analystes financiers pour les entreprises. Or, les grandes entreprises internationales sont suivies par une quarantaine d’analystes de par le monde, lesquels établissent un prix qui peut s’étager de l’indice 20 à l’indice 40 : leurs avis sont tellement différents que l’on en est souvent réduit à miser sur une moyenne, en l’occurrence 30. Mais peut-être que tout le monde se trompe !

La rareté des agences de notation fait en quelque sorte leur impunité, puisqu’il n’y a personne pour les contredire. Certaines études universitaires préconisent de les rémunérer en fonction de la performance de leur notation ; mais cette proposition, habile, suppose une concurrence entre les agences, concurrence qui, à mes yeux, est mieux assurée par les experts des finances publiques ; ainsi, les ministères et commissions des finances en Europe me semblent tout aussi légitimes et compétents pour analyser les perspectives financières des États. Il est un peu décevant, je le dis avec une certaine gravité, que l’on puisse se fier davantage à une agence de notation qu’à un ministère ou à une commission des finances. Ce sujet sera, je pense, d’actualité dans les dix ans qui viennent.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. En ce domaine, la Grèce n’a pas montré l’exemple.

M. Augustin de Romanet. Certes, mais elle avait intégré l’Union avec un écart important.

M. le président Henri Emmanuelli. En effet, et elle n’est pas la seule à ne pas avoir montré l’exemple.

Les agences de notation ayant été un peu malmenées, elles font un effort de relations publiques. J’ai ainsi été amené à rencontrer un de leurs représentants à qui je n’ai pu m’empêcher de dire qu’il devrait diriger le gouvernement du pays dont nous parlions : il semblait à l’écouter le connaître beaucoup mieux que les dirigeants ! Tout cela est un peu surréaliste et irrationnel.

M. Dominique Baert. On souligne souvent la force de frappe de la Caisse des dépôts. Mais quel rôle défensif peut-elle jouer lors de mouvements spéculatifs tels que celui qui a touché Dexia ? De quels instruments de régulation et de défense disposez-vous ? Avez-vous parfois eu le sentiment que votre force de frappe était insuffisante au regard de la mission qui vous est confiée ? Si oui, quelles dispositions jugeriez-vous nécessaires, qu’elles intéressent la possibilité de lever des fonds, la régulation des marchés ou l’encadrement de produits hautement spéculatifs ?

M. Louis Giscard d’Estaing. Ma question est très complémentaire. Quelle est la capacité de résistance de la Caisse des dépôts à l’effet de mimétisme ? Les mécanismes que vous avez décrits génèrent en effet une pression, dans la mesure où vos exigences de rentabilité vous placent en situation de concurrence avec des établissements qui n’appliquent pas forcément les mêmes règles de prudence.

D’autre part, comment les filiales de la Caisse des dépôts se protègent-elles de mouvements très spéculatifs sur les capitaux des entreprises ? Y a-t-il eu, par exemple, des prises de participation dans des entreprises ayant alimenté la bulle Internet ?

Mme Arlette Grosskost. Faut-il supprimer les produits dérivés, ou simplement mieux les réguler ? Si oui, à quelle échelle ? Nationale, européenne ou mondiale ?

Par ailleurs, ne risque-t-on pas une bulle sur le marché obligataire souverain ?

M. le président Henri Emmanuelli. Cette rumeur circule, en effet.

M. Augustin de Romanet. Lorsqu’un investisseur de long terme investit dans une entreprise, monsieur Baert, c’est après avoir mené une analyse approfondie de la situation de celle-ci : on y voit donc, en général, le signe que l’entreprise est fiable – c’est là une qualité que le monde économique reconnaît aux choix des fonds souverains.

La Caisse des dépôts étant assimilée, notamment grâce au Fonds stratégique d’investissement (FSI), à un fonds souverain, elle peut envoyer de tels signaux sur la qualité des entreprises, mais aussi, compte tenu de l’affectio societatis qui l’attache à elles, dissuader les prises de contrôle inamicales. Le FSI peut en ce sens contribuer à stabiliser le capital des entreprises françaises.

Nous n’avons pas acquis de subprimes.

Les dispositifs dont nous aurions besoin sont décrits dans le mémorandum dont j’ai parlé, et que je vais vous remettre. Quant au droit actuel, il ne nous pose pas de problème particulier, à l’exception des règles comptables qui nous obligent à afficher des pertes extravagantes lors d’une chute boursière, alors même que nous n’avons pas vendu un seul titre.

M. Alain Minczeles. On ne peut parler de « force de frappe » qu’à l’échelle de milliards d’euros. Cette question ne se pose plus pour nous.

M. Augustin de Romanet. En tout cas plus au niveau de la section générale. M. Delmas-Marsalet me disait, en 1980, qu’on lui passait parfois un coup de téléphone le matin pour lui demander d’acheter tel ou tel titre qui baissait en bourse ; mais ces habitudes n’ont plus cours. Nous ne possédons plus, au demeurant, que 2 % de la capitalisation boursière de la place de Paris.

En revanche, la Caisse des dépôts gère, pour le compte de l’État, le fonds d’épargne, dont les dépôts, fiscalement avantageux et garantis par l’État, se montent à 220 milliards d’euros. Ainsi, 63 % des livrets A et assimilés sont déposés à la Caisse des dépôts, le reste étant décentralisé dans les banques. L’État peut donc utiliser cette liquidité comme bon lui semble, au profit de l’intérêt général : au moment où s’ouvre le débat sur la centralisation du livret A, il est bon, je crois, de le rappeler. Mon propos n’a rien de désobligeant pour les banques : elles souhaitent augmenter leurs liquidités, c’est tout à fait naturel. Mais n’oublions pas que, grâce au livret A, l’État octroie des prêts pour le logement social, les infrastructures, les universités, les hôpitaux ou l’assainissement des eaux usées ; bref, il a de plus en plus besoin de cette liquidité, et d’autant plus que les banques ne prêtent plus à long terme. L’an dernier, la Caisse des dépôts a ainsi financé, sur les fonds de la section générale, le programme Exceltium, qui a permis à des producteurs électro-intensifs d’investir 2,2 milliards dans un EPR. Je pourrais d’ailleurs citer d’autres exemples de financement d’infrastructures, comme le tunnel Lyon-Turin.

Le fonds d’épargne est donc un bien public, que le Gouvernement est libre d’utiliser comme tel ; s’il le décentralise vers les banques, il se privera d’un outil essentiel au financement d’infrastructures ou de politiques utiles à l’intérêt général.

Quant à nos capacités de résistance au mimétisme, monsieur Giscard d’Estaing, restons modestes et ne jurons de rien ; cependant, la supériorité de la Caisse des dépôts tient selon moi à une chose : le président de sa commission de surveillance vient chaque année, avec votre serviteur, rendre des comptes à la représentation nationale. Le simple fait d’avoir, par là même, l’obligation d’appliquer des règles de bon sens et de long terme permet d’éviter le mimétisme et le « court-termisme ». Je ne viendrai jamais vous expliquer que la Caisse a décidé d’acheter de l’or parce que celui-ci a atteint un cours de 1 600 dollars l’once. Si cette politique fait rater de bonnes affaires à court terme, elle est assurément payante à long terme.

Dans le cadre du programme « France investissement », nous injectons 450 millions d’euros par an dans 180 fonds d’investissements – dont 80 en province. Le taux de rendement est, là, souvent inférieur à 10 %, mais cela ne nous empêche pas du tout de dormir et nous entendons bien maintenir cet effort en faveur du capital-développement dans les régions.

Quant à notre filiale Qualium investissement, nous essayons d’y développer la notation extra-financière et d’appliquer une logique de long terme.

Je ne me souviens pas de ce qu’a fait la Caisse des dépôts lors de la bulle Internet, mais elle investissait moins de façon directe, en raison de l’existence de sa filiale Ixis…

M. le président Henri Emmanuelli. Pour le coup, la Caisse n’était pas seule, en effet.

M. Augustin de Romanet. Une meilleure régulation des CDS est sans doute nécessaire ; pour les autres produits dérivés, les transactions doivent passer par des chambres de compensation, et non par les marchés de gré à gré, over-the-counter (OTC). De deux choses l’une : soit le secret sur une opération comporte des avantages et j’aimerais les connaître ; soit elle n’en comporte pas et, dans ce cas, ce secret n’a pas lieu d’être. Je ne vois donc pas l’utilité d’opérations effectuées hors des chambres de compensation.

Si j’affirmais qu’il existe une bulle obligataire, cela reviendrait à dire que les États feront faillite demain matin. Or ce n’est pas mon opinion. Pas demain matin ! (Sourires.) En ces matières je reste prudent.

M. le président Henri Emmanuelli. M. de Boissieu nous a donné des chiffres qui ont de quoi terroriser : si le PIB mondial annuel s’élève à 60 000 milliards de dollars, la valeur des contrats sur instruments dérivés atteint 700 000 milliards, dont 90 % passent par les marchés de gré à gré. On peut se poser des questions sur le contenu de ces transactions ; je ne suis pas sûr que la Banque des règlements internationaux elle-même en sache beaucoup.

Il me reste à vous remercier, monsieur le directeur général, pour cet exposé si intéressant.

L’audition s’achève à 18 h 40.