Accueil > Commissions d'enquête > Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 27 octobre 2010

Séance de 19 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Pervenche BERÈS, présidente de la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, rapporteur de la commission spéciale sur la crise financière, économique et sociale du Parlement européen

M. le président Henri Emmanuelli. Madame la présidente, je propose que vous nous livriez les conclusions de l’important rapport que vous avez rédigé pour le Parlement européen, après quoi nous débattrons très librement.

Mme Pervenche Berès prête serment.

Mme Pervenche Berès. Le mandat de la commission spéciale créée voici un an par le Parlement européen excédant le champ de la seule spéculation financière, je me limiterai ce soir aux questions qui relèvent de la compétence de votre commission d’enquête.

La première question qui se pose – et à laquelle ont peut-être déjà répondu, dans le cadre de vos auditions, des personnalités plus compétentes que moi en la matière – est celle de la définition même de la spéculation. Après la crise grecque, de nombreuses autorités m’ont déclaré, d’une manière assez surprenante, qu’elles ne parvenaient pas à observer sur les marchés de mécanismes de spéculation. Il semblerait donc souhaitable de définir ce qu’on entend par « mouvement spéculatif ».

M. le président Henri Emmanuelli. Face au caractère ambivalent de la spéculation – qui a des aspects nécessaires en ce qu’elle équilibre le marché –, le travail de notre commission d’enquête se limite aux aspects liés à la régulation et à la sécurisation.

Mme Pervenche Berès. Le rapport du Parlement européen exprime d’abord une inquiétude face aux orientations de la Commission européenne. Celle-ci, qui a fait un travail intelligent sur la base du rapport de M. Jacques de Larosière consacré au paquet supervision, a franchi une étape, même s’il ne s’agit pas encore d’interdire la vente à découvert. Je tiens à vous alerter sur un point : alors que la Banque centrale européenne s’est vu donner les moyens d’être quasiment la première banque centrale du monde – de fait, elle était la seule à intervenir le 9 août 2007 –, la mise en place d’autorités qui n’auraient pas les moyens requis en termes d’expertise et de personnel peut conduire à un grave déséquilibre et à de grandes désillusions. Gardons-nous de créer une usine à gaz inefficace.

Pour l’heure, et sous réserve d’examen de la capacité des États membres à se mobiliser pour rendre ces autorités opérationnelles, le paquet supervision a été bien mené, avec une perspective d’ensemble. Cependant, bien des mesures préconisées par le rapport Larosière ne sont pas encore mises en œuvre, notamment en matière d’anticipation des crises et de sanctions. En effet, faute d’harmonisation des sanctions, les opérateurs de marché définissent leurs stratégies de localisation en fonction des sanctions applicables. Après l’adoption du paquet supervision, nous sommes aujourd’hui engagés dans un paquet régulation pour lequel le commissaire égrène un catalogue de propositions définies en vue du seul objectif de stabilité des marchés financiers. La question de savoir comment ces régulations permettront le financement de l’économie et comment en optimiser les effets n’est jamais posée.

J’en viens aux deux points qui vous intéresseront sans doute particulièrement à l’échelle européenne : l’avenir de la directive relative aux marchés financiers – la MIF – et les chambres de compensation.

La MIF repose sur un pari consistant à ouvrir les bourses à la concurrence, notamment à celle des brokers, en échange de la transparence sur les prix. En réalité, cette transparence ne s’est pas faite et les « dark pools », qui sont des mécanismes d’internalisation, se soustraient à toute visibilité pour développer des stratégies potentiellement spéculatives.

L’autre aspect, plus criant durant la crise, en particulier lors de la chute de Lehman Brothers, est l’apparition d’un produit « miracle » inconnu cinq ans plus tôt : les « credit default swaps », ou CDS. Ces produits, qui ne faisaient l’objet d’aucune surveillance, échappaient à la règle de la transparence, qui est à la base du fonctionnement sain d’une économie de marché. Les CDS recouvrent une concurrence transatlantique considérable. De fait, ces segments de marché peuvent fragiliser certains de nos opérateurs et appeler, en dernier ressort, une intervention de la banque centrale ou les autorités publiques nationales pour aider les éventuelles victimes des CDS. La cohérence d’une chambre de compensation est absolument cruciale. Cependant, les grands artisans de la titrisation excessive sont toujours en très bonne santé et s’emploient à éviter une telle avancée.

M. le président Henri Emmanuelli. Vous pensez aux Britanniques ?

Mme Pervenche Berès. Non, aux Américains. Les Britanniques ont cependant partie liée avec eux, car une partie du marché se passe à Londres – notamment les swaps sur les CDS.

M. le président Henri Emmanuelli. Ils sont hostiles à toute forme de chambre de compensation.

Mme Pervenche Berès. L’idée que nous avions eue d’une chambre de compensation pour la zone euro…

M. le président Henri Emmanuelli. N’est pas bonne pour la City !

Mme Pervenche Berès. Cette idée a fait l’objet d’une lettre de la ministre française à toutes les autorités européennes.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est une idée à laquelle je suis très favorable, mais je serais étonné qu’elle soit acceptée de l’autre côté de la Manche. Et comme nous sommes toujours très faibles avec les Britanniques…

Mme Pervenche Berès. Dans le contexte de ce bras de fer, le Parlement européen a voté pour la première fois la proposition d’une taxation des transactions financières, qui aurait quelques vertus, notamment en termes de régulation du marché et de plus grande maîtrise de la transparence des mouvements de capitaux et des mouvements spéculatifs. Dans le débat politique européen, on entend de plus en plus souvent l’argument selon lequel une taxation générerait un produit déséquilibré selon le volume des transactions effectuées dans les différents pays. Bien évidemment, le Royaume-Uni, où s’effectuent la plupart des transactions, est particulièrement concerné.

M. le président Henri Emmanuelli. Existe-t-il des chances réelles de voir disparaître les dark pools ? Quelles sont les propositions de M. Barnier à ce propos ?

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Quel est, sur cette question, le rapport de forces au sein de l’Union européenne ? Voit-on s’opposer les continentaux et les Britanniques, ou les courants sont-ils plus complexes ? Peut-on imaginer des accords a minima qui pourraient être utiles et efficaces, dans le cadre notamment du G8 et du G20 ?

Mme Pervenche Berès. Il y a certes une opposition entre l’Europe continentale et le Royaume-Uni, mais le mécanisme est plus compliqué. En effet, une telle opposition supposerait que nous ayons une capacité naturelle d’alliance forte avec l’Allemagne. Or, dans ce débat, l’Allemagne est souvent perdue. De fait, ce pays ne possède pas de grande banque nationale – la seule, qui est la Deutsche Bank, a installé à Londres la moitié de son comité directeur et agit sur le marché britannique comme un acteur de la City. Lors de la négociation de la MIF, toutes les autorités françaises – le Trésor, Bercy et l’AMF – étaient mobilisées derrière Michel Prada pour réfléchir à cette législation. Il me semble toutefois que nous avons fait preuve d’une certaine naïveté en échangeant la mise en concurrence des bourses et des brokers contre la transparence, laquelle a donné lieu à un véritable bras de fer quand il s’est agi de définir des seuils – ce qui s’est traduit par la mise en place des dark pools. Dans ce bras de fer, j’ai toujours cherché l’alliance des collègues allemands – et cela d’autant plus naturellement que la commission économique et monétaire était alors présidée par une camarade appartenant au SPD, avec laquelle je m’entendais bien –, mais il était très difficile d’anticiper leurs souhaits. Cette même difficulté se retrouve aujourd’hui dans la négociation sur les fonds alternatifs et les private equities, dont M. Jean-Paul Gauzès est rapporteur.

M. le président Henri Emmanuelli. Les Allemands sont tiraillés.

Mme Pervenche Berès. Exactement. Il s’agit d’un domaine dans lequel l’industrie allemande n’a pas d’objectifs très clairs, alors que – disons-le honnêtement – les Français ont autant d’appétence que les Britanniques à intervenir sur ces marchés, même si c’est avec d’autres méthodes, d’autres objectifs et d’autres résultats. Le système bancaire allemand est quant à lui dans une situation très difficile, avec un acteur fort installé à Londres.

M. le président Henri Emmanuelli. Le Luxembourg et les autres acteurs comparables interviennent-ils dans ce domaine, ou se font-ils discrets ?

Mme Pervenche Berès. C’est un vieux tour de passe-passe : quand un acteur intervient, l’autre n’a pas besoin de le faire, comme on l’a bien vu à propos de la directive sur la fiscalité de l’épargne. Avec le Luxembourg, le point difficile est la question fiscale.

M. le président Henri Emmanuelli. Et en matière de régulation ?

Mme Pervenche Berès. M. Gauzès vous dira que, dans la négociation sur les fonds alternatifs, il n’a pas eu trop de difficultés avec son collègue luxembourgeois, rapporteur fictif socialiste.

Pour ce qui est des dark pools, on distingue certes un camp britannique fort, mais certains Britanniques rédigent aussi des amendements qui vont dans notre sens et prennent acte du fait que l’existence de ces structures mine la base sur laquelle a été élaborée la MIF.

M. le président Henri Emmanuelli. M. Barnier a-t-il fait des propositions ?

Mme Pervenche Berès. Il va en faire.

M. le président Henri Emmanuelli. Est-il prévu un arbitrage ou une hiérarchisation ? Si je comprends bien, M. Barnier tâte le terrain.

Mme Pervenche Berès. Il met quotidiennement des législations sur la table. À ce propos, j’attire d’ailleurs votre attention sur Bâle III, même si la question ne relève pas directement de la spéculation. Dans le rapport sur la crise, mes collègues ont accepté de demander que les accords conclus à Bâle fassent l’objet de traités internationaux. En effet, dans la situation actuelle, la stratégie d’influence des grandes banques d’investissement américaines les rend omniprésentes au comité de Bâle, alors qu’elles n’en appliquent jamais les accords.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour la loi Dodds-Frank, elles ont consacré 800 millions de dollars au lobbying. Elles pourraient faire un petit effort.

Mme Pervenche Berès. L’instigateur du processus de Bâle II, destiné à optimiser la stratégie de gestion des risques pour les fonds propres des banques, était le patron de la Réserve fédérale de New York et le secrétaire général du comité de Bâle est aujourd’hui encore un Américain. Nous sommes les seuls à appliquer ce dispositif, qui est conçu dans une chambre opaque et sans aucun mandat.

M. le président Henri Emmanuelli. Il en va de même pour les normes comptables.

Mme Pervenche Berès. C’est même pire !

M. le président Henri Emmanuelli. Les pouvoirs publics ont laissé des intérêts très corporatistes se réunir et décider. En matière de normes comptables, la méthode de valorisation retenue aura une incidence positive ou négative.

Mme Pervenche Berès. Pour ce qui est de ces normes, je pourrais vous suggérer les noms de personnes que votre commission souhaitera peut-être entendre. En effet, un groupe de chercheurs français publie dans ce domaine des travaux remarquables, qui bousculent bien des idées reçues.

M. le président Henri Emmanuelli. Les banques et les compagnies d’assurance françaises ne sont pas très enclines à adopter la méthode américaine.

Mme Pervenche Berès. Les International Financial Reporting Standards, ou normes IFRS, intègrent toutefois la « juste valeur ».

M. le président Henri Emmanuelli. C’est très procyclique et parcellaire.

M. Louis Giscard d’Estaing. Quelle est cette équipe française ?

Mme Pervenche Berès. Je vous en communiquerai les coordonnées. Elle a une approche pluridisciplinaire et a notamment travaillé sur la notion de « juste valeur ».

M. Jean-François Mancel, rapporteur. C’est intéressant.

M. le président Henri Emmanuelli. Votre rapport formule-t-il des conclusions à propos des agences de notation ?

Mme Pervenche Berès. Lors de la dernière révision de la directive, alors que Jean-Paul Gauzès était rapporteur, nous avions obtenu que, pour pouvoir intervenir à l’échelle européenne, les agences de notation soient enregistrées auprès du CESR. Il était également prévu que cet enregistrement se ferait à terme auprès de l’ESMA, l’autorité européenne des marchés financiers, établie à Paris, qui succèdera au CESR.

Le mode de financement des agences de notation conduit structurellement au conflit d’intérêts. C’est là un aspect auquel M. Barnier est sensible. Notre rapport évoque la faisabilité d’un autre mode de financement, assuré par l’investisseur, ainsi que la création d’une agence publique européenne. Il envisage aussi la possibilité de noter la dette souveraine comme un produit financier normal. L’Assemblée nationale française pourrait peut-être travailler en ce sens. De fait, tous les pays de l’Union européenne ne disposent pas d’institutions possédant la même expertise ou la même fiabilité en matière d’analyse de la dépense publique que la Cour des comptes – c’est du reste auprès de celle-ci, je le rappelle, que les agences de notation viennent prendre leurs informations.

On doit se demander où doit être faite cette notation et si elle doit se faire selon les mêmes critères que pour une entreprise cotée sur le marché.

Ces questions, que j’ai commencé à poser voilà quatre ans sans grand écho, commencent à se généraliser et j’entendais d’ailleurs aujourd’hui même l’un de nos collègues irlandais, député chrétien démocrate, renchérir sur le même sujet. La situation de conflit d’intérêts des agences de notation qui notent des produits qu’elles vont revendre à leurs clients, lesquels leur passent commande sur leur propre stratégie d’entreprise, est inacceptable.

M. le président Henri Emmanuelli. N’a-t-il pas été suggéré aussi de rémunérer les agences de notation en fonction de la performance des produits ?

Mme Pervenche Berès. C’est une idée qui circule, mais c’est compliqué.

M. le président Henri Emmanuelli. La dette souveraine, quant à elle, pose d’emblée un problème politique, auquel les solutions ne sont pas seulement techniques.

Mme Pervenche Berès. On voit bien la difficulté. C’est d’ailleurs tout le problème de la logique de l’accord franco-allemand : pour ne pas alerter les marchés, on a voulu imiter le bon élève, mais on s’est privé ainsi des marges de manœuvre qui auraient permis de se poser les bonnes questions – comme celle du rôle des agences de notation dans la notation des dettes souveraines. Chaque pays coupable vis-à-vis des marchés doit se débattre seul, sans pouvoir organiser une coalition des pays coupables qui permettrait de poser ces questions.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous ne sommes coupables de rien.

Mme Pervenche Berès. Je ne parlais pas de la France.

M. Louis Giscard d’Estaing. Le cas de l’Irlande est intéressant. M. Charlie Mc Creevy, membre irlandais de la Commission européenne, a notamment mis en place, dans ses fonctions antérieures de ministre des finances de son pays, des mesures de libéralisation des marchés des capitaux. Quelle est, selon vous, l’interaction entre la Commission européenne – particulièrement M. Mc Creevy – et l’exposition de l’économie irlandaise à la crise bancaire ?

Mme Pervenche Berès. L’Irlande est, à l’échelle européenne, un cas exemplaire d’organisation de la spéculation. À la veille de l’explosion de la crise, Londres s’inquiétait de la délocalisation de nombreux fonds alternatifs et autres acteurs vers Dublin.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour des raisons fiscales.

Mme Pervenche Berès. En effet.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment les Irlandais vivent-ils cette situation ?

Mme Pervenche Berès. Ils sont conscients d’être victimes d’une stratégie qui leur a profité pendant un certain temps. J’ai eu un certain écho vendredi dernier en leur rappelant que l’importance des investissements étrangers n’était pas forcément un critère de bonne santé. Les Irlandais, qui sont champions de l’accueil de ces investissements, ont conscience que leur capacité de rebond est inexistante. De fait, les investisseurs traitent l’Irlande comme un atelier. Les investissements les plus importants en termes de production ont été ceux de Dell, mais la stratégie de cette multinationale américaine est encore pire que celle de Procter & Gamble, traitant l’Irlande comme une place off-shore. La capacité à recréer de la valeur ajoutée est aujourd’hui très limitée.

M. le président Henri Emmanuelli. D’autant plus que ce genre d’activité se délocalise très vite.

Mme Pervenche Berès. Dell a licencié 1 500 salariés lorsque l’entreprise a cessé la production d’ordinateurs de bureau pour délocaliser l’activité en Pologne, où elle bénéficiait d’aides d’État pour la production d’ordinateurs portables. Le même jour, Dell rachetait à New York une entreprise de softwares et voyait son cours en Bourse monter en flèche, tandis qu’en Irlande, aucun interlocuteur syndical n’a participé aux négociations entourant les 1 500 licenciements.

M. le président Henri Emmanuelli. Les Irlandais ont-ils conscience que cette facilité se paie cher ?

Mme Pervenche Berès. Près de la moitié du débat auquel j’ai participé en Irlande – certes avec des progressistes – a été consacrée à la question fiscale. Les progressistes irlandais admettent que le pays ne sortira pas de la situation présente sans reconstruire une base fiscale qui a été entièrement défaite. L’impôt sur les sociétés est officiellement de 20 %, mais les prélèvements réels sont quasi-insignifiants du fait de la multiplication des niches fiscales.

M. le président Henri Emmanuelli. J’ai lu que les activités de Google en France et en Allemagne étaient soumises à 2,5 % d’impôts, car tous les bénéfices remontaient vers deux holdings, l’une en Irlande et l’autre aux Pays-Bas, avant d’être directement transférés vers les Bermudes. Ces sociétés gagnent beaucoup d’argent et pourraient se dispenser de tels agissements. Mais tant que les décisions en matière fiscale exigeront l’unanimité à l’échelle européenne, on ne progressera guère.

Mme Pervenche Berès. J’ai été déçue que le rapport du commissaire Monti ne saisisse pas l’occasion de poser la question. Au départ, pour M. Monti, le marché intérieur était fragilisé du fait que les partisans de ce marché risquaient de se trouver face à des adversaires développant en période de crise des réflexes protectionnistes. Ces partisans avaient d’autant plus besoin de donner des gages qu’ils devaient reconstruire leur base fiscale : une obligation européenne en la matière engagerait un mécanisme donnant-donnant.

M. le président Henri Emmanuelli. Un début d’harmonisation…

Mme Pervenche Berès. En présentant son programme politique au Parlement européen, M. Barroso n’a même pas mentionné l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés. Il me semble toutefois que cette question figure aujourd’hui à nouveau dans le texte mis sur la table par M. Barnier. Un accord sur cette question aurait été préférable à celui qui a été conclu à Deauville.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Quelles sont les priorités essentielles qui se dégagent des conclusions de votre rapport et devraient être mises en œuvre ?

Mme Pervenche Berès. La principale proposition du rapport n’a pas trait aux marchés financiers, mais à l’exercice par l’Union européenne de compétences partagées avec les États membres, par exemple dans le domaine de l’énergie, où l’Union s’est contentée d’organiser le marché intérieur au lieu d’être pleinement un acteur qui se mobiliserait à l’intérieur en vue de l’interconnexion des réseaux et pèserait à l’extérieur dans la négociation avec ses partenaires.

Pour ce qui est de la spéculation, j’insisterai sur le concept de transparence. En effet, alors qu’un marché ne peut fonctionner que dans la transparence – ce qui est précisément le pari sur lequel repose la MIF –, les acteurs s’ingénient à y échapper et à multiplier les conflits d’intérêts. Le rôle du législateur est donc, selon moi, d’organiser les moyens de cette transparence.

M. le président Henri Emmanuelli. Toutes les personnes auditionnées par la commission d’enquête ont du reste défini la transparence comme la priorité numéro un.

Mme Pervenche Berès. N’oublions pas le conflit d’intérêts.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour détecter le conflit d’intérêts, la transparence est indispensable. D’où le rôle des chambres de compensation.

Mme Pervenche Berès. Lors de la chute de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, un vent de panique s’est mis à souffler comme s’il y avait un virus dans l’air.

Il y avait des cas d’infection, mais on ne savait pas comment le virus se transmettait. M. Ackermann, président de la Deutsche Bank, a déclaré immédiatement que tous les acteurs devaient faire connaître l’état de leur contamination, mais il ne s’est rien passé – la Deutsche Bank étant du reste la dernière à pratiquer la transparence sur son livre de comptes. En mars 2009, le Forum de stabilité financière recommandait, en vue du G7 suivant, de laisser 100 jours aux banques pour faire la transparence sur la présence de produits dits toxiques dans leurs comptes, mais sans demander aux superviseurs compétents de procéder à des vérifications sur pièces et sur place.

M. le président Henri Emmanuelli. Le vrai problème est que bon nombre de banques ignoraient leur niveau d’exposition. Même une banque vertueuse aurait été incapable d’une telle transparence. L’une des personnes auditionnées tout à l’heure expliquait à ce propos comment, entre le samedi et le lundi soir, la situation d’une banque était passée du simple soupçon à la catastrophe – les réserves de liquidités étaient évaluées à trois mois le samedi, à trois semaines le dimanche, puis à trois heures le lundi !

Mme Pervenche Berès. Même s’il n’est pas question de l’aborder au Parlement européen, où il est actuellement impossible de réunir une majorité à ce propos, la question de la titrisation mérite d’être posée.

M. le président Henri Emmanuelli. Certains proposent aujourd’hui d’interdire les CDS nus.

Mme Pervenche Berès. Paul Jorion prône même l’interdiction totale de la titrisation.

M. le président Henri Emmanuelli. Moi qui me souviens du temps où il y avait des banques de dépôt et des banques d’investissement, cela ne me dérangerait pas.

Mme Pervenche Berès. La séparation des banques de dépôt et des banques d’investissement est une question qu’on n’a pas le droit d’aborder en France.

M. le président Henri Emmanuelli. En effet, cette perspective ne semble pas séduire l’Association française des banques – l’AFB. Il est vrai que, jadis, les banques de dépôt ne faisaient pas les mêmes bénéfices.

Mme Pervenche Berès. Le paysage bancaire français est très particulier en Europe. La banque française est en effet très concentrée, sur le modèle de la « banque universelle ».

M. le président Henri Emmanuelli. La concentration s’est faite très vite dans les années 1970-1980, à la faveur d’achats et de fusions.

Mme Pervenche Berès. Cela donne aux banques françaises une force de frappe dans certains domaines, mais l’augmentation des fonds propres qu’exigera le Conseil de stabilité financière leur posera un problème.

M. le président Henri Emmanuelli. Un autre problème est que, comme l’expliquait à la commission des finances le président de l’AFB, les fonds propres coûtent très cher aux banques, car les actionnaires exigent une rémunération de 15 %.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Il semble toutefois que notre système bancaire s’en soit moins mal tiré que beaucoup d’autres.

Mme Pervenche Berès. Je ne le nie aucunement, mais cela rend difficile d’envisager la séparation entre banques d’investissement et banques de dépôt, qui serait nécessaire dans certains pays.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Que pensez-vous du trading haute fréquence ?

Mme Pervenche Berès. La taxation des transactions financières règlerait le problème tout en assurant la transparence des acteurs.

En cette période de sortie de crise, le « court-termisme » qui prévaut et la structure du capital des entreprises – avec des phénomènes tels que le prêt d’actions avant les assemblées générales – devraient nous pousser à évoquer la gouvernance des entreprises.

M. le président Henri Emmanuelli. Le directeur général de la Caisse des dépôts y a pensé : il crée un club d’investisseurs à long terme.

Mme Pervenche Berès. Cela lui donnera l’assurance de faire partie de l’élite, tandis que les autres poursuivront leurs pratiques.

M. le président Henri Emmanuelli. On saisit là l’incompatibilité entre la durée dans laquelle doit s’inscrire la croissance des entreprises et un court-termisme qui peut conduire à refuser l’investissement.

Mme Pervenche Berès. C’est la pratique des fonds de pension, qui gèrent pourtant de l’épargne longue.

M. le président Henri Emmanuelli. Le responsable du premier fonds de ce genre, destiné aux fonctionnaires de Californie et devenu gigantesque, qui était aussi chancelier de toutes les universités de Californie, m’a dit autrefois qu’il souhaitait que la France et l’Europe créent également des fonds de pension car, compte tenu de l’évolution prévisible de la démographie américaine, il aurait besoin d’acheteurs. Comme je faisais observer que ces acheteurs achèteraient aussi le pouvoir, il me répondit que ce n’était pas son problème.

Mme Pervenche Berès. Nous n’avons pas abordé la question des taux d’intérêt américains.

M. le président Henri Emmanuelli. Les travaux de notre commission d’enquête ne portent pas sur les questions monétaires. Je note des progrès en la matière, mais le débat sera difficile, car ni les Chinois, ni les Japonais, ni les Américains ne souhaitent voir monter la valeur de leur monnaie. Seuls les superbes Européens laissent faire – et cela va nous coûter un demi-pointe de croissance. Pour ma part, je suis résigné : depuis le franc-or, devenu « franc fort », puis « euro fort », j’ai compris que tout se passait à… Francfort. Cette conception européenne de la monnaie, qui est de tradition à l’inspection des finances, exprime en fait le choix de protéger l’épargne plutôt que de favoriser l’investissement.

Je rappelle pour conclure que, durant la crise, Mme Merkel avait déclaré qu’elle interdisait les ventes à terme en matière de dette souveraine. Dans la pratique, cette interdiction n’a jamais été appliquée.

Mme Pervenche Berès. La chancelière avait besoin de donner des gages à la CDU pour montrer qu’elle reprenait la main.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous aurions dû être plus prudents avant de la donner en exemple à Mme Lagarde.

Mme Pervenche Berès. À Paris, l’interdiction des ventes à découvert a aussi des adversaires.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. À commencer par France Trésor, car c’est un mécanisme utile pour donner de la liquidité.

M. le président Henri Emmanuelli. Il faut distinguer les cas où ce mécanisme est utile et ceux où il pose problème, comme pour la dette souveraine.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. M. Augustin de Romanet s’est déclaré clairement opposé aux CDS à nu.

Mme Pervenche Berès. Mais tout le monde ne partage pas cette position.

M. le président Henri Emmanuelli. Le CDS peut se justifier pour couvrir un risque, mais le CDS à nu s’apparente au PMU ou au casino.

Mme Pervenche Berès. Il serait par ailleurs dangereux d’accréditer l’idée qu’il y aurait deux types de législation – l’une pour l’homme de la rue et l’autre pour les acteurs professionnels. La crise a en effet démontré que la titrisation avait fait disparaître cette barrière.

M. le président Henri Emmanuelli. On en revient à la distinction entre les banques de dépôt et les banques d’investissement.

Madame Berès, je vous remercie.