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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 17 novembre 2010

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 22

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition ouverte à la presse, de Mme Danièle Nouy, secrétaire générale de l'Autorité de contrôle prudentiel

L’audition commence à 16 h 30.

M. le président Henri Emmanuelli. Je vous remercie, madame Danièle Nouy, d’avoir accepté l’invitation de notre commission d’enquête. Vous avez exercé des fonctions importantes au sein de la Commission bancaire avant d’en devenir, en 2003, la secrétaire générale, poste que vous occupez maintenant au sein de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), issue de la fusion, au début de cette année, des autorités de contrôle des banques et des assurances. En 2006, vous avez présidé le Comité européen des superviseurs bancaires. Parallèlement, vous avez eu des responsabilités importantes dans le cadre du Comité de Bâle. Vous êtes donc pour nous un témoin particulièrement précieux.

Notre commission d’enquête cherche à déterminer la part de la spéculation dans le déclenchement et l’aggravation de la crise, notamment dans ses récents développements sur le marché de la dette souveraine des pays européens. La Fédération bancaire française a expliqué que la spéculation n’y était pour rien, mais nous ne sommes pas enclins à la croire, d’autant que, la veille du jour où la Commission européenne a infligé une énorme amende à ses membres, son président nous assurait que tout allait bien. Savez-vous qui se livre aux attaques spéculatives ? À partir de quelles zones ou marchés ? Et avec quelles méthodes ? Quel rôle attribuez-vous aux Credit Défault Swaps (CDS), comme instruments de couverture ou à nu ? Que pensez-vous de Bâle III et de Solvabilité II ?

Êtes-vous en mesure, en ce qui vous concerne, d’évaluer la part des opérations pour compte propre dans le résultat des banques ? Plusieurs dirigeants nous ont répondu que c’était impossible, mais des documents nous incitent à penser qu’ils ne disent pas toute la vérité. Quelle appréciation portez-vous sur le high frequency trading (HFT) ? Avez-vous les moyens de le contrôler ? Une mathématicienne de renom nous a fait part de son scepticisme à cet égard. Sachez d’ailleurs que, en tant que régulateur, l’ACP a été mise en cause par plusieurs des personnes auditionnées, qui se demandent comment les autorités de contrôle n’ont rien vu venir dans l’affaire Kerviel. Comment une position ouverte de 50 milliards d’euros peut-elle passer inaperçue ? Comment expliquer que le contrôle interne n’ait rien décelé ? Pourquoi le superviseur ne s’est-il pas rendu compte que les mécanismes de contrôle étaient défaillants ?

(Mme Danièle Nouy prête serment.)

Mme Danièle Nouy, secrétaire générale de l’Autorité de contrôle prudentiel. En introduction, je tiens à saluer votre décision d’enquêter sur ce thème riche et complexe. Les conséquences des comportements spéculatifs peuvent être particulièrement néfastes au fonctionnement des marchés et aux économies. Il importe donc de les identifier, de les prévenir et, le cas échéant, de les sanctionner.

Une première difficulté réside dans l’absence de définition réglementaire de la spéculation. S’agissant du concept lui-même, je souscris à l’analyse qu’en a faite le président de l’Autorité des marchés financiers, Jean-Pierre Jouyet : « Sans spéculateurs, il n’y aurait pas de marché, (…) la spéculation est consubstantielle aux marchés ». De même, M. Michel Aglietta a souligné qu’« en temps normal, la spéculation joue un rôle équilibrant puisque des acteurs financiers mieux informés que d’autres, découvrant que les prix de certains produits ne correspondent pas à leur valeur réelle, jouent le retour des prix à cette valeur ». D’ailleurs, lorsque les prix de marché sont déconnectés des fondamentaux économiques, en période d’exubérance irrationnelle des marchés, d’apparition de bulles ou de baisse vertigineuse des prix, on souhaiterait que des acteurs interviennent à rebours des autres, pour les ramener à la raison. Or ces acteurs, ce sont précisément des spéculateurs. Vous avez vous-même insisté, monsieur le président, sur le caractère ambigu de la spéculation et sur son rôle, tantôt néfaste, tantôt positif, vous demandant comment repérer ses excès et endiguer ses effets néfastes.

Les agissements frauduleux sont les premiers comportements à combattre, et ils sont passibles de poursuites et de sanctions. En ce qui concerne l’intégrité des marchés réglementés, la prévention et la sanction de telles pratiques relèvent de la responsabilité des autorités de contrôle des marchés, l’AMF en France. L’Autorité de contrôle prudentiel apporte son soutien, notamment en menant des enquêtes sur place, en veillant en permanence à la robustesse des dispositifs de contrôle de conformité et de contrôle interne. Les exigences réglementaires en la matière ont encore été durcies depuis la crise.

Une deuxième catégorie de comportements consiste à mener des opérations qui, bien que conformes à la réglementation, peuvent avoir des effets déstabilisants sur le système financier, parce qu’elles sont réalisées soit par des acteurs de très grande taille, soit simultanément par un grand nombre d’acteurs qui agissent tous dans le même sens, de façon moutonnière. La spéculation n’étant pas définie au plan réglementaire, il est difficile de discerner, parmi les opérations de marché, celles qui relèvent d’une logique spéculative et/ou celles qui ont des effets néfastes.

M. le président Henri Emmanuelli. Vos agents eux-mêmes ne font-ils pas la différence ? Les CDS à nu n’attirent-ils pas votre attention ?

Mme Danièle Nouy. Si, mais il est très difficile de distinguer, parmi les opérations de trading, celles qui sont faites pour le compte de la clientèle et celles qui sont faites pour compte propre. Il suffit qu’une banque tarde à couvrir une opération pour le compte de sa clientèle pour que le doute soit possible.

M. le président Henri Emmanuelli. Vous qui exercez un contrôle à la fois sur pièces et sur place, vous pouvez parfaitement le savoir.

Mme Danièle Nouy. Nous pouvons interroger les établissements, mais je ne peux pas vous fournir un tableau de chiffres qui ferait clairement la part entre les deux.

Les risques doivent être mesurés et surveillés en permanence. Ils ne doivent pas être disproportionnés par rapport à la surface financière des établissements. À la suite de la crise, plusieurs mesures ont été prises pour améliorer la quantité et la qualité des fonds propres, la couverture en fonds propres des opérations de marché – la France en avait dénoncé à plusieurs reprises l’insuffisance dans les instances internationales –, le contrôle interne, l’encadrement des rémunérations. Ces mesures vont entrer en vigueur progressivement, selon un calendrier international précis. Par ailleurs, d’autres mesures, comme le renforcement de la surveillance des institutions dites systémiques ou la mise en place de « coussins » contracycliques, parachèveront l’édifice de Bâle III, destiné à renforcer la sécurité des systèmes bancaire et financier.

S’agissant de la dette souveraine grecque, l’ACP a collecté sur plusieurs semaines des informations précises sur l’exposition des établissements français par le biais de dérivés de crédit. L’analyse des renseignements obtenus révèle, d’une part, que les positions prises par les banques françaises dans le cadre de leurs opérations pour compte propre étaient très mesurées, d’autre part que les grandes banques françaises ne semblent pas avoir déployé d’activité de spéculation sur la dette souveraine grecque. C’est d’ailleurs ce que M. Jouyet a dit devant votre commission.

M. le président Henri Emmanuelli. Il n’a pas encore tiré de conclusion définitive.

Mme Danièle Nouy. Les banques opèrent sur le marché des CDS dans trois cas : en tant qu’intermédiaires pour le compte de la clientèle, à des fins de couverture d’une position prise pour compte propre sur une contrepartie – elles achètent une protection sous la forme d’un CDS référencé sur cette contrepartie –, et pour prendre une position pour compte propre – achat ou vente d’une protection sous la forme d’un CDS. C’est cette dernière activité qui a pu être qualifiée de spéculative, dans la mesure où elle repose sur une anticipation de la dégradation ou de l’amélioration de la qualité de crédit d’un émetteur. Lors de la crise grecque, en février-mars puis en avril-mai 2010, les grandes banques françaises avaient globalement une position nette longue, c'est-à-dire vendeuse de protection et acheteuse de risque, pour un montant oscillant dans une fourchette de quelques dizaines à quelques centaines de millions d’euros, ce qui est très peu au regard des montants échangés pendant les périodes considérées. Elles n’ont pas spéculé sur la dette grecque avec des CDS. Elles étaient même exposées à une dégradation de la qualité de la signature de l’État grec. Aucune de ces banques n’avait de position significative courte acheteuse de protection, pariant sur une baisse des titres souverains grecs.

Le fait que l’autorité de contrôle bancaire ait de longue date surveillé étroitement l’activité des banques françaises sur les dérivés de crédit n’est sans doute pas étranger à cette situation. Très tôt, un traitement prudentiel rigoureux de ces instruments a vu le jour, pour tenir compte du risque de défaut de l’émetteur du sous-jacent et de l’adéquation au risque couvert, s’il s’agit d’une opération de couverture ; en même temps que des risques de marché et des risques de contrepartie sur le vendeur de protection, c'est-à-dire du risque que la contrepartie d’une opération soit défaillante avant le règlement définitif de l’ensemble des flux de trésorerie. Ce mécanisme existait déjà en partie dans Bâle II et il sera sensiblement durci dans Bâle III.

Par ailleurs, l’ACP soutient entièrement les initiatives internationales visant à sécuriser le marché des dérivés de crédit et des dérivés de gré à gré en général, au travers notamment d’une négociation sur des marchés organisés, d’une compensation dans des contreparties centrales, ce qui est prévu d’ici à fin 2012 au plus tard. Pour nous, il est important que les contreparties centrales traitant des contrats de CDS libellés en euros soient établies dans la zone euro.

M. le président Henri Emmanuelli. Tout cela nous a déjà été exposé. Nous voudrions connaître votre point de vue de praticienne. Et, à ce propos, en écoutant M. Jouyet, nous avons eu l’impression que l’autorité de contrôle contrôlait de moins en moins et qu’elle était littéralement dépassée.

Mme Danièle Nouy. Je ne crois pas que ce soit le cas.

M. le président Henri Emmanuelli. Vous considérez que vous maîtrisez bien les choses ?

Mme Danièle Nouy. Sans nier les conséquences d’une crise financière aussi grave, je tiens à souligner que les banques françaises ont été moins touchées que les autres. Ce n’est peut-être pas totalement le fruit du hasard. Nous avons été des contrôleurs rigoureux là où parfois nos collègues l’étaient moins, ne serait-ce que parce que l’étendue du contrôle n’est pas la même partout. En France, la définition des opérations de banque est extrêmement large. Aux États-Unis, des organismes peuvent distribuer des prêts immobiliers sans être considérés comme des établissements de crédit.

Nous sommes en parfait accord avec les demandes de M. Jean-Pierre Jouyet à propos des opérations de marché : CDS, ventes à découvert, surtout à nu. Cela étant, le directeur général de l’Agence France Trésor a souligné devant vous qu’il arrivait que des établissements spécialistes en valeurs du Trésor vendent des titres qu’ils n’avaient pas encore. Même s’ils ont d’excellentes raisons de le faire, ce sont des ventes à nu, que nous ne pouvons pas distinguer d’autres opérations de ce type qui seraient moins légitimes. Nous sommes aussi d’accord avec M. Jouyet sur les hedge funds, les opérations de marché, le trading à haute fréquence,…

M. le président Henri Emmanuelli. Vous arrivez à contrôler ce dernier ?

Mme Danièle Nouy. Nous sommes en charge non pas du contrôle des marchés, mais de celui des établissements. À ce titre, nous vérifions que les risques sont convenablement mesurés et gérés, et que les fonds propres sont suffisants. À chacun son métier : M. Jouyet est en charge du contrôle des marchés, à charge pour nous de collaborer avec lui dans le domaine qui est le nôtre.

Pour ce qui est du HFT, nous pouvons interroger les banques. Elles nous répondront.

M. le président Henri Emmanuelli. Il aura tout de même fallu un an pour savoir ce qui s’était passé le 6 mai à la bourse de New York. Par ailleurs, la mathématicienne qui a appliqué les algorithmes à la finance s’est demandée devant nous comment vous pouviez contrôler. Avez-vous le matériel nécessaire ? Et des personnels à même de comprendre ce qui se passe ?

Mme Danièle Nouy. Je ne vous dis pas que l’autorité de contrôle peut contrôler l’utilisation de formules et le résultat desdites formules dans une opération de marché, mais si j’interroge un établissement, il me fournira une réponse.

M. le président Henri Emmanuelli. Avez-vous constaté une forte augmentation de ce type d’opérations ?

Mme Danièle Nouy. Tous les établissements de la taille de nos grandes banques sont présents sur ces marchés.

M. le président Henri Emmanuelli. Ce n’est pas ce que ces banques nous ont dit ici.

Mme Danièle Nouy. Sans doute considèrent-elles que cette activité n’est pas significative dans leur bilan, mais leurs départements des transactions font des opérations dites de type quantitatif dont le développement est préoccupant, en effet. Et l’AMF milite pour limiter ces pratiques qui sont de son ressort. L’ACP, quant à elle, ne peut pas interdire du jour au lendemain le trading algorithmique.

M. le président Henri Emmanuelli. Vous pouvez tout de même mettre en garde les établissements contre les dangers qu’ils encourent.

Mme Danièle Nouy. Ce que nous pouvons faire, c’est, premièrement, regarder ce que font les établissements ; deuxièmement, vérifier comment ils gèrent leur risque ; troisièmement, évaluer la qualité du contrôle interne et les moyens qui lui sont alloués ; quatrièmement, demander le cas échéant une couche de fonds propres supplémentaire.

M. le président Henri Emmanuelli. D’après vous, les opérations du type HFT sont-elles parfaitement contrôlées par le management des banques ?

Mme Danièle Nouy. Ces opérations sont par nature très difficilement contrôlables. On peut se poser la question de savoir si elles devraient être autorisées. Mais je n’ai pas le pouvoir de les interdire.

M. Paul Giacobbi. La qualité du contrôle des établissements de crédit en France est probablement remarquable, au moins par comparaison. Dans le Financial Times de ce matin, Lord Turner, qui n’a rien d’un gauchiste puisqu’il a occupé outre-Manche les fonctions qu’occupe en France Mme Parisot, attirait l’attention sur le fait que les autorités de contrôle des pays européens se focalisaient sur les banques, alors que le plus grave s’est passé ailleurs – dans des établissements qui ne sont pas des banques au sens où nous l’entendons, nous. La batterie de ratios réglementaires est de plus en plus raffinée – le ratio Cooke en est à sa troisième ou quatrième version – mais elle ne s’appliquera que dans un nombre limité de pays situés de ce côté-ci de l’Atlantique, et à un nombre limité d’établissements. Résultat : un renchérissement du crédit en Europe tandis qu’ailleurs, tout va continuer comme si de rien n’était. Avant la crise, les activités à risque n’étaient pas le fait des banques et quand elles l’étaient, elles restaient en dehors du champ de la réglementation. Tout se passe comme si on s’acharnait fanatiquement à contrôler les grandes marques en laissant la contrefaçon se développer librement.

Le professeur Henri Bourguinat, qui mérite mon respect pour avoir anticipé la crise dès les années quatre-vingt, a mis en avant l’insuffisance de la loi Dodd-Frank car, même si elle a été inspirée par Paul Volcker dans le souci d’empêcher les banques de jouer au casino avec l’argent de leurs clients, elle se contente d’interdire aux banques les opérations pour compte propre. Et sera-t-elle seulement appliquée ?

Mme Danièle Nouy. Si nous ne sommes pas partisans en France de l’amendement Volcker, c’est précisément parce qu’il va pousser en dehors du champ du contrôle des opérations susceptibles de mettre le système financier en grave danger. Je vous renvoie au cas du hedge fund LTCM. Il ne suffit pas, pour empêcher les banques de jouer au casino, de leur interdire les opérations pour compte propre, d’autant qu’on ne sait pas du tout comment la loi sera appliquée. Des journaux sérieux rapportent que les opérateurs des salles de marché pour compte propre des grandes banques ont été versés dans les effectifs des sections qui s’occupent des opérations pour le compte de la clientèle. Le volume des opérations ne diminue pas. Or il est peu vraisemblable que l’appétit des clients se soit aiguisé au point de multiplier les volumes par deux ou trois… La France juge donc préférable de conserver ces opérations dans la sphère réglementée plutôt que de se voiler la face.

Quant aux ratios, le dispositif Bâle II se préoccupait surtout du dénominateur en procédant à une pondération des risques. En revanche, rien n’était prévu pour garantir la qualité des fonds propres figurant au numérateur. Bâle III remédie à cette insuffisance, contre laquelle la France s’est battue pendant des années. Lorsque j’étais en charge du comité des superviseurs bancaires européens, j’ai travaillé à obtenir une définition extrêmement rigoureuse des fonds propres de sorte qu’ils puissent réellement absorber les pertes en cas de défaillance. Or, à part aux États-Unis, pour les banques petites et moyennes les instruments hybrides se sont tous révélés incapables d’absorber les pertes avant que les États n’entrent au capital pour les sauver. Les États-Unis suivront-ils ? Probablement s’agissant de la qualité des fonds propres car ils font partie des pays les plus exigeants en la matière.

M. Paul Giacobbi. Prenons une analogie. Les maisons de jeu sont chez nous soumises à une législation sévère, mais, si celle-ci l’est trop, les joueurs invétérés joueront sur le trottoir. Et c’est ce qui est en train de se passer dans le domaine qui nous intéresse. À force d’imposer des ratios de plus en plus perfectionnés, on incite les banques à transférer leurs portefeuilles dans des véhicules d’investissement. Les ratios, même quand ils auraient dû s’appliquer, n’ont pas empêché les opérations de titrisation gigognes qui ont fait disparaître toute traçabilité des risques, ni la substitution aux fonds propres d’assurances contractées auprès d’AIG, qui a d’ailleurs fait faillite depuis. En somme, plus on réglemente, plus on découple le secteur bancaire du reste du système financier où chacun peut faire ce qu’il veut. Ces comportements sont décrits dans un ouvrage extrêmement instructif de Mme Gillian Tett, docteur en anthropologie et chroniqueuse au Financial Times, Fool’s Gold. Elle y explique comment certains produits dérivés et certains produits de titrisation, inventés chez JP Morgan, ont ensuite été pervertis pour contourner le ratio Cooke, si bien que la réglementation a eu l’effet inverse à celui qu’on espérait.

M. le président Henri Emmanuelli. Que la règle donne lieu à contournement n’implique pas qu’il ne faille pas réglementer.

Mme Danièle Nouy. La crise trouve en partie son origine dans la commercialisation par des courtiers de crédits immobiliers financés par des non-banques. Il ne s’agit même pas d’un contournement de la règle, mais plutôt d’un trou dans la raquette réglementaire. Or, depuis la crise, la raquette n’a pas été réparée. L’Europe n’a même pas une définition unique de l’opération de banque. Pourtant, dans de nombreux domaines, la réglementation est harmonisée.

En France, la titrisation des crédits par les banques représente entre 0,3 % et 2,7 %. C’est sans rapport avec ce qui s’est fait ailleurs. Le Trésor français a réussi au cours des négociations du dernier G20 à faire inscrire la réflexion sur le shadow banking, c'est-à-dire le hors-bilan et le « hors-hors-bilan », au nombre des chantiers à ouvrir, en vue d’intégrer ces opérations dans l’univers réglementé. Le problème est bien réel, mais, en ce domaine, la France est exemplaire.

M. Paul Giacobbi. Tout concourt à montrer que les banques françaises ont été, à une exception près, plutôt prudentes et bien contrôlées. Les autres banques européennes ont fait une consommation ahurissante des facilités de la Banque centrale européenne. L’Irlande doit en être à 129 milliards d’euros, l’Italie à une dizaine de milliards d’euros mais notre système, hormis le cas particulier de la Société Générale, a fait la preuve de sa robustesse. Toutefois, réglementer dans un seul groupe de pays, voire dans un seul pays, ne sert pas à grand-chose. Il vaut mieux une réglementation moins sophistiquée mais qui ratisse large. Sinon on encouragera les opérateurs à déserter les banques pour les établissements dérégulés, ou même les banques à s’installer dans des pays plus accommodants.

M. Jean-Pierre Gorges. Je suis tout à fait d’accord avec mon collègue. L’argent, comme l’eau, s’infiltre partout. Mieux vaut aménager un canal que lui opposer un mur qu’il contournera. Il ne suffit pas de réglementer, il faut aussi considérer les effets néfastes de la régulation. Si on se contente de poser quelques verrous ici ou là, ce que l’on cherche à contenir se déplacera, surtout avec la mondialisation. À cause de la hausse des prix du tabac, la part du marché parallèle est passée de 3 ou 4 % à 20 % sans que la consommation baisse. Voilà un exemple qui illustre les effets pervers de la régulation. Il serait regrettable que la commission d’enquête passe à côté du problème.

M. le président Henri Emmanuelli. Personne ne conteste qu’il faille une réglementation globale.

M. Jean-Pierre Gorges. Mais elle ne l’est pas. C’est tout le problème.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous avons eu la même discussion à propos des paradis fiscaux. Tant que plus de la moitié des transactions financières empruntera le circuit des dark pools et que l’argent liquide transitera par les paradis fiscaux, dans lesquels les services de gestion de patrimoine des grandes banques sont solidement implantés – n’en déplaise à leurs dirigeants, qu’on peut renvoyer sur ce point à la lecture du dernier numéro du Canard enchaîné –, le contrôle ne sera pas très efficace. Mais, pour des raisons plus ou moins avouables, il n’y a pas de réelle volonté politique.

Sur une période de dix ou quinze ans, les opérations pour compte propre se sont accrues. La comptabilité analytique, quoi qu’en disent les banquiers, permet-elle d’isoler ces opérations de celles qui sont réalisées pour le compte de la clientèle ?

Mme Danièle Nouy. Je pense que la réponse est non. Il y a des cas simples, mais ce n’est pas toujours le cas. Il suffit de tarder, délibérément ou non, à couvrir une position prise en contrepartie d’une opération réalisée pour le compte d’un client, et elle deviendra alors une opération pour compte propre. Mais elle sera comptabilisée comme opération pour le compte de la clientèle, de qui provient la demande, d’autant que les deux types d’opération sont en général confiés à des unités distinctes.

M. le président Henri Emmanuelli. On pourrait peut-être améliorer la comptabilisation.

Mme Danièle Nouy. Sans doute, mais rien ne nous permet de l’exiger à l’heure actuelle, ni de dire que le suivi sera facile. En outre, on nous demandera ce qu’il faut entendre par « délai excessif ». Tout dépend des opérations, de la liquidité du marché, du montant…

M. le président Henri Emmanuelli. Et dans le compte de résultat ?

Mme Danièle Nouy. Le produit net bancaire se répartit entre 60 % à 65 % en provenance des opérations de la clientèle, 20 % à 25 % au titre des opérations de marché, et le reste, 10 % à 15 % est dû à la gestion d’actifs. Dans les opérations de marché, j’évalue à 10 % environ les opérations pour compte propre, mais il s’agit d’une appréciation personnelle. Aucune obligation réglementaire ne me permet de pousser l’analyse plus avant.

M. le président Henri Emmanuelli. Et comment différencier les opérations de marché de la gestion d’actifs ?

Mme Danièle Nouy. En général, les unités sont distinctes et chacune recense ses propres opérations.

M. le président Henri Emmanuelli. Venons-en à la Société Générale. Pour passer à côté d’une position ouverte de 50 milliards, le système de contrôle interne devait tout de même être défaillant. Un contrôle qui ne porte que sur les montants nets est-il fiable ?

Mme Danièle Nouy. Non, bien sûr. Si la banque avait surveillé les montants bruts, elle aurait pris la mesure des positions engagées. Mais seuls les soldes étaient examinés et les appels de marge sur les positions étaient noyés avec d’autres provenant d’autres opérations – la Générale est un très gros établissement. De plus, les manœuvres frauduleuses d’un opérateur formé au back-office, et sachant comment détourner l’attention des contrôleurs, ont dissimulé l’étendue des risques. Depuis, le contrôle du risque opérationnel a été considérablement renforcé.

M. le président Henri Emmanuelli. Avez-vous un pouvoir réglementaire en la matière ?

Mme Danièle Nouy. Il est dans les mains du directeur du Trésor, par délégation du ministre de l’économie, après consultation du comité consultatif de la législation et de la réglementation financières. L’ACP peut prendre des mesures concernant des établissements individuels, mais, pour une mesure générale, il vaut mieux un règlement. Celui qui concerne le risque opérationnel, le règlement n° 97-02, a été considérablement durci et a demandé aux établissements des mises à niveau très lourdes, notamment des systèmes d’information, qui ont pris entre douze et dix-huit mois.

M. le président Henri Emmanuelli. Les moyens matériels et humains des autorités de contrôle ont-ils été renforcés depuis la crise ?

Mme Danièle Nouy. Oui. Je dis et je répète que nous avons d’excellents spécialistes des opérations de marché. Cela tient même du miracle compte tenu des rémunérations qui pourraient leur être offertes dans le privé. Avant l’affaire Kerviel, nous avions mené dix-sept contrôles à la Société Générale, portant sur les secteurs les plus difficiles et les plus novateurs. Nous sommes présents sur place et nous comprenons ce que font les établissements, même s’il y a toujours des nouveautés. La Cour des comptes ayant trouvé nos moyens un peu justes, nous avons pu, la crise aidant, les renforcer. Une centaine de personnes devraient nous rejoindre en deux ans ; certaines ont déjà été recrutées et notre effectif actuel tourne autour de 950 personnes, contre 920 au moment de la fusion – pour comparaison, la Commission bancaire ne disposait que de 600 à 650 personnes, en y comprenant les 70 qui se consacraient à l’agrément des banques, dans un autre département de la Banque de France. Cela étant, une partie du renfort devra bénéficier au secteur de l’assurance dont le contrôle doit s’étoffer car, ces dernières années, le contrôleur des assurances a eu du mal à recruter. Dans la perspective de Solvabilité II, nous sommes en train d’y remédier, y compris en faisant appel à des actuaires très « pointus ». Mais, que ce soit en qualité ou en quantité, nous disposerons des moyens adéquats.

Il ne faut pas oublier non plus le réseau des succursales de la Banque de France qui va nous aider dans le contrôle des pratiques commerciales, tombé récemment dans l’escarcelle de l’ACP.

M. le président Henri Emmanuelli. Où placez-vous l’urgence, pour le moment ?

Mme Danièle Nouy. Il faut que les transactions se fassent sur des marchés organisés. Je confirme les propos de M. Jean-Pierre Jouyet : la directive sur les marchés d’instruments financiers (MIF) a été une quasi-catastrophe. Nous l’avions pourtant dit, mais on se méfie toujours des Français qui veulent réguler et n’acceptent pas les règles du marché. Il faut des marchés organisés pour les produits dérivés plutôt que des transactions de gré à gré, des compensations avec des contreparties centrales ; et, quand les dérivés sont libellés en euro, les plates-formes doivent être dans la zone euro, près de la Banque centrale européenne qui doit pouvoir assurer la liquidité en cas de difficulté. De même, les registres où sont consignées toutes les opérations doivent être accessibles aux superviseurs. Nous les avons testés, pour connaître l’activité des banques françaises sur les dérivés de crédit liés à la dette grecque, et les chiffres étaient cohérents avec ceux que nous ont donnés les banques elles-mêmes. Mais, aujourd'hui, les communications qui nous sont faites reposent sur la bonne volonté des acteurs. C’est M. Jouyet qui est à la manœuvre sur ce point car faire reconnaître que la confidentialité ne joue pas vis-à-vis du superviseur demande un travail juridique.

M. le président Henri Emmanuelli. M. Christian de Boissieu estime que les opérations de gré à gré représentent douze fois le PIB mondial. Que vous inspirent ces chiffres ?

Mme Danièle Nouy. Ils sont très inquiétants, mais je pense qu’ils résultent d’un empilement des montants bruts de notionnels. Souvent, la seule façon d’annuler un contrat de ce type, c’est d’en créer un autre en sens inverse. Il faudrait mesurer la position nette ouverte pour se faire une idée plus exacte. On tomberait sans doute alors à six fois le PIB mondial, voire moins.

M. Paul Giacobbi. Le montant de 700 000 milliards de dollars, qui vient de la Banque des règlements internationaux, ne prend pas en compte les compensations, en effet. Cela étant, l’ordre de grandeur est de plusieurs fois le PIB mondial, mais tant qu’on n’aura pas des systèmes d’information en réseau, on n’en saura pas plus.

Mme Danièle Nouy. Je termine par les chiffres concernant la part des portefeuilles de transactions dans le bilan des banques. Ils représentaient en décembre 2008 et juin 2010 respectivement 38,3 % et 31,3 % des actifs du bilan des cinq plus grands groupes bancaires français, contre 33,6 % et 28,1 % du passif. Les stocks en juin dernier se montaient à 2 013 milliards d’euros à l’actif, dont 1 157 milliards sous forme de dérivés, et à 1 805 milliards d’euros au passif.

M. le président Henri Emmanuelli. Il ne me reste plus qu’à vous remercier.

L’audition s’achève à 17 h 35.