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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 17 novembre 2010

Séance de 19 heures 30

Compte rendu n° 25

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition de M. Bernard Valluis, expert de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), accompagné de Mme Diane Doré, chef de projet affaires européennes et échanges extérieurs, et de Mme Elsa Chantereau, responsable des relations institutionnelles.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur Valluis, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Vous représentez l'Association nationale des industries alimentaires, l’ANIA, au sein de laquelle vous exercez des responsabilités, tout comme vous l’avez fait dans nombre d’organisations professionnelles du secteur des céréales.

Vous connaissez les objectifs de notre commission d’enquête et vous comprendrez que nous souhaitions que vous nous parliez des marchés des matières premières, d’autant que nous sommes depuis peu abreuvés de documents destinés à nous montrer que la spéculation n’a jamais fait monter les prix dans ce secteur.

(M. Bernard Valluis prête serment.)

M. Bernard Valluis, expert de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Je vais essayer de tordre le cou à cette idée qui ne reflète pas la position des industriels.

Les industries alimentaires que je représente ici sont un secteur important de l'économie française, avec pas moins de 140 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Je suis moi-même président délégué de la meunerie, qui réalise un chiffre d'affaires entre 2 et 3 milliards, selon la valeur de ses produits sur les marchés.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est donc vous qui faites monter le prix de la baguette…

M. Bernard Valluis. J’y reviendrai.

L’ANIA couvre un secteur qui compte pas moins de 10 000 entreprises, dont un grand nombre de PME, qui transforment 70 % des matières premières agricoles françaises. Il s'agit donc d'un élément très important de la filière agro-industrielle de notre pays.

Mon expertise se rapporte principalement au marché des produits agricoles issus des principales grandes cultures des zones tempérées, en particulier des céréales, mais j'ai aussi été amené à travailler sur d'autres produits et je pourrais, si vous le souhaitez, vous indiquer les particularités d’autres marchés.

On sait depuis fort longtemps, avec la loi de King, que de faibles variations de l'offre de production peuvent se traduire par des variations importantes de cours avec un rapport de puissance au carré, voire supérieur. En effet, la demande des produits est fortement inélastique par rapport aux prix, tandis que l'offre varie grandement en fonction des récoltes. À ce propos, deux éléments interviennent : d'abord, le prix des périodes précédentes, qui influe, selon un pas de temps annuel, sur les surfaces mises en œuvre par les producteurs ; ensuite, l’aléa climatique, qui fait que, les rendements n’étant pas assurés, les cours varient de façon extrêmement importante.

C'est pour ces raisons que ces produits ont été très tôt à l'origine de la création d'instruments d'arbitrage. Dans un monde incertain, il a fallu recourir à des outils, et les produits dérivés sont donc nés de la création de marchés organisés de produits agricoles pour lesquels il était essentiel de pouvoir conclure, au-delà des marchés physiques qui font l’objet de contrats à prix fermes et à livraisons différées, des contrats à terme.

Dès lors, ces opérations sont apparues attractives à des opérateurs qui n'ont rien à voir avec les marchés physiques, c'est-à-dire qui n'ont pas eux-mêmes vocation à livrer des produits ou à en prendre livraison, mais qui sont attirés par la possibilité d’un gain. Ce sont eux que l'on appelle, peut-être à tort et de manière péjorative, des spéculateurs.

Il faut toutefois souligner que tout le monde spécule sur ces marchés, notamment les producteurs et les industriels lorsqu'ils essaient d'anticiper un niveau de prix. Mais il est vrai que les motivations ne sont pas les mêmes : les opérateurs de l'économie réelle le font dans le cadre de projets économiques de production et de commercialisation, tandis que ceux qui n'ont pas vocation à intervenir sur le marché physique poursuivent des objectifs différents.

Ce qui est aujourd'hui en cause, c'est sans doute moins la spéculation en tant que telle que la spéculation excessive sur les matières premières agricoles, car on considère implicitement que l'intervention de ces opérateurs peut avoir des conséquences déstabilisatrices sur la formation des prix, laquelle doit, selon ce que l'on appelle les fondamentaux, être fondée sur les conditions d'approvisionnement, les disponibilités et les utilisations. On a coutume, sur le marché des céréales, d'analyser ces fondamentaux grâce à des bilans de produits qui font apparaître, d'une part, les stocks au début de chaque campagne, la production et les importations, et, d'autre part, les utilisations du marché intérieur, les exportations et les stocks en fin de campagne. Ce sont les variations de ces différents éléments qui déterminent les équilibres de marchés et c’est leur analyse qui conduit à un prix attendu.

M. le président Henri Emmanuelli. Procède-t-on à cette analyse par pays ou par continent ?

M. Bernard Valluis. Par pays, par région et au niveau mondial.

C’est lorsqu'il y a un écart important entre les prix attendus en fonction de ces modèles et les prix qui se forment réellement que l'on a l’indice d'une spéculation excessive. Mais il s'agit, selon moi, davantage d’une intuition que d'une preuve scientifique.

On trouve un autre indice dans l'augmentation de la volatilité des cours, c'est-à-dire la variation instantanée du prix rapportée à ce prix – en termes mathématiques, c’est la dérivée première. Et l'on a constaté ces dernières années, notamment pour les prix des matières premières agricoles sur le marché européen, dont on sait qu'il était précédemment particulièrement régulé, une forte augmentation de cette volatilité, qui est passée de 10 à 30, 40, voire 50 %. Depuis la flambée des prix de cet été, nous avons connu, dans la même journée, sur le marché intérieur, des variations de cotation du blé très difficiles à maîtriser, de l’ordre de 10 à 20 euros sur un prix à la tonne désormais supérieur à 200 euros.

M. le président Henri Emmanuelli. À quoi cela tient-il ?

M. Bernard Valluis. Je vais essayer de donner des explications.

Il faut tout d'abord s'attarder sur les fondamentaux des marchés physiques des produits agricoles, qui recèlent d'importantes variations potentielles de cours et résultent tous de l’évolution de politiques économiques.

Sur la base d'un consensus libéral, les préconisations économiques de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale ont eu sur les politiques nationales ainsi que sur la politique européenne des conséquences qui se sont en particulier traduites par le démantèlement des politiques agricoles : des aides versées directement aux producteurs s'étant substituées à un soutien direct aux prix. Ainsi, il n'y a plus aujourd'hui de prix garantis aux producteurs et, par voie de conséquence, il n'y a plus de constitution de stocks permettant aux pouvoirs publics d'intervenir sur les marchés par stockage ou par déstockage.

Par ailleurs, la libéralisation des échanges a entraîné pour les importations, outre la suppression ou la réduction des droits de douane, une diminution des protections même en cas de contingentement et, pour les exportations, un arrêt de la régulation par l'octroi de licences avec subventions à l'exportation. Dans ces conditions, le marché est devenu de plus en plus global.

Enfin, dans les pays importateurs, notamment dans le Maghreb, en Afrique et au Moyen-Orient, dans le cadre de l’application de la doctrine de libéralisation des économies chère au FMI et à la Banque mondiale, on a remis en cause les politiques de subventions à la consommation qui permettaient, à des agences publiques, de fournir des denrées à prix bas à l'ensemble de la population.

Ces politiques ont au total conduit à une forte globalisation des marchés des matières premières et à une variation potentielle bien plus importante de l'offre de produits, laquelle était jusque-là plus ou moins régulée par les politiques agricoles. C'est bien évidemment le cas des céréales, qui étaient le pivot de ces politiques. En revanche, pour les oléagineux et les protéagineux, la libéralisation étant intervenue dès les années soixante, on observe depuis longtemps de fortes variations de cours, en particulier du soja et des tourteaux de soja.

Voilà pour ce qui concerne les marchés physiques.

Une autre grande nouveauté tient au développement des marchés financiers relatifs aux matières premières, qui a accentué la fluctuation des cours. Les besoins d'arbitrage et de fixation des prix contractuels ont conduit les opérateurs des marchés physiques à recourir à des instruments. On a ainsi créé – avec quelques difficultés au demeurant au niveau européen – des marchés à terme. Les prix des produits cotés sur le marché de Paris – l’ancien MATIF désormais géré par Euronext –, c’est à dire essentiellement le colza, le maïs et le blé, mais aussi d'autres produits comme l’orge de brasserie, sont gérés avec des contrats à terme d’une durée maximale de 18 mois.

Les conditions dans lesquelles ces marchés ont été créés ont conduit à un grand laxisme tant en matière de transparence – on ignore ainsi quels sont les opérateurs qui interviennent sur ces marchés et quelles sont leurs positions – qu’en matière de possibilités de positions ouvertes – je rappelle qu’une position ouverte est un contrat en cours pour lequel chacun a pris une position d'achat ou de vente en ce qui concerne des contrats à terme ou des options. Il y a donc un véritable risque d'abus de position dominante, et les comités consultatifs d'experts d’Euronext ne sont pas parvenus pour l'instant à modifier les règles appliquées sur ces marchés, ce que seule pourrait permettre l'intervention des autorités de tutelle – Commission bancaire ou Autorité des marchés financiers.

M. le président Henri Emmanuelli. Que reprochez-vous exactement à ces règles ?

M. Bernard Valluis. Les marchés à terme ne limitent pas les positions des opérateurs, si ce n'est douze jours avant l'échéance de chaque contrat. Cela signifie que si l'on traite aujourd'hui un contrat du mois de janvier ou du mois de mars, le volume de l'intervention d'un opérateur n'est pas limité par rapport à l'ensemble de la position ouverte. La seule contrainte intervient dans les douze jours qui précèdent l'échéance de la cotation.

M. le président Henri Emmanuelli. L’opérateur est totalement libre, sans même un dépôt de garantie ?

M. Bernard Valluis. Il y a bien un dépôt de garantie, mais le risque d'abus de position dominante est réel. Et c'est très important car, dans le cadre de la financiarisation du système, cela permet à un opérateur qui ne relève pas du marché physique d'intervenir sans que les opérateurs de ce marché sachent sur quel volume.

Par comparaison, le marché de Chicago a des règles extrêmement strictes de publication hebdomadaire des positions ouvertes par catégorie d'opérateurs. Nous demandons que l'on procède de même en Europe. Industriels, producteurs et utilisateurs de ces marchés souhaitent que l'on définisse des catégories d'opérateurs sur les marchés des matières premières, comme cela se fait aux États-Unis, où l’on distingue les commercials, qui interviennent sur les marchés physiques, des swap dealers, qui vendent des produits à risque et qui sont soit des institutions financières, soit des opérateurs des marchés physiques déclarés en tant que tels, soit des fonds de placement comme les hedge funds, soit ceux qui sont définis comme les « autres opérateurs ».

Les gérants de marchés prétendent qu'ils ne peuvent faire de même, faute d'une définition normalisée à l'échelle européenne, mais aussi par absence des outils informatiques nécessaires – ce qui semble étonnant puisqu'ils sont capables de demander aux opérateurs la réduction de leurs positions douze jours avant le terme.

Un effort de moralisation et de transparence m’apparaît donc nécessaire.

M. le président Henri Emmanuelli. Une position ouverte est-elle prise à découvert ?

M. Bernard Valluis. On l’ignore puisqu'on ne connaît pas la position d’un opérateur, on sait simplement la position qu'il a prise sur le marché. On ne sait pas si, dans son propre portefeuille, sa position est une position de vente ou d'achat, et on ne connaît pas non plus le volume des affaires qu'il traite.

Voilà pour le marché régulé.

Un autre problème très important tient au développement exponentiel des produits dérivés traités de gré à gré, dits OTC, over the counter.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui émet de tels produits ? Les banques ?

M. Bernard Valluis. Tout le monde.

En fait, les organismes collecteurs acheteurs de céréales vendent des contrats à terme à des agriculteurs, c'est-à-dire des produits dérivés qui leur garantissent un prix, moyennant le paiement d'une prime. Il s'agit donc d'options d'achat, que les producteurs mettent dans leur portefeuille, et qui, comme tous les produits de gré à gré, comportent un risque de contreparties. Pour leur part, les banques rachètent les risques des collecteurs ou des industriels ; ces derniers peuvent aussi avoir entre eux des relations de ce type. Surtout, l'ensemble des intervenants financiers, banques et fonds de placement, ont développé de manière assez considérable, pour l'ensemble des matières premières, en particulier agricoles, des portefeuilles de produits dérivés OTC qui se trouvent en dehors de la régulation des marchés à terme. Selon toutes les estimations, le volume total de ces produits est aujourd'hui très supérieur à celui des opérations traitées sur les marchés régulés.

Dans la mesure où il n'y a pas d'obligation de reporting, c'est-à-dire de déclaration de ces opérations, il est extrêmement difficile d'avancer des chiffres. Toutefois, l'organisation internationale des utilisateurs de produits dérivés, l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association), considère que les positions réalisées sur des produits dérivés atteignaient, fin juin 2009, un total de 604 millions de milliards de dollars. Les opérations sur les matières premières ne représentent que 2,7 % de cette masse, ce qui équivaut tout de même à douze fois le PIB mondial. Aujourd'hui, la masse des produits dérivés sur les matières premières en général dépasse très largement le volume des matières premières traitées sur l'ensemble des places réglementées.

Les conclusions tant du FMI que de la Banque mondiale dans un rapport sur la crise 2006-2008, que du rapport technique présenté par l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières IOSCO (International organisation of securities commissions) pour les besoins du G20, montrent que la spéculation financière ne joue pas un rôle caractéristique sur les marchés des matières premières, en particulier celui du pétrole. Nous pouvons toutefois nourrir un doute sérieux à cet égard, ne serait-ce que parce que seuls sont pris en compte les éléments relatifs aux marchés qui font l'objet d'un reporting, la majeure partie de l'énorme iceberg échappant donc à l'analyse.

Je crois qu'un expert vous a déclaré que les fondamentaux formaient la vague des prix et que la spéculation n'en était que l'écume. Je pense pour ma part que la financiarisation est une immense marée qui porte cette vague. De fait, nous manquons cruellement d'informations quant à l'ensemble des produits traités de gré à gré.

M. le président Henri Emmanuelli. De quels produits s’agit-il exactement ? De warrants ?

M. Bernard Valluis. Ce sont des options, des produits complexes qui peuvent combiner des options d'achat et de vente, et pour lesquels les acheteurs ne voient pas le niveau du risque qu'ils courent. Il s'agit d'objets mathématiques assez complexes, qui bénéficient sans cesse d'innovations. Ils permettent de jouer de manière instantanée sur la volatilité des cours, et de façon extrêmement rentable à très court terme. Avec la financiarisation de ce marché, les banques et fonds de placement jouent avec des outils qui ne sont bien évidemment pas ceux qu'utilisent les opérateurs commerciaux des marchés de produits physiques.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment cela fonctionne-t-il exactement ?

M. Bernard Valluis. Un opérateur qui vend par exemple un bateau de 25 000 tonnes de blé à l'Égypte réalise une opération d'achat sur le marché à terme puis un achat physique avec la revente des produits à terme. C'est une opération classique d'arbitrage, et le bateau, vendu selon un contrat international avec des clauses particulières, n'est pas ensuite revendu à de multiples reprises. C'est donc en amont que les opérations auxquelles j'ai fait référence se réalisent, sur les places financières mais aussi en dehors.

On voit également apparaître de nouvelles places de négociations les « multilateral trading facilities » sur lesquelles des institutions financières créent leurs propres marchés internes, sans obligation de rendre des comptes aux autorités de marché. On sait aussi comment se sont constitués des dark pools qui permettent de gérer des blocs de position : c’est le cas pour les fonds indiciels travaillant sur les matières premières.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui garantit la bonne fin de ces opérations ?

M. Bernard Valluis. Personne.

Pour l'ensemble des marchés de gré à gré, il y a un risque très fort de contreparties. C'est ce qui est apparu avec la crise de 2008. Et si les matières premières agricoles n'ont pas encore été touchées, ce pourrait être le cas demain compte tenu des positions qui sont prises. Lorsqu'est intervenue la crise des subprimes, des positions avaient été prises sur des sous-jacents que tout le monde considérait comme croissants. De la même façon, chacun fait aujourd'hui l'analyse que les prix des matières premières agricoles vont continuer de s'apprécier et qu’il est donc possible de prendre des positions longues sur ces produits. Mais lorsque le sous-jacent décroche par rapport à l'espérance des opérateurs, un certain nombre de contreparties ne peuvent plus répondre aux engagements pris vis-à-vis des produits. C'est bien ce risque majeur de contreparties que présentent les produits OTC.

L'ensemble des organisations internationales sollicitées – OCDE, Banque mondiale, FMI ainsi qu'un certain nombre d'universités – ont conclu qu'il n'y avait pas de risque systémique sur les marchés des matières premières agricoles. Compte tenu de ce que je viens d'indiquer du développement des produits traités de gré à gré, je ne suis pas certain que l'on puisse dire de manière aussi catégorique qu’il n’y a pas à terme de risque systémique sur les marchés des matières premières, en particulier celui des matières premières agricoles. Il y a bien déjà eu des bulles sur le marché du pétrole ainsi que pour un certain nombre de produits minéraux. Je pense que, compte tenu des positions très importantes à l'importation, en particulier de la Chine, il peut y avoir demain un risque systémique majeur : si de gros opérateurs ne pouvaient plus faire face à leurs obligations, cela entraînerait des défaillances en chaîne, donc une crise. Le développement des produits OTC est porteur d’un certain nombre de risques, en particulier de risques de contreparties. Ces risques sont d'autant plus élevés que le marché est opaque : nous ne savons pas qui y est présent et nous ignorons les volumes des opérations traitées.

M. le président Henri Emmanuelli. Toutes les banques accèdent-elles à ces marchés ?

M. Bernard Valluis. Toutes les grandes banques mondiales, européennes et françaises disposent de « desks matières premières » qui traitent ces produits. Si l'on ignore les volumes traités, on peut au moins connaître les effectifs des traders qui ont pour mission de rechercher des gains sur les matières premières en jouant sur la volatilité des cours.

On trouve désormais sur les marchés des matières premières deux types d'opérateurs, dont les objectifs sont plutôt divergents : d'un côté, sur les marchés physiques, des opérateurs qui travaillent sur les prix afin de commercialiser ou de transformer des produits ; de l'autre, des opérateurs qui ne travaillent pas sur les prix mais sur la volatilité, quel que soit le prix.

Il est bien évident que tous les instruments que je vous ai décrits ont des effets majeurs sur les conditions de formation des prix. C'est donc à ce phénomène que l'on doit aujourd'hui s'attaquer lorsque l'on entend réguler les marchés des produits dérivés.

Pour les industriels, tout cela se traduit par une déstabilisation et une véritable perte de repères, la volatilité instantanée des cours ne leur permettant plus d'arbitrer les positions et les contrats dans des conditions normales au regard de l'horizon économique d'une entreprise.

Vous évoquiez tout à l'heure le prix de la baguette. Les meuniers transformateurs de blé éprouvent de grandes difficultés à couvrir leurs besoins en prenant des positions sur un marché où le prix de la tonne peut varier de 15 ou 20 euros en une journée. Dans ces conditions, avec le goulet d’étranglement qui existe au niveau de la grande distribution, les négociations entre la grande distribution et les industriels sont extrêmement difficiles, la première faisant référence au prix le plus bas et les seconds à celui auquel ils ont réellement couvert leurs opérations. Cela a toutefois peu d'effet sur le prix de la baguette – de l’ordre d’un centime pour une variation de 30 euros du prix de la tonne –, prix qui tient bien davantage – pour plus de la moitié du prix de revient – aux salaires. Les indices de l'INSEE montrent que les évolutions sont lissées et ne font pas apparaître le lien que vous avez évoqué entre l'organisation du marché et le prix du pain.

M. le président Henri Emmanuelli. Le président de la chambre des métiers de mon département, lui-même boulanger, m'a dit que la boulangerie était l’activité artisanale la plus rentable, et de loin !

M. Bernard Valluis. Nous attendons d’importantes modifications dans la régulation du marché, à partir des défauts constatés.

Nous regrettons que l'Autorité française des marchés financiers n'ait pas joué son rôle de régulateur au moment où sont intervenues de très fortes tensions sur les marchés des matières premières. Certes, assez peu de contrats sont traités à Paris, mais aucune suspension de cours n'y est intervenue comme celle qui a été décidée aux États-Unis le 5 août dernier. On n’y pratique pas non plus de limitation journalière des cotations et l’on n’intervient pas au regard des positions qui sont prises par les différents opérateurs.

M. le président Henri Emmanuelli. Le régulateur français peut-il véritablement intervenir sur ce marché ?

M. Bernard Valluis. Il exerce la tutelle sur les marchés gérés par New York Stock Exchange Euronext.

Nous n'avons pas non plus, au niveau européen, d'équivalent de la CFTC, la Commodity futures trading commission, qui est aux États-Unis l'organisme régulateur des marchés des matières premières sur le Chicago mercantile exchange.

Au mois d'août, des opérateurs qui étaient régulés sur le marché américain se sont reportés sur le marché français qui l’était beaucoup moins et sur lequel il demeurait donc possible de réaliser des opérations. Aux États-Unis, pour réduire les effets de la hausse, les cours ont été suspendus et les conditions de cotation ont été limitées. En revanche, sur le marché français, les variations de cours et la volatilité ont été extrêmement fortes.

Il m'apparaît donc que, dans le cadre de la constitution de l'autorité européenne des marchés, un mandat devra lui être donné pour contrôler et surveiller les marchés des matières premières, en tenant compte de leurs spécificités. On est pour l'instant un peu dans le vague, et il serait donc utile que les parlementaires français soient porteurs d'une certaine exigence en la matière, d'autant que cette autorité va coordonner les autorités nationales, dont le rôle va perdurer alors que le marché européen est désormais global.

Il faut aussi que l’AMF dispose d'un mandat de régulation plus puissant qu’à l’heure actuelle afin de pouvoir suivre, surveiller et contrôler les marchés, en ce qui concerne tant les éventuels abus de position dominante que les limitations de position.

Nous faisons, pour les marchés à terme gérés par Euronext, un certain nombre de suggestions en faveur d'une plus grande transparence. Il faudrait pour le moins publier chaque semaine, comme aux États-Unis, les positions ouvertes par catégorie d'opérateurs – ce qui nécessite de définir les opérateurs ; limiter les possibilités de variations journalières de cours, qui est l’un des éléments grâce auxquels la règle de marché peut s’appliquer ; poser des limites individuelles de position, ce qui, à la différence des États-Unis, n’est pas fait en France si ce n'est dans les douze jours qui précèdent le terme. En clair, il serait interdit de détenir plus d'un certain pourcentage de la position ouverte du marché.

M. le président Henri Emmanuelli. Quelle est la limite posée aux États-Unis ?

M. Bernard Valluis. Elle varie selon les marchés, mais elle est de l'ordre de 20 %. Si un opérateur présente une position ouverte trop importante, l'autorité des marchés peut le rappeler à l'ordre.

Il conviendrait également de poser des limites collectives par catégorie d'opérateurs, par exemple pour les opérateurs non commerciaux, qui n'ont pas vocation à intervenir sur les marchés physiques ; l'autorité ayant, en cas de dépassement, la possibilité de demander de réduire les positions au prorata des positions ouvertes de chacun des opérateurs individuels.

Ce sujet extrêmement important est en discussion dans le cadre de la préparation à Bruxelles de la directive MiFID (Marchés d'instruments financiers et services d'investissement), mais il n’emporte pas, bien sûr, l'assentiment de nombreux opérateurs financiers qui interviennent sur ces marchés.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui sont-ils ?

M. Bernard Valluis. Les banques, les fonds indiciels et les fonds de placement.

Des propositions sont également faites pour les marchés des produits OTC. Aux États-Unis, la loi Dodd-Frank, qui a été promulguée en juillet dernier et qui sera appliquée à l'issue d'un délai de 180 jours, prévoit l'enregistrement systématique des opérations réalisées sur les produits dérivés dits standards, leur passage obligatoire par des chambres de compensation et une possibilité d'intervention pour les autorités de marché, grâce à la connaissance qu'elles ont des répertoires de ces opérations. J'observe que l’on ne traite là que des opérations relatives aux produits OTC standards, ce qui ouvre la voie à la non standardisation de produits traités de gré à gré, qui se distinguent soit par leur objet mathématique, soit par la date d’échéance.

M. le président Henri Emmanuelli. Pourriez-vous définir plus précisément ce que sont les produits dérivés ? Il me semblerait également utile que vous nous fassiez ultérieurement parvenir un certain nombre de descriptifs.

M. Bernard Valluis. Prenons un exemple très simple. Je vends une tonne de blé sur le marché à terme pour une livraison à l'échéance du 10 janvier. En raison d'un marché particulier avec un utilisateur, j'ai besoin que cette opération se réalise en fait le 25 janvier. Je demande donc à une banque de chiffrer les conditions dans lesquelles elle peut garantir, moyennant le paiement d'une prime, un tunnel, c'est-à-dire un prix minimum et un prix maximum, dans lequel je pourrai faire évoluer le prix d'acquisition à l'échéance du 25 janvier. Ainsi, mon produit, au lieu d'être le produit standard défini dans le marché, répondra à un cahier des charges particulier. Il sera donc un produit non standard, sa personnalisation m'empêchant de l’échanger avec un autre opérateur. Mais il est évident que lorsqu'une banque vend un tel produit à un opérateur en le personnalisant, elle prend immédiatement une position pour se couvrir elle-même, au motif qu'elle prend un risque lié aux deux périodes de terme. Elle va donc essayer de trouver sur les marchés de produits régulés ou de produits standards des éléments lui permettant de couvrir le risque qu'elle prend avec ce produit non standard vendu de gré à gré.

Des discussions sont en cours aux niveaux communautaire et international sur la définition des produits standards et des produits non standards. Aux États-Unis, la loi Dodd-Frank limite l'utilisation de ces derniers. En Europe, on envisage de les rendre plus coûteux. Quoi qu'il en soit, les industriels sont persuadés de la nécessité de décrire plus précisément ces produits. À l’heure actuelle, lorsqu'une banque vend un produit dérivé non standard, l’opérateur ignore les risques qu'il prend. Cela s’est produit pour le rachat des dettes de collectivités locales ; cela se passe fréquemment sur les marchés des matières premières –  l’opérateur pense être bien couvert contre un risque de fluctuation relativement limité, alors que le risque est en fait illimité en raison de celui couru par le sous-jacent.

Nous souhaitons donc que toute commercialisation d'un nouveau produit, qu'il soit standard ou non, soit accompagnée, pour protéger l'acheteur, d'une notice descriptive. Outre que les acheteurs des produits de couverture seraient ainsi éclairés, cela présenterait pour l'émetteur de l’ensemble de ces produits l'avantage de décrire plus précisément les risques liés à la commercialisation de produits OTC non standards.

Ce mécanisme complexe est abordé dans les discussions d'experts autour de la directive MiFID, mais la clarification n'est pas encore intervenue parce que les opérateurs qui se sont échappés des marchés régulés vers les marchés de gré à gré ne manifestent guère d'enthousiasme pour cela.

M. le président Henri Emmanuelli. Les opérateurs ne peuvent tout de même pas faire n'importe quoi avec des produits qui donnent lieu à une livraison physique !

M. Bernard Valluis. Ce qui intéresse l'opérateur qui travaille avec les produits de gré à gré, c'est, d’une part, de commercialiser des outils de gestion de risque, et, d'autre part, de pouvoir jouer, dans le cadre de son portefeuille, sur un sous-jacent de produits de matières premières afin de dégager à très court terme des profits reposant sur la volatilité des cours. Il veut donc jouer sur les variations de cours et non sur le niveau de cours lui-même. Toute une série d'opérations sont ainsi réalisées à très court terme par des opérateurs dont le métier est par exemple de travailler sur des variations instantanées de prix dans des périodes extrêmement courtes à partir de tableaux qui font apparaître des seuils de résistance.

M. le président Henri Emmanuelli. Font-ils du HFT, du high frequency trading ?

M. Bernard Valluis. Bien sûr, alors que, pour leur part, les opérateurs sur les marchés physiques ne disposent en aucun cas des moyens pour intervenir à la vitesse extrême à laquelle les opérations sont réalisées sur les marchés à terme des matières premières agricoles à Paris ou à Londres. Le pas de temps des opérateurs physiques n'est absolument pas le même que celui des opérateurs financiers. C'est un élément très important de la financiarisation actuelle, qu'il conviendrait sans doute de réguler. Mais les matières premières agricoles ne sont probablement pas les seuls produits auxquels vous serez amenés à vous intéresser sur ce sujet.

M. le président Henri Emmanuelli. Pensez-vous que cette financiarisation suscite du ressentiment chez les producteurs ?

M. Bernard Valluis. Tout le monde est un peu déboussolé. Les producteurs sont, comme tout un chacun, tentés par l'achat de produits risqués pour garantir leurs prix à terme.

La voie la plus simple serait de recourir à des éléments de régulation à partir du marché physique. C'est toute la question de la politique agricole en Europe. Mais je ne suis pas certain que l'on revienne à des outils qui ont été abandonnés, principalement pour des raisons budgétaires. Nous avons proposé des solutions qui permettraient, en évitant l’écueil budgétaire, de réaliser des opérations de stabilisation des matières premières par un portage financier opéré par le secteur privé pour le compte des autorités publiques. Cela consisterait en une mise en pension, comme on sait le faire pour les titres, des stocks publics auprès d’opérateurs financiers. Ce système de stockage et de déstockage serait relativement neutre dans la mesure où la spéculation ne serait pas possible. Je le rappelle, en raison du coût des systèmes d’intervention, il n'y a plus aujourd'hui de stocks publics de céréales et d’oléo-protéagineux aux niveaux mondial et européen. Nous préconisons que l'on réfléchisse à un nouveau système de régulation physique, d'autant que les rapports Prada et Chevallier sur le pétrole ont montré, dans d'autres domaines, qu'il serait très difficile d'obtenir des effets importants par la seule régulation financière et qu'il faudrait aussi jouer sur les fondamentaux, c'est-à-dire passer par la régulation des marchés physiques. Nous partageons cette conclusion et nous préconisons la création d'outils tant à l'échelle nationale qu’aux échelles européenne et mondiale.

M. le président Henri Emmanuelli. On saura de la sorte où sont les accapareurs et les affameurs…

M. Bernard Valluis. Un système de portage financier permettrait en outre à des pays en développement importateurs de constituer leurs propres stocks, ce qui marquerait une évolution positive par rapport à la situation antérieure.

M. le président Henri Emmanuelli. À un moment donné la situation a été très tendue en Asie…

M. Bernard Valluis. Les échanges mondiaux de riz représentent moins de 7 % de l'ensemble de la production. Il n'existait pas jusqu'à présent de marché à terme mais simplement un marché physique et des marchés de gré à gré. On a toutefois observé l'an dernier la constitution d'un marché à terme en Chine, qui permet désormais de traiter des positions à terme et des produits dérivés sur le riz.

Pour le blé, nous avons vécu longtemps avec des stocks importants en Europe et aux États-Unis, tandis qu’en Australie et au Canada les stocks étaient gérés par des organismes en situation de quasi-monopole. Il n'y a plus aujourd'hui de tels outils permettant de garantir les approvisionnements, et les fondamentaux de ces marchés sont ainsi beaucoup plus vulnérables.

M. le président Henri Emmanuelli. Il n’y a plus d’Office du blé.

M. Bernard Valluis. J’aimerais savoir si vous avez pu réunir une documentation sur le rôle des produits dérivés OTC ? Même s'il n'y a pas véritablement de reporting, un certain nombre d'indicateurs permettent d'en analyser l'évolution.

M. le président Henri Emmanuelli. On nous a fourni quelques chiffres de la BRI, la Banque des règlements internationaux.

M. Bernard Valluis. La BRI procède en effet une évaluation, sur la base de ce que lui déclare l’ISDA l’International swaps and derivatives Association à partir de ce que ses membres veulent bien lui confier.

M. le président Henri Emmanuelli. J’ai de plus en plus le sentiment que tout le monde est en la matière dans le pot-au-noir.

M. Bernard Valluis. Dans la mesure où elles ne reposent que sur les seuls éléments statistiquement repérables et non sur tous les éléments du problème, on peut nourrir un doute quant à la validité des affirmations péremptoires de certaines organisations internationales et d’experts pour qui le rôle de la spéculation non commerciale sur les marchés de matières premières est neutre par rapport à la formation des prix.

On peut également s'interroger sur les risques systémiques que le développement de ces produits fait courir aux marchés des matières premières : même s'il n'y a pas eu jusqu'à présent de bulle significative emportant un risque de défaillance de grands organismes, ce risque n'en existe pas moins sur l'ensemble du paquet des matières premières. En effet, les fonds indiciels ne travaillent plus sur un seul produit mais ont constitué des paquets de produits.

M. le président Henri Emmanuelli. Il existe donc des paniers dans lesquels on trouve du blé mais aussi du gaz ?

M. Bernard Valluis. Absolument. Ainsi que du zinc, du pétrole ou des quotas d’émission de gaz à effet de serre.

Quels que soient les fondamentaux, ces produits évoluent ensemble, ce qui a des effets préjudiciables dès lors qu'un des produits connaît une hausse. C'est un des éléments du risque systémique.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui achète cela ?

M. Bernard Valluis. En fonction de l'idée qu'ils se font de l'évolution des cours, les différents opérateurs se trouvent des contreparties. Mais ce système a bien évidemment des conséquences par ricochet sur le marché physique – ce n’est pas comme jouer sur les devises ou sur les taux d'intérêt –, et c’est là où le risque existe pour l’ensemble des opérateurs, qu’ils soient producteurs ou utilisateurs. Il n’est donc pas possible d’affirmer aujourd’hui qu'il n’existe pas de risque systémique sur les matières premières agricoles.

M. le président Henri Emmanuelli. Au total, on peut donc considérer que l'arrivée d'opérateurs financiers attirés par la volatilité des prix entraîne des distorsions préjudiciables sur ces marchés.

M. Bernard Valluis. Il y a en effet une déstabilisation dans la formation des prix. Qui plus est, la très grande rapidité des variations de prix empêche les producteurs et les utilisateurs de jouer dans la même cour que des opérateurs autrement plus puissants.

Je reviens un instant aux définitions. Dans un contrat à terme, le risque pris sur le produit est directement proportionnel à l'évolution du sous-jacent. Une option d'achat ou de vente, moyennant le paiement d'une prime, constitue un produit dit « asymétrique » : il donne un droit à l’achat et à la vente mais, en fait, c'est le risque pris par rapport à l'évolution du cours qui est asymétrique par rapport à l'évolution du prix. On verse une prime pour être certain que l'on va acheter à un certain niveau de prix et pour ne pas courir le risque d'une augmentation de ce prix. Mais l’opérateur qui vend ce produit se trouve dans une situation inverse puisque pour lui le risque est illimité. C'est donc la construction même de cet objet mathématique qui le rend asymétrique et qui fait que ces produits ne peuvent être équilibrés au sein d'un portefeuille d'opérations.

Ces mécanismes sont bien expliqués dans les cours de finances, mais les produits que vendent les opérateurs financiers sont assez complexes, notamment en ce qu'ils combinent options d'achat et de vente.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui sont exactement les concepteurs de ces produits ?

M. Bernard Valluis. Ce sont de bons mathématiciens, d'ailleurs souvent issus de l'école française, qui traitent en fait les matières premières comme n'importe quels actifs.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur Valluis, merci beaucoup. Nous comptons que vous nous ferez parvenir un certain nombre de documents précis et chiffrés, ainsi que des exemples des produits dérivés que vous nous avez décrits.

L’audition s’achève à vingt heures trente cinq.