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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 10 novembre 2010

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 21

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Lubochinsky, professeur à l’Université Panthéon-Assas

M. le président Henri Emmanuelli. Madame, je vous remercie d’avoir répondu l’invitation de la Commission d’enquête. Vous êtes professeur à l’Université Paris II-Panthéon-Assas, où vous dirigez le master 2 « Finance ». Vous exercez par ailleurs des activités de consultante auprès d’établissements bancaires et financiers – notamment la Banque de France – et d’entreprises de marchés. Vous avez écrit de nombreux ouvrages et articles, notamment sur les hedge funds, sur la volatilité boursière et sur la gestion du risque.

Nous souhaitons savoir ce que vous pensez des mécanismes de spéculation et de leur rôle dans la crise financière. Certains d’entre eux vous paraissent-ils condamnables ? Faudrait-il prendre des mesures de régulation ?

(Mme Catherine Lubochinsky prête serment.)

Mme Catherine Lubochinsky. La spéculation est inséparable de l’effet de levier, que tout le monde utilise – à commencer par les ménages qui empruntent pour acquérir leur logement. Or, ce qui est déstabilisateur pour l’économie, ce n’est pas la spéculation, mais l’effet de levier. Les régulateurs devraient donc s’en préoccuper davantage.

La spéculation, quant à elle, est indispensable au marché. Sans elle, la liquidité des marchés serait insuffisante ; on ne pourrait pas réaliser d’opérations de couverture – qui sont la justification économique de l’existence des produits « dérivés ».

Par ailleurs, les spéculateurs achètent lorsque les prix sont sous évalués et vendent lorsqu’ils sont surévalués. On peut donc considérer qu’ils contribuent au bon fonctionnement du mécanisme de formation des prix – à la formation de prix « justes ». Cependant, les financiers et les économistes se plaisent à rappeler que, si les marchés sont efficients, il est, en moyenne, impossible d’y réaliser des profits. Peut-on estimer ces derniers ? M. Pérol a assuré que la Fédération bancaire française ignorait comment se répartissaient les profits bancaires entre ceux qui proviennent des activités classiques de distribution de crédit et ceux qui sont liés aux opérations de marché, et que, parmi ces dernières, aucune distinction ne pourrait être faite entre celles qui sont réalisées pour le compte de tiers et celles qui sont faites pour compte propre. De deux choses l’une : soit les banques ne collectent pas ces données, et c’est grave ; soit elles le font, mais elles ne les transmettent pas aux autorités compétentes – au premier rang desquelles l’Autorité de contrôle prudentiel. Et c’est un manque de transparence.

À titre personnel, j’aimerais bien connaître le montant des profits réalisés pour compte propre à moyen terme. On peut en effet se demander si les profits des activités de banque de financement et d’investissement – corporate investment bank ou CIB – ne résultent pas essentiellement des commissions prises sur les énormes volumes de transaction et des marges prélevées sur les produits dérivés complexes non standardisés, produits qui se caractérisent par leur opacité et sur lesquels les banques font des marges conséquentes. Cela expliquerait pourquoi les banques refusent d’échanger certains produits dérivés sur les marchés organisés ; le LIFFE (London International Financial Futures and options Exchange), le marché à terme britannique, a ainsi échoué à plusieurs reprises à introduire des swaps.

Ce ne sont ni les produits, ni les techniques qui posent problème, mais – je le répète – l’effet de levier, qui peut être utilisé avec des produits très simples. En 1929, les marchés de produits dérivés n’existaient pas ! On peut donc avoir des crises violentes sans cela, mais il est tellement plus simple de trouver un bouc émissaire…

Souvenez-vous de la faillite du fonds de pension des fonctionnaires du comté d’Orange, en 1994. À l’époque, son trésorier, Robert Citron, était persuadé que les taux d’intérêt allaient baisser. Il a donc mis ses obligations en pension auprès des banques afin de réaliser des plus-values sur les prix. Il prêtait les obligations contre des espèces, avec lesquelles il achetait de nouvelles obligations, qu’il mettait à leur tour en pension, et ainsi de suite. Une augmentation des taux, qui se traduit par une variation sept à huit fois supérieure des prix « grâce » à l’effet de levier, a mis le fonds en faillite. Il n’y a pas eu besoin de produits dérivés : tout s’est fait par des opérations de prise et de mise en pension, ce que font régulièrement toutes les banques centrales du monde.

Ne jetons donc pas la pierre aux produits dérivés. Je rappelle qu’il en existe de deux sortes : ceux qui sont échangés sur les marchés organisés et réglementés, dont les volumes et les prix sont connus, et ceux qui sont échangés sur les marchés de gré à gré, dont beaucoup sont standardisés – comme les swaps de taux d’intérêt –, mais pas tous. Il est difficile de connaître les volumes en jeu, mais les statistiques publiées par la Banque des règlements internationaux, la BRI, montrent qu’ils sont très importants.

Le problème de ces marchés réside dans leur opacité, en particulier pour les produits dits « exotiques ». Pour vous donner un exemple, une grande banque d’investissement propose un produit permettant de se couvrir contre le « biais de convexité » dû à l’inflation – en clair, la toute petite partie non linéaire, la dérivée seconde, dans l’évolution de la relation prix-rendement. C’est dire si l’imagination des financiers ne connaît pas de limite !

Pour remédier à cette opacité sur les dérivés de gré à gré, les régulateurs ont souhaité imposer le passage par une chambre de compensation centrale, afin de savoir qui a vendu et qui a acheté. Certains estiment que ce système est trop compliqué pour pouvoir s’appliquer aux produits dérivés non standardisés. Selon moi, la solution est simple : si les banques veulent vraiment continuer à vendre des produits exotiques, je préconise qu’on leur impose une couverture intégrale en fonds propres, afin de neutraliser le risque.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Aujourd’hui, les établissements financiers sont-ils totalement libres de mettre sur le marché ce type de produits, ou doivent-ils en informer l’autorité de régulation ?

Mme Catherine Lubochinsky. S’ils veulent les proposer au grand public, ils doivent demander une autorisation à l’AMF, mais celle-ci n’est pas nécessaire dès lors qu’ils s’adressent aux investisseurs « avisés ».

Rien n’a été inventé en matière financière durant ces dernières années ! Dans la Rome antique, il existait déjà des contrats à terme sur l’huile ou sur les grains. À la Renaissance, alors que le prêt à intérêt était interdit par le droit canonique, les banques italiennes faisaient déjà des montages financiers en éditant des bons échangeables à Londres et en jouant sur le taux de change. Il existait même des produits structurés, grâce auxquels un investisseur pouvait acheter des actions, vendre le droit aux dividendes et s’assurer de la valeur des actions, ce qui correspond exactement, dans les stratégies actuelles en matière d’options, à l’achat d’un actif avec, simultanément, la vente d’un call at the money et l’achat d’un put at the money. Les instruments n’ont guère changé : en définitive, les credit default swap (CDS) ne sont qu’un outil classique d’assurance contre un défaut.

Ce qui a changé, en revanche, ce sont deux choses. D’abord la technologie. Les intervenants sur les marchés ont cru que les modèles mathématiques leur permettaient de calculer intégralement les risques et ont donc évacué le phénomène d’incertitude. Frank Knight avait pourtant mis en évidence, dans les années 1920, la différence entre le risque et l’incertitude : alors que le premier est calculable, la seconde ne l’est jamais. Quels que soient les mécanismes de régulation que l’on mettra en place, on ne pourra pas empêcher de nouvelles crises ; en revanche, il importe d’en limiter les conséquences.

Avec la hausse des marchés, les intervenants financiers ont pris excessivement confiance en eux et ont oublié les concepts de base – même des lauréats du prix Nobel comme Merton et Scholes, conseillers de Long Term Capital Management (LTCM), ont oublié le risque de liquidité… On pensait que les Collateralized debt obligations (CDO) étaient des produits miracles, qui permettaient d’obtenir un rendement plus élevé sans prendre un risque supplémentaire. Quelle erreur !

Le progrès technologique a en outre permis la spéculation à haute fréquence, qui ne serait pas critiquable en soi, si elle ne donnait la possibilité d’utiliser une information privilégiée ; pour caricaturer, lorsqu’on sait qu’une opération va avoir lieu sur un produit, on va passer juste avant un ordre à grande vitesse et écrêter le marché.

M. le rapporteur. Jean-Pierre Jouyet estime qu’il serait important que tous les régulateurs nationaux puissent contrôler les carnets d’ordres, car ils peuvent avoir une influence même s’ils ne se traduisent pas par une transaction.

Mme Catherine Lubochinsky. De fait, le progrès technique a favorisé l’émergence des plateformes électroniques de transaction, dont le fonctionnement est totalement opaque et qui font une concurrence déloyale aux marchés organisés, dans la mesure où elles ne traitent que les valeurs fréquemment échangées. Il ne reste aux marchés organisés que de petites valeurs, avec lesquelles ils ne peuvent guère faire de profits. Je suis d’accord avec M. Jouyet quand il critique la directive MiFID (Markets in Financial Instruments Directive).

L’autre changement, ce sont les « bulles médiatiques » : les médias financiers, d’une part, manipulent sciemment et, d’autre part, se font manipuler. Prenons l’exemple de la Grèce : il est vrai qu’elle rencontrait des problèmes structurels, mais le montant de sa dette n’était qu’une goutte d’eau par rapport aux ressources des fonds de pension. Il était aberrant de prétendre qu’elle ne pourrait pas se refinancer ! À aucun moment, les médias n’ont souligné que, 30 à 40 % de l’activité économique du pays n’étant pas comptabilisée, les chiffres relatifs au déficit budgétaire ou au niveau de la dette par rapport au PIB n’avaient aucun sens ! Or, les traders étant pour la plupart assez jeunes, ils ne possèdent aucune culture économique et cèdent à la panique dès que quelque chose les inquiète.

Autre exemple de manipulation, l’affaire LVMH. Si ce groupe avait utilisé des equity swaps pour attaquer Gucci, les médias français s’en seraient félicités ; à l’inverse, si un fonds chinois avait acheté Hermès, cela aurait tourné à la crise d’État ! Il faut pourtant savoir ce que l’on veut !

Se pose ici la question des conflits d’intérêts, qui existent à tous les étages et en permanence. Ainsi, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut une coopération internationale efficace et une réglementation forte au niveau mondial, mais chacun s’évertue à ce que sa place financière soit la plus performante possible. La concurrence entre les places financières s’est traduite, durant les vingt dernières années, par une déréglementation compétitive ! De même, tout le monde appelle de ses vœux une chambre de compensation mondiale, mais chacun la veut chez lui !

Par ailleurs, il existe d’évidents conflits d’intérêts entre régulateurs et régulés : je vous renvoie sur ce sujet au film Inside Job.

Les régulateurs ont commis une erreur fondamentale, en croyant que le concept de discipline de marché avait un sens. On est revenu de l’autorégulation, dans un environnement où la maximisation du profit à court terme est la seule stratégie qui compte, aussi bien pour les entreprises que pour les banques. Les présidents de sociétés ont l’œil rivé sur le cours de leur action en bourse, et leur stratégie dépend de celui-ci. Quelle déperdition d’énergie !

En outre, la crise a mis en évidence l’insuffisante coopération entre régulateurs et leur manque de réactivité – il faut dire que, globalement, ils manquent de moyens, tant techniques qu’humains.

Il faudrait que les régulateurs évitent de commettre une autre erreur, qui serait de vouloir contrôler individuellement les produits et les techniques. Plus la régulation est complexe et précise, plus elle est aisée à contourner. Ainsi, la limitation des bonus liés aux performances a donné lieu à la création des primes de management. Les traders pour compte propre sont incités à fonder leur entreprise individuelle. De même, en réponse à Solvency II, qui augmente le coût de détention des actions, les banques vont proposer aux compagnies d’assurance des notes, c’est-à-dire des produits obligataires dont la performance sera indexée sur la performance boursière ! Quant à la réforme Dodd-Frank, elle n’empêchera pas le trading pour compte propre – qui a toujours existé –, car il sera toujours possible pour une banque de trouver un client, et nul ne pourra déceler quand un market maker quittera sa position neutre pour faire du trading pour compte propre. Cette réglementation donne l’impression d’un grand pas en avant, mais elle n’est, je le crains, qu’un écran de fumée.

Alors, existe-t-il des solutions ? Tout d’abord, il me semble indispensable de limiter l’effet de levier, tout en laissant les intervenants faire ce qu’ils veulent en dessous de ce plafond. Ensuite, pour limiter les distorsions de rémunération et les profits exorbitants, il serait bon de les taxer, plutôt que de tenter, en vain, de les interdire, en mettant en place une fiscalité très progressive au-delà d’un certain taux de rendement. En effet, l’interdiction des bonus pourra toujours être contournée par l’attribution de primes.

Une bonne mesure, c’est par exemple la décision que vient de prendre le comité de Bâle III de relever le core tier-one des banques et de n’autoriser que 15 % de titres « à gadget », sans chercher à les réglementer un à un. C’est seulement ainsi que l’on arrivera à réguler la finance.

M. le rapporteur. Pour maîtriser l’effet de levier, encore faudrait-il pouvoir contrôler tous les intervenants ; or certains échappent aux régulateurs !

S’agissant de la taxation des profits, vous avez raison de préférer un dispositif global à des mesures spécifiques. Toutefois, il ne faudrait pas se tirer une balle dans le pied en ne mettant pas en place un système véritablement international…

De même pour Bâle III : comment faire pour appliquer les nouvelles règles à l’échelle mondiale sans créer de distorsions de concurrence ? Que pensiez-vous de Bâle II ? Le nouveau dispositif vient-il compléter le précédent ou le transforme-t-il en profondeur ?

Mme Catherine Lubochinsky. Durant la crise financière, on s’est en effet aperçu que de nombreux établissements échappaient à toute régulation financière. Les autorités de régulation et les gouvernements tentent de remédier à ce problème. Il faut que tous ceux qui font des transactions financières, quels qu’ils soient – et ils sont de plus en plus nombreux –, soient soumis aux mêmes règles.

Pour maîtriser l’effet de levier, la principale difficulté est de s’accorder sur le niveau maximal autorisé. On peut tout simplement décider de réduire le niveau actuel, ou l’on peut prendre exemple sur ce qu’ont fait les Canadiens, qui y ont gagné de traverser la crise sans trop de déboires : ils ont fixé dans la réglementation un plafond au ratio entre actifs et fonds propres – au maximum égal à 20.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est-à-dire qu’ils ont relevé le niveau de fonds propres exigé ?

Mme Catherine Lubochinsky. Non, ils exigeaient avant la crise des fonds propres plus élevés que ceux exigés par Bâle II, des fonds propres de meilleure qualité et un ratio entre actifs et fonds propres.

M. le président Henri Emmanuelli. Cela ne risquerait-il pas de réduire le crédit ?

Mme Catherine Lubochinsky. Les banques ont le choix : si elles réduisent le crédit, c’est uniquement parce qu’elles ne veulent pas renoncer aux opérations plus lucratives ! On peut y remédier en mettant en place une fiscalité progressive, qui inciterait les banques à remplir leur mission première, qui est de distribuer des crédits et de les conserver sans reporter le risque sur quelqu’un d’autre.

M. le rapporteur. Pensez-vous vraiment qu’une telle mesure permettrait de réinjecter dans l’économie réelle les liquidités dont disposent les banques – ce qui est l’objectif de notre commission ?

Mme Catherine Lubochinsky. Pourquoi existe-t-il sur les crédits immobiliers aux ménages une telle concurrence entre les banques, qui les conduit à réduire autant leur marge ? Elles doivent bien y trouver un intérêt !

M. le président Henri Emmanuelli. Probablement parce que le client reste captif jusqu’au remboursement du crédit, soit pendant au moins vingt ans, et que les banques bénéficient de la garantie hypothécaire.

Mme Catherine Lubochinsky. C’est en effet l’avantage des revenus récurrents. Et il serait bon que les banques développent davantage ce genre de produits, qui ont un effet stabilisateur.

Je ne crois pas que si l’on change la réglementation, les banques ne distribueront plus de crédit aux petites entreprises et aux ménages, le problème étant différent pour les grandes entreprises, pour lesquelles elles sont en concurrence avec le marché. Mais je me trompe peut-être...

Quant à Bâle II, que dire ? Cela avait toujours le mérite d’être mieux que Bâle I !

M. Jean-Pierre Gorges. On en revient toujours au même point ! À chaque audition, on nous dit que Bâle I n’était pas bon, Bâle II non plus et que tel ou tel s’est trompé. Et si l’on changeait de point de vue et que l’on partait du postulat que l’on a besoin de la spéculation et que le marché finit toujours par s’équilibrer ?

J’ai passé vingt-cinq années dans le milieu bancaire. Les banquiers gagnent beaucoup d’argent, mais sur les produits annexes, et très peu sur les masses monétaires elles-mêmes. À chaque fois qu’il y a eu un problème, c’est parce qu’on avait introduit un mécanisme de régulation ! Je me demande si, en réalité, ce n’est pas ce qui perturbe le système.

Prenons l’exemple grec : on aurait pu laisser les choses suivre leur cours. On nous a soutenu que cela aurait mis l’euro en danger, mais tout le monde sait que c’est faux. Voilà un pays où la moitié de l’activité économique échappe au système financier organisé ! Si on l’avait « laissé tomber », le mécanisme d’autorégulation du marché nous aurait permis de connaître son PIB réel. En définitive, en venant à son secours, on n’a fait qu’entretenir le problème.

Plus mon analyse s’affine, plus je mets en cause cette pseudo-régulation qui, au final, ne parvient pas à éviter les crises. Comme vous l’avez fait remarquer, les mêmes mécanismes sont à l’œuvre depuis des siècles, et cela s’est toujours régularisé !

Mme Catherine Lubochinsky. On a quand même changé d’échelle !

M. Jean-Pierre Gorges. Il faudrait donc que les banques conservent leurs profits quand tout va bien, mais que si elles commettent une erreur, l’État vienne à leur secours, quand bien même il supporterait une dette de 1 500 milliards d’euros et un déficit structurel de 100 milliards ? Je trouve cela parfaitement immoral ! Laissons faire ; si une banque se trompe, qu’elle tombe !

Mme Catherine Lubochinsky. Comme Lehman Brothers ?

M. Jean-Pierre Gorges. Oui.

Mme Catherine Lubochinsky. Cela ne vous poserait aucun problème ?

M. Jean-Pierre Gorges. Non : cela finirait par se réguler !

Mme Catherine Lubochinsky. Et les conséquences macroéconomiques et sociales ?

M. le président Henri Emmanuelli. Madame Lubochinsky, notre collègue n’exprime qu’un point de vue, qui n’engage pas la commission !

M. Jean-Pierre Gorges. En effet : je pars d’un autre postulat. On envisage toujours les scénarios possibles en se plaçant du point de vue de la régulation, mais jamais de celui de la non-intervention. Vous avez dit que les fonctions n’étaient pas continues et qu’il existait une zone d’incertitude : cela n’est jamais pris en compte dans les études.

Mme Catherine Lubochinsky. Mais, par essence, l’incertitude n’est ni modélisable ni probabilisable : cela correspond aux chocs exogènes !

M. Jean-Pierre Gorges. En effet, la fonction n’est pas continue. N’importe quel événement peut modifier la donne. Par exemple, sur le marché du pétrole, quelqu’un va s’énerver et le baril de Brent va passer à 150 dollars.

M. le président Henri Emmanuelli. Mon cher collègue, votre question ressemble fort à une théorie ! Je sais bien que certaines personnes soutiennent que la crise financière est due à la régulation, mais elles sont très minoritaires.

M. Jean-Pierre Gorges. Eh bien, j’en fais partie, monsieur le président !

M. le président Henri Emmanuelli. C’est la position du Tea Party !

M. Jean-Pierre Gorges. À chaque fois, on fait la démonstration que la régulation était mauvaise !

Mme Catherine Lubochinsky. Le problème, c’est d’adapter la régulation à un système en mutation permanente.

M. Jean-Pierre Gorges. Mais la régulation court derrière la technologie et sera toujours à la traîne ! Aujourd’hui, les transactions sont réalisées en quelques nanosecondes, par ordinateur.

Mme Catherine Lubochinsky. Sachons raison garder : il ne s’agit que d’une forme de trading bien particulière !

M. Jean-Pierre Gorges. Pour combien de temps ?

M. le président Henri Emmanuelli. Pour l’heure, cela ne concerne que quelques opérateurs dont tout le monde se demande à quoi ils servent !

Mme Catherine Lubochinsky. Vous dites qu’en Grèce rien n’a changé, mais la comptabilité s’est quand même améliorée…

M. Jean-Pierre Gorges. Vous savez bien que le problème est culturel ! Au lieu de chercher sans cesse le bon système, il vaudrait mieux se demander si la régulation n’a pas des effets néfastes.

Mme Catherine Lubochinsky. Les lobbies les mettent toujours en avant, mais ils ne parlent jamais des effets bénéfiques ! Personne n’aime être régulé : vous-même, j’en suis sûre, vous préféreriez rouler à plus de 130 heures kilomètres à l’heure !

M. Jean-Pierre Gorges. Comparaison ne vaut pas raison…

Mme Catherine Lubochinsky. Bâle II a consacré le rôle des agences de notation, en autorisant la prise en compte de leurs notes dans le calcul des risques. Aujourd’hui, tout le monde montre du doigt les agences, mais on oublie que les régulateurs les ont approuvées !

Par ailleurs, le risque de liquidité a été complètement évacué. Ce risque est connu depuis longtemps, mais avec l’essor des marchés il est passé au second plan, parce que l’on pensait que les volumes de transactions étaient tellement importants qu’il n’y aurait plus de problèmes de liquidité, d’autant que les crédits peuvent être titrisés et vendus. C’était une erreur. Le comité de Bâle s’est saisi du problème, et Bâle III va introduire un ratio de liquidité.

Je suis partisane d’une régulation globale. Il serait inefficace de vouloir réguler produit par produit. On a besoin d’instruments financiers ; ce qui fait problème, c’est que les produits au comptant et les produits dérivés représentent respectivement quatre et dix fois le PIB mondial. Cela étant, nul ne connaît le rapport idéal.

M. Jean-Pierre Gorges. On ne le connaîtra jamais !

Mme Catherine Lubochinsky. Certes, mais on peut essayer de réduire l’écart.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur Gorges, les régulations ne sont pas apparues spontanément : à chaque fois, elles ont fait suite à une catastrophe financière.

Mme Catherine Lubochinsky. En effet : les régulateurs ont été introduits après la crise de 1929 et les coupe-circuit après le krach de 1987.

M. Jean-Pierre Gorges. Pourtant, on ne pourra jamais anticiper les prochaines fraudes. Les mécanismes de régulation ne se fondent que sur ce qui est connu. C’est pourquoi ils ne pourront jamais empêcher une nouvelle catastrophe.

Mme Catherine Lubochinsky. Mais ils n’en ont pas la prétention ! La régulation a pour but de faire en sorte que les conséquences d’une crise ne soient pas catastrophiques.

M. le président Henri Emmanuelli. Ou que cette crise ne se reproduise.

M. Jean-Pierre Gorges. Une crise ne se reproduit jamais à l’identique !

M. le président Henri Emmanuelli. Durant la dernière crise, contrairement à celle de 1929, on n’a pas vu des banquiers sauter par la fenêtre !

Mme Catherine Lubochinsky. Ni des millions de personnes ruinées !

M. le président Henri Emmanuelli. Sans parler des conséquences politiques !

M. Jean-Pierre Gorges. Il ne s’agissait pas de la même crise.

M. le président Henri Emmanuelli. Précisément : on a sauvé les banques.

M. Jean-Pierre Gorges. La comparaison n’est pas bonne.

Mme Catherine Lubochinsky. Je ne saurais trop vous conseiller la lecture de La Bourse de Max Weber, ouvrage publié pour la première fois en 1894, qui vient d’être réédité. Je vous en lis la conclusion : « Tant que les nations poursuivront la lutte économique inexorable et inéluctable pour leur existence nationale et la puissance économique, même s’il se peut qu’elles vivent en paix sur le terrain militaire, la réalisation d’exigences purement théorético-morales restera étroitement limitée dès lors qu’on se rend compte que sur le terrain économique également il est impossible de procéder à un désarmement unilatéral. Une Bourse forte ne peut pas être un club de culture éthique et les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des institutions de bienfaisance que ne le sont les fusils et les canons. Pour une politique économique nationale qui poursuit des buts bien de ce monde, ils ne peuvent être qu’une seule chose : des moyens de puissance engagés dans ce combat économique. Elle ne pourra que se féliciter de voir ses institutions faire droit aussi à l’exigence éthique, mais elle a le devoir de veiller avant tout à ce que des fanatiques défendant leurs intérêts ou à ce que des apôtres ingénus de la paix économique n’aillent pas désarmer leur propre nation. »

M. le rapporteur. Une dernière question : me trompé-je si je dis que le marché des changes n’est pas régulé ?

Mme Catherine Lubochinsky. Qu’appelez-vous « réguler » ?

M. le rapporteur. Mettre en place une réglementation et vérifier qu’elle est appliquée.

Mme Catherine Lubochinsky. Parmi les 4,5 trillions de dollars cités comme volume de transactions quotidiennes sur le marché des changes, les opérations au comptant, qui sont des échanges spot, ne peuvent pas être régulées sauf à instaurer une réglementation des changes, comme avant les années 90 : on vérifie simplement que les devises sont bien livrées.

M. le président Henri Emmanuelli. Il existe pourtant de la spéculation sur les monnaies !

Mme Catherine Lubochinsky. Oui, mais elle joue essentiellement sur l’effet de levier, avec des opérations à terme.

M. le président Henri Emmanuelli. Un banquier nous a dit que l’effet de levier pouvait atteindre 50 sur le marché des changes : avec 2, on peut négocier 100.

Mme Catherine Lubochinsky. Et parfois plus, comme c’était le cas des hedge funds à l’origine : avec 1 million au départ, on levait 9 millions auprès de connaissances, puis on empruntait 90 millions à la banque et l’on utilisait l’effet de levier pour jouer sur 1 000 millions. C’est pourquoi il est si important de contrôler celui-ci.

M. le président Henri Emmanuelli. Madame, nous vous remercions.

La séance est levée à 19 h 30.