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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 17 novembre 2010

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 23

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

M. le président Henri Emmanuelli. Nous accueillons M. Patrick Artus qui est directeur de la recherche et des études économiques de Natixis, professeur de sciences économiques à l’Université Paris-I et à l’École polytechnique, membre du Conseil d’analyse économique et auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur les marchés financiers.

Le sujet qui nous préoccupe vous est donc familier, monsieur le directeur : quel est votre point de vue sur la crise financière et sur le rôle qu’ont pu y jouer les mécanismes spéculatifs ?

(M. Patrick Artus prête serment.)

M. Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis, professeur de sciences économiques à Paris-I et à l’École polytechnique. Nous assistons, depuis une vingtaine d’années, à une succession de crises qui présentent toutes la même configuration : une hausse anormale des prix d’une classe particulière d’actifs – les actions des nouvelles technologies dans les années quatre-vingt-dix, l’immobilier et les produits financiers connexes entre 2002 et 2008 –, suivie d’un retour à la normale qui révèle le surendettement des agents économiques ayant acheté ces actifs en phase d’ascension des prix. Il s’est agi, dans le premier cas, des entreprises ; dans le second, des ménages, surtout dans les pays anglo-saxons et en Espagne, et des banques qui ont acquis à des prix trop élevés des produits structurés fabriqués à partir de crédits immobiliers. Il importe donc de comprendre pourquoi ces crises se produisent et quels mécanismes y sont à l’œuvre.

Le plus compliqué est d’identifier la raison pour laquelle le prix d’un certain type d’actifs monte de façon manifestement déraisonnable. Le plus souvent, les nombreux investisseurs savent pertinemment qu’ils achètent trop cher et on a beaucoup de mal, malgré des études nombreuses et précises, à comprendre pourquoi ils le font néanmoins. Pourtant, c’est le nœud du problème.

Autre point qui fait question, mais qui n’a pas de rapport immédiat avec le sujet de votre commission d’enquête, c’est l’abondance de liquidités qui rend possible ce comportement. L’endettement nécessaire pour acheter des actifs n’est possible que si des agents financiers ont des ressources, donc de la liquidité. Il y a une relation évidente entre la politique monétaire et les phénomènes de bulle. Et, une fois que la bulle a explosé, que les prix ont baissé, se produisent des défaillances massives, d’où une crise bancaire. Le problème de la liquidité, j’y insiste, est central. Si cette liquidité avait été moins abondante, les crises auraient été moins violentes, faute de « munitions ». Mais, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les politiques monétaires sont chroniquement trop expansionnistes, ce qui a incontestablement été un facteur permissif. Et la récente décision prise aux États-Unis ne sera pas pour améliorer la situation.

Quel est le mécanisme qui se cache derrière la hausse effrénée des prix, suivie d’une baisse tout aussi déraisonnable ? Les crises sont souvent déclenchées par la correction des hausses anormales, mais, symétriquement, se produisent aussi des baisses anormales – ainsi, aujourd'hui, les dettes publiques irlandaise et grecque sont anormalement peu chères. La tentation est grande, pour expliquer ces phénomènes, de plaquer sur eux le modèle le plus simple de spéculation : j’achète un actif en sachant très bien qu’il est trop cher, mais en espérant le revendre encore plus cher avant que ne se révèle la vérité des prix. Ce qui rend la question extrêmement compliquée, c’est que, en sus de la spéculation, il y a d’autres mécanismes à l’œuvre dans la formation des prix : par exemple, le mimétisme forcené d’investisseurs qui ne sont pas des spéculateurs – les fonds d’investissement, les gérants de SICAV, les assureurs-vie, les caisses de retraite… Toutes les études montrent depuis trente ans qu’ils achètent toujours tous ensemble quand les actifs sont trop chers, et vendent toujours tous ensemble quand les actifs sont trop bon marché. De tels comportements sont totalement destructeurs pour les clients de ces intermédiaires financiers et provoquent des mouvements de prix extrêmement violents sur tous les marchés – actions, obligations d’entreprise, changes…

Paradoxalement, il s’agit d’investisseurs dont les horizons de placement sont très longs. La recherche faite en ce domaine montre que le mimétisme est favorisé par la combinaison de la réglementation comptable et de la façon dont sont jugés ces investisseurs. Depuis plusieurs années, on mesure les performances des investisseurs à long terme avec des instruments de court terme, par exemple en affichant les résultats des produits d’assurance-vie ou des caisses de retraite tous les mois ou tous les trimestres alors que leur horizon naturel est de cinq, dix ou trente ans. Cette évolution les incite à prendre des décisions qu’ils ne prendraient sans doute pas sinon, par exemple à acheter ce qui monte pour être aussi performants que les autres à court terme. Nous sommes loin de la spéculation, là.

Ainsi, l’appareil de mesure de la performance des investisseurs souffre d’un biais court-termiste systématique. Il n’est pas normal de juger la gestion d’un fonds de pension d’après sa performance trimestrielle plutôt que sur sa capacité à payer des retraites dans trente ans. Mais, dans le contexte actuel, il est obligé, à l’intérieur de chaque intervalle de temps, de commettre les mêmes bêtises que les autres pour être sûr de faire comme eux. Il y a un désajustement très profond entre l’horizon naturel des investisseurs et l’aune à laquelle ils sont jugés. Les normes comptables ont encore aggravé les choses puisque les fonds de pension, y compris publics et à horizon long, doivent produire des comptes trimestriels en valeur de marché.

Autre anomalie : on lit beaucoup que la hausse des taux des dettes grecque, irlandaise, portugaise, est liée à la spéculation, mais la taille des marchés dérivés – par exemple celui des crédit default swap, les CDS, qui représente entre 3 et 4 % de l’encours du sous-jacent – est trop réduite pour qu’ils aient déclenché des mouvements de prix visibles. Si l’on considère les flux, on s’aperçoit que la chute des prix provient des ventes effectuées par des investisseurs institutionnels parfaitement conservateurs, mais qui jugent que ces actifs sont devenus trop dangereux. Et le phénomène est entièrement « auto-réalisateur » : si tous les assureurs-vie européens vendent leur dette irlandaise, elle va chuter au point de forcer ceux qui voulaient la garder à la vendre. C’est ce à quoi on assiste en ce moment.

M. le président Henri Emmanuelli. Quels sont les spreads aujourd'hui ?

M. Patrick Artus. L’Irlande s’endette actuellement à 8,5 % à dix ans, la Grèce à 11,5 %, le Portugal à un peu moins de 7 %, et l’Espagne à 4,8 %. La brusque dégradation de la dette irlandaise est en partie liée à l’absence de transparence sur les intentions du gouvernement de ce pays. Aujourd'hui, ce sont des assureurs-vie bien tranquilles qui se demandent s’ils peuvent, pour leurs clients, prendre le risque de garder de la dette irlandaise en portefeuille. Et ils vendent progressivement, mais ils vendent tous. Ce n’est pas à proprement parler de la spéculation, au contraire puisque ces institutions agissent par aversion du risque, par crainte que l’affaire ne tourne mal. Et c’est ce qui va finir par arriver parce qu’il est pratiquement impossible à un pays européen de stabiliser son taux d’endettement public si le taux d’intérêt dépasse 6 %. Au-delà, il faudrait qu’il dégage un excédent budgétaire qui ne s’est jamais vu dans l’histoire, si bien que les marchés sont confortés dans la conviction qu’il faut se débarrasser de cette dette avant qu’il ne soit trop tard.

Par ailleurs, les mouvements sur le marché des matières premières sont extrêmement mystérieux. Le FMI et l’OCDE se sont penchés sur la question, moi aussi, et personne n’a pu prouver que les fluctuations observées sur les marchés à terme entraînent des hausses de prix. Depuis deux mois, certains métaux et des matières premières agricoles enregistrent des hausses très fortes, sans aucune augmentation du nombre des contrats à terme. Le FMI conclut à l’impossibilité de prouver que les marchés à terme ont un impact sur le prix du comptant. Le lien en tout cas n’a rien de systématique. Assez curieusement, la seule matière première où les prises de position à terme se soient accumulées récemment, c’est le riz… dont le prix ne bouge pas. Autrement dit, la spéculation sur les matières premières ne passe pas par les marchés dérivés. C’est le stockage physique qui serait à l’origine de l’envolée des prix. Et les spéculateurs ne sont pas forcément ceux qu’on pense : ce sont des États – les pays d’Asie ont d’énormes stocks de matières premières – ou les producteurs eux-mêmes – les compagnies pétrolières stockent du pétrole dans des tankers. Les acteurs financiers ne sont pas en cause.

Sur les marchés à terme, on essaie de faire la part entre les opérations commerciales et les autres. Mais cette distinction n’est pas très pertinente car il arrive aux industriels de prendre des positions spéculatives. En conclusion, les marchés dérivés de matières premières ne sont pas le support essentiel de la spéculation sur les matières premières. Et les variations très fortes de prix ne sont pas toujours dues à cette dernière. Elles peuvent s’expliquer par des facteurs physiques : pour le coton, dont le prix a très fortement monté ces derniers temps, par de mauvaises récoltes successives et par le fait que des agriculteurs indiens s’en détournent au profit de productions plus rentables ; pour le blé, par des conditions climatiques défavorables.

On incrimine souvent aussi les positions courtes prises par les hedge funds. J’ai donc cherché à savoir à quel moment et sur quels sous-jacents ceux-ci avaient pris de telles positions. Eh bien, globalement, ils n’en prennent pratiquement jamais, sauf un peu sur les actions, en 2005 puis après la faillite de la banque Lehman Brothers, et sur l’euro pendant la crise de la dette grecque en mai. Le reste est insignifiant. On n’a donc pas l’impression que ce soit ce qui pèse sur l’équilibre des marchés : ces positions courtes sont trop limitées à la fois dans le temps et dans leur ampleur. En outre, le levier des hedge funds a beaucoup baissé. D’après les chiffres collectés, cette industrie draine aujourd'hui 1 863 milliards de dollars, et le levier est de l’ordre de 0,5 – autrement dit, pour 100 d’épargne collectée, il y a 50 de dette – alors qu’il a pu atteindre 3, 4, voire 5 par le passé.

Il faut aller chercher également du côté de l’équilibre général des marchés. Natixis est en train de réexaminer son portefeuille de trading pour compte propre. Elle n’a jamais engagé des montants faramineux, mais il est très difficile de tracer une frontière entre les opérations de trading nécessaires et celles qui sont purement spéculatives. Les marchés à terme de biens ne fonctionnent que grâce aux spéculateurs : les opérateurs professionnels s’orientent tous dans le même sens au même moment. Si on anticipe une hausse des cours du pétrole, toutes les compagnies aériennes vont essayer de se couvrir et les seules contreparties qu’elles trouveront ne seront pas du côté des professionnels. De même, les agriculteurs qui couvrent leur récolte future sont tous vendeurs en même temps : pour qu’il y ait marché, il faut pouvoir trouver des contreparties, en l’occurrence auprès des traders ou des hedge funds.

Enfin, la réglementation des banques et des assurances prend une orientation inquiétante. Loin de moi l’idée de critiquer les efforts faits pour la renforcer, mais ce travail est mené en réaction à la crise qui a précédé. Aujourd'hui, les règles en matière de fonds propres incitent tous les intermédiaires à augmenter leurs portefeuilles de titres publics au détriment de leurs portefeuilles de titres privés, au moment même où des doutes surgissent à propos de cette dette. Les banques de la zone euro détiennent actuellement 4 500 milliards d’euros de titres publics…

M. le président Henri Emmanuelli. Quel est le montant de la dette publique dans cette même zone ?

M. Patrick Artus. 8 500 milliards d’euros environ. Mais il ne s’agit pas que de titres de la dette de la zone euro. Quoi qu’il en soit, le montant est considérable et c’est le résultat de la régulation. Ainsi, Solvabilité II exige 0,41 euro de fonds propres par euro d’action détenue ; 0,23 euro par euro d’obligation d’entreprise et zéro centime par euro de titre public détenu. L’incitation est très forte à réduire la part des titres d’entreprise, y compris les Collateralized Debt Obligations – les CDO –, les Asset-Backed Securities – les ABS –, et autres produits structurés qui ne sont pas étrangers à la crise. Pour les banques, il en va de même, les titres publics sont considérés comme des réserves de liquidité en cas de crise. On comprend bien la motivation du régulateur, mais il vaudrait mieux que la prochaine crise ne soit pas celle de la dette publique ! On ne peut pas ne pas s’en alarmer, et je crois que l’on va un peu loin dans la pénalisation relative de la détention de titres d’entreprise.

Si un assureur doit, quand il détient un euro d’action, se procurer 0,41 euro de fonds propres qu’il doit rémunérer 15 ou 16 %, le point d’équilibre se situera autour de 6,5 %. Le rendement des actions n’est pas suffisant pour couvrir ses frais et le comportement rationnel d’un assureur européen aujourd'hui, c’est donc d’éviter d’avoir des actions. Le retour de balancier est un peu excessif.

M. le président Henri Emmanuelli. Et comment les entreprises vont-elles se financer ?

M. Patrick Artus. C’est une bonne question. Pour l’instant, elles savent qu’elles auront du mal à lever des fonds. Elles ont donc décidé de s’autofinancer. Partout, les taux d’autofinancement remontent au-dessus de 100 %. Autrement dit, les entreprises ne financent leurs investissements qu’avec leur cash flow et, pour y arriver, elles baissent les salaires.

M. le président Henri Emmanuelli. Cela pèse aussi sur les investissements ?

M. Patrick Artus. Pas tellement, parce que les entreprises sont très rentables. La vitesse à laquelle elles ont retrouvé le chemin de la rentabilité après la crise est d’ailleurs surprenante. Partout dans le monde, nos entreprises clientes nous disent que, comme elles doivent dorénavant financer leurs investissements par elles-mêmes, elles ne distribuent pas les gains de productivité aux salariés, ce qui augmente les profits et permet de se passer de financements externes. Dès lors, le risque est grand de voir se généraliser ce qui se passe au Japon ou en Allemagne depuis quinze ans : une très forte déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés, parce que les entreprises ne veulent plus recourir au crédit ou aux marchés financiers. Ce modèle, on le sait, est extrêmement néfaste pour la demande des ménages puisque les salaires sont structurellement comprimés. Dans votre revue des problèmes, il faut aussi examiner la régulation. La situation est confortable pour le régulateur qui sait que la part des papiers privés dans les portefeuilles va chuter fortement, et avec elle celle des papiers dangereux qui ont aggravé la crise. Si les règles de fonds propres avaient été les mêmes avant la crise, celle-ci en aurait été très atténuée. Mais les adopter aujourd'hui, c’est s’exposer à prévenir la crise passée !

Dans le cadre de Solvabilité II, on procède à des stress tests qui consistent à mesurer l’impact d’une chute des cours des actions de x %, et à évaluer les fonds propres nécessaires pour supporter les pertes correspondantes. On part de l’hypothèse que les assureurs risquent chaque année de devoir vendre la totalité de leurs actions à un prix très bas. Pourtant, un contrat d’assurance-vie dure plus de huit ans, en réalité onze à treize ans. Or, la régulation ne considère qu’un horizon d’un an.

Quant aux banques, on a reproché aux tests auxquels elles ont été soumises de ne pas être assez sévères. Dans leurs comptes, on distingue le livre de trading et le livre bancaire. Dans ce dernier, les obligations ne sont pas évaluées à leur valeur de marché parce qu’elles sont censées être conservées jusqu’à l’échéance. Les stress tests des banques ont porté uniquement sur les portefeuilles de trading, qui sont évalués à leur valeur de marché, en laissant de côté les portefeuilles d’investissement. D’où les critiques anglo-saxonnes, et notamment un article extrêmement sévère du Wall Street Journal, qui souligne que, en cas de défaillance de la Grèce, les banques perdraient y compris sur leurs obligations grecques comptabilisées dans leur livre bancaire. Le stress test reposait sur l’hypothèse qu’il n’y aurait pas de défaut, ni de restructuration de la dette publique des pays européens.

En revanche, les règles prévues dans Solvabilité II pour évaluer les besoins en fonds propres sont extrêmement pénalisantes pour les actions, les obligations privées et les fonds de private equities dans lesquels les assureurs ne pourront plus investir. L’immobilier est un peu mieux traité. Le renforcement de la régulation va dans le bon sens, mais elle comporte, à mon sens, un biais : une incitation exagérée à détenir de la dette publique.

M. le président Henri Emmanuelli. Empêcher les crises de se reproduire à l’identique fait partie des objectifs de la régulation.

Vous avez souligné l’abondance de liquidité. Selon l’un des intervenants qui vous a précédé ici, le volume en aurait crû, depuis le milieu des années 2000, de 15 % par an.

M. Patrick Artus. Et même plus. Il faut considérer la base monétaire, c'est-à-dire la monnaie émise par les banques centrales en contrepartie de leurs achats d’actifs, qui est échangée au sein du système bancaire, et qui correspond grosso modo à la taille de leur bilan. Avec le Quantitative Easing, on sort de ce modèle traditionnel puisque la Réserve fédérale américaine va acheter des obligations du Trésor directement sur les marchés financiers, à des fonds de pension, par exemple, qui recevront un dépôt bancaire, sous forme de masse monétaire classique. Mais en Europe ou en Asie, la banque centrale règle les banques en créditant leurs comptes dans ses propres livres, dans cette monnaie appelée tantôt monnaie banque centrale, tantôt base monétaire – dans les années soixante-dix, on parlait de high-powered money parce qu’elle permet aux banques de faire du crédit – et ces dépôts servent à ces banques à constituer leurs réserves obligatoires et à développer leurs activités de crédit. En 1994, cette base monétaire représentait 5 % du PIB mondial, aujourd’hui 22 %. Le taux de croissance annuel est donc de l’ordre de 18 ou 19 %, quand celui du PIB mondial tourne autour de 6 %. Si l’on raisonne en monétariste pur, la différence devrait correspondre au taux d’inflation. En réalité, il y a eu seulement une hausse des prix des actifs, avec formation de bulles, mais l’inflation des prix des biens ne s’est pas produite, contrairement à ce qui s’était passé dans les années vingt.

M. le président Henri Emmanuelli. Que penser d’un tel décalage ?

M. Patrick Artus. Il est tout de même surprenant que, dans les sommets internationaux, on n’entende jamais la moindre critique de la politique monétaire.

M. le président Henri Emmanuelli. On en parle assez peu.

M. Patrick Artus. On en parle dans les cercles économiques. Il me semble que le mécanisme de base est le suivant : les pays occidentaux, qui souffrent de la concurrence des pays émergents depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, ont compensé par une politique de création monétaire chronique. J’adhère à l’idée que la politique monétaire expansionniste a pallié la faiblesse des salaires. C’est vrai aux Etats-Unis et au Japon. La création monétaire a soutenu la demande, de logement surtout, mais aussi d’actifs de toute espèce. Mais la consommation est restée atone.

Juste un fait pour illustrer mon propos. À la fin du programme Quantitative Easing 2, la Réserve fédérale aura créé, de 2008 à juin 2011, trois fois plus de monnaie qu’entre sa fondation et 2008. Cela donne une idée de l’ordre de grandeur du phénomène et il est évident qu’il faut y voir une des causes profondes de la crise. On peut incriminer les spéculateurs, le trading pour compte propre dans les banques, l’effet de levier des hedge funds, le comportement mimétique des investisseurs, mais c’est la liquidité déversée à profusion par les banques centrales qui leur a permis à tous de s’endetter. Pourtant, les banques centrales n’ont jamais mis en cause leur action. La BCE ne s’est même pas posé la question, focalisée qu’elle est sur les objectifs d’inflation – et dès lors que ceux-ci sont respectés, les prix de l’immobilier peuvent bien augmenter de 15 % par an ! Outre-Atlantique, c’est une décision délibérée pour soutenir l’économie américaine en jouant sur l’effet de richesse que procurait l’augmentation des prix des actifs. Dans un moment de sincérité, Alan Greenspan a déclaré en 2003 qu’il avait bien été obligé de favoriser la bulle immobilière parce que la bulle des actions avait explosé.

Sur le plan monétaire, rien ne change donc. Et les mêmes causes produiront les mêmes effets. Une autre bulle va se former, ailleurs, sur une autre classe d’actifs, avec d’autres investisseurs… qui pourront emprunter une montagne de monnaie à 0,25 %. Et les premiers signes sont en train d’apparaître sur les bourses asiatiques : les gouverneurs des banques centrales de ces pays se plaignent d’être inondés par les capitaux, en provenance essentiellement des États-Unis, qui s’investissent en actions et un peu dans l’immobilier. Les bulles existent déjà sur certaines dettes publiques, en Allemagne, au Japon, aux États-Unis. Et il y aura vraisemblablement une bulle dans les pays émergents dont la croissance séduit les financiers qui jugent raisonnable d’y investir, au moins au début. Les banquiers américains ou européens, empêchés par la nouvelle réglementation, et les assureurs européens, contraints par Solvabilité II, laisseront la place aux « non-banques » ou aux banques qui ne sont pas régulées, aux acteurs offshore et aux fonds divers et variés. L’industrie des hedge funds est d’ailleurs en train de se transférer en Asie. Mais le résultat sera le même.

M. le président Henri Emmanuelli. La crise a-t-elle réduit l’effet de levier ?

M. Patrick Artus. Pour les hedge funds, la chute est spectaculaire puisque le coefficient est passé de 3 à 0,5 ; pour les banques aussi. Mais ce ne sont jamais les mêmes qui produisent deux crises de suite. Après les Américains et les Européens, ce sera le tour des institutions financières des pays qui n’appliquent pas la réglementation internationale, par exemple Singapour. Quoi qu’il en soit, il existe une interaction forte entre la politique monétaire et les positions spéculatives.

M. le président Henri Emmanuelli. Pensez-vous que cette politique monétaire était mûrement réfléchie ?

M. Patrick Artus. Cela dépend des pays. En Europe, c’est simplement du dogmatisme : la BCE ne s’inquiète pas de créer de la monnaie tant qu’il n’y a pas d’inflation.

M. le président Henri Emmanuelli. Et la BCE en a créé ?

M. Patrick Artus. Oui, et en très grande quantité. En 2002, année de la création du marché interbancaire européen, la base monétaire était de l’ordre de 400 milliards d’euros ; aujourd'hui, elle est de 1 300 milliards d’euros. La tendance est la même au Royaume-Uni et aux États-Unis. Les pays émergents, eux, ont accumulé les réserves de change pour empêcher leur monnaie de s’apprécier. La Chine et le Brésil notamment sont obligés de créer de la monnaie à mesure qu’ils achètent des dollars pour enrayer sa chute.

Dans le cadre du Quantitative Easing 2, la Réserve fédérale achète des emprunts du Trésor américain à des investisseurs américains. Avec les dollars qu’ils reçoivent, ces derniers vont acheter des actions au Brésil, par exemple. Pour éviter la hausse de sa devise, la banque centrale brésilienne va créer des réals et, avec ceux-ci, acheter des dollars qu’elle investira dans des obligations du Trésor américain. Le circuit est tel que l’on finance deux fois le Trésor américain, une fois par la Réserve fédérale, une fois par la banque centrale brésilienne, et que l’on crée deux fois de la monnaie : aux États-Unis d’abord, au Brésil ensuite. Autrement dit, l’effet QE2 est multiplié par deux, du fait de la réaction du pays émergent.

M. le président Henri Emmanuelli. Et la Chine, qui est structurellement créditrice, comment se comporte-t-elle ?

M. Patrick Artus. La Chine détient 2 600 milliards de dollars de réserves de change, qui ont suscité la fabrication d’un montant équivalent de renminbi. D’ailleurs, la masse monétaire chinoise augmente de 25 % par an. Les exportateurs chinois sont payés en dollars. Pour éviter une baisse de la devise américaine sur le marché des changes, la banque centrale achète ces dollars contre des renminbi qui nourrissent l’inflation localement. Chaque fois que le monde émergent tente de contrecarrer la politique monétaire américaine pour stabiliser les taux de change, on double la création monétaire qui a eu lieu aux États-Unis.

Pour le moment, les choses empirent à cause de la politique américaine.

M. le président Henri Emmanuelli. On s’éloigne du thème de cette commission d’enquête, mais, sur le quantitative easing, les avis sont partagés.

M. Patrick Artus. Pas vraiment. Il n’aura aucun effet positif sur l’économie américaine.

M. le président Henri Emmanuelli. J’ai lu un avis contraire qui expliquait que les États-Unis y recouraient pour éviter une situation à la japonaise.

M. Patrick Artus. C’est ce que dit M. Bernanke, mais ce n’est pas vrai. La réalité américaine, ce sont 12 millions d’Américains en faillite à cause de leurs crédits immobiliers, devenus plus chers que leurs maisons, et 45 % des demandeurs d’emploi qui sont maintenant des chômeurs de longue durée parce que leurs qualifications ne leur permettent pas de retrouver un travail, en raison de la destruction de 50 % des emplois dans la construction et de 30 % dans l’industrie. Vous aurez beau injecter toute la liquidité que vous voudrez – et les banques américaines n’en manquent pas, avec leurs 1 000 milliards de dollars de cash –, vous n’y changerez rien. Le problème, comme chez nous, c’est l’économie réelle : inadaptation des formations aux emplois qui se créent et insolvabilité des ménages surendettés. Le remède ne réside pas dans la création monétaire, d’autant que l’argent va se placer dans les pays émergents. L’effet est nul. D’ailleurs, les Américains le reconnaissent plus ou moins. C’est une politique par défaut : l’administration ne peut plus utiliser l’arme budgétaire à cause du déficit public – 11 % du PIB – ni celle des taux – ils sont à 0,25 %. Comme elle ne veut pas ne rien faire, il ne lui reste plus que l’injection de liquidité, mais ce sera vain.

La crise n’est pas une crise de liquidité. C’est même le contraire. Les banques américaines ont 1 000 milliards de dollars en compte à la Réserve fédérale et elles ne savent déjà pas quoi en faire. À quoi bon leur en donner davantage ?

M. le président Henri Emmanuelli. Sans la crise de la dette souveraine, la politique américaine ferait monter l’euro.

M. Patrick Artus. La hausse de l’euro a été contrariée par la crise irlandaise. Mais il n’y a pas de vendeur de dollars contre euros. Depuis trois mois, on assiste à des ventes de dollars et à des achats des monnaies émergentes, si bien que le dollar baisse contre toutes les monnaies, y compris l’euro, mais il n’y a pas de spéculation contre l’euro. Supposons que l’on parvienne à régler la crise irlandaise, et que l’euro recommence à s’apprécier par rapport au dollar, il n’y aurait malheureusement pas grand-chose à faire. L’idée reçue selon laquelle la situation résulterait de l’absence de politique de change dans la zone euro n’est pas fausse, mais elle est vaine. En quoi cette politique de change consisterait-elle ? Comment empêcher concrètement l’euro de s’apprécier ? Par une baisse des taux ? Nous sommes à moins de 1 %. On pourrait faire comme les Chinois : acheter une montagne de dollars et alimenter la création monétaire mondiale. Cela marcherait sûrement, mais a-t-on envie que la BCE fasse comme la Chine ?

M. le président Henri Emmanuelli. Si la hausse de l’euro nous coûte un demi-point de croissance…

M. Patrick Artus. C’est la position des Chinois, qui jugent un excès de liquidité préférable à une perte de compétitivité. Mais il y a un risque. Si la BCE le prend, la zone euro sera inondée de liquidités.

M. le président Henri Emmanuelli. L’inflation n’a pas que des inconvénients…

M. Patrick Artus. Vous n’aurez pas d’inflation, vous aurez des bulles. Cela fait vingt ans que les Japonais font du quantitative easing et l’inflation est négative dans ce pays ! En effet, le lien entre monnaie et inflation n’est pas automatique. La création de monnaie ne se transforme en inflation que si elle fait augmenter la demande de biens, et que l’offre ne peut pas suivre la demande. Or, avec la mondialisation, la production de biens est devenue extraordinairement flexible. En revanche, l’offre d’actifs est bel et bien rigide. L’inflation s’est donc transférée des biens vers les actifs : le stock d’actions, de maisons qui sont en quantité limitée à court terme…

Le taux d’utilisation des capacités de production est de 60 % en Chine ; il y a de la marge avant d’arriver à saturation.

M. le président Henri Emmanuelli. La joie des investisseurs et la tristesse des épargnants ne sont pas pour demain.

M. Patrick Artus. Sauf peut-être dans quelques pays qui connaissent l’inflation, comme l’Inde où l’industrie ne trouve plus de gens qualifiés à embaucher, cependant que les salaires augmentent extrêmement rapidement. En Chine, l’inflation est circonscrite aux produits alimentaires, mais le problème qui s’était posé en 2007 se repose à nouveau avec force.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous vous remercions, monsieur le directeur.

L’audition s’achève à 18 h 20.