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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 10 novembre 2010

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 20

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Claude Gruffat, directeur général de Citigroup France

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur Gruffat, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Vous avez derrière vous trente-six ans de carrière dans la finance et êtes actuellement directeur général de Citigroup France, branche française d’un groupe mondial dont les actifs financiers se montent à quelque 2 200 milliards de dollars.

Notre commission s’efforce de déterminer si la spéculation – du moins dans certaines de ses formes – a contribué à la crise financière. Faut-il, comme un petit nombre de nos interlocuteurs l’ont suggéré, proscrire certains produits emblématiques d’une « économie-casino », tel le CDS – credit default swap – nu ? Quelles sont les recommandations à formuler pour éviter que ne se reproduise la crise financière et économique que nous avons connue, ou encore la crise grecque ?

Le 23 novembre 2008, les titres de Citigroup chutaient de près de 70 %...

M. Jean-Claude Gruffat, directeur général de Citigroup France. Ce fut même bien pire !

M. le président Henri Emmanuelli. Le gouvernement fédéral américain a garanti plus de 300 milliards de dollars de vos actifs en échange d’une prise de participation de 27 milliards. Vous avez donc été au cœur de la tourmente et, à ce titre aussi, votre point de vue nous intéresse.

(M. Jean-Claude Gruffat prête serment.)

M. Jean-Claude Gruffat. Je commencerai par quelques remarques sur les mécanismes de spéculation qui affectent le fonctionnement des économies, notamment sur ceux qui déstabilisent la monnaie et les titres souverains européens.

Première remarque : le monde croule sous la dette. L’excès de liquidité créé au cours des dernières décennies par les surplus des pays exportateurs a provoqué l’apparition de bulles spéculatives dans les pays dits développés. Les institutions financières, en dépit de quelques exceptions vertueuses, y ont contribué en prêtant de manière excessive sur des valeurs futures potentielles, et non conservatrices.

La crise trouve pour partie son origine dans un modèle qui s’est largement développé aux États-Unis et qui a provoqué une détérioration du sens du risque. Ce modèle consistait à « originer, structurer et distribuer ». En d’autres termes, les institutions financières prenaient des actifs financiers mais ne les gardaient pas : elles les distribuaient à un marché plus large que le marché bancaire, donc à un public d’investisseurs, si bien qu’on les retrouvait parfois dans les portefeuilles de particuliers sous la dénomination de « SICAV dynamiques », par exemple. De tels produits offraient un rendement supérieur aux taux du marché, moyennant, bien entendu, un profil de risque différent.

Le sens du risque s’est trouvé émoussé dans la mesure où les institutions financières ne portaient plus le crédit jusqu’à son terme. Sans doute se montrent-elles bien plus responsables lorsqu’elles savent qu’elles seront affectées par leurs décisions mais, lorsqu’elles se contentent de structurer un crédit et de le distribuer à des investisseurs qui, eux, n’ont pas forcément effectué toutes les analyses nécessaires pour apprécier la pertinence et la sûreté de tels actifs, il en va autrement.

Le recours à ce modèle s’est trouvé exacerbé aux États-Unis avec la crise des subprimes : des acquéreurs potentiels de biens immobiliers qui n’avaient pas les revenus suffisants pour souscrire un crédit hypothécaire classique ont eu accès à un crédit dit subprime, c'est-à-dire assorti d’un taux d’intérêt plus élevé mais aussi de facilités de remboursement, d’exonérations et d’exemptions pendant une période – par exemple de la possibilité de ne pas commencer à rembourser le principal tout de suite. Tous ces crédits étaient « originés » par des courtiers dont l’activité ne faisait l’objet d’aucune réglementation. Ils étaient ensuite achetés par des banques d’affaires qui les « structuraient » pour en faire des produits financiers découpés en tranches à risque dégressif. Après intervention des agences de notation, les mêmes banques d’affaires distribuaient ces crédits, qui se retrouvaient alors dans les portefeuilles d’investissement des institutionnels et des particuliers.

Pour assurer la liquidité de ces investissements, des lignes de support, ou back stop, étaient procurées puisqu’une partie des portefeuilles était financée par du papier commercial émis sur les marchés – ces lignes sont en effet destinées à refinancer un tel papier lorsqu’il ne trouve pas à se placer. Les banques ne supportaient donc ni le risque de liquidité ni le risque de crédit. Cela étant, lorsque la crise a éclaté à la fin de 2006 et au début de 2007, on a activé les lignes de back stop car les papiers commerciaux n’assuraient plus le refinancement. Il y a eu dès lors un effet boomerang sur le bilan des institutions financières, qui se sont trouvées confrontées à la fois au risque de liquidité et au risque de crédit qu’elles avaient cherché à écarter.

Cette crise a provoqué l’intervention des États et des banques centrales. Si les institutions financières américaines ont été plus fortement affectées que les autres, la plupart des États ont soutenu les établissements nationaux en procurant des garanties, tandis que les banques centrales injectaient de la liquidité et achetaient du papier. Du reste, avec son nouveau programme d’émission de 600 milliards de dollars, la Federal Reserve montre qu’elle poursuit cette politique de quantitative easing.

Dans certains cas, dont celui de Citigroup, l’intervention a dû aller plus loin. Certains établissements ont été purement et simplement nationalisés. Pour d’autres, les États ont garanti une partie du portefeuille et pris des actions de préférence qui, parfois, ont été converties en actions de droit commun.

Juste avant la crise, Citigroup était la première banque du monde en termes d’actifs, avec un total de bilan de l’ordre de 2 400 milliards de dollars, des fonds propres très importants et une capitalisation boursière d’environ 250 milliards de dollars. À la fin de 2006, la valeur du titre en bourse était de 56 dollars. Au pire moment de la crise, elle est tombée à 1 dollar – soit une baisse bien supérieure aux 70 % dont vous faisiez état, monsieur le président.

Les recapitalisations, massives, se sont faites de façon différente aux États-Unis et en Europe. La Société générale ou le Crédit agricole, par exemple, ont levé des fonds auprès de leurs actionnaires, qui ont répondu favorablement. Les établissements américains, parmi lesquels Citigroup, ont d’abord sollicité les fonds souverains – Abu Dhabi, Singapour, la Norvège, le Qatar, le Koweït, etc. –, puis, comme cela n’a pas suffi, se sont tournés vers leurs gouvernements. Ceux-ci ont pris des actions de préférence, avec des warrants attachés qui leur assuraient un bonus en cas de retour à meilleure fortune.

S’agissant de Citigroup, le Trésor américain a fourni un soutien de 45 milliards de dollars, en deux tranches de 20 et de 25 milliards, et la Federal Deposit Insurance Corporation – la FDIC, l’organisme fédéral qui assure les dépôts des particuliers – a garanti un portefeuille d’actifs dits toxiques de plus de 300 milliards. Sur sept trimestres consécutifs, les pertes du groupe ont atteint 110 milliards de dollars. Mais la recapitalisation, par dilution massive des actionnaires, est telle aujourd'hui que nous sommes mieux capitalisés qu’avant la crise. Les actionnaires antérieurs ont été « lessivés », les dirigeants ont été changés : on a donc une équipe nouvelle et des actionnaires nouveaux, situation que l’on a peu vue en Europe. La sanction du marché a été effective.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour les Américains, c’était sans doute psychologiquement important.

M. Jean-Claude Gruffat. En effet. La question du too big to fail et du traitement des institutions systémiques fait désormais l’objet d’une réflexion sérieuse, par exemple dans le cadre du Fonds de stabilisation européen. Malheureusement, comme sur d’autres questions, la convergence de vues est insuffisante, entre Européens et Anglo-saxons comme entre Européens eux-mêmes.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Les Américains ont donc jugé que la sanction du marché était une bonne chose. Mais celle qu’a subie Lehman Brothers n’a-t-elle pas été précisément une des principales origines de la crise ?

M. Jean-Claude Gruffat. Ma réponse sera strictement personnelle, la position de mon groupe pouvant être différente sur le sujet.

Je fais partie de la minorité qui pense que ce qui est arrivé à Lehman Brothers était justifié.

En septembre 2007, plusieurs institutions – Merrill Lynch, notamment – se trouvaient dans une situation délicate aux États-Unis. La question se posait au gouvernement Bush en fin de mandat, avec un secrétaire au Trésor qui était l’ancien patron de Goldman Sachs, de savoir s’il fallait sauver Lehman Brothers après avoir trouvé une solution en mars pour Bear Stearns et après avoir sauvé la compagnie d’assurance AIG. En bref, fallait-il une nouvelle fois faire appel au contribuable américain ?

Deuxième question : cette banque méritait-elle d’être sauvée ? Les sommes en jeu étaient considérables. Depuis des mois, Lehman Brothers avait frappé à toutes les portes dans le monde pour trouver des investisseurs disposés à renflouer la banque. Les derniers à avoir refusé étaient les Coréens. La seule institution encore intéressée, une banque britannique, réclamait une garantie complète du Trésor américain. Le rôle de ce dernier était-il de sauver une banque où l’effet de levier était de l’ordre de 50 – 2 dollars de capital pour 100 d’engagements, sachant que, dans ces engagements, il n’y avait pas que du bon et que beaucoup était illiquide ?

Enfin, pouvait-on liquider cette banque sans créer un risque d’effondrement du système ? Les Américains ont considéré que c’était possible, non sans dommages pour les financiers bien sûr : les banques qui traitaient avec Lehman Brothers et étaient contreparties dans les activités de marché ont subi des pertes importantes, mais pas d’un niveau tel que le système se soit trouvé dans une situation de faillite. En revanche, on a reproché aux Américains d’avoir créé une crise massive de liquidité et de confiance entre les institutions financières. En outre, la crise grecque est venue raviver la crise de confiance alors que celle-ci commençait à s’estomper en raison de l’amélioration des résultats des banques.

Bref, ce qui est arrivé à Lehman Brothers ne me surprend pas. Je peux le regretter, mais je peux le comprendre.

Soulignons également que les États qui ont pris des participations en capital en même temps qu’ils garantissaient la dette des établissements financiers n’ont pas perdu d’argent. Ils ont accordé leurs prêts dans des conditions de marché. En France, les prêts consentis via la Société de financement de l’économie française, la SFEF, ont été récupérés. Certains considèrent même que l’État aurait pu demander plus, sous formes de warrants par exemple.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est mon point de vue. L’État aurait pu entrer dans le capital des banques, puis revendre.

M. Jean-Claude Gruffat. C’est ce qu’ont fait les Américains.

Les pertes sur AIG, seules pertes constatées, seront peut-être partiellement récupérées. Cette compagnie s’était lancée dans l’assurance-crédit et avait assuré massivement des portefeuilles bancaires d’institutions qui achetaient du papier de mauvaise qualité – dont, c’est bien connu, de grandes banques françaises et de grandes banques américaines, parmi lesquels Goldman Sachs, mais pas Citigroup. Quand les credit default swaps (CDS) ont été actionnés, on n’a pu que constater les pertes. Le gouvernement américain a pris le contrôle parce que plusieurs gouvernements européens ont demandé à ce que ces CDS soient honorés, mais aussi parce qu’il y avait 20 000 emplois à la clef à New York et que le gouverneur de l’État de New York était intervenu.

Le défaut d’AIG, celui de Fannie Mae et de Freddy Mac – les agences de refinancement de la dette hypothécaire américaine – et celui de GMAC – filiale de crédit de General Motors – ont abouti à 100 à 150 milliards de dollars de pertes. Cela étant, sur les 750 milliards prêtés au système bancaire américain, tout le reste a été remboursé avec des intérêts substantiels. Citigroup, par exemple, a remboursé toute la partie qui n’avait pas été convertie et le Trésor a déjà vendu quelque 15 des 27 % qu’il détenait sur le capital de l’établissement, et il continue à vendre au fil de l’eau en dégageant du profit.

Pour contestables ou regrettables que l’on puisse les juger, ces interventions qui ont mis en jeu le crédit de l’État ont donc été remboursées.

En même temps, puisque les banques ne se prêtaient plus entre elles, les États ont eu à assurer le financement du système bancaire et financier, en apportant leur garantie. Ainsi en Europe : les gouvernements belge, français et luxembourgeois ont garanti Dexia, la BNP a repris Fortis, etc. Cela a conduit à ce paradoxe que, si les banques n’ont pas été nationalisées, la dette du secteur financier l’a été, elle, assez largement, si bien qu’elle s’est transformée indirectement – ou directement, par le mécanisme des cautions – en dette des États.

Comme les remboursements ne sont pas toujours intervenus, ces sommes sont venues aggraver l’endettement des pays. Selon des chiffres récents, le rapport global de la dette au PIB dans l’Union européenne est de 85 %, en complet décalage avec la règle vertueuse des 60 % – et je passe sur celle des 3 % de déficit budgétaire par rapport au PIB ! À ces chiffres s’ajoutent ceux de l’endettement privé. Aux États-Unis, l’ensemble de la dette des ménages et des entreprises du secteur concurrentiel et du secteur public représente 300 % du PIB.

Ces dettes sont-elles remboursables ? Cette question nous renvoie à celle de la spéculation. S’il existe une spéculation sur les dettes des États, c’est parce que l’on perçoit une vulnérabilité croissante de ceux-ci, qui, à quelques exceptions près, ont vu leur endettement aggravé par leurs déficits structurels puis par la crise.

La situation ne peut être réglée par les méthodes traditionnelles, à savoir l’inflation, la dévaluation ou la croissance. L’inflation est faible, la dévaluation est exclue. Pour ce qui est de la croissance, alors que les taux de reprise de l’économie américaine après les crises précédentes – certes moins longues et moins sévères – étaient de 6 à 8 %, les taux actuels sont compris entre 1,5 et 2 % seulement. Et même si l’Europe connaît des taux de 2 %, c'est-à-dire la moyenne annuelle de la croissance des économies depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cela ne permettra pas de rembourser la dette. Des études menées en particulier par les économistes de Citigroup indiquent que, pour revenir à la règle de 3 % de déficit public, les États devraient générer d’ici à 2030 un surplus budgétaire annuel de l’ordre de 4 % avant paiement des intérêts de la dette !

Faute donc de pouvoir compter sur les méthodes traditionnelles, on n’échappera pas à des phénomènes de « restructuration », étant entendu que le terme « défaut » est banni du vocabulaire – la distinction entre les deux reposant sur le fait que le défaut se définit par son caractère unilatéral alors que la restructuration implique une décision bilatérale.

Un exemple de défaut : celui de l’Argentine en 2001 – il en a coûté 2 milliards à Citigroup à l’époque. Du jour au lendemain, le gouvernement a annoncé que la monnaie était dévaluée et que les contrats de change à terme ne seraient pas honorés. La décision n’a fait l’objet d’aucune concertation, pas même avec le Fonds monétaire international.

Lors d’une restructuration, au contraire, le débiteur indique à ses prêteurs qu’il n’est pas en mesure de rembourser et demande des facilités de paiement : allongement de la durée du crédit, réduction du taux d’intérêt, etc.

Lorsque l’on observe les conditions auxquelles les pays qui posent problème actuellement dans la zone euro – Grèce, Portugal, Espagne, Irlande – empruntent sur les marchés et la façon dont leur dette se traite sur le marché secondaire, on constate des écarts très importants avec l’Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne. Cette différence n’est rien d’autre que l’anticipation de restructurations se traduisant par un abandon de créances de 25 % à 30 %. C’est ce qui explique les phénomènes de spéculation : le marché s’attendant à une restructuration, il va shorter (vendre à découvert) le papier. Il ne croit pas les gouvernements ni le gouverneur de la Banque centrale européenne quand ceux-ci affirment que les dettes des pays souverains seront honorées.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Pour le gouverneur de la BCE, n’est-ce pas le terme « restructuration » qui est banni ?

M. Jean-Claude Gruffat. Il ne peut s’exprimer autrement. Il en allait de même, autrefois, avec les dévaluations : jusqu’à l’instant précis où l’on dévaluait, on affirmait droit dans les yeux qu’on ne dévaluerait jamais. Je l’ai moi-même constaté lors d’une rencontre avec le gouverneur de la banque de Thaïlande à la veille de la dévaluation de 1997.

Bref, lorsque l’on jure aux marchés que la dette de ces pays ne sera pas restructurée, ils ne le croient pas et ils anticipent, d’où les phénomènes de spéculation.

Quelques pays ont interdit certaines techniques utilisées par les banques, notamment les ventes à découvert, ou CDS nus. Mais ces dispositions ne sont applicables qu’à l’intérieur des pays en question. L’interdiction, par Mme Merkel, de faire du « short » sur la dette des pays européens n’empêche en rien la Deutsche Bank ou toute autre banque allemande de le pratiquer à Londres.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. De toute façon, peu de transactions de ce type se font sur le territoire allemand.

M. Jean-Claude Gruffat. La mesure est vertueuse. Est-elle efficace ? C’est une autre question !

Quant aux vraies solutions, s’il y en a, c’est de cela qu’il conviendrait de débattre.

M. le président Henri Emmanuelli. Quelles sont-elles, pour vous ?

M. Jean-Claude Gruffat. Jean-Pierre Jouyet, qui est une personnalité que je respecte beaucoup, considère que la spéculation est utile en ce qu’elle permet de créer un marché. De fait, au cours de ma longue carrière, j’ai parfois constaté qu’il n’y avait rien de pire que l’absence de marché. J’étais à Hong Kong en 1987 lorsque, faute de moyens pour empêcher le décrochage, le président de la bourse avait décidé de fermer celle-ci. Le lundi 16 octobre, j’avais rejoint le marché à terme de Chicago. Les jeunes courtiers de la banque Indosuez, où je travaillais à l’époque, n’avaient jamais rencontré cette situation : il n’y avait que des vendeurs, personne n’achetait ! Le marché est la solution, mais encore faut-il qu’il y ait un marché. Que faire quand il n’existe pas ? Il y a, certes, des recettes boursières - franchissements de seuil, suspensions... –, mais le mécanisme des achats et des ventes est aujourd'hui totalement électronique et souvent déclenché par des algorithmes, comme on a pu le constater en mai dernier avec la réaction en chaîne du flash crash.

M. le président Henri Emmanuelli. Ces mécanismes sont-ils souhaitables ?

M. Jean-Claude Gruffat. Non, mais que pouvons-nous y faire ?

M. le président Henri Emmanuelli. Personne ne doute que la spéculation peut assurer la liquidité et qu’elle est parfois utile pour « couvrir ». Le problème est de savoir comment se prémunir contre les opérations « casino » dangereuses et sans intérêt pour l’économie réelle. Qu’apporte le high frequency trading, le HFT, à l’économie réelle ? Davantage de liquidité, diront les puristes, puisqu’il y a davantage de transactions...

M. Jean-Claude Gruffat. Mais non davantage de transparence.

M. le président Henri Emmanuelli. Et ces opérations présentent un risque énorme.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Faut-il les limiter ou les interdire ?

M. Jean-Claude Gruffat. Tout d’abord, je crois qu’il n’existe pas de solution nationale, ni même régionale, car cela ne conduit qu’à des déplacements d’activité.

Ensuite, la responsabilité du contrôle des activités doit peser sur les dirigeants des firmes. Alors qu’un régulateur de marché est tenté de réguler en demandant plus de capital et de liquidité, il me semble qu’une première règle doit s’imposer : si spéculation il y a, elle ne doit pas être menée avec l’argent du public. C’est ce que les Américains ont tenté d’imposer avec la « règle Volcker » et le Dodd-Frank Act, qui visent à s’assurer que la spéculation se fasse avec des fonds propres ou des fonds ayant fait l’objet d’un emprunt à risque, non avec ceux des déposants.

Si cette responsabilité doit relever des firmes, la première chose à faire est de responsabiliser les conseils d’administration. C’est là une opinion personnelle. En France, les « dirigeants responsables » des établissements bancaires font l’objet d’une procédure d’accréditation, menée naguère par le Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement (CECEI) et aujourd'hui par l’Autorité de contrôle prudentiel. Les autorités de place ont donc un interlocuteur qui répond de la conformité des opérations à la réglementation. Mais aucune procédure de ce type n’existe pour les conseils d’administration, devant lesquels les « dirigeants responsables » sont pourtant eux-mêmes responsables.

À titre d’exemple, le conseil d’administration de la Société générale au moment de l’affaire Kerviel ne comportait qu’un assureur et un ancien banquier. Par la suite, la banque s’est empressée de nommer un membre qui a un passé de banquier de marché.

En général, les établissements rechignent à nommer des banquiers – sauf s’ils sont à la retraite depuis longtemps – à leur conseil d’administration, de peur, notamment, de conflits d’intérêts.

M. le président Henri Emmanuelli. Peut-être craignent-ils aussi que cela ne leur lie les ailes.

M. Jean-Claude Gruffat. Aux États-Unis, la situation de Citigroup n’était pas très différente : le conseil d’administration comprenait des industriels, des universitaires, des économistes, et même un ancien patron de la CIA et un ancien président des États-Unis, Gerald Ford, tous gens respectables et compétents à bien des égards, mais pas de banquiers. Après avoir été particulièrement atteint par la crise, le groupe a lui aussi fait entrer des banquiers au nombre de ses administrateurs.

Ce qui est maintenant souhaitable, c’est une responsabilisation sur le plan civil, voire sur le plan pénal. Cela devrait changer les comportements.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais cela ne garantit pas contre le risque systémique.

M. Jean-Claude Gruffat. Le Fonds de stabilisation est en train de s’occuper des institutions systémiques et le G20 en débattra. Il sera notamment demandé d’apporter une couche supplémentaire de capital. En la matière, il n’y a pas de règle pour déterminer le bon niveau mais il est certain que plus on met de capital, mieux on se porte, surtout s’il s’agit d’actions de droit commun. Une des leçons de la dernière crise est aussi que la liquidité ne faisait pas l’objet de contrôles suffisants : il faut s’assurer que des actifs vraiment liquides existent, et qu’ils existent dans les juridictions où ils sont censés se trouver. Dans l’affaire Lehman Brothers, la liquidité qui se trouvait en Europe – et qui garantissait l’autosuffisance – a été siphonnée en quelques heures vers New York, juste avant la mise en œuvre du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Il serait donc de bonne politique de vérifier que la liquidité est cantonnée à l’endroit où l’on peut en avoir besoin.

Pour les institutions présentant un risque systémique, M. David Thesmar, membre du Conseil d’analyse économique, remarque à juste titre que la loi américaine est plus audacieuse que la nôtre. En effet, les États-Unis ont prévu que celles qui auront bénéficié de la protection du gouvernement fédéral pourront être liquidées s’il est impossible de les restaurer, et que tous les actionnaires et tous les types de créanciers supporteront la perte.

Auparavant, lors de la faillite de General Motors par exemple, les actionnaires, les personnels, les fonds de pension et les créanciers extérieurs ont subi un abandon de créance, ou « haircut ». Mais, dans le système américain, toutes les grandes banques ont bénéficié d’une garantie implicite, si bien que les créanciers obligataires des États-Unis, même pour les dettes subordonnées, ont vu leur créance honorée à 100 %. Au pire moment de la crise, la créance de dette subordonnée se traitait à 20 cents le dollar, or les hedge funds qui ont acheté ce papier pour ce montant ont été indemnisés à 100 !

Je crois beaucoup aux mécanismes de marché à condition qu’ils fonctionnent. Lorsque la garantie implicite d’un gouvernement permet à des spéculateurs de réaliser de telles opérations – sur des fonds levés précisément à des fins de spéculation –, il y a un problème. C’est pourquoi la nouvelle loi américaine dispose que toutes les catégories de créanciers seront mises à contribution lorsqu’une institution ne pourra faire face à ses engagements. La différence de traitement antérieure était incompréhensible pour les investisseurs.

M. le président Henri Emmanuelli. Néanmoins, la confiance entre les banques n’est pas revenue.

M. Jean-Claude Gruffat. C’est exact. Le problème des dettes souveraines s’est substitué au problème précédent. Paradoxalement, quand les grandes banques centrales, au premier rang desquelles la Fed, injectent de la liquidité dans l’économie, les banques redéposent cette liquidité dans les banques centrales. À titre d’exemple, le dépôt de Citigroup auprès des banques centrales s’élève en permanence à 250 milliards de dollars. Le rôle des banques est-il de prêter aux banques centrales ?

M. le président Henri Emmanuelli. Les taux ne sont pourtant pas rémunérateurs...

M. Jean-Claude Gruffat. Non, mais le dépôt est sécurisé. Auparavant, les grandes banques n’hésitaient pas à se prêter entre elles. Ce n’est plus le cas. Dans un premier temps, on craignait une nouvelle affaire Lehman Brothers. Puis, au printemps de cette année, les banques européennes, qui ont des engagements importants en dollars, ont rencontré des difficultés pour lever des dollars auprès des banques américaines en raison des chiffres qui circulaient au sujet des engagements des établissements allemands ou français vis-à-vis de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, etc.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Comment expliquez-vous que les courtiers américains qui plaçaient les crédits subprimes ne faisaient l’objet d’aucune réglementation ni d’aucun contrôle ? Le système consistait, si vous me permettez l’expression, à se « repasser la patate chaude ». Comment des institutions financières de bon niveau et des responsables réputés compétents ont-ils bien pu acquérir des produits aussi nocifs, fondés sur l’espérance que les prix de l’immobilier ne cesseraient jamais de croître ?

M. Jean-Claude Gruffat. Dans un premier temps, les banques ont recueilli des actifs, les ont structurés et en ont fait des produits financiers qu’elles ont placés. Comme le système faisait gagner beaucoup d’argent à tout le monde et qu’elles ne conservaient pas ces actifs tout en empochant des commissions, elles ont voulu en faire plus. De ce point de vue, il y a lieu de mettre en cause les règles de Bâle II, qui ont eu pour conséquence de réduire les exigences en capital et, de ce fait, d’augmenter l’effet de levier – on pouvait faire davantage d’opérations sans avoir plus d’actifs, améliorant ainsi le return on equity, le retour sur capitaux propres.

Les produits étaient structurés en tranches selon un risque décroissant.

M. le président Henri Emmanuelli. Dette senior, dette mezzanine, etc.

M. Jean-Claude Gruffat. Exactement. Et certaines des tranches senior, protégées par des fonds propres, de la dette mezzanine, de la dette subordonnée, etc., sont apparues comme offrant des taux de rentabilité supérieurs : ce sont les fameux super triple-A, notion inspirée de la pratique des agences notation mais qui n’a aucune signification. Certaines institutions, dont malheureusement la mienne, se sont alors mis en tête de conserver ces produits. C’est alors que le système s’est grippé.

Paradoxalement, Citigroup n’a jamais originé de subprimes mais en a acheté pour en faire des produits financiers. Lorsque le jeu des chaises musicales a pris fin, au troisième trimestre de 2007, nous en détenions pour 40 milliards de dollars. D’un seul coup, cet inventaire n’a quasiment plus rien valu.

Il s’agit donc d’une défaillance des systèmes de risque. Certains établissements comme Goldman Sachs, se croyant plus malins, se sont rendu compte du phénomène et ont massivement « shorté » ces actifs dans le marché pour créer un hedge sur leurs positions. Bien entendu, cela a contribué à aggraver la situation.

M. le président Henri Emmanuelli. Et ils ont trouvé des acheteurs pour qui le seul nom de l’institution constituait une garantie ?

M. Jean-Claude Gruffat. Ce réflexe existe.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. D’où votre idée d’étendre la responsabilité aux conseils d’administration.

M. Jean-Claude Gruffat. En quelque sorte.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Vous avez évoqué Bâle II mais nous en sommes maintenant à Bâle III. À cet égard, certains de vos confrères craignent que les Européens ne se tirent une balle dans le pied en faisant des efforts pour apporter plus de capital, alors que les Américains n’appliquent même pas Bâle II.

M. Jean-Claude Gruffat. C’est inexact pour deux raisons.

En premier lieu, dans les pays autres que les États-Unis, les banques américaines fonctionnent dans le cadre de filiales assujetties au droit de ces pays. Ainsi, Citigroup opère dans les 18 pays d’Europe occidentale via des succursales de la filiale britannique de la maison mère américaine.

M. le président Henri Emmanuelli. La succursale française est-elle agréée en droit français ?

M. Jean-Claude Gruffat. Oui, mais la supervision prudentielle, par exemple pour tout ce qui concerne le contrôle interne, revient à la FSA – Financial Services Authority – britannique et, pour ce qui concerne la liquidité et la lutte anti-blanchiment, à l’Autorité de contrôle prudentiel ou à l’Autorité des marchés financiers. En effet, les régulateurs se sont mis d’accord pour que le contrôle prudentiel s’exerce au niveau du siège. Mais la FSA est un régulateur européen et, depuis le 1er janvier 2008, toutes les banques opérant en Europe sont soumises aux règles de Bâle II. Seules les entités américaines opérant sur le territoire des États-Unis ne sont pas tenues par ces règles.

En second lieu, les dix-huit ou dix-neuf principales banques américaines qui opèrent sur les marchés internationaux et qui représentent environ 90 % du marché bancaire intérieur – les quelques milliers d’autres banques étant de taille locale ou régionale – seront soumises à Bâle II à partir d’avril 2011. Nous sommes donc dans une logique de pré-Bâle II.

M. le président Henri Emmanuelli. Et Bâle III ?

M. Jean-Claude Gruffat. L’application sera progressive. On est en train d’en définir les règles.

M. le président Henri Emmanuelli. Il est cependant étonnant que l’on travaille sur Bâle III en Europe alors que Bâle II ne s’appliquera aux États-Unis qu’en avril prochain.

M. Jean-Claude Gruffat. Le blocage, en l’occurrence, ne vient ni de la Fed, ni du Trésor, ni de la FDIC, mais du Congrès. Celui-ci considère que le système bancaire américain doit rester éclaté, pour protéger les banques locales contre les monstres de Wall Street. Or les règles de Bâle I réclament plus de capital. Celles de Bâle II établissent une différenciation des exigences de capital en fonction des types d’activité et représentent pour les très grandes banques, je le répète, une diminution de ces exigences.

Du reste, la preuve que le système de Bâle II n’est pas satisfaisant est que l’on élabore déjà un Bâle III, alors que l’on a conservé Bâle I pendant vingt ans. Bâle II n’est en application en Europe que depuis janvier 2008.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Mais les Américains ne l’adopteront qu’à partir d’avril 2011...

M. Jean-Claude Gruffat. Parce qu’ils en ont assez de s’entendre dire qu’ils ne l’appliquent pas et que la concurrence s’en trouve faussée.

M. le président Henri Emmanuelli. Quelles sont, selon vous, les faiblesses de Bâle II ?

M. Jean-Claude Gruffat. Sans doute une différenciation des types de risque fondée sur des analyses statistiques. Dans cette démarche, on anticipe en fonction du passé en se fondant sur des séries statistiques et en les corrélant. Or, rien ne garantit que ce qui s’est passé se reproduira dans les mêmes conditions et que les corrélations observées antérieurement seront les mêmes.

Dans un récent ouvrage consacré aux crises, Kenneth Rogoff remarque que, jusqu’à une époque récente, aucune agence internationale ne disposait de série historique longue sur les dettes souveraines. Le Fonds monétaire international vient de décider de se saisir de ce problème afin de créer des séries statistiques longues. La modélisation de ces séries permettra de faire ensuite des projections en ce qui concerne les exigences de fonds propres.

M. le président Henri Emmanuelli. Un économiste que nous avons entendu s’est étonné de ce que, depuis 2003 ou 2004, les liquidités aient augmenté de 15 % par an alors que le taux de croissance moyen était de 4 %. On peut légitimement se demander jusqu’à quand cela durera. Pourtant, ni le FMI ni la Banque des règlements internationaux (BRI) n’ont donné l’alerte sur cette masse de liquidités qui ne trouvent pas à s’écouler dans l’économie réelle.

M. Jean-Claude Gruffat. Le même Kenneth Rogoff estime à 220 000 milliards de dollars la liquidité en circulation, alors qu’en additionnant les PIB de toutes les économies mondiales, on arrive à 60 000 milliards.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour ce qui est de la valeur des contrats sur instruments dérivés, M. de Boissieu nous a parlé de 700 000 milliards de dollars.

M. Jean-Claude Gruffat. Le chiffre de M. Rogoff concerne les liquidités, celui de M. de Boissieu renvoie au hors-bilan.

M. le président Henri Emmanuelli. Ces 700 000 milliards représentant douze années de PIB, il est forcé que des bulles se créent...

M. Jean-Claude Gruffat. Le marché des CDS était équivalent, en notionnel, au PIB mondial, mais il y a beaucoup de double, triple ou quadruple emploi. N’oublions pas que les transactions journalières sur le change représentent 4 000 milliards de dollars, selon le dernier chiffre de la BRI.

M. le président Henri Emmanuelli. Je crois qu’il nous reste à vous remercier.

M. Jean-Claude Gruffat. Permettez-moi de remettre à votre commission trois de mes articles récents, le premier consacré à l’éventuel retour au Glass-Steagall Act – faut-il séparer les activités de banque commerciale et celles de banque d’affaires ? –, le deuxième consacré à la responsabilisation des directions générales et des conseils d’administration vis-à-vis des risques pris par les banques, le troisième consacré aux évolutions des bourses, notamment à la question du high frequency trading.

M. le président Henri Emmanuelli. Quelle est votre position sur ce dernier sujet ?

M. Jean-Claude Gruffat. Les bourses des valeurs, créées pour lever des fonds destinés au financement de l’économie, se sont elles-mêmes introduites en bourse ces dernières années. Il s’est immédiatement ensuivi pour elles des contraintes de résultat. De plus, la création de plateformes alternatives a accru la concurrence, ce qui les a contraintes à réduire leurs commissions au moment même où elles doivent réaliser des investissements technologiques de plus en plus importants. Leur situation est donc la pire qui soit.

De ce fait, elles se sont lancées dans des opérations de concentration. Le New York Stock Exchange rachète Euronext, le NASDAQ cherche à racheter le London Stock Exchange, etc. Pour faire face à la concurrence, elles cherchent également à créer elles-mêmes des plateformes alternatives, ou elles en rachètent. De plus, on s’engage dans une révision de la réglementation MiFID (Market in Financial Instruments Directive) mise en œuvre il y a trois ans.

Les intervenants souhaitant traiter des volumes plus importants, on retrouve ces volumes dans le high frequency trading, où les mouvements se font à la nanoseconde et sont déclenchés par des ordinateurs.

M. le président Henri Emmanuelli. N’est-on pas entré dans l’aberration ?

M. Jean-Claude Gruffat. Je pense que ce phénomène donnera lieu rapidement à une réflexion. Je sais que c’est un sujet de préoccupation pour M. Jean-Pierre Jouyet et qu’il en a parlé avec ses homologues européens et américain. Là encore, il n’existe pas de solution seulement nationale.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. N’aurait-il pas fallu conserver des bourses des valeurs plus institutionnalisées ?

M. Jean-Claude Gruffat. On ne l’a pas fait. On est sorti d’une logique de place de marché pour entrer dans une logique d’entreprise commerciale. La question est de savoir si le modèle d’une société introduite en bourse est bien celui d’une place de marché. Malheureusement, il est un peu tard pour se la poser !

M. le président Henri Emmanuelli. La place avait un rôle de régulation.

M. Jean-Claude Gruffat. Du moins y avait-il une plus grande symbiose entre les autorités de régulation et les places.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur Gruffat, merci beaucoup.

La séance est levée à dix-huit heures quarante.