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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 24 novembre 2010

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 26

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France

M. le président Henri Emmanuelli. Nous accueillons M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France.

Monsieur le gouverneur, à propos de la crise financière, mais aussi de la crise des dettes souveraines, notre intention est non pas de dresser un réquisitoire contre la spéculation, mais de tenter de la comprendre en vue de mieux la contrôler. Cependant, le gigantisme qui caractérise désormais la sphère financière ne la place-t-elle pas de fait en dehors de tout contrôle ? Nous sommes intéressés également par votre opinion sur les CDS et sur ce high frequency trading assimilé par certains de nos interlocuteurs à un jeu de casino qu’il faudrait interdire.

Par ailleurs, le président du Conseil d’analyse économique, M. de Boissieu, a remarqué que les liquidités augmentaient de 15 % par an alors que la croissance n’était que de 4 %. Une telle distorsion a débouché non pas sur de l’inflation mais sur des bulles touchant les actifs comme l’immobilier ou les nouvelles technologies. Le régulateur monétaire a-t-il vu venir l’excès ? En a-t-il tiré des conclusions ? Le superviseur bancaire a-t-il aujourd'hui les moyens de contrôler les opérations de gré à gré – les OTC – ou même seulement de comprendre ce qui se passe sur les marchés financiers ?

(M. Christian Noyer prête serment.)

M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France. Je m’efforcerai de répondre aussi précisément que possible à vos questions, tout en rappelant qu’un banquier central est tenu à toujours mesurer son expression.

Sur la spéculation, ma vision ne s’écarte pas de celle qui vous a été exposée jusqu’à présent. La prise de positions ouvertes est nécessaire à la liquidité des marchés. En revanche, nous luttons contre les prises de positions directionnelles importantes, accompagnées en général de rumeurs propagées pour faire bouger les marchés dans le sens de l’intérêt de ceux qui détiennent lesdites positions. Ce type de comportement déstabilise les marchés, d’autant que la sophistication des techniques financières, le caractère mondial de ces marchés et la place prépondérante des activités non régulées ont rendu la prévention, la détection et la sanction plus difficiles. Cela ne signifie pas pour autant que la spéculation ait joué un rôle décisif dans les crises récentes.

Dans la crise des dettes souveraines grecque et irlandaise par exemple, des mécanismes de marché tout à fait normaux expliquent des accélérations brutales, au moment de l’annonce de tel ou tel événement. Les marchés se sont inquiétés à propos de la Grèce après la révélation que les chiffres communiqués n’étaient pas les bons. Immédiatement, les investisseurs, qui n’étaient pas nécessairement des spéculateurs, ont allégé leurs positions. De la même façon, le dernier épisode irlandais a débuté quand il s’est avéré que les difficultés du secteur bancaire de ce pays étaient plus grandes que prévu. Mais il n’est pas exclu que les mouvements aient été amplifiés par des opérations spéculatives utilisant des instruments sophistiqués comme les CDS, ou des ventes à découvert.

L’interdiction est-elle une solution ? Éventuellement, lorsque des opérations sont extraordinairement déstabilisantes et dangereuses, telles les ventes à découvert à nu pour lesquelles il n’existe pas de mécanisme de rappel. En période normale – je ne parle pas des périodes exceptionnelles où des restrictions temporaires sont envisageables –, les ventes à découvert sont utiles à la formation des prix et à la fluidité du marché. En revanche, lorsqu’elles se pratiquent à nu, du fait qu’elles ne connaissent aucune limite puisqu’il n’y a pas besoin d’emprunter le support de l’opération, elles autorisent des prises de position directionnelles très déstabilisantes pour les marchés sans améliorer la liquidité.

Les CDS sont des instruments de couverture. S’ils n’existaient pas, les mouvements se reporteraient sur le marché au comptant, dont les fluctuations s’amplifieraient encore. D’où leur utilité. Le plus gênant aujourd'hui, c’est de n’avoir aucune idée précise de la taille du marché, ni des prises de position nettes. L’un des problèmes rencontrés au moment de la chute de Lehman Brothers a été précisément l’accumulation de positions qu’on ne savait pas comment déboucler. C’est pourquoi l’une des leçons fondamentales de la crise, et partant l’une des réformes essentielles que nous avons entreprises au niveau mondial, c’est de pousser les opérateurs des marchés OTC, premièrement, à inscrire leurs opérations sur des registres pour permettre aux régulateurs, dans le cadre d’une bonne coopération mondiale, de suivre les positions ; deuxièmement, à passer par des chambres de compensation, là aussi pour mieux appréhender les positions, et, le cas échéant, procéder à des appels de marge si les positions accumulées devenaient dangereuses ou les décalages de prix trop importants.

En ce qui concerne la liquidité, nous avons conservé depuis l’origine de l’Eurosystème, c'est-à-dire depuis 1998, la panoplie de nos instruments concourant à la stratégie de politique monétaire. L’une des conclusions auxquelles nous étions arrivés était que la politique monétaire devait reposer sur deux piliers.

Le premier est l’analyse économique, qui dépasse le cadre des prévisions d’inflation calculées d’après les modèles car il faut considérer l’ensemble de la marche de l’économie pour assurer la stabilité des prix. Une économie qui tourne vite a besoin de taux d’intérêt plus élevés pour que la croissance reste équilibrée.

Le deuxième est le pilier monétaire. On a beaucoup critiqué le conservatisme de la France et de l’Allemagne, leur reprochant d’avoir continué à suivre la masse monétaire M3. Le suivi est en fait beaucoup plus sophistiqué que cela. Nous nous appuyons sur des enquêtes, auprès des entreprises pour mesurer leur trésorerie et leurs besoins de financement ; auprès des banques pour connaître leurs conditions sur les différents segments de l’offre de crédit et l’évolution des taux. Nous donnons une grande importance au crédit, ce qui a valu à la France de faire un peu office de pionnière dans le développement des instruments de suivi. Nous avons notamment distingué les crédits aux grandes entreprises susceptibles d’être remplacés par des financements de marché, les crédits aux PME, elles-mêmes subdivisées entre les filiales de groupes et les entreprises indépendantes, de façon à surveiller l’évolution des différents compartiments de crédit. Cette analyse fine nous a conduits parfois à prendre des mesures de politique monétaire que n’aurait pas justifiées la seule analyse économique. Nous avons ainsi amorcé un cycle de remontée des taux parce que nous estimions que la masse monétaire augmentait beaucoup trop vite et qu’à défaut d’intervenir, l’inflation ressurgirait dans les deux ans même si les prévisions économiques ne l’anticipaient pas.

La crise a conduit à un réexamen des instruments de politique monétaire dans le monde. Le gouverneur de la Banque d’Angleterre a notamment reconnu qu’il fallait mener une analyse monétaire au sens large, portant notamment sur le crédit. En effet, si une liquidité trop abondante ne se retrouve pas dans l’évolution des prix des biens et services à court terme, la demande se reporte sur les actifs, donnant naissance à des bulles qui se répercutent ensuite sur le prix des biens et services, ou bien éclatent au risque de provoquer un retournement du cycle économique qui peut mener à la déflation. Or la déflation n’est pas la stabilité des prix, et les banques centrales la combattent autant que l’inflation. Ce que nous avons fait n’était sans doute pas parfait, mais nous avons été confortés dans l’idée qu’il fallait persévérer dans l’analyse monétaire des excès de liquidité, en cherchant encore à la perfectionner.

Je suis très confiant dans notre capacité à surveiller le système bancaire. Il n’est pas possible de mettre un gendarme derrière chaque citoyen ni un contrôleur bancaire derrière chaque trader, et un accident peut toujours arriver. Cela étant, nous disposons d’un système de contrôle opérationnel et il est bon. Nous procédons actuellement à son renforcement parce que le Parlement et le Gouvernement nous ont confié des tâches supplémentaires et que la crise nous a montré qu’il nous fallait être encore plus efficaces. Le contrôle des assurances doit s’étoffer pour devenir un outil aussi puissant que celui opérant dans le domaine bancaire. Nous commençons à avoir de bons instruments de surveillance directe et indirecte, notamment des systèmes de contrôle interne des banques. Les moyens matériels et humains augmentent. Je pense d’ailleurs répondre au Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques chargé de suivre le coût des autorités administratives indépendantes que le temps n’est pas à sous-dimensionner nos moyens : la crise dont nous sortons a montré qu’il s’agissait d’un investissement utile, et même nécessaire.

M. le président Henri Emmanuelli. Quelles suggestions nous feriez-vous pour renforcer encore la sécurité du système financier ? Que pensez-vous de la réglementation européenne des marchés ? Quelle est l’exposition des banques françaises à la crise irlandaise ? Il faut certes sauver l’Irlande, et l’euro, mais qu’en est-il de notre système bancaire ? J’insiste d’autre part sur la nécessité de doter l’Autorité de contrôle prudentiel de moyens adéquats, une mathématicienne célèbre que nous avons auditionnée s’étant interrogée sur vos capacités en termes de compétences et de matériels à contrôler des pratiques comme le HFT. L’ACP est-elle en mesure de le faire ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas des progrès à accomplir pour tout ce qui touche les marchés de matières premières ?

M. Jean-François Mancel, rapporteur. L’ampleur de la spéculation rapportée au PIB mondial et la part des marchés non régulés dans les transactions font l’objet d’estimations très variables. La Banque de France pourrait-elle fournir des chiffres plus précis ? Sur le deuxième point, les discussions au niveau international progressent-elles ? Que faut-il faire pour améliorer l’information sans laquelle il ne peut y avoir de régulation ? Les pays ont-ils en ce domaine des positions compatibles entre elles ?

Y a-t-il des produits dérivés, autres que les ventes à découvert à nu, qui s’apparenteraient à ce que l’on nomme par facilité « l’économie de casino » et dont on pourrait dès lors véritablement se passer ?

Un des experts que nous avons auditionnés, un banquier, je crois, nous a suggéré comme piste de réflexion un renforcement de la responsabilité des administrateurs de banque. Il préconisait de les mettre à cet égard sur le même plan que le président du conseil d’administration. Qu’en pensez-vous ?

M. Christian Noyer. En France et dans de nombreux états européens qui font des opérations assimilées à des opérations de crédit sont enregistrés, réglementés et surveillés ; les organismes de placement collectif aussi. Aux États-Unis, les crédits immobiliers étaient distribués par des courtiers, souvent non régulés, adossés à des financements provenant d’institutions qui étaient surveillées non pas par le régulateur bancaire, mais par l’autorité de marché, c'est-à-dire la Securities Exchange Commission, au seul titre des opérations de marché. Logiquement, la SEC ne se préoccupait que très peu de leur solvabilité. Ensuite, étaient émis les fameux Special Purpose Vehicles, qui étaient vendus au monde entier. Les acheteurs ont eu l’impression d’investir dans un placement estampillé par les autorités américaines alors que la chaîne de fabrication échappait largement à celles-ci. Un tel édifice n’aurait pas été possible en Europe à cause de la réglementation applicable, a fortiori en France qui a encore étendu le champ de la surveillance.

M. le président Henri Emmanuelli. Sous l’impulsion de la MIF, misant sur la concurrence pour faire baisser les prix, les dark pools se sont multipliées avec pour résultat d’augmenter le nombre de transactions pratiquées dans l’opacité la plus totale, sans faire baisser les prix.

M. Christian Noyer. Casser les marchés était en effet une erreur. Pour introduire de la concurrence, il suffisait d’autoriser les bourses à traiter les produits des unes et des autres, par exemple à la bourse allemande de traiter des produits français. La concurrence se serait exercée entre institutions réglementées, surveillées et relativement homogènes. La multiplication des dark pools était une erreur tragique et je souhaite que l’on remette de l’ordre.

M. le président Henri Emmanuelli. L’Europe peut-elle y arriver ?

M. Christian Noyer. M. Jouyet est plus compétent que moi pour vous répondre puisque c’est lui qui participe aux instances de décision. D’après les échos que j’ai, il semblerait que beaucoup commencent à comprendre le problème, mais il faut convaincre tout le monde. Le renforcement de la réglementation bancaire est plutôt bien engagé avec Bâle III, mais le problème reste la zone non réglementée. Il faut y voir plus clair dans ce que font les institutions non régulées. Il ne s’agit pas de réglementer les hedge funds au même degré que les banques puisqu’ils ne collectent pas de dépôts et que leurs clients sont conscients de prendre des risques, mais il faut davantage de transparence, plus de règles, une meilleure gouvernance et une limitation de l’effet de levier, au pire par le biais de la réglementation bancaire. Si les banques prêtent à un client dont le coefficient de levier dépasse un certain seuil, on exigera une charge en capital dissuasive.

En ce qui concerne les transactions hors institutionnels, oui, les choses avancent. Au sein du G7, qui réunit les pays où les chambres de compensation peuvent se développer, nous avons un accord de principe pour pousser la standardisation aussi loin que possible. Elle est la condition nécessaire pour créer un marché institutionnel et une chambre de compensation. Parmi les instruments concernés, figureraient certainement tous les CDS souverains. Et il faudrait inciter les intervenants à passer par les chambres de compensation. En tout état de cause, toutes les transactions sur dérivés devront obligatoirement être consignées dans des trade repositories, des registres de comptabilisation.

Aux États-Unis, les principes sont fixés, et les moyens en cours de discussion. En Europe aussi. Il existe un chantier commun avec le comité de Bâle pour exiger une charge en capital différente selon que les titres sont négociés en chambre de compensation ou non – passer par ces chambres coûte plus cher à cause des frais, des appels de marge, etc., mais, en contrepartie, la charge en capital serait moins forte. Pour les entités régulées, il y a bon espoir même si la tâche est compliquée du fait de l’absence, aux États-Unis, d’une institution fédérale chargée de la surveillance des compagnies d’assurance. Reste la fameuse question des fonds alternatifs non réglementés. En Europe, nous pourrons sans doute imposer certaines mesures, mais ce sera plus difficile ailleurs. De toute façon, il faut y aller et commencer par les banques.

Je n’ai pas de chiffres avec moi sur l’exposition des banques françaises au risque irlandais. Elle est assez limitée, et près de la moitié des débiteurs sont des acteurs de l’économie réelle. Certes, ils ne sont pas à l’abri, mais certaines entreprises irlandaises continuent d’être florissantes. De mémoire, la dette souveraine ne représentait que 10 à 15 % de l’exposition totale, mais elle a augmenté du fait de la substitution de l’État aux banques. Je vous ferai parvenir l’information.

Le trading à haute fréquence est difficile à contrôler. Il est pratiqué à une moindre échelle par les grandes institutions financières, du type grandes banques d’investissement spécialisées, qui ne se trouvent pas en France, mais surtout par des entités non régulées comme les hedge funds. Je partage les interrogations sur l’utilité sociale de cette activité. En revanche, j’en vois bien les risques, en particulier pour l’intégrité du marché. Cette technique aboutit à donner à des investisseurs une information privilégiée, ne serait-ce que pendant quelques microsecondes. Le HFT peut conduire à des prix faussés et à des risques opérationnels très importants. Je serais donc pour qu’on remette en cause cette pratique, dont le mini-krach du 6 mai a montré qu’elle pouvait être dangereuse. Il y a sûrement des moyens d’en limiter les effets, comme les coupe-circuits, mais si une pratique est contestable, inutile et dangereuse pour l’intégrité des marchés, la question de son existence mérite d’être posée. Cela étant, la balle est plutôt dans le camp des superviseurs de marchés.

Dans le domaine des matières premières, c’est avant tout au manque de transparence qu’il faut remédier, avant de décider éventuellement des réglementations particulières. Il nous est aujourd'hui impossible d’établir une relation claire entre les opérations des marchés dérivés, qui sont très mal connues, et le marché au comptant. Phénomène nouveau, et qui n’est pas critiquable en soi, certaines matières premières – l’or n’est pas seul en cause, il y a aussi le pétrole et même des denrées agricoles – sont devenues de véritables classes d’actifs, ce qui change considérablement l’équilibre du marché. Dès lors, le simple fait qu’une compagnie d’assurance-vie ou un fonds de pension décide de placer 5 % des actifs qu’il ou elle gère dans les matières premières, ou de s’en dégager partiellement, aura un impact sur les prix de marché. Les dérivés seuls ne sont pas à l’origine de la plus grande volatilité des marchés. Je me réjouis que la France ait décidé de mettre le sujet à l’ordre du jour du G20, car il faut défricher le terrain même si la tâche n’est pas simple.

En ce qui concerne l’ampleur de la spéculation, on doit pouvoir vous fournir quelques chiffres significatifs. Les hegde funds représentent 15 000 milliards de dollars d’actifs gérés. La somme est considérable mais mérite d’être mise en perspective sur une longue période.

M. le président Henri Emmanuelli. On nous a donné une fourchette, entre 600 000 et 700 000 milliards de dollars pour un PIB mondial de 60 000 milliards, autrement dit entre dix et douze années de PIB. Certes, il s’agit d’une addition contestable...

M. Christian Noyer. Tant qu’on n’aura ni enregistrement, ni suivi même rudimentaire, on ne saura pas grand-chose. Mais, à une telle échelle, il s’agit d’un risque systémique. Le moins que l’on puisse faire, c’est tenter d’y voir plus clair.

M. le président Henri Emmanuelli. Si cet ordre de grandeur se confirme, les décisions qui seront prises auront-elles une réelle portée ?

M. Christian Noyer. À cette question, les autorités répondent traditionnellement qu’il faut commencer par se focaliser sur les banques qui refinancent : en agissant sur le levier, on arrivera à mieux contrôler. Cela étant, cette réponse n’épuise pas nécessairement le sujet. Bâle III, en augmentant considérablement la charge en capital pour les opérations de marché ou pour les refinancements risqués, devrait freiner le mouvement. Mais il faut aller plus loin. Ce premier train de mesures ne nous dispense pas de réclamer plus d’information, pour pouvoir intervenir rapidement si nécessaire.

M. Louis Giscard d’Estaing. Pourriez-vous préciser, monsieur le gouverneur, ce qui relevait respectivement de la banque centrale irlandaise et de la Banque centrale européenne ou de l’Eurozone dans le contrôle des banques irlandaises ? D’autre part, ayant participé à la mission sur les autorités administratives indépendantes, je souhaiterais savoir si vous considérez que l’ACP a besoin de moyens supplémentaires.

M. Pierre-Alain Muet. En France, la banque centrale a toujours exercé la fonction de supervision du système bancaire mais ce n’est pas l’option initialement retenue par l’Europe et je le regrette. Comment se partagent les responsabilités entre les autorités surveillant les marchés financiers et la BCE, qui seule sait immédiatement où se situent les difficultés ?

Et comment faire pour que les banques fassent leur métier ? De façon assez perverse, et c’est ce qui a conduit à la crise, la titrisation leur a permis de se défausser de leur responsabilité de prêteurs. Des règles leur ont certes imposé de conserver une faible partie de ces prêts en compte, mais nous sommes loin du schéma traditionnel selon lequel le banquier portait le risque. Les quelques avancées enregistrées suffiront-elles à remédier à l’extrême fragilité de l’édifice financier ? Comment limiter la titrisation ?

M. Jean-Pierre Brard. Nous avons visité ce matin, avec la commission des finances du Sénat, la salle de marché de BNP-Paribas qui s’occupe des obligations. J’ai été frappé de voir que le système de décision n’était pas exclusivement hiérarchique. Plusieurs circuits étanches entrent en jeu de sorte que le chef doit composer avec des contre-pouvoirs internes avant de trancher. Le principe est a priori rassurant. Est-il appliqué dans les autres grandes banques ?

Vous avez laissé entendre, monsieur le gouverneur, que le système grec était sauvé. De nos discussions avec les traders ce matin, il ressort que l’orage menace toujours dans ce pays, mais aussi en Irlande et au Portugal. Les dispositions prises au niveau européen suffiront-elles, y compris au cas où les cataclysmes s’additionneraient ?

M. Christian Noyer. Il faut en effet distinguer la fonction de supervision et celle de banque centrale. En Irlande, l’autorité de supervision était théoriquement adossée à la Banque centrale nationale irlandaise (BCN), mais en fait, la cloison entre les deux était assez étanche. Tirant les leçons de la crise et des graves défauts de ce modèle, l’Irlande a décidé de rétablir un adossement clair et une seule entité juridique comme en France. Dans ces conditions, il est difficile de démêler l’écheveau des responsabilités. Cependant, désormais, les choses sont claires.

Au niveau global, c’est le Conseil européen du risque systémique qui devra analyser les risques d’ensemble. C’est une instance nouvelle et les Américains mettent l’équivalent en place. L’idée est de déceler les évolutions anormales, de les signaler aux autorités nationales, voire de leur suggérer les mesures à prendre. C’est un enjeu capital.

Dans le cas irlandais, la distribution du crédit immobilier était de type anglo-saxon. Chez nous, le crédit immobilier a toujours été accordé en fonction de la capacité de remboursement, et non de la valeur du bien financé. En Irlande et au Royaume-Uni, la situation était cependant un peu moins outrée qu’aux États-Unis où, avec les crédits subprime, même le paiement des intérêts était reporté, l’augmentation du prix des actifs étant censée permettre à la fois de couvrir le coût du crédit et de dégager une plus-value au moment de la revente. Ces opérations without recourse sont inconnues chez nous. Voilà le type de réglementation nationale qu’il faut modifier pour éviter les excès. Dans ce cas de figure, la BCE ne peut pas intervenir directement, mais le Conseil européen du risque systémique pourra demander au gouvernement concerné d’intervenir ou au Comité de Bâle d’adapter ses propres règles.

Le refinancement de l’ensemble du système bancaire européen est assuré par l’Eurosystème, c'est-à-dire par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales qui sont ses agents dans les pays membres de la zone euro – on parle de la seule BCE par simplification. Les prêts aux banques irlandaises passent par la banque centrale irlandaise, même si le processus est entièrement maîtrisé au niveau de la BCE qui suit les refinancements banque par banque, et pays par pays. Lorsqu’une banque ne peut plus emprunter dans le cadre des opérations de politique monétaire faute des garanties requises en contrepartie, il existe la procédure d’assistance de liquidité d’urgence. C’est la banque centrale nationale qui intervient, sous le contrôle de la BCE et, au-delà de certains montants, avec son feu vert. Le conseil des gouverneurs est informé régulièrement.

Au plus fort de la crise, plusieurs pays ont recouru à ce dispositif. La banque nationale décide puisque c’est elle qui supporte le risque, mais, comme la liquidité et l’équilibre du système sont affectés, l’opération se fait sous le contrôle du conseil des gouverneurs de la BCE.

En ce qui concerne les moyens de l’ACP, la montée en puissance se poursuit pour parvenir à un contrôle plus robuste dans le domaine des assurances et pour assumer la mission nouvelle confiée par l’État – la surveillance de la commercialisation des produits financiers. Cependant, comme l’ACP reste dans le giron de la Banque de France, nous ne demanderons aucun financement à l’État. Le Parlement a en effet prévu que nous puissions percevoir des frais de contrôle auprès des établissements contrôlés, et, le cas échéant, la Banque de France complétera. Mais, surtout, que le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques ne demande pas de faire des économies dans ce secteur !

M. le président Henri Emmanuelli. L’intention n’est sans doute pas celle-là. Il s’agissait bien plutôt de savoir si vous n’auriez pas besoin de moyens supplémentaires.

M. Christian Noyer. La difficulté est plutôt de trouver les ressources humaines, en quantité et en qualité. La petite équipe de mathématiciens de haut niveau qu’avait la Commission bancaire doit être encore renforcée. À cet égard, l’apport de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles est précieux puisque, grâce à elle, nous avons récupéré des polytechniciens, des ingénieurs et des normaliens de grand talent. Cela étant, les effectifs devront être accrus.

Monsieur Muet, je pense comme vous que le métier de banque consiste avant tout à suivre les risques et que la titrisation est allée beaucoup trop loin. Faute d’investisseurs, les marchés sont revenus à la raison. Pour éviter que la situation ne redevienne dangereuse, il faut porter une attention accrue aux produits qui sont fabriqués. Le danger guette quand les produits rassemblent des actifs sans lien les uns avec les autres, et si complexes – du type dérivés de dérivés – que personne n’y comprend plus rien. En cas d’accident de marché, la panique s’installe. Comme il faut très longtemps avant d’évaluer les pertes, les ventes s’accélèrent.

M. le président Henri Emmanuelli. À quoi riment des dérivés sur indices boursiers ?

M. Christian Noyer. Si le produit est simple, il permet de réduire l’exposition de son portefeuille à l’évolution des cours de bourse, sans avoir à s’en débarrasser. Par exemple, si un gérant de SICAV désire réduire son exposition à l’indice CAC 40 pour investir dans les produits de taux ou en obligations, plutôt que vendre 5 % du portefeuille, il achètera des dérivés de taux de façon à modifier la sensibilité globale de son portefeuille. Les dérivés sur indices ont un intérêt pour les gestionnaires à condition qu’ils soient simples.

Monsieur Brard, oui, nous allons visiter les banques, avec la ferme intention de veiller à ce qu’il y existe des chaînes de contrôle croisé et, outre un contrôle hiérarchique, une surveillance à plusieurs niveaux. Derrière le front office où opèrent les traders, se trouvent successivement le middle office, qui contrôle les positions, et le back office qui dépouille la totalité des ordres pour vérifier que toutes les opérations sont enregistrées et les limites fixées par les instances de direction de la banque respectées. Après l’affaire Kerviel, nous avons obligé les banques à mettre en place des alertes à différents niveaux, y compris la direction générale, le conseil d’administration et le régulateur lui-même. Là encore, nous veillons à ce qu’il en soit partout ainsi et, lorsque nous détectons une défaillance, nous la faisons corriger séance tenante. Ce que vous avez vu à la BNP, nous l’exigeons de tout le monde.

La crise grecque a été déclenchée par la révélation que les déficits et la dette publics étaient beaucoup plus importants que prévu. Beaucoup d’opérateurs de marché en ont conclu que la Grèce serait incapable de s’en sortir seule et ils se sont méfiés. Notre action concertée de rachat de titres a empêché les taux d’atteindre des niveaux sans rapport avec les risques eux-mêmes. Nous sommes intervenus sur le marché secondaire parce que le mécanisme de transmission de la politique monétaire ne fonctionnait plus. Les taux d’intérêt sur la dette grecque montaient à des niveaux stratosphériques sous l’effet d’une défiance généralisée. Les banques grecques subissaient les mêmes variations sur leurs conditions de refinancement, qui se répercutaient sur les taux des crédits qu’elles proposaient.

Aussi bas qu’aient été les taux de la BCE, ils n’empêchaient pas les taux de refinancement de l’économie grecque de s’envoler à 20, 30 ou 50 %, si bien qu’il n’y avait plus de politique monétaire européenne en Grèce. Or la Grèce fait partie de la zone euro. C’est ce constat qui a fini par emporter l’adhésion du conseil des gouverneurs. Nous avons donc calmé le jeu provisoirement mais ce sont les États qui peuvent stabiliser durablement le marché. Le plus important a été fait par eux, avec la mise en place du Fonds de stabilisation, et par le FMI.

Je ne partage pas du tout l’opinion des traders que vous avez rencontrés, monsieur Brard. Selon le raisonnement traditionnel du FMI, quand un pays est confronté à des difficultés, il faut prendre des mesures de politique économique pour corriger la trajectoire, c'est-à-dire réduire le déficit budgétaire et renforcer la compétitivité de l’économie. D’où la conditionnalité de ses interventions. Il faut ensuite faire en sorte que le pays n’ait pas recours aux marchés, le temps que ses efforts portent leurs fruits et que son économie reparte en sorte qu’il soit ensuite capable d’honorer ses engagements. Ce n’est qu’après que, la confiance retrouvée, le refinancement normal par obligations d’État pourra reprendre. C’est pour cette raison qu’un programme du FMI s’étale toujours sur deux ou trois ans, parfois davantage. Indépendamment du jugement que l’on porte sur l’Union européenne, il n’y a pas de raison d’avoir moins confiance dans le FMI quand il intervient en Grèce que lorsqu’il intervient – avec succès – en Corée du Sud ou au Mexique.

Je combats fermement l’idée d’un enchaînement de cataclysmes car chaque pays est un cas particulier. En Irlande, le secteur bancaire qui avait été presque entièrement garanti par l’État a perdu l’équivalent de 20 points de PIB, ce qui, d’un coup, a fait gonfler d’autant la dette publique, sans compter les effets de la crise. Tout cela rendait inévitable une aide extérieure et c’est ce qui explique la réaction des marchés. Cela étant, je rappelle que, dans les années qui ont précédé la création de l’euro et jusqu’au déclenchement de la crise, l’Irlande a fait baisser son taux d’endettement public de 120 à 40 % du PIB. Elle a fait la preuve qu’elle pouvait suivre une politique budgétaire rigoureuse. Certes la conjoncture était différente, mais j’espère que le contribuable rentrera dans ses frais.

Mme Françoise Branget. Monsieur le gouverneur, vous conseillez à juste titre de proscrire les produits dérivés trop sophistiqués. Mais que faire de ceux qui sont encore en circulation ? Par ailleurs, dans la zone euro, ce sont les taux d’intérêt qui ont servi à limiter l’inflation. Les choix n’ont pas été partout les mêmes et d’autres pays affichaient des taux d’intérêt moins élevés, d’où une distorsion durable. Que pensez-vous des émissions d’obligations à taux négatif lancées aux États-Unis ?

Mme Arlette Grosskost. Le Fonds européen de stabilisation viendra à échéance en 2013. Que se passera-t-il ensuite ? Pouvez-vous, monsieur le gouverneur, nous assurer que le contrôle prudentiel est d’égale qualité dans toutes les banques, qu’elles soient publiques ou privées ?

M. Christian Noyer. Le stock de produits très sophistiqués circule peu. Rares sont les investisseurs finaux qui se risquent à les acheter. Certains sont dans des portefeuilles et ils ont été déclassés. D’autres ont été repris par les banques qui n’ont pas voulu laisser leurs OPCVM afficher des performances désastreuses. Nous avons été assez stricts sur les règles de provisionnement pour éviter de nouvelles déconvenues. Enfin, certains ont été repris par des hedge funds qui spéculent dessus – et qui ont assez souvent enregistré des pertes. Éviter une nouvelle crise doit être notre préoccupation, et il est clair que les choses se passeront d’autant mieux à l’avenir qu’on aura interdit ces produits opaques ou empêché leur utilisation.

Parmi les réformes importantes, il y a la décision américaine de placer les banques d’investissement, qu’elles soient adossées ou non à des grands groupes bancaires universels, sous la surveillance de la Fed, qui est un superviseur rigoureux.

Il faut savoir que, dans chaque pays, la politique monétaire cherche à s’adapter à la réalité économique nationale. Que certaines banques centrales se soient moins préoccupées des liquidités a pu les conduire à mener une politique monétaire plus accommodante qu’elle n’aurait dû être, à leur jugement d’aujourd’hui. La courbe très aplatie des taux n’est pas le fait des seules banques centrales. Les très importants déséquilibres de balance des paiements, notamment entre les États-Unis et la Chine, ont conduit à une accumulation de réserves de change dans les pays excédentaires. Ils les ont ensuite placées en bons du Trésor américain, contribuant ainsi à déprimer les taux à long terme aux États-Unis. Les investisseurs privés, trouvant les rendements insuffisants, se sont détournés des obligations d’État au profit de produits plus risqués, qui se sont développés avec les conséquences que l’on connaît. C’est cet enchaînement qui a fait dire au G20 que les déséquilibres mondiaux étaient en eux-mêmes un risque pour la stabilité financière mondiale, d’où la nécessité de les réduire et de les contrôler.

Aujourd'hui, le souci de la Fed, c’est l’économie réelle américaine. Elle cherche à faire redémarrer la demande interne, en particulier la demande de logement, en contribuant à stabiliser les prix et à faciliter la distribution de crédit. Le danger d’une spirale déflationniste aux États-Unis, où le marché est plus flexible, est plus grand qu’en Europe où, à quelques rares exceptions près, les salaires et les prix ne baissent pas. La Fed n’a pas du tout pour objectif de relancer l’inflation, elle veut revenir à son objectif de stabilité des prix, qui est pratiquement celui de la BCE – un peu moins de 2 %.

La question de Mme Grosskost sur le Fonds européen de stabilisation me permet de revenir un instant sur la spécificité de chaque cas en Europe. Aucun autre État que la Grèce n’a commis de telles erreurs sur le niveau des déficits et de telles défaillances dans le reporting à l’Union européenne. L’Espagne n’est pas l’Irlande car ses banques ont été bien gérées, bien capitalisées, et surtout bien provisionnées grâce au système de provisionnement dynamique mis en place par la Banque d’Espagne. Et c’est l’une des grandes leçons de la crise. Il faut modifier certaines règles comptables de façon à mieux prendre en compte les pertes attendues sur le cycle. Il vaudrait mieux provisionner de façon anticipée, sans attendre l’accident. Les caisses d’épargne ont des difficultés mais l’État est intervenu et le problème a été traité même si l’organisation administrative décentralisée a compliqué le processus. Le Portugal est encore un cas différent. L’idée de la contagion automatique ne me semble reposer sur rien ; c’est un effet de mode.

Quant au contrôle prudentiel, je tiens à vous rassurer. Toutes les banques, toutes les compagnies d’assurance et toutes les mutuelles sont contrôlées. Le contrôle s’exerce à la fois sur pièces et sur place. Dans le second cas, les petits établissements sont contrôlés en totalité, et, dans les grands, nous menons des inspections thématiques ou sectorielles. Nous allons chaque année dans toutes les grandes banques pour examiner telle ou telle activité. Nous nous attachons également à vérifier la qualité du contrôle interne. Si nous avons la preuve que l’inspection interne travaille bien dans un secteur, nous pouvons avoir un préjugé favorable pour le reste de son activité. À la Société Générale, nous avions ainsi vérifié sur une ligne de produit que ses recommandations sur le « doublonnage » des contrôles de sécurité avaient bien été mises en œuvre. Malheureusement pas dans le département où travaillait M. Kerviel et où elles ne l’avaient pas été.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le gouverneur, nous vous remercions.

L’audition s’achève à 18 h 50.