Accueil > Commissions d'enquête > Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 27 octobre 2010

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 15

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Chalmin, professeur à l'Université Paris-Dauphine, président de CyclOpe

M. le président Henri Emmanuelli. Merci, monsieur le professeur, d’avoir répondu à notre invitation. Cette commission d’enquête essaye de comprendre ce qui s’est passé lors de la dernière crise financière, sous l’angle particulier de la spéculation. Plusieurs auditions nous ont déjà familiarisés avec le sujet – l’intérêt de la spéculation, ses dangers, la liquidité, la sécurisation… Notre but est d’établir si des excès se sont produits, ou s’il y a des instruments dangereux, afin de faire des suggestions en matière de régulation et de sécurisation, s’agissant des marchés financiers, mais aussi des matières premières

M. Philippe Chalmin prête serment.

M. Philippe Chalmin, professeur à l’Université Paris-Dauphine, président de CyclOpe. Mon expertise, dans le domaine de la spéculation, se circonscrit à un domaine bien précis, mais important : les matières premières, en particulier agricoles. Les prix de celles-ci ont connu, ces derniers mois, des flambées violentes, qui ont amené leur lot d’articles sur le scandale que représenterait la spéculation sur les prix agricoles – il semble que l’on supporte mieux l’idée de spéculer sur des instruments financiers dématérialisés que sur le blé, avec toute sa valeur symbolique. Je conçois que l’on puisse être choqué par l’idée de jouer au casino avec la nourriture des hommes. Mais tout ce dont les gamins de la finance sont venus vous parler – produits dérivés, options, swaps – a été inventé au départ pour gérer la seule véritable instabilité : celle des marchés agricoles. Toutes les techniques des marchés dérivés trouvent leurs racines dans les problématiques agricoles.

Le principe de base du fonctionnement d’un marché est l’équilibre, à un moment donné, entre une offre et une demande. Lorsque la dernière tonne produite et la dernière tonne demandée se rencontrent sur le marché, un prix se forme. S’il est possible, grâce notamment à la diligence des États, de stabiliser le rapport entre l’offre et la demande, on crée un univers de prix stables qui pourra éventuellement même, en fonction des rapports de force, se fixer sur un prix rémunérateur – je ne sais pas trop ce qu’est un « juste prix ». Mais si, pour une raison ou une autre, le rapport entre l’offre et la demande est instable, les prix le seront aussi.

Pendant des siècles, le principal facteur d’instabilité des économies a été agricole. En effet, si la demande de produits agricoles est globalement stable, liée au trend démographique – sauf faibles variations saisonnières – l’offre, elle, dépend largement des aléas climatiques. Je ne vous referai pas le coup de l’invention des cycles économiques dans la Bible, avec les vaches maigres et les vaches grasses de Joseph, mais c’est le principe. L’instabilité des marchés agricoles est naturelle et sa gestion a de tout temps été l’un des principaux problèmes des gouvernements – je songe aux textes des Gracques à l’époque romaine, ou à l’admirable Dialogue sur le commerce des blés de l’abbé Galiani, au XVIIIè siècle. Enfin, les dernières étincelles qui provoquèrent les révolutions – 1789, 1830, 1848 – furent des accidents climatiques et de mauvaises récoltes.

Très tôt donc, les opérateurs du secteur agricole – négociants, industriels, transformateurs – ont été amenés à développer des outils techniques d’anticipation : car la stabilité n’est pas seulement le constat d’un rapport entre l’offre la demande, c’est aussi la somme des anticipations des opérateurs sur ce que ce rapport sera demain. D’où le concept de marché à terme – marché pour le futur. Ce n’est pas un hasard si le premier marché à terme du riz fut créé au Japon, dans la plaine du Kansai, au milieu du XVIIè siècle, si les premières techniques d’options et de swaps furent développées au moment de la grande crise des tulipes à Amsterdam en 1637, ou si le premier marché à terme de l’ère moderne fut créé à Chicago au milieu du XIXè siècle.

Cette instabilité a longtemps été une particularité dans un monde où les marchés étaient globalement stables par ailleurs. Jusqu’au milieu des années 1970, on se levait le matin en étant sûr de trouver le dollar, le pétrole et les principaux métaux – et même les produits agricoles au sein de la politique européenne – exactement au même prix que la veille en se couchant. Cela a totalement changé. Pour gérer cette instabilité devenue générale, on est allé récupérer les outils développés pour l’agriculture.

Le système économique mondial est aujourd’hui caractérisé par l’instabilité, qu’il s’agisse des changes ou des grandes matières premières – pétrole, minerais, métaux, produits agricoles. Même l’agriculteur des Landes la vit dorénavant au quotidien : du fait de l’effacement des politiques agricole nationales du type de la PAC, son maïs lui est payé sur la base du prix de Chicago. Et une autre grande famille de produits vient d’entrer aussi dans l’instabilité : celle du minerai de fer et de la sidérurgie, dont les systèmes d’encadrement du marché viennent d’éclater. Je ne vois pas de matière première ni de produit financier dont le marché aujourd’hui ne soit pas instable. Pour désigner ce fait, nous avons dû franciser le terme le plus approprié, celui de commodities. Les commodités ne se définissent pas par les caractéristiques physiques d’un produit, mais par leur mode d’ajustement par l’instable sur le marché. Ainsi, les devises et les taux sont des financial commodities. Il y a des commodités agricoles ou énergétiques. Des services comme le fret maritime ou le permis carbone, ou même la température font l’objet de marchés dérivés.

La seule certitude aujourd’hui est donc que demain sera différent. Or, l’instabilité suppose l’incertitude, qui est facteur de risque. Pour réduire ces risques, il faut anticiper. L’instabilité débouche donc de façon totalement naturelle sur la spéculation. Ce vilain mot vient en fait du latin speculare, regarder en avant, se projeter au loin. Les légions de César envahissant les Gaules étaient précédées par des speculatores, des éclaireurs. On peut aussi se livrer à des spéculations philosophiques. Et au XIXè siècle, lorsqu’un agriculteur décidait de son emblavement – qu’il se demandait s’il allait cultiver du blé ou de l’orge – il faisait un choix de spéculation agricole. Le terme a pris depuis un sens péjoratif mais dès que l’on est dans un environnement instable et que l’on doit anticiper, on entre dans un raisonnement spéculatif.

Aujourd’hui, un producteur de maïs des Landes est forcément un spéculateur : il sait qu’il va livrer à sa coopérative, mais il a toute liberté pour fixer son prix. Si le prix actuel lui convient, il peut décider de le conserver pour la récolte à venir. Ainsi le blé, qui valait 120 euros la tonne en juin, se balade aujourd’hui – après les problèmes russes, ukrainiens et kazakhs – entre 210 et 225 euros la tonne. L’agriculteur doit donc se demander s’il bloque son prix pour la récolte de 2011. C’est un raisonnement spéculatif. S’il ne fait rien, c’est qu’il pense que le prix va encore monter. Sinon, il bloque son prix – ce que je ferais à sa place. Nous sommes tous des spéculateurs. Si l’on veut aller passer Noël aux États-Unis, soit on achète des dollars tout de suite, soit on joue la baisse : on attend un peu, en espérant en avoir plus pour le même nombre d’euros. C’est conscient ou inconscient, mais si l’on est sûr que demain sera différent d’aujourd’hui, on ne peut pas échapper à une attitude spéculative.

C’est un point fondamental. La seule manière de supprimer la spéculation serait de revenir à la stabilité totale : avec l’euro, il n’y a plus de spéculation possible sur les changes intra-européens – même s’il y a des gens qui jouent à la marge sur les différentiels de taux en pensant que l’euro pourrait éclater. Mais sur des marchés instables, on ne peut échapper à une spéculation naturelle, qui n’est ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste. Là où les choses se corsent, c’est que cette situation d’instabilité est extrêmement difficile à apprécier et à vivre au quotidien. Si l’on signe un grand contrat de vente de chars d’assaut aux Émirats en dollars – on achète donc, en quelque sorte, des dollars – et qu’on ne se couvre pas, on prend le risque de la fluctuation entre le dollar et l’euro. Cela a coûté très cher à feu GIAT Industrie. Dans cette situation de risque, on a donc cherché des outils pour se couvrir, comme ceux qui avaient été développés pour la malheureuse agriculture. C’est ce qui a donné lieu au développement des marchés à terme et plus largement des marchés dérivés.

Le paradoxe difficile à accepter, c’est que ce sont des gens extérieurs qui interviennent sur ces marchés, des spéculateurs professionnels – je vous rassure, tout à fait respectables. La Préfon-retraite, par exemple, est un investisseur institutionnel. Elle gère ses sous – ceux de ses cotisants – en fonction de ses objectifs, dans une logique de spéculation totale qui l’amène à envisager toute la gamme des produits financiers. Or, les commodités sont des produits financiers. Pour qu’un marché dérivé fonctionne bien, qu’il soit proche de la concurrence pure et parfaite, il faut une atomicité totale de l’offre et de la demande : plus il y a d’échange de papier par rapport au physique susceptible d’être arbitré, plus le marché est efficient. Le fait qu’il y ait un rapport d’un à dix, voire un à vingt entre le volume total d’un marché à terme et la production mondiale des produits concernés peut paraître choquant, mais c’est oublier que les marchés dérivés sont des jeux à somme nulle. C’est comme une table de poker sur laquelle tous les joueurs ont mis leurs jetons : ils seront perdus ou gagnés, mais il y en aura le même nombre à la fin. Les marchés dérivés fonctionnent ainsi pratiquement sans rien ponctionner sur la filière économique en elle-même.

L’économie qui s’est développée pour gérer l’instabilité est donc une économie de spéculation, ce qui n’implique aucun jugement qualitatif. Certains considèrent qu’il était normal que le prix du blé augmente à l’été 2010, du fait d’un choc sur les fondamentaux du marché, mais que la hausse a été excessive. C’est faire une différence entre une bonne et une mauvaise spéculation, ce qui me semble erroné ; car il ne faut pas oublier que sur nos marchés de commodités, à la dernière heure de la dernière échéance, il peut toujours y avoir livraison physique du produit, à la différence des marchés financiers. La logique éminemment spéculative des marchés de commodités n’a pas d’impact sur la situation réelle. Les travaux académiques internationaux récents ont d’ailleurs généralement conclu que la spéculation financière n’aggravait pas l’instabilité. On peut faire des comparaisons en grandeur réelle entre les marchés de matières premières qui ont des marchés dérivés et ceux qui n’en ont pas. Ainsi, le blé est coté à Chicago – c’est un marché à forte dimension financière – alors que le riz n’a pas de marchés dérivés – c’est un marché purement physique. Or, la volatilité des prix du riz, lors de la crise de 2007-2008, a été plus importante que celle du blé. La comparaison marche aussi entre le pétrole et le charbon : lorsque les prix de l’acier ont été multipliés par quatre ou cinq, en 2008, il n’y avait pas encore de marché dérivé.

Les grands marchés de la planète, financiers ou de matières premières, voire de produits transformés comme l’acier ou le papier, sont confrontés à une instabilité des fondamentaux plus marquée qu’auparavant, probablement parce que, du fait de la complexité de la mondialisation, le temps des cartels et des politiques protectionnistes est quelque peu révolu. L’instabilité est mondiale, l’économie de spéculation aussi. Que cette spéculation soit limitée à quelques acteurs physiques est une possibilité. Qu’elle soit amplifiée par les mouvements de capitaux financiers émanant de gens très respectables comme les investisseurs institutionnels est relativement neutre. Dans mon champ d’analyse, celui des matières premières et des commodités, je ne pense pas que l’on puisse dire que la financialisation des marchés – c’est le terme – de ces dernières années ait aggravé particulièrement la volatilité.

Que peut-on faire face à cette situation ? Je rappelle que l’économie de marché n’a rien à voir avec la loi de la jungle. Quand on va au casino, il y a un croupier. Les dés ne sont pas pipés et les règles du jeu sont appliquées. Il en est de même pour les marchés dans un certain nombre de grands pays, aux États-Unis avec la Securities and exchange commission (SEC) et la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) par exemple, ou chez nous avec l’Autorité des marchés financiers (AMF). Mais les Britanniques sont beaucoup plus laxistes. Ils ont toujours été partisans du laisser-faire et sont en train de supprimer la Financial Services Authority. Je suis également un peu dubitatif sur les marchés dérivés de Chine : c’est là que sont aujourd’hui les plus gros marchés à terme de produits agricoles et je n’y mettrais pas le moindre yuan, faute de confiance dans les capacités de régulation des autorités chinoises. Bref, nombre de ces marchés sont incontrôlés – je ne parle pas d’interdire la spéculation, mais d’assurer la transparence. Et surtout, il n’y a pas d’autorité de régulation au niveau mondial. Les seules règles sont celles de l’accord de Bâle III. Or, de plus en plus de grands acteurs financiers font purement et simplement commerce de spéculation – il faut appeler un chat un chat : le modèle Goldman Sachs, c’est de la spéculation institutionnalisée – ce qui entraîne un risque systémique, c’est-à-dire celui de la chute d’un acteur essentiel comme Lehman Brothers. Leurs activités doivent être suivies. Ce n’est pas le cas dans un très grand nombre de pays et rien n’est prévu au niveau international.

Outre la réglementation, on peut aussi essayer de travailler sur la source de l’instabilité, c’est-à-dire les rapports entre l’offre et demande. La première des instabilités est monétaire. Il est utopique de chercher à stabiliser quelque marché que ce soit si l’unité dans laquelle s’expriment toutes les valeurs de ce bas monde, c’est-à-dire le dollar, est instable. Le premier chantier est donc la stabilisation du système monétaire international. La seule solution serait une devise mondiale. À une époque, le cartel des banques centrales a tout de même réussi à encadrer le marché des changes, grâce aux accords du Louvre. Aujourd’hui, le rapport euro/dollar se promène entre 0,8 et 1,6, sachant que la parité de pouvoir d’achat tourne autour de 1,15 ou 1,20. C’est l’instabilité fondamentale dont toutes les autres découlent. La plus difficile à gérer restera l’instabilité agricole, mais pour cela, il n’y a pas grand-chose à faire.

Il est utopique d’interdire la spéculation, car elle est nécessaire. Au moins, elle apporte de la liquidité et de la contrepartie aux acteurs. Mais il faut garder à l’esprit, pour en parler, l’image de l’écume et de la vague : lorsque la tempête fait rage, il y a de l’écume sur la vague, mais ce n’est pas une raison pour en conclure que c’est l’écume qui fait la vague.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. La spéculation n’aurait donc pas de conséquences pour les marchés sur lesquels vous êtes expert.

M. Philippe Chalmin. Elle n’aggrave pas la situation – ce qui ne veut pas dire que l’instabilité ne soit pas dure à vivre. Les marchés alimentaires – et je pense que l’enjeu majeur pour la planète n’est pas le défi climatique, mais alimentaire – ont connu des prix extraordinairement déprimés à la fin du XXè et le début du XXIè siècle, ce qui a créé une sorte d’illusion de l’abondance. Puis les marchés ont flambé en 2007-2008 et en 2010, et tout le monde crie haro sur les spéculateurs, à commencer par un eurodéputé dont le prénom est José, dans un article paru dans le Monde cet été. Mais si le chien aboie parce que la maison brûle, il ne sert à rien de tuer le chien. En poussant le bouchon un peu loin, je dirais donc que les marchés jouent un rôle d’alerte. En tout cas, leur fonction anticipatrice est essentielle. Lorsque le pétrole est arrivé à 100 dollars le baril, Thierry Breton, ministre de l’économie et des finances, a déclaré que le prix juste était de 60 dollars et que le reste n’était que spéculation – ce qui, au passage, n’avait aucun fondement scientifique. Mais ce que nous disaient les marchés lorsque le baril est monté à 147 dollars le 10 juillet 2008, c’est que le pétrole allait manquer, qu’il fallait préparer l’avenir et que si nous tenions à faire rouler des camions, il fallait payer le prix de la rareté et de la pollution. De la même manière, la flambée des prix de 2008 a été suivie du premier sommet alimentaire mondial de la FAO. La Banque mondiale est venue expliquer qu’il fallait remettre l’agriculture au cœur de nos stratégies de développement. Cela avait été totalement oublié !

En poussant le raisonnement à l’extrême donc, je pense qu’il faut écouter les marchés. Certes, sur le très court terme, les entrées ou sorties de capitaux spéculatifs peuvent provoquer un déséquilibre, surtout sur les marchés de commodités qui sont nettement plus étroits que les marchés financiers. Mais puisqu’il existe toujours la possibilité de livrer le physique, ils ne durent pas longtemps. Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’il n’y a de spéculateurs que si des marchés dérivés se développent, et qu’il n’y a de marché dérivé que s’il y a instabilité. Mais je conviens qu’ensuite il soit plus difficile de revenir à la stabilité. C’est pourquoi l’un des événements les plus fascinants de l’histoire économique est pour moi la rupture des années 1970 entre le stable et l’instable. En 1970, un banquier n’aurait jamais cru que le système des changes fixes allait exploser deux ans plus tard. Au début des années 1980, feu André Giraud, ministre de l’industrie, me disait que jamais le pétrole ne deviendrait une commodité, ne serait coté sur un marché à terme, parce que l’économie mondiale ne pourrait pas supporter de telles fluctuations. Cette révolution culturelle du passage du stable à l’instable, c’est ce que vivent aujourd’hui les agriculteurs.

M. le rapporteur. Quels sont les régulateurs, sur vos marchés ?

M. Philippe Chalmin. On a tous en tête l’image du type à Chicago en train de gueuler à la corbeille le cours du maïs. C’est fini, sauf pour montrer aux touristes. Maintenant, tout est électronique. Le marché n’est donc plus localisé. Seul l’est le croupier, c’est-à-dire la caisse de compensation, qui gère les dépôts de garantie.

M. le président Henri Emmanuelli. Tout se fait-il dans le marché, ou y a-t-il des dark pools ?

M. Philippe Chalmin. La fin de la localisation du marché pose le problème de la nationalité de la compagnie qui opère. Nous avons vu se développer au travers d’Euronext tout un pôle de marchés à terme. Or, la filiale des marchés à terme de marchandises d’Euronext est à Londres. De ce fait, je ne suis même pas sûr que le marché du blé, qui est le plus important dans nos marchandises, soit régulé par l’AMF.

M. le président Henri Emmanuelli. Il ne l’est pas. Il est question de le lui confier.

M. Philippe Chalmin. Nous avions autrefois une Commission pour les opérations des marchés à terme. Créée à la suite du scandale du sucre de 1974, lorsque toute l’architecture des marchés à terme avait été revue, c’était l’équivalent de la Commission des opérations boursières. Elle a disparu, mais j’avais cru comprendre que ses responsabilités avaient été reprises par la nouvelle AMF. Si ce n’est pas le cas, c’est inquiétant, connaissant le laisser-faire britannique. Le marché européen est loin du niveau de transparence qui existe aux États-Unis où les deux grands marchés, le CME Group et l’ICE, ainsi que les autres qui y sont localisés, au moins par leur caisse de compensation, sont régulés par la CFTC.

Avec l’électronisation se sont développés des marchés de gré à gré, les marchés OTC – over the counter. Ceux-ci ont toujours existé : le plus grand marché de gré à gré au monde, c’est le marché interbancaire ! Mais ils posent un gros problème.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais le marché interbancaire est encadré. Les banques ont tout de même des règles prudentielles.

M. Philippe Chalmin. La différence entre les marchés organisés de futures et les marchés OTC, c’est que les seconds n’ont pas de croupier, ce qui crée un risque majeur : le risque de contrepartie. Certes, le marché interbancaire est constitué des cinquante plus grandes banques mondiales, mais leur degré d’insubmersibilité peut toujours être discuté.

Des marchés OTC très importants se sont développés en matière de commodités, sur le fret maritime, le minerai de fer ou le charbon par exemple. Il est intéressant de noter que, confrontés au risque de contrepartie, un certain nombre d’entre eux se sont appuyés sur des caisses de compensation – mais elles sont privées et il n’y a pas de régulation. Ce ne sont pas des dark pools, car le secteur est un peu moins sophistiqué que les marchés financiers, mais le niveau de transparence reste tout de même inférieur à celui des marchés organisés. D’autre part, la nature de la spéculation financière est différente. L’une des grandes nouveautés, depuis trois ou quatre ans, c’est que les commodités sont en tant que telles devenues une classe d’actifs. Des investisseurs aussi conservateurs que le Fonds de retraite des instituteurs californiens ont aujourd’hui de l’ordre de 10 % de leurs placements en commodités. Et comme ils ne sont pas très bons dans ce domaine, ils achètent des indices. Ce mouvement a sans doute été quelque peu perturbateur dans la mesure où lorsqu’on achète un indice, le gérant de l’indice doit prendre les positions correspondantes, c’est-à-dire des positions longues. Sur certains marchés restreints, cela peut représenter des parts importantes. C’est là qu’intervient la CFTC, en demandant par exemple à la Deutsche Bank de limiter ses positions sur le blé à Kansas City. Bref, elle joue un rôle de suivi et de régulation très actif, qui n’existe pas en Europe. Or, il est clair que pour être efficient, le marché doit être transparent et avoir un gendarme.

M. le rapporteur. Comment jugez-vous l’évolution des marchés de matières premières en la matière ? La transparence tend-elle à s’atténuer ? L’absence de gendarme européen porte-t-elle vraiment préjudice ?

M. Philippe Chalmin. Ces marchés sont relativement nouveaux. Les États-Unis ont toujours eu une bonne régulation, une CFTC efficiente. Le premier degré de la régulation est l’autorité de marché. Lorsqu’elle constate une situation anormale, par exemple la position d’un très gros spéculateur, elle a un moyen très facile de le ramener à l’ordre : l’augmentation du déposit. C’est ce qui s’est passé au début des années 1980 lors de la grande spéculation des frères Hunt sur l’argent. Ces derniers avaient mal évalué les stocks d’argent et ont été dépassés par tout ce qui est sorti – l’argenterie des grand-mères par exemple – mais in fine, c’est l’augmentation du déposit qui les a tués. Le second degré est la CFTC. Elle est souvent critiquée, mais le niveau de transparence du système américain est beaucoup plus élevé que ce que nous connaissons. La nomination des cinq commissaires de la CFTC passe devant le Congrès, qui épluche leur indépendance de manière extrêmement stricte. C’est tout de même autre chose que pour les commissaires européens.

En Europe, le gros des marchés à terme est britannique, c’est-à-dire est dans le laisser faire le plus total. Les squeeze – un acteur se débrouille pour mettre la main sur tout le physique disponible à une échéance et s’assoit dessus en attendant que les autres soient suffisamment étranglés pour faire monter artificiellement les prix – sont chose courante, sur le café, le cacao l’étain ou le nickel par exemple. Jamais cela ne se passerait comme ça aux États-Unis. En France, la question est relativement nouvelle. Pendant longtemps, on n’y a rien compris – on a tout de même fermé le marché à terme de Paris en 1974, le ministre de l’époque n’ayant jamais rien compris à ce qui s’y passait. Ensuite, les marchés à terme ont vivoté, sauf le MATIF (qui veut dire maintenant marché à terme international de France) qui a connu un développement extraordinaire, mais qui était contrôlé par la COB.

M. le rapporteur. C’était le MATIF qui avait un système d’arrêt des opérations en cas de surchauffe.

M. Philippe Chalmin. Les limit up et limit down existent toujours : en cas de tension trop forte, le marché ferme pour une heure. Si cela ne suffit pas, on attend le lendemain. Cela a l’avantage de laisser du temps – pour reprendre l’image du poker, il faut attendre que les joueurs blindent à nouveau. Car c’est un jeu à somme nulle ! Il y a autant d’argent gagné que perdu. Le marché ne peut pas faire crédit.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais la spéculation n’est pas toujours à somme nulle, on est en train de s’en apercevoir. Elle coûte cher.

M. Philippe Chalmin. Il y a des gagnants et des perdants, mais il y a toujours autant de positions dans un sens que dans l’autre. Si l’on vend, c’est qu’il y a quelqu’un pour acheter. Sur le marché, le jeu est à somme nulle. Mais il y a d’autres acteurs. Le producteur très content d’avoir vendu en juillet son blé à 130 euros la tonne, alors qu’on était à 110 deux mois plus tôt, se mord les doigts aujourd’hui. La coopérative qui le lui a acheté y gagne, sauf si elle s’est couverte immédiatement. Celui qui est sûr de gagner, in fine, c’est le meunier ou le boulanger, qui répercute immédiatement la hausse du prix alors qu’il a acheté trois mois plus tôt. La hausse de la baguette pouvait s’expliquer lorsque le blé est passé de 120 à 300 euros la tonne en 2007-2008, mais il n’y a pas eu de baisse lorsqu’on est retombé à 120 euros en 2009 et mon boulanger vient de m’expliquer qu’il allait encore augmenter de cinq centimes le prix de la baguette…

Dans le chemin qui va du producteur au consommateur final, le spéculateur en lui-même ne prélève rien. Dans un marché très concurrentiel, il peut même permettre aux professionnels de fonctionner à contre-marge. L’Égypte, par exemple, est le premier importateur mondial de blé : entre 6 et 9 millions de tonnes par an. Son principal acheteur est public : le General Authority for Supply Commodities. Lorsqu’il fait un appel d’offres, il doit calculer le prix du blé. Ce n’est pas compliqué : le prix du marché à terme, le différentiel entre ce prix théorique et le marché physique, le coût du fret et des assurances… Tout le monde peut faire le même calcul au même moment. Or, lorsque j’ai travaillé avec le GASC, le prix concrètement obtenu était de 3 ou 4 % inférieur à ce calcul optimal : l’immense transparence du marché permettait en fait aux négociants d’optimiser toutes les petites spéculations nécessaires pour couvrir leurs risques. Cela ne fait pas baisser les prix : cela fait que le coût d’intermédiation normal du négociant est quasiment pris en charge par le marché. Les choses étaient très différentes pour le riz, dénué de marché dérivé. Lorsqu’un négociant remplit un bateau de riz à Bangkok et l’amène au large de l’Afrique avant d’appeler les gros importateurs locaux, il prend le risque de deux mois d’incertitude sur le prix du riz. C’est un jeu extrêmement risqué et il est obligé de vendre avec une marge.

M. Louis Giscard d’Estaing. Lorsque j’ai rencontré à Washington l’un des cinq commissaires de la CFTC, Mme Sommers, je lui ai demandé ce qui empêchait la fusion avec la SEC. Le fait est que la CFTC a été créée pour contrôler les marchés des matières premières, pour l’essentiel agricoles. Lorsque les produits dérivés sont apparus, dont certains sont purement financiers, la question de qui allait les contrôler s’est posée. C’est la CFTC qui a gardé cette compétence. Or, la CFTC relève toujours de la commission de l’agriculture au Congrès américain. Une des raisons pour lesquelles il n’y a pas fusion est que la commission de l’agriculture ne veut pas renoncer à cette compétence.

M. Philippe Chalmin. La commission de l’agriculture du Sénat américain est un lieu de pouvoir important, notamment du fait de son mode d’élection. Nous sommes plus ou moins en train de saborder notre politique agricole commune, mais aux États-Unis, les farm acts ne sont pas près de disparaître. La commission des affaires européennes du Sénat français, qui m’a auditionné sur l’avenir de la politique agricole commune, me demandait pourquoi nous ne pouvions pas faire comme eux. C’est simple : avec deux représentants par État, le sénateur du Dakota du sud pèse aussi lourd que celui de New York : les intérêts agricoles deviennent donc essentiels. C’est pour cela que les États-Unis ont pu faire un bras d’honneur à l’OMC à propos des condamnations concernant le coton.

M. le président Henri Emmanuelli. La prime de la PAC n’a pas baissé avec la hausse du blé et du maïs. Mais c’est un autre sujet…

M. Philippe Chalmin. Cela dépend de l’objet qu’on donne à la prime de la PAC. Si l’on admet qu’il s’agit d’une rémunération par la société, découplée du marché, de tout ce que l’agriculture apporte de positif à la nature…

M. le président Henri Emmanuelli. Les jardiniers de la nature ? Mais il y avait des forêts, avant les champs ! Dans mon village, il y avait quatorze agriculteurs il y a trente ans. Il n’en reste que deux, mais pas un seul hectare n’a été abandonné.

M. Philippe Chalmin. Dans la grande Lande peut-être, mais dans le sud du Massif Central par exemple, la désertification est un réel problème.

M. le président Henri Emmanuelli. Je n’ai tout de même jamais trouvé que c’était un bon argument.

M. Louis Giscard d’Estaing. Pourquoi n’y a-t-il pas de marché organisé du lait ?

M. Philippe Chalmin. Parce que les grands producteurs de lait ont toujours eu des marchés nationaux organisés. Il y a très peu d’échanges internationaux. Le marché mondial du lait est marginal : beurre, poudre, fromages de garde… Le prix mondial est le prix de revient du producteur le plus efficient, c’est-à-dire la Nouvelle-Zélande. Les États-Unis ont un système organisé, avec une loi laitière. L’Europe avait les quotas laitiers. Il existe une cotation du lait à Chicago, mais sans grande importance parce que, pour qu’un marché dérivé fonctionne, il faut des spéculateurs et que cela ne s’est jamais développé dans le lait. Le 18 octobre s’est ouvert à Euronext un marché à terme de la poudre de lait écrémé. À mon avis, cela ne fonctionnera jamais. En revanche, certains marchés à terme nous seraient très utiles, même si je doute qu’ils se mettent en place. Aux États-Unis, les grandes productions animales ont des marchés dérivés : longe de porc congelée, carcasse de bovin, bétail vivant… L’Europe gagnerait à avoir un marché à terme du porc, car on voit toutes les limites du marché au cadran. Le marché à terme permet presque d’éteindre les tensions sur les marchés physiques, parce que sa fonction anticipatrice permet de donner un prix pour l’avenir.

M. le président Henri Emmanuelli. Le marché au cadran, quelle catastrophe…

M. Philippe Chalmin. Les éleveurs de porcs subissent une double incertitude. Un porc, c’est du maïs et du soja mitonnés pendant trois mois. Il existe donc un risque sur l’approvisionnement en maïs et en soja et un autre sur le prix du porc, les deux n’étant absolument pas liés. C’est différent pour la volaille : le prix d’un poulet est à peu près directement lié au prix de son alimentation.

M. le président Henri Emmanuelli. Merci, monsieur le professeur.