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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 3 novembre 2010

Séance de18 heures 40

Compte rendu n° 18

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Paul Gauzès, député européen, rapporteur de la proposition de directive visant à encadrer les fonds d'investissement alternatifs au Parlement européen

M. Jean-François Mancel, président et rapporteur. Monsieur le député européen, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation et je vous prie de bien vouloir excuser le président Henri Emmanuelli. Vous faites partie des quatre députés nominés pour la désignation prochaine du « meilleur député européen ». Au Parlement européen, vous avez beaucoup travaillé sur les sujets qui intéressent notre commission d’enquête et remis plusieurs rapports importants.

M. Jean-Paul Gauzès prête serment.

M. le rapporteur, président. Pourriez-vous faire devant nous le point de ce qui se dit et de ce qui se fait, au Parlement européen et au niveau de l’Union européenne, en matière de réformes visant à tirer les conséquences de la crise financière ?

L’Europe avance-t-elle d’un même pas, ou relevez-vous des différences importantes – par exemple entre les Britanniques et les Français ? Pourra-t-on parvenir à des accords véritablement européens ?

Les positions de l’Union vous paraissent-elles justes, ou pensez-vous au contraire que l’on va trop loin, en faussant à notre détriment la concurrence, en particulier avec les États-Unis ?

M. Jean-Paul Gauzès. C’est un grand honneur d’être invité à témoigner devant votre commission. Le sujet est vaste et vos questions, monsieur le rapporteur, sont difficiles.

Je suis député européen depuis 2004. Lorsque, en 2004-2005, le Parlement avait demandé au commissaire chargé du marché intérieur et des services, M. Charlie McCreevy, de préparer des éléments de régulation, celui-ci avait fait la sourde oreille. En libéral convaincu, il pensait qu’il ne pouvait pas se produire de catastrophe dès lors que les marchés s’autorégulaient.

Nul ne pouvait prédire, même deux mois avant, la faillite de Lehman Brothers. Celui qui l’aurait fait aurait été qualifié de fou, bien qu’il y eût des signes. Toujours est-il qu’après cette faillite, M. McCreevy s’est converti et, comme tout nouveau converti, il est devenu empressé.

Il a demandé à ses services de préparer deux textes, l’un sur les agences de notation, l’autre sur la régulation des fonds alternatifs – à tort appelé « directive hedge funds » dans la mesure où les hedge funds ne représentent qu’environ 25 % de la masse.

Le premier, adopté en septembre 2009, est un règlement : comme il n’existait pas de législation dans les États membres, il était plus facile et plus efficace d’utiliser cette voie. J’en ai été le rapporteur – et je suis à nouveau rapporteur pour la mise en œuvre de cette supervision européenne. Nous étions les premiers à appliquer la feuille de route du G20 ; la réglementation mise en place est pragmatique et, je crois, efficace, mais elle va être améliorée.

Conformément à mon souhait – mes collègues avaient bien voulu me suivre sur ce point –, le texte initial prévoyait que l’autorité européenne des marchés financiers, l’ESMA – european securities and markets authority – serait chargée de la supervision des agences. Nous travaillons maintenant à un règlement modifiant celui de 2009 afin de mettre en place la supervision européenne, puisque l’ESMA fonctionnera à partir du 1er janvier 2011. Dans l’intervalle, il y a eu des dispositions transitoires.

Par ailleurs, le Parlement européen – qui, je le rappelle, n’a pas de pouvoir d’initiative – est en train d’élaborer un rapport d’initiative. J’avais souhaité cette procédure pour éviter que d’autres questions surgies plus récemment, en particulier la notation des dettes souveraines, interfèrent avec la mise à jour du règlement. Quant à la Commission, elle devrait faire une proposition législative au premier semestre 2011. Cela dit, nous avions déjà réfléchi en 2009 à ces problèmes très difficiles et nous n’avions pas trouvé de solution.

Le deuxième texte est la directive sur les fonds alternatifs. À l’origine, il s’agissait de réguler les hedge funds, jusqu’à ce que la Commission s’aperçoive que ceux-ci ne pouvaient être définis. On ne peut en effet qu’en indiquer les caractéristiques – jeu contracyclique, utilisation de méthodes telles que le short selling pour obtenir la meilleure rentabilité en prenant le moins de risques possible. Au demeurant, la traduction littérale de hedge funds est « fonds de couverture ». Faute de définition des hedge funds, donc, la Commission a décidé que la directive viserait tout ce qui n’était pas OPCVM – organisme de placement collectif en valeurs mobilières, ou, en anglais, UCITS, undertaking for collective investment in transferable securities –, et par voie de conséquence les fonds immobiliers et le capital investissement, ou private equity.

De l’aveu même de ses rédacteurs, la directive, rédigée à la hâte, n’était guère satisfaisante et nécessitait d’être revue. C’est ce qu’a fait le Parlement, où j’ai été désigné rapporteur. Nous avons accordé la priorité aux problèmes qui touchent directement nos concitoyens, en recherchant la transparence au lieu de l’opacité et en essayant de faire en sorte que ces fonds servent à l’économie réelle, plutôt que de faire planer sur elle des risques considérables. Nous avons différencié les formes de fonds et introduit des dispositions qui, dans le cadre du « trilogue » – concertation, dans le cadre de la codécision, avec la présidence de l’Union et la Commission –, ont été retravaillées pour arriver à un compromis sur lequel le Parlement votera le 11 novembre.

Entre-temps a été adopté un autre texte, que l’on peut qualifier d’historique, organisant la supervision européenne de l’ensemble des acteurs financiers. La règle voulue par Mme Angela Merkel et par d’autres est devenue le leitmotiv du commissaire actuel, M. Michel Barnier : aucun acteur, aucun territoire ne doit échapper à la régulation et à la supervision dès lors qu’il s’agit d’activités financières. On n’en est plus à dire que l’on ne doit réguler que le risque systémique : il faut réguler le risque financier. Pour autant, la régulation doit être proportionnée – forte quant le risque est important, relativement légère quand il est faible.

Ce système de supervision a donné lieu à une bataille entre les États membres et le Parlement européen. En décembre 2009, après avoir négocié entre eux, les ministres de l’économie et des finances ont publié un communiqué aux termes duquel la supervision « européenne » serait nationale et, pour faire plaisir à la Grande-Bretagne, sans incidence sur le budget de l’Union. Dans les deux heures qui ont suivi, les coordinateurs des principaux groupes politiques de la commission des affaires économiques et monétaires – libéraux, socialistes, verts et Parti populaire européen, auquel l’UMP est rattachée et dont je fais partie – ont publié un communiqué rappelant que cette initiative était contraire au principe de codécision et que le Parlement souhaitait qu’il y ait de l’Europe dans la supervision. La négociation qui s’en est suivie, sous les présidences espagnole puis belge, a été difficile, mais finalement le texte de compromis a fait une part réelle à la supervision européenne. Si l’on n’est pas allé jusqu’à une supervision européenne des groupes transfrontaliers comme BNP-Paribas ou la Société générale, les trois agences européennes ont un réel pouvoir de décision, de coordination et d’injonction sur les régulateurs nationaux qui, dans chacun des trois secteurs, conservent une autonomie fonctionnelle.

Nous espérons, comme tout législateur, que les dispositions adoptées auront des effets bénéfiques. Les avancées me semblent significatives en matière de transparence et de clarté. Pour le capital investissement, il est prévu une information des salariés de l’entreprise cible, ainsi que des actions contre le dépeçage : un fonds ne doit pas « vampiriser » l’entreprise en mettant les salariés dehors quelques jours ou quelques mois après l’avoir achetée et en transférant les outils de production dans d’autres pays – le Parlement européen est peut-être plus attentif que les États membres aux images qui, même si seule une minorité de fonds fonctionne ainsi, ont frappé nos concitoyens. Quant à l’information des salariés de l’entreprise cible, elle ne découvrira rien de la vie de l’entreprise. Le lobbying contre la directive a été intense, on a fait courir l’idée que l’on allait tuer les PME, tarir les financements... Tout cela était évidemment faux.

Ces dispositions peuvent-elles nuire à la compétitivité ? Les tenants d’un libéralisme total vous réaffirmeront qu’il faut laisser faire le marché. On a vu ce qui pouvait en résulter ! Après treize mois passés sur ce dossier, j’estime que les règles nouvelles ne seront pas gênantes pour ceux qui travaillent correctement. Les autres seront obligés de réduire la voilure et ce n’est pas une mauvaise chose. L’économie réelle ne pourrait pas supporter une succession de crises : nous avons réussi à faire face une fois, nous ne le pourrons pas deux ou trois fois.

L’argument majeur que l’on nous oppose est que les fonds n’ont pas contribué à la crise et que, bien au contraire, ils permettent d’alimenter l’économie. Certes, les hedge funds ne sont pas à l’origine de la crise, mais la masse de finances transitant par ces fonds est telle qu’on ne peut nier le risque d’amplification. C’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, le « trading automatique » permet de nouer et de dénouer des opérations financières en moins d’une seconde, à tel point que le Parlement européen se demande s’il ne faut pas fixer un minimum, par exemple en interdisant les opérations à la nanoseconde. On est, là, très loin des besoins de l’économie réelle : c’est du jeu de casino.

Notre objectif n’est nullement de détruire l’industrie financière européenne ou de réduire sa compétitivité, mais de donner des signaux. Ces mesures de régulation de la finance doivent être prises au moins au niveau européen, l’idéal étant bien sûr qu’elles le soient au niveau international ; encore faudrait-il qu’il existe une volonté politique pour cela, plutôt que – business as usual – l’envie de faire comme si rien ne s’était passé.

M. le rapporteur, président. La crise a été, pour une part non négligeable, importée des États-Unis. Quelle comparaison peut-on faire entre les mesures prises au niveau européen et celles prises outre-Atlantique ? Les États-Unis appliqueront-ils Bâle III ? N’ont-ils pas tendance à s’abstraire de certaines contraintes que, pour sa part, l’Europe s’efforce de mettre en place, s’exposant ainsi à une concurrence déloyale ? Une nouvelle bulle ne risque-t-elle pas de se créer et d’exploser aux États-Unis, avant de nuire une nouvelle fois aux économies européennes ?

M. Jean-Paul Gauzès. C’est un sujet fondamental.

Si, avant la crise des subprimes, des dispositifs avaient contraint les agences de notation à évaluer de façon plus correcte les produits sophistiqués, si la réglementation avait assuré une meilleure transparence des opérations et obligé les investisseurs à faire des due diligences – comme il est prévu dans la directive – pour savoir ce qu’ils achetaient, dans quel but et comment, les risques auraient été réduits.

Pour autant, il ne faut pas faire preuve de naïveté. L’Europe doit se garder d’essayer de faire « plus blanc que blanc » sans tenir compte de ce qui se passe ailleurs. Vous évoquez Bâle III, mais aux États-Unis les accords de Bâle II ne sont pas appliqués. Quant à la réglementation de 3 000 pages qui a été mise en place en juin, elle est quelque peu en trompe-l’œil puisqu’elle nécessite l’intervention des régulateurs de chaque État fédéré, ceux-là mêmes dont le mauvais fonctionnement a engendré les problèmes que l’on sait. Les Américains disposent aujourd'hui d’une base juridique pour affirmer qu’ils n’ont pas le droit d’appliquer des éléments externes tels que Bâle III. C’est pourquoi j’estime que l’Europe ne doit prendre dans Bâle III que ce qui est intrinsèquement utile au bon fonctionnement de son industrie financière.

Il y a une grande distance, dans les dispositions américaines, entre l’absence de protectionnisme affirmée et la réalité à laquelle on se heurte pour pénétrer le marché. J’ai participé, dans une vie antérieure, à l’acquisition par une banque française d’une compagnie d’assurances aux États-Unis : il a fallu demander une autorisation dans chaque État fédéré et l’opération a pris deux ans. Le système de protection est organisé de telle sorte que l’on a toujours de bonnes raisons de vous renvoyer à l’application de la réglementation.

Je le répète, il serait raisonnable de retenir, en matière de réglementation, tout ce qui permettra à l’industrie financière de mieux fonctionner en créant moins de risque, sans essayer de montrer que nous faisons tout mieux que les autres. C’est là que se situe, en partie, le débat européen.

Pour ce qui est des fonds alternatifs, non, tous les États n’avancent pas au même pas. Au Parlement, l’accord s’est fait très vite : mon rapport a été adopté en mai à une large majorité. C’est entre les États membres qu’il y a des divergences. On connaît l’opposition entre la France et la Grande-Bretagne, mais certains pays se cachent derrière l’une ou l’autre – ils ne disent pas ce qu’ils pensent, mais ils n’en pensent pas moins. Les Britanniques voulaient préserver la place financière de Londres et les opérateurs britanniques souhaitaient pouvoir continuer à fonctionner avec les îles Caïmans. Quant aux Français, ils ont dans un premier temps défendu l’idée d’une réglementation nationale ; puis, il y a quatre ou cinq semaines, la France s’est prononcée pour le passeport européen, mais à condition que l’ESMA ait une réelle autorité et qu’il ne soit pas possible à chaque État de délivrer ce passeport à sa façon. Ce revirement, que je conseillais depuis plusieurs mois, est à mes yeux un peu tardif ; arrivant en fin de parcours, il ne nous a pas permis de bénéficier de tous les avantages que nous aurions pu en tirer. Le bilan est néanmoins positif. Le pire aurait été que l’un des deux pays se retrouve isolé et que la position soit prise à la majorité qualifiée.

Le lobbying des gestionnaires de fonds a été très intense. J’ai eu exactement 198 entretiens avec des lobbyistes, toujours dans le même sens, à ceci près qu’au départ ils ne voulaient pas de directive et qu’ils se sont montrés par la suite un peu plus coopérants pour apporter des informations utiles. Les plus déloyaux se sont employés à faire courir des rumeurs selon lesquelle l’économie ne trouverait plus de financements si l’on régulait un tant soit peu les fonds de capital investissement.

Bien entendu, il serait préférable que les choses se passent au niveau du G20, mais il ne suffit pas de donner une feuille de route, il faut la mettre en œuvre.

M. le rapporteur, président. Le nouveau système de supervision européen se déclinera au niveau national. L’architecture est-elle suffisamment claire pour éviter complexité, lourdeur et, finalement, inefficacité ?

M. Jean-Paul Gauzès. Le Parlement européen, qui a adopté mon rapport à la quasi-unanimité, souhaitait un contrôle européen sur les groupes bancaires et d’assurance transfrontaliers. Ce sont surtout les nouveaux États membres qui s’y sont opposés. Les banques nationales y sont en effet très peu nombreuses et les banques et les assurances sont en général des filiales de groupes dont le siège est en Grande-Bretagne ou en France, si bien que les autorités nationales n’ont pas envie d’être dépossédées de tout contrôle au profit d’un régulateur européen transfrontalier. Mais cela viendra certainement un jour.

Aujourd’hui, l’organisation de la supervision est-elle claire et efficace ? Oui, en ce sens que l’on sait exactement quelles sont les compétences des agences. Leurs pouvoirs de coordination et d’injonction leur permettront de lutter efficacement contre d’éventuelles distorsions dans l’application des règles dans chacun des États. Alors que les ministres de l’économie et des finances n’en voulaient pas, le Parlement européen a finalement obtenu que des injonctions – et non de simples recommandations – puissent être adressées aux autorités nationales. En cas d’urgence ou de situation grave, les agences pourront même édicter des règles contraignantes. On ne peut pas réguler nationalement des activités qui se développent au niveau européen et même mondial ; sans être parfait, le système proposé est de bon sens.

M. le rapporteur, président. Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont indiqué, de façon assez convaincante, que ce qui manquait était essentiellement une meilleure information sur les opérateurs et sur les transactions. Ils ont souvent mis en cause les opérations de gré à gré et souhaité la création de plates-formes, notamment pour les credit defaults swaps (CDS). Le Parlement européen a-t-il fait des propositions en la matière ? Quel est votre avis ?

M. Jean-Paul Gauzès. Dans ce domaine, attention à la schizophrénie. Il y a souvent de la distance entre ce que l’on dit souhaiter et ce que l’on permet de faire ensuite. Ce décalage existe aussi chez les gouvernants.

Le chantier ouvert devrait être européen mais on assiste à des interférences, par exemple en Allemagne avec l’interdiction des ventes à découvert, en France également. Il faudrait avoir la sagesse de coordonner les initiatives tendant à réguler le marché. Pour reprendre la formule de Michel Barnier, la supervision constitue un cadre et l’on doit maintenant placer les briques. La première est la directive encadrant les fonds d’investissement alternatif ; les suivantes seront la réglementation sur les ventes à découvert, qui est en route, et la réglementation sur les dérivés – avec le problème de l’information, celui de la compensation, de la création ou non d’une chambre de compensation pour les opérations en euros...

La Commission a fait des propositions législatives à ce sujet. Le Parlement, pour sa part, a adopté un rapport d’initiative de M. Werner Langen, également rapporteur de la proposition de règlement relatif aux produits dérivés. Donc, nous progressons ; et le niveau européen est celui qui convient. Mais la difficulté sera de coordonner les positions des États. Lorsque Mme Angela Merkel a voulu interdire le short selling pour certains produits, on a assisté à des manœuvres de contournement. Néanmoins les propositions de la Commission sont très sérieuses et le Parlement y travaille, dans le cadre de son rôle de codécision ; je pense donc qu’au premier semestre 2011, il y aura des textes dans ces domaines.

M. le rapporteur, président. S’agissant du trading « haute fréquence », le président de l’AMF a reconnu devant notre commission qu’il ne disposait pas, à l’heure actuelle, des moyens technologiques pour assurer un véritable contrôle. Qu’en est-il au niveau européen ? Faut-il s’orienter vers la limitation du développement et de la sophistication de ces échanges ?

M. Jean-Paul Gauzès. Il n’y a pas plus de moyens au niveau européen qu’au niveau national. Même avec la mise en place des trois agences, ce sont les autorités nationales qui assureront le travail opérationnel. Mais vous posez la vraie question : que faire face à des innovations technologiques qui font que la finance échappe progressivement à la maîtrise humaine ? Toutes les salles de marchés ont à peu près les mêmes logiciels. Là où, naguère, les mouvements s’atténuaient parce que telle banque adoptait une stratégie différente de celle de telle autre, aujourd'hui tous les établissements suivent le même mouvement. On a pris des mesures pour limiter la prise de risque par les opérateurs, en France mais aussi au niveau européen avec la directive sur les fonds propres réglementaires (CRD 3). Je pense cependant qu’il arrive un moment où il faut rétablir le pouvoir de l’homme sur les machines, auxquelles on ne peut laisser tout faire.

Certains demanderont si l’on a le droit d’empêcher l’innovation. Mais quand elle aboutit à des catastrophes, pourquoi la laisser se développer ? Maire d’une commune rurale, je plaide pour le bon sens… À cet égard, la Société générale, qui a le malheur de voir son nom spontanément associé à l’affaire Kerviel, est par ailleurs, il faut le souligner, l’une des rares banques à ne pas être tombée dans le piège Madoff, parce qu’elle avait fait les bonnes analyses. Après avoir été avocat, j’ai été pendant dix ans au comité de direction d’une banque : pour avoir vu fonctionner le système, je sais que certaines choses font un peu peur. Il faut rétablir un contrôle humain sur la machine. Qu’apporte à l’économie réelle le fait que des opérations se réalisent à la nanoseconde, alors que pour constituer un dossier de crédit, il faut plusieurs mois, et pour monter un atelier relais, un an de démarches administratives et un an de construction ?

N’appréciant pas beaucoup le droit anglo-saxon, je pense qu’il faut revenir à de saines notions de droit latin. Les financiers sont beaucoup plus créatifs que les juristes. Il faut donc donner aux autorités régulatrices des bases juridiques et des pouvoirs assez larges pour qu’elles puissent s’adapter aux variations de comportement des acteurs financiers. En matière pénale, l’infraction doit être précisément définie pour que la punition soit possible ; ce système rigide ne convient pas en matière financière. Il faut faire confiance au régulateur et lui donner compétence pour prendre des décisions chaque fois qu’il estime qu’il y a des dérapages inacceptables. Cette conception, j’en conviens, n’est pas très libérale...

M. le rapporteur, président. Peut-on imaginer des « limitateurs » sur les marchés ? Cela se pratiquait sur le MATIF, où, en cas de surchauffe, on arrêtait les transactions pour laisser les opérateurs reprendre leurs esprits – puis on redémarrait.

M. Jean-Paul Gauzès. Peut-être, mais les temps ont changé. La génération actuelle de traders est passée de la Game Boy à l’ordinateur de salle de marchés, sans transition et sans réflexion. Dans les sous-sols d’une banque, les plus grosses voitures ne sont pas celles des membres du comité de direction mais celle des traders.

Il faut donc limiter les incitations aux risques, ce que fait la loi. D’autre part, certaines rémunérations sont indécentes et nous n’avons pas hésité, au niveau européen, à les limiter à 500 000 euros dans les banques encore aidées par les États. Cela a fait des mécontents… Ce n’est pas avec son propre argent que l’opérateur joue dans une salle de marchés ; quand il perd, ce n’est pas lui qui perd, mais la banque. Quant aux hedge funds, bon nombre d’entre eux ont perdu la mise que les banques et les investisseurs leur avaient apportée. C’est autant d’argent qui a été perdu pour le financement plus classique de l’économie.

M. le rapporteur, président. En ce qui concerne les agences de notation, vous avez évoqué une première vague de réglementation européenne, puis une deuxième à venir.

M. Jean-Paul Gauzès. La première vague concernait l’enregistrement des agences, les obligations en matière de qualification, de ressources humaines, d’organisation, ainsi que la supervision. Dans un premier temps, celle-ci a été assurée par des collèges ; le texte qui sera voté en commission le 9 novembre et en séance plénière au cours du mois de décembre et qui sera applicable, je l’espère, au début de 2011, organise la supervision européenne de l’ESMA, mais guère plus.

Ce qui viendra au premier semestre est plus compliqué. Un premier débat concernera le schéma de financement des agences de notation. Aujourd'hui, c’est le client noté qui paie l’agence. Il y a donc, selon certains, conflit d’intérêts, comme pour un professeur payé par un élève – ce qui existe avec les leçons particulières, mais les professeurs ayant une éthique se refusent à en donner aux élèves qui sont dans leur classe. Cela étant, quel autre système retenir, dès lors que les agences exercent une activité commerciale, qu’il faut bien rémunérer ?

Le deuxième sujet concerne la fameuse agence européenne de notation. La conçoit-on comme une société dont les actionnaires seraient européens et qui serait plus « gentille » à l’égard des Européens ? En 2009, Mme Pervenche Berès avait proposé que les Cours des comptes assurent la notation des dettes souveraines ; le problème est qu’il n’existe pas de Cour des comptes dans tous les États membres et que celles qui existent ne sont pas toujours aussi indépendantes qu’en France : que vaudraient des notes données par des fonctionnaires dépendant de l’État qu’ils notent ? Mon collègue Wolf Klinz parle, lui, d’une fondation indépendante.

Pour ma part, je partage l’avis de Jean-Pierre Jouyet : il faut se désintoxiquer des agences de notation. Les agences, en particulier les trois grandes, affirment qu’elles ne donnent qu’une opinion et qu’il appartient à l’investisseur de se forger son avis. Ce n’est pas inexact, à ceci près que cette opinion coûte très cher, que les agences ont accès à des informations privilégiées et que la note est prise en compte, dans la réglementation bancaire, pour la détermination des fonds propres : suivant que le produit acheté par une banque est bien ou mal noté, on ne lui fera pas correspondre le même montant de fonds propres. Bref, tant que les notes seront intégrées dans la réglementation bancaire, l’intoxication se poursuivra.

Par ailleurs, les agences ont une légitimité à noter la dette des États, dès lors que cette dette est financée par des investisseurs – qui ont besoin d’indications. Pour autant, elles ne peuvent pas faire n’importe quoi et appliquer les mêmes schémas que pour les entreprises : une collectivité publique en difficulté se redresse beaucoup plus vite. Pour avoir été le rédacteur du protocole qui a suivi l’affaire d’Angoulême, je sais que les finances de la ville se sont rétablies rapidement, grâce à une bonne équipe municipale.

Les conditions de publication des notes posent un autre problème. Depuis dix ans, tout le monde savait que la Grèce avait des dettes et que son système fiscal était une passoire ; C’est bien pourquoi les Allemands ne voulaient pas qu’elle entre dans l’euro, au même titre que les autres pays « producteurs d’olives ». Ainsi s’explique la réaction de Mme Angela Merkel : « On vous l’avait bien dit ! » C’est la réaction de parents qui voient leur enfant tomber de l’arbre où il a grimpé, à ceci près que les parents se précipitent au secours de l’enfant et qu’il a fallu à Mme Angela Merkel une quinzaine de jours pour en arriver là, ce qui s’est révélé un peu coûteux.

Je ne crois pas que l’on puisse annoncer une demi-heure avant la clôture des marchés que l’on dégrade telle ou telle note. À mon avis, l’autorité de régulation des agences de notation devrait avoir son mot à dire sur les conditions de publication d’une note, dès lors que celle-ci pourrait perturber la vision que l’on a de la situation financière d’un État – de même que le Conseil supérieur de l’audiovisuel a le pouvoir, dont il use très rarement, d’empêcher la diffusion d’une émission pouvant avoir des conséquences graves dans l’opinion. Bien sûr, il faut avancer avec prudence pour ne pas verser dans la censure. Le principe reste que la notation de la dette des États est légitime, mais elle ne doit pas être diffusée dans n’importe quelles conditions et à n’importe quel moment – d’autant que les dettes des États se constituent sur une longue période.

M. le rapporteur, président. Compte tenu de l’importance que ces agences ont prise, cette « modération » morale ne risque-t-elle pas d’affoler encore plus les marchés, en favorisant la rumeur ?

M. Jean-Paul Gauzès. La rumeur existe de toute façon. En outre, les agences précisent toujours que leur note s’applique à un moment donné et peut être modifiée le lendemain. Les investisseurs, en tout cas les institutionnels, devraient donc prendre un peu de recul par rapport à ces notes.

Dans la période antérieure, c’est la notation des produits structurés plus que celle des entreprises qui a engendré des difficultés. La note AAA était la condition pour bien vendre ces produits. Comme directeur juridique de banque, j’ai eu des contacts avec les agences de notation : soit les financiers répondaient à leurs questions, soit on produisait l’avis d’un cabinet d’avocats attestant la solidité du produit ; sans doute l’agence n’allait-elle pas jusqu’au bout des investigations nécessaires avant de délivrer sa note.

Aux États-Unis, dans l’affaire des subprimes, des courtiers non régulés ont vendu des prêts à des gens qui n’étaient pas solvables et qui n’avaient pas la mentalité de propriétaires. Aux termes des accords passés avec les banques, les incidents de paiement des échéances intervenant dans les six premiers mois étaient portés au bilan des banques – si bien que celles-ci se sont trouvées en difficulté ; au-delà de six mois, c’est le véhicule de titrisation lui-même qui était atteint.

Je crois vraiment qu’une réglementation raisonnable est nécessaire. Le fonctionnement quotidien de la finance a été largement opaque. Pour reprendre une formule de Michel Barnier, il faut mettre de la transparence là où l’on s’était habitué à l’opacité.

Dans la banque où je travaillais, mon visa était nécessaire pour les nouveaux produits financiers. Comme je manquais de compétences dans ce domaine, j’appliquais toujours la même méthode : je demandais à celui qui venait me présenter le dossier de me l’expliquer. Il arrivait toujours un moment où il me disait qu’il n’avait pas très bien compris un mécanisme, mais que les autres gagnaient beaucoup d’argent en l’appliquant. Je l’invitais alors à revenir me voir lorsqu’il aurait compris ce chaînon manquant. Ce n’était pas inefficace – mais pour cela il faut que le juriste ait une position forte dans la banque !

M. le rapporteur, président. Après avoir tant travaillé sur ces questions, qu’attendez-vous du G20 ?

M. Jean-Paul Gauzès. Le Président de la République, qui en assurera la présidence, a établi une feuille de route très ambitieuse. J’espère que les choses avanceront. Cependant la présidence du G20 n’est pas celle de l’Union européenne. : il n’existe pas de structure fixe, et par ailleurs il faut faire avancer un grand nombre de pays aux intérêts très différents. Pour obtenir des résultats concrets, il faut un gros investissement et une volonté politique. Je crains qu’au niveau mondial, cette volonté politique soit relativement faible. J’espère néanmoins que l’on poursuivra le travail engagé et que les Européens ne seront pas les naïfs qui ont fixé des règles là où les autres refusent d’en mettre. Je le répète, nous devons adopter les règles qui sont intrinsèquement utiles au fonctionnement de l’industrie financière européenne mais nous garder de vouloir faire « plus blanc que blanc ».

M. le rapporteur, président. Merci beaucoup pour votre contribution.

L’audition s’achève à 19 h 30.