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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 24 novembre 2010

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 27

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition de M. Dominique Cerutti, directeur général de NYSE-Euronext, accompagné de M. Fabrice Péresse, directeur des opérations de marché de NYSE-Euronext

L’audition commence à 18 h 50.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous vous remercions, monsieur Cerutti, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Après avoir travaillé pendant vingt-deux ans chez IBM, vous êtes devenu le directeur général de NYSE-Euronext et responsable de la zone Europe.

Nous privilégierons avec vous une approche concrète de la crise et de la spéculation. Des informations que nous avons déjà obtenues, il ressort que la directive MIF a eu des effets négatifs en faisant éclater les marchés, et que les opérateurs historiques des bourses eux-mêmes se seraient dotés de dark pools, qui font pourtant l’unanimité contre elles. Pourrez-vous nous expliquer ce paradoxe ? D’aucuns s’inquiètent des effets de la fusion entre le New York Stock Exchange et Euronext, en particulier du transfert de votre carnet d’ordres à Londres. Quelles sont les conséquences de cette décision pour le régulateur français ? Par ailleurs, n’hésitez pas à nous faire toutes les suggestions que vous jugerez utiles et à nous donner votre avis sur les sujets qui vous préoccupent ainsi que, éventuellement, sur les produits qui se négocient par votre intermédiaire.

(M. Dominique Cerruti prête serment.)

M. Dominique Cerruti, directeur général de NYSE-Euronext. Une précision d’emblée, monsieur le président. Je suis patron de la branche européenne et, avant toute chose, numéro deux du groupe au niveau mondial. À la place qui est la mienne, je vous affirme qu’il n’y a pas de dichotomie entre NYSE et Euronext, et que nous ne considérons pas que la partie européenne du groupe soit sous le joug des Américains.

Issu de la fusion en 2007 du New York Stock Exchange – la plus grosse bourse de valeurs américaine – et d’Euronext qui réunissait les bourses de Paris, de Lisbonne, de Bruxelles, d’Amsterdam et celle des dérivés de Londres – le LIFFE –, NYSE-Euronext est le premier groupe boursier et le plus diversifié puisque nous sommes, et de loin, le premier opérateur pour les actions au comptant et la deuxième ou troisième bourse transparente pour les dérivés. Nous exploitons également des technologies sophistiquées pour notre compte et pour d’autres partenaires car l’univers des bourses s’est considérablement automatisé ces dernières années. Notre entreprise est cotée sur nos propres marchés à New York et à Paris.

M. le président Henri Emmanuelli. Et comment se comporte le titre ?

M. Dominique Cerruti. Nous avons fait beaucoup d’efforts et nous nous portons bien dans un univers devenu concurrentiel de façon excessivement brutale. Certes, le souci de mettre fin aux monopoles, aux États-Unis avec la loi « Reg NMS » – pour Regulation National Market System – puis en Europe avec la directive MiFID, procédait d’intentions louables, mais la mise en œuvre a été d’une rapidité et d’une brutalité telles que nous avons dû nous adapter à un train d’enfer. Reste que nous en retirons les fruits aujourd'hui.

Les crises, depuis que le monde est monde, résultent certes toujours d’une suite de dérives macroéconomiques, de la prise de risques insensés, mais avant tout de la cupidité humaine. La première crise de l’histoire moderne remonte à 1637. Elle est connue sous le nom de crise des tulipes parce que des milliers de familles hollandaises avaient investi leur fortune dans ces bulbes. Le cours a atteint vingt ou trente fois le salaire d’un artisan spécialisé avant de s’effondrer, entraînant la ruine de générations d’épargnants et d’investisseurs.

Accumulation excessive de dérives macroéconomiques, investissements excessivement risqués consentis dans l’espoir d’un rendement toujours plus élevé et financés en jouant sur l’effet de levier : le retour de ce qui fut à l’origine du krach de 1929 comme des bulles immobilières ne peut être exclu et il serait très présomptueux d’affirmer qu’aucune crise ne surviendra plus. Il faudrait plutôt se préparer à la suivante en cherchant comment détecter les prises de risque excessives et le moment où l’innovation se déconnecte de l’économie, et en essayant de localiser les risques. L’innovation est le produit de l’imagination d’une centaine de forts en thème et il est très difficile aux régulateurs nationaux de comprendre, d’anticiper le risque qui en découle. Cela exigerait de leur part une coordination internationale sans précédent et des moyens bien plus importants que ceux dont ils disposent aujourd’hui – des moyens au moins équivalents à ceux des grandes banques qu’ils doivent surveiller. La première priorité consiste donc à les en doter.

La deuxième est de prendre des dispositions pour que les effets de la crise soient aussi minimes que possible. En ce qui nous concerne, nous devons faire en sorte que les marchés financiers, qui sont un des poumons de l’économie, soient de plus en plus transparents pour les régulateurs, et résilients, alors qu’ils sont, en réalité, de plus en plus opaques et fragmentés, autrement dit de moins en moins capables d’amortir une secousse. J’insiste sur le fait que NYSE-Euronext est un marché transparent et régulé, qu’elle travaille main dans la main avec les régulateurs. Je suis accompagné de Fabrice Peresse, qui dirige les opérations de surveillance sur nos marchés. Il est français et basé à Paris où est installée notre équipe de surveillance de tous les marchés au comptant. C’est lui qui s’assure que les marchés sont efficaces, et surtout intègres, et qui détecte les anomalies de toute nature – erreur d’un opérateur ou abus de marché. Il les signale au régulateur concerné, avant d’enquêter pour savoir ce qui s’est passé et ce qu’il y a lieu de faire.

Les promoteurs de MiFID entendaient, dans un contexte de croissance, casser les monopoles afin d’abaisser le coût du capital pour les entreprises tout en protégeant les investisseurs. Paradoxalement, en deux ans et demi, au lieu de diminuer, l’opacité a quasi doublé. Toutes les études convergent. Sur le marché des actions, elle dépasse 40 % ; sur celui des dérivés, elle atteint 85 % ; sur celui des obligations 95 % ; et, sur le marché des changes, elle est proche de 100 %. Or il n’y a aucune raison pour que l’opacité prévale sur le marché des actions, ou des obligations. Christine Lagarde a d’ailleurs pris l’initiative de créer une plate-forme obligataire transparente pour pousser les émetteurs français à émettre en France et éviter, comme cela s’est passé au moment de la crise, que, faute de liquidité, les titres ne puissent même plus être valorisés. On ne savait même pas qui devait animer le marché.

L’opacité a gagné trois activités distinctes. La première est l’activité de gré à gré, qui a toujours existé, mais qui, dans l’esprit des autorités européennes, devait rester irrégulière ad hoc, c'est-à-dire réservée à la négociation de produits très spécifiques. Elle a pourtant augmenté passant de 26 % à 40 %. La deuxième activité, qui était à l’origine la raison d’être des dark pools – dénomination très malheureuse – est la négociation de blocs de titres, ou block trading, qui est destinée à protéger l’investissement. En effet, la vente ou l’annonce de la vente d’un très grand nombre d’actions risquant de peser sur les prix, il est sain de préserver une relative discrétion. Mais à coup d’exemptions, appelées waivers dans le jargon bruxellois, les dark pools ont dévoyé une règle pourtant utile et se sont mises progressivement à traiter de petits ordres, comparables à ceux d’un investisseur individuel. Or l’investisseur modeste n’a pas intérêt à voir ses ordres traités par un opérateur opaque, et appariés avec ceux d’un professionnel, ou même d’un teneur de marché, car il ne fait pas le poids. Pour protéger ces petits investisseurs, la transparence est la seule solution car elle assure la confrontation de l’offre et de la demande au sein d’un carnet d’ordres unique, qui garantit le bon prix.

La troisième activité touchée par l’opacité concerne les concurrents des opérateurs historiques, à qui MiFID offrait le choix entre trois statuts : celui de marché régulé ; celui de plate-forme alternative, autrement appelée Multilateral Trading Facility, ou MTF, également transparente ; et enfin celui de systematic internaliser, autorisé à rapatrier en interne la négociation des ordres et à les traiter hors marché en contrepartie d’une obligation de reporting et de transparence auprès du régulateur. La plupart des institutions financières ont commencé par opter pour ce dernier statut, mais ont fini presque toutes par l’abandonner pour adopter une formule que MiFID n’avait ni prévue ni autorisée, celle des crossing networks – de simples réseaux d’appariement des ordres, qui sont dispensés des contraintes de transparence. Or ces plateformes tendent à se multiplier.

L’opacité, limitée au départ à 26 % des transactions, dépasse donc désormais 40 % du volume des actions échangées en Europe, soit environ 32 milliards d’euros en moyenne chaque jour. Ce pourcentage augmente et échappe au regard des régulateurs. Ces 40 % se ventilent entre une part prépondérante pour le gré à gré, les dark pools qui captent maintenant des petits ordres et comptent pour 7 % à 8 %, et les crossing networks qui traitent 10 % des volumes hors marché, soit 4 % du total des transactions.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui se cache derrière les crossing networks ?

M. Dominique Cerruti. Des banques, exclusivement, surtout anglo-saxonnes. Les banques françaises n’ont fait que leur emboîter le pas.

Pourquoi faut-il lutter contre l’opacité ? Tout simplement parce qu’elle ruine le mécanisme fondamental en économie de marché qui est la découverte du prix. C’est la confrontation de l’offre et de la demande en un lieu unique qui donne en permanence le juste prix, gage de l’efficience des marchés. Si le carnet d’ordres se vide de sa substance parce que l’opacité gagne, cette confrontation donnera des résultats de moins en moins pertinents.

M. le président Henri Emmanuelli. Constatez-vous des distorsions entre les prix des marchés transparents et les autres ?

M. Dominique Cerruti. Oui, d’autant que les marchés transparents eux-mêmes ont été fragmentés, ce qui a favorisé le High Frequency Trading, le HFT – je vais y venir. On ne sait pas ce qui se passe sur les marchés opaques. Les régulateurs font tout ce qu’ils peuvent pour obtenir l’information, au moins a posteriori, mais le mieux serait de faire revenir les flux sur les marchés classiques. En mon âme et conscience, je considère qu’il n’y a aucune raison pour tolérer 40 % d’opacité sur le marché des actions. Pourtant, quand mes équipes, des sociétés de bourse ou même des universitaires se sont exprimés sur le sujet, ils ont rencontré des résistances d’arrière-garde qui persistaient à nier la réalité ; jusqu’à ce que, récemment, une des commissions du Parlement européen valide les chiffres. L’ampleur du phénomène étant reconnue, MiFID II pourra y remédier.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Si, comme vous le dites, l’opacité n’a pas d’intérêt, pourquoi perdure-t-elle ?

M. Dominique Cerruti. Pour trois raisons. Premièrement, parce qu’elle permet aux professionnels des marges plus confortables. Deuxièmement, parce que certains produits très innovants et très spécifiques n’ont pas à être inscrits à la cote. Si, par exemple, une entreprise française veut construire une usine au Brésil, financer son investissement en monnaie locale, acheter ses matières premières en dollars et revendre le produit fini en yuans, elle fera appel au marché des dérivés pour se couvrir grâce à un produit sur mesure conçu exclusivement pour elle par des « structureurs ». Troisièmement, parce que, comme je l’ai dit, la négociation de blocs de titres a pour tout le monde un impact négatif, qu’il convient de neutraliser.

M. le président Henri Emmanuelli. Les négociations de blocs sont-elles soumises à une obligation de déclaration ?

M. Dominique Cerruti. La négociation se fait dans l’anonymat le plus complet. Ce n’est qu’ensuite qu’elle donne lieu à négociation, et de manière très floue puisque les règles de transparence qui s’appliquent aux blocs n’ont pas précisé les moyens de diffusion – certains intermédiaires diffusent cette information via leur site internet, dans des conditions qui ne facilitent pas forcément l’accès des investisseurs – et que la fiabilité et l’exhaustivité des données ne sont pas suffisantes – problème de devises, d’information manquante, ou en doublon. Mais la directive MIFID 2 traitera le sujet. Cela étant, la négociation de blocs elle-même n’est pas en cause, c’est à l’opacité appliquée à de petits ordres qu’il faut s’attaquer car elle n’est absolument pas justifiée. Pour conclure sur ce point, l’opacité n’est pas condamnable en elle-même, mais son doublement en deux ans est le signal d’un dysfonctionnement.

Deuxième sujet de préoccupation, la fragmentation des 56-58 % qui restent transparents sur les marchés actions. Là encore, sous couvert de concurrence, on a laissé se créer une série de plateformes alternatives, les MTF, auxquelles on a consenti des avantages destinés à compenser les handicaps que rencontrent les nouveaux entrants sur un marché. Malheureusement, leurs propriétaires n’avaient rien du petit Poucet. Les MTF sont toutes basées à Londres, et propriétés de puissants établissements financiers. Elles travaillent toutes à perte, à l’exception d’une qui déclare avoir atteint le point d’équilibre. À elles toutes, elles ont gagné une énorme part du marché, entre 30 % et 40 % du marché européen. Nous sommes pour la concurrence, à condition qu’elle soit équilibrée. Sinon, ce qui reste des marchés transparents sera mis à mal.

Parmi les avantages sur lesquels MiFID II devra revenir, on trouve l’autorisation de pratiquer de l’arbitrage de régulation. C’est pourquoi ces plateformes sont toutes à Londres tandis que NYSE-Euronext, en tant que marché transparent, est en contact avec cinq régulateurs européens à chacun desquels elle paie une redevance. D’autre part, là où Fabrice Peresse emploie cinquante personnes hautement qualifiées et outillées, ces plateformes n’en ont embauché que deux ou trois. Leurs effectifs ne dépassent pas cinquante personnes au total, sans doute à cause de la législation sociale britannique, alors que nous entretenons du personnel sur toutes les places de cotation : aux Pays-Bas, au Portugal, en Belgique, en France et en Angleterre. Enfin, mes contraintes informatiques de résilience, de garantie de reprise d’activité, mes dispositifs de sauvegarde sont infiniment plus lourds, parce que les superviseurs font tout pour éviter la défaillance d’un marché régulé. Pourtant, malgré tous ces avantages, malgré leurs actionnaires puissants, les MTF perdent de l’argent, à une exception près. La législation a introduit une concurrence qui risque de tuer les marchés régulés.

M. le président Henri Emmanuelli. Si ces plateformes perdent de l’argent, pourquoi persévèrent-elles ?

M. Dominique Cerruti. L’intérêt de leurs actionnaires est indirect. En forçant les marchés régulés à abaisser leur niveau de prix, ils misent sur une spirale négative qui entraînera tout le monde en enfer. En somme, ces actionnaires font le jeu de l’opacité et menacent les marchés transparents dont le besoin se fait sentir plus que jamais.

Il est très difficile aux régulateurs de surmonter la fragmentation. Le mini-krach du 6 mai est la conséquence type d’une hyper-fragmentation des marchés. Les procédés sur les différentes places boursières ne sont pas les mêmes. Chez nous, les choses sont revenues très rapidement dans l’ordre car nos coupe-circuits ont fonctionné. Sur les plateformes qui n’en avaient pas, le choc a été violent. Dans un climat de nervosité, sur fond de crise européenne, la volatilité des cours était très accentuée et, à un moment donné, les marchés se sont emballés sur quelques titres. Tous les traitements sont automatisés sur les marchés, même les ordres, avec le trading algorithmique, et les signaux de prix ont provoqué, à des fins de couverture, des ordres de vente pour limiter les pertes. Sur les marchés régulés, à la vue des écarts de cours, les opérateurs présents ont arrêté les programmes, pris leur téléphone pour demander aux courtiers si le cours était vraiment celui auquel ils voulaient négocier. Dans la négative, ils ont suspendu les cotations. Quelques secondes, au pire quelques minutes, suffisent pour revenir à l’équilibre. Mais, là où les procédures étaient entièrement automatisées, sur les MTF, les ordinateurs ont, faute de personnel suffisant, continué à tourner une dizaine de minutes de trop. Il a donc fallu détricoter les ordres aberrants qui avaient été exécutés. Pas chez nous.

Une fragmentation très favorable aux plateformes exclusivement électroniques doit au moins aller de pair avec une harmonisation des mécanismes d’alerte. Ceux-ci doivent prendre le pas sur la concurrence en cas d’emballement des marchés. Le 6 mai, quand nous avons dû nous arrêter quelques secondes, certaines plateformes ont sauté sur l’occasion pour récupérer du chiffre d’affaires.

M. Fabrice Peresse, directeur des opérations de marché de NYSE-Euronext. Nous constatons chaque jour des dérives de ce type. Par exemple, nous avons plusieurs fois décelé, juste avant la clôture, une variation brutale – de l’ordre de 5 % – du cours d’un titre. Puis, aussitôt, tout rentre dans l’ordre. C’est troublant, surtout quand nous apprenons après coup que, tout de suite après, un gros bloc de titres a été négocié sur une dark pool. Manifestement, il y a des tentatives de manipulation de cours, mais, ne contrôlant pas ce qui se passe ailleurs que chez nous, nous avons beaucoup de mal à les identifier. L’AMF aussi, d’ailleurs. Même si elle a accès aux informations, il faut qu’elle ait les moyens matériels de les traiter ; en outre, elles ne lui sont transmises qu’a posteriori. Ces anomalies nouvelles obligent à repenser le dispositif de contrôle. La fragmentation conjuguée avec la diversité des contraintes imposées aux différentes plateformes rend le contrôle plus compliqué.

M. le président Henri Emmanuelli. Les gros opérateurs habitués des « coups » à la limite de la légalité ont-ils perçu toutes les potentialités que leur offre la fragmentation ?

M. Fabrice Peresse. Sans doute. Quelques cas concrets le laissent penser.

M. Dominique Cerruti. L’équipe de surveillance repère les anomalies et les transmet à l’équipe chargée de l’intégrité des marchés qui, à son tour, après avoir fait des recherches, s’adresse au régulateur national. Le cas échéant, une enquête est diligentée pour savoir s’il s’agit d’un incident technique, d’une erreur matérielle – un « gros doigt » en jargon – ou d’une manipulation de cours.

À l’avenir, les gouvernements ne pourront plus venir à la rescousse des marchés, qui doivent désormais se prendre en charge. Ils doivent être stables, intègres et résilients. Dans ce contexte, il est préoccupant que l’opacité s’étende cependant que, sur ce qui reste de transparence, la fragmentation s’accentue encore, compliquant le travail du régulateur. La concurrence non faussée passe par l’uniformisation des droits et des devoirs – reporting, résilience… – des différentes plateformes, qui n’ont pas toutes les contraintes du marché régulé. Si j’annonçais à M. Jouyet que nos équipes de surveillance passent de cinquante à trois personnes pour nous aligner sur nos concurrents britanniques, il menacerait de me retirer ma licence. Puisque nous sommes tous d’accord sur la nécessité de surveiller les marchés, il vaudrait mieux demander aux MTF basées à Londres d’embaucher pour rendre le même service. Cependant, la distorsion de concurrence est perverse parce que, si ces plateformes devaient se conformer aux mêmes obligations que nous, leurs pertes s’accentueraient encore.

M. le président Henri Emmanuelli. Pourquoi les grandes banques acceptent-elles de perdre de l’argent ?

M. Dominique Cerruti. L’idée était de peser sur nos prix, et sur nos marges. Mais la plus grosse MTF est en vente, d’autres ont disparu. Le NASDAQ a fait fermer celle qu’il avait autorisée, mais il en reste une dizaine. L’opacité couplée à la fragmentation suscite l’inquiétude des régulateurs et MiFID II devrait y remédier. À ce propos, il y avait aussi une distorsion notoire à Bruxelles entre le lobbying des financiers et celui des marchés institutionnels. Il y a un an et demi, nous n’avions encore personne à Bruxelles pour faire valoir notre point de vue. Maintenant, nous y avons une petite équipe. Et la bonne nouvelle, c’est que le Parlement européen a fini par admettre les ordres de grandeur que nous avancions pour la proportion de transactions opaques et pour la ventilation entre gré à gré, dark pools et crossing network. De même en ce qui concerne la fragmentation. À toute chose malheur est bon : l’incident du 6 mai a plaidé en notre faveur, en montrant concrètement sur quel chemin l’Europe risquait de s’engager si rien n’était fait.

M. le président Henri Emmanuelli. Les angoisses européennes sont-elles partagées outre-Atlantique ?

M. Dominique Cerruti. Oui, absolument.

Venons-en au HFT, le high frequency trading. Il ne faut pas le diaboliser. S’y adonnent aussi des investisseurs institutionnels, des fonds de pension, des hedge funds… En quoi consiste-t-il ? Il exploite la fragmentation des marchés voulue par les régulateurs, en repérant les écarts de prix au moyen de technologies très sophistiquées. Constatant qu’un titre vaut ici 100, ailleurs 101, un opérateur achète à 100 pour revendre à 101. La technologie est nécessaire pour cela parce qu’il faut être extrêmement rapide. On peut certes douter de l’utilité économique du HFT mais il contribue à faire converger les prix et à fluidifier le marché. Autrement dit, le HFT, c’est de l’arbitrage. En fragmentant, on compartimente la liquidité et on rend les marchés moins efficients. La fonction d’arbitragiste n’est pas noble, sans doute, mais elle sert au moins à cela. En outre, il lui faut de la transparence et elle améliore la liquidité. Je vous renvoie au rapport publié il y a une quinzaine de jours par le régulateur hollandais, l’Autoriteit Financiële Markten, sur le HFT. Le superviseur, partant avec un préjugé défavorable, a finalement conclu qu’il fallait des règles de transparence mais que ces opérateurs étaient utiles. En revanche, il faut veiller à ce que le HFT ne puisse pas servir à décaler le marché, par exemple en donnant des milliers d’ordres et en les annulant avant leur exécution pour transmettre ensuite l’ordre au cours voulu. Le risque existe.

M. le président Henri Emmanuelli. Le gouverneur de la Banque de France semblait penser que le HFT nuisait à la transparence du marché en donnant aux détenteurs de cette technologie un avantage en termes d’information.

M. Fabrice Peresse. Aujourd'hui, toutes les grandes banques font du HFT. L’année dernière, une valeur a brusquement augmenté de 30 ou 50 % en l’espace de quelques secondes parce qu’une banque avait perdu le contrôle de son algorithme, faute de l’avoir convenablement testé. Elle a donc acheté tout ce qui se trouvait sur le marché, mais elle a été punie parce qu’elle n’a évidemment pas revendu au même prix. Nous avons eu quatre exemples de ce type l’année dernière et, renseignements pris, les fauteurs de trouble étaient non pas des professionnels du HFT, mais des banques de plus ou moins grande taille qui avaient joué les apprentis sorciers.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment vérifiez-vous l’authenticité des ordres ?

M. Fabrice Peresse. Nous avons développé nos propres méthodes et mis au point, avec nos outils technologiques qui sont très puissants, un système de pilotage, avec des signaux d’alerte et des filtrages. Il permet de repérer en temps réel ce que l’on veut parmi les 50 à 100 millions d’ordres que nous traitons tous les jours. Nous disposons de mécanismes de prévention.

M. le rapporteur. On nous a dit que le régulateur du marché britannique n’obtenait pas d’informations sur les ordres qui n’étaient pas dénoués.

M. Fabrice Peresse. Tous les jours, nous envoyons à l’AMF tous les ordres, exécutés ou non. En Grande-Bretagne, l’organisation est différente : le régulateur obtient l’information directement auprès des intermédiaires financiers, et non auprès du marché institutionnel.

M. Dominique Cerruti. Je vous invite à lire le rapport de l’AFM néerlandais une fois qu’il aura été traduit : il est le premier consacré au HFT, et il le démystifie. Dans la conclusion, les auteurs recommandent un meilleur encadrement des intervenants pour mieux connaître leur action, mais soulignent qu’ils contribuent à rendre les marchés plus efficients.

NYSE-Euronext a bel et bien développé un dark pool et une MTF. Pourquoi ? Notre cœur de métier consiste à coter et à introduire en bourse des entreprises, y compris des PME, ce qui contribue au financement de l’économie. Nous sommes aussi en train de créer une plateforme obligataire sous l’égide de Christine Lagarde. C’est l’aspect sociétal de l’activité d’une bourse. Mais nous sommes soumis à une concurrence qui ne s’encombre pas de telles considérations. Notre objectif est de survivre, l’enjeu n’étant rien de moins que l’existence d’un marché transparent. Alors, nous nous adaptons. Si la régulation autorise les dark pools et les MTF, et si des petits malins veulent utiliser le système pour nous attirer en enfer, nous jouerons au même jeu qu’eux. C’est pourquoi nous avons suivi la plupart des clients et des banques à Londres, de façon à respecter les temps de réponse qu’ils exigent de nous. Nous n’avons pas eu le choix. Cela étant, nous avons tout de même une éthique et nous travaillons main dans la main avec les régulateurs. Que nous ayons une dark pool, dénommée SmartPool, ne nous empêche pas de militer pour que les dark pools se cantonnent à la négociation de blocs de titres. Mais nous ne voulons pas, pour n’avoir pas suivi les autres, pas investi dans la technologie, pas réduit nos dépenses de 500 millions, comme nous avons dû le faire, subir ce qu’ont subi des institutions mondialement connues. Notre stratégie nous a permis de maintenir notre part de marché à 73 % auprès des sociétés que nous cotons alors que, il y a deux ans, beaucoup d’observateurs nous prédisaient le pire. Et nous poursuivons nos activités de surveillance.

Quant à nos contrôles, il faut savoir qu’un centre informatique n’est rien d’autre que quatre murs réfrigérés autour d’un serveur informatique. La salle est scellée, seules les personnes chargées de la maintenance y pénètrent. Les centres informatiques sont près des clients à cause des temps de réponse. Mais nos cerveaux, nos effectifs – une soixantaine de personnes installées rue Cambon – sont à Paris où ils exploitent un carnet d’ordres unique, élaboré à partir des carnets d’ordres locaux, ce qui améliore la qualité du marché.

M. Fabrice Peresse. Le pilotage est à Paris. Nous sommes tous les jours en contact avec les quatre régulateurs nationaux, français, belge, néerlandais et portugais, bien que le marché soit unique.

M. Dominique Cerruti. Le seul endroit où le carnet d’ordres peut être consulté, analysé, piloté, c’est à Paris. À Londres, il n’y a que le serveur.

M. le président Henri Emmanuelli. Que pensez-vous des marchés de matières premières ?

M. Dominique Cerruti. Le sujet mérite qu’on s’y penche, surtout après les émeutes de la faim dont ont été le théâtre une quarantaine de pays il y a deux ans. En outre, nous sommes concernés puisque nous gérons un marché de dérivés de matières premières à Londres et à Paris. Encore une fois, c’est un marché transparent où s’échangent des produits référencés. Il existe des techniques pour éviter les excès de la spéculation, comme de limiter les positions. Nous sommes en train d’y travailler.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment fixez-vous ces limites ?

M. Dominique Cerruti. Je ne peux pas fournir de réponse précise car cela dépend des produits. Aux États-Unis, il existe des plafonds, mais en Europe, pas encore. Le reporting aussi peut être efficace. Une déclaration peut suffire à prévenir les excès. Toutes les mesures qui concourent à plus d’encadrement, de transparence et d’information sont les bienvenues.

M. le rapporteur. Quelles sont les deux ou trois recommandations que vous feriez au G20 ?

M. Dominique Cerruti. Les thèmes choisis par la présidence française sont plus que pertinents. Je crains toutefois que l’on n’oublie les deux problèmes qui m’obsèdent – l’opacité et la fragmentation. La prochaine crise n’en serait que plus douloureuse s’ils ne sont pas traités.

Les marchés régulés et transparents ne sont pour rien dans le déclenchement de la crise de 2007-2008. Aucune chambre de compensation officielle n’a failli, tout autour de la planète, alors que leurs systèmes ont été sollicités pour des volumes considérables. Il n’a pas fallu plus de quelques semaines pour purger les opérations de Lehman enregistrées sur les marchés institutionnels. Les banques sont toujours en train d’ajuster leurs positions aujourd'hui…

M. le président Henri Emmanuelli. Vous ne détenez pas de portefeuille ?

M. Dominique Cerruti. Cela nous est interdit. Nous ne sommes pas des investisseurs, notre mission consiste à assurer l’intégrité et l’efficience des marchés.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui sont vos actionnaires ?

M. Dominique Cerruti. La dérégulation nous a poussés à nous faire coter sur notre propre marché. Certes, il y a un tropisme américain car vous trouverez dans notre actionnariat beaucoup de fonds de pension américains, mais pas seulement. Il doit être comparable à celui d’Axa. Il est bien réparti – il doit falloir une bonne vingtaine d’actionnaires pour atteindre 50 % du capital – et se préoccupe plutôt du moyen et du long terme.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment expliquer les déboires du London Stock Exchange ?

M. Dominique Cerruti. Il est toujours délicat de parler de ses concurrents directs, mais il y a un décalage considérable entre la puissance de la City, qui est le premier centre financier de la planète, devant New York, et le London Stock Exchange, qui a beaucoup souffert. Il est certain que le rachat du LIFFE par le concurrent français a été un coup dur. Ensuite, les investissements technologiques ont pris du retard. Nous nous portons mieux parce que nous ne nous sommes pas contentés de créer un centre informatique, nous avons réalisé un carnet d’ordres unique en fusionnant les carnets d’ordres nationaux, alors que ceux de Londres et Milan sont restés distincts. Nos investissements ont porté leurs fruits.

M. le président Henri Emmanuelli. Parmi les produits dérivés, aucun ne vous semble aberrant ?

M. Dominique Cerruti. Certains sont tellement sophistiqués que leurs concepteurs eux-mêmes ont perdu de vue ce pour quoi ils avaient été imaginés. Le risque réside dans l’absence de traçabilité et dans l’impossibilité d’évaluer le risque encouru. À l’origine, les produits répondaient à une demande. À cet égard, l’exemple des subprimes est très parlant. Au départ, quelqu’un a créé un produit reposant sur une promesse économique qui ne pouvait pas être tenue. Il s’est alors agi de sortir du bilan des risques qui ne pouvaient pas être assumés. D’où les opérations de titrisation en cascade, en supposant, à tort, que la planète serait assez résiliente pour supporter le risque. De titrisation en titrisation, les banques ont fini par ne plus savoir ce qu’elles avaient en portefeuille.

M. le président Henri Emmanuelli. Pour en revenir à des principes simples, le métier de financier ne consiste-t-il pas à apprécier le risque ? Inventer des produits pour ne plus pouvoir le faire n’est-il pas un contresens ?

M. Dominique Cerruti. Je n’ai pas à m’ériger en juge, mais il faut distinguer les forts en maths qui créent les produits et qui, à mon avis, étaient extrêmement lucides, au point d’imaginer la titrisation pour évacuer rapidement les risques du bilan et mieux les répartir, et les acheteurs qui, face à des produits aussi complexes, finissaient par perdre toute notion du risque réellement encouru. Poussée à l’extrême, la titrisation empêche toute traçabilité.

M. le président Henri Emmanuelli. On a bien vu ce qu’il en était avec le reportage du Monde consacré à Abacus. Le contrat était tellement long que, vraisemblablement, personne ne l’a lu en entier. Pourtant, le produit a marché. Et l’agence de notation a délivré un triple A.

M. Dominique Cerruti. On en revient à la crise des tulipes, à la cupidité qui aveugle.

M. le président Henri Emmanuelli. Et il y a de la crédulité là où il y a du désir. J’avais demandé à un banquier aguerri pourquoi les crises finissaient invariablement par se reproduire. Il m’avait répondu que c’était parce que les gens avaient « envie d’y croire ».

M. Dominique Cerruti. À côté des crédules qui pensent que le processus va continuer, il y a aussi les professionnels qui espèrent en profiter en sortant à temps – et parfois se laissent piéger…

En conclusion, il faut aider les régulateurs autant que faire se pourra. La seule manière de limiter les risques, c’est une meilleure coordination, au moins entre Européens, et si possible au-delà.

M. le président Henri Emmanuelli. Des chiffres cités par M. de Boissieu, président du Conseil d’analyse économique, m’obsède : alors que le PIB mondial se monte à 60 000 milliards de dollars, le volume du sous-jacent des produits dérivés en circulation atteindrait 600 000 ou 700 000 milliards de dollars. Qui sait ce que tout cela recouvre ?

M. Dominique Cerruti. La tâche est trop écrasante pour les régulateurs actuels. Le cadre national doit être dépassé. Des efforts sont faits dans ce sens en Europe, avec la création de l’ESMA, l’European Securities and Markets Authority – la nouvelle autorité européenne chargée de la surveillance des marchés – et il faudra tôt ou tard se lier avec les Américains pour avoir une vue globale. Avec le recul, on comprend qu’une banque centrale isolée n’aurait pu prendre la mesure du phénomène des subprimes.

M. le président Henri Emmanuelli. En tout cas, aucun établissement financier français n’aurait accordé de crédit immobilier sans demander les revenus de l’emprunteur.

M. Dominique Cerruti. Il faut donc lutter contre l’opacité et la fragmentation, y compris au G20, et être maximaliste en refusant d’écouter les sirènes qui justifient l’opacité. La transparence doit être le maître mot, et si fragmentation il y a, alors elle doit avoir pour corollaire l’harmonisation sous l’égide des régulateurs, de façon que les transactions puissent être contrôlées. En l’état actuel des marchés, une nouvelle crise serait un choc redoutable, d’autant que, paradoxalement, l’opacité et la fragmentation ont continué de s’aggraver.

M. le président Henri Emmanuelli. La dernière fois, on pouvait compter sur la résilience mondiale. Aujourd'hui, il n’en est rien et la panique serait bien pire.

M. Dominique Cerruti. Les gouvernements qui, en 2008, ont passé des week-ends de cauchemar à chercher comment sauver la planète, et suscité l’ire de la population qui ne comprenait pas bien l’enjeu, savent bien qu’ils ne pourront pas recommencer. L’endettement public ne le permet plus. Or la qualité de la signature des États constitue le dernier rempart de nos sociétés. L’Europe ne peut plus jouer le jeu. D’ailleurs, Christine Lagarde ajoute un troisième thème à mon diptyque : responsabilité. Il est tout de même frustrant de constater que certains acteurs refusent d’admettre que l’intérêt sociétal des marchés doit passer avant le leur. À défaut, il n’y aura pas de gagnant.

M. le président Henri Emmanuelli. La panique serait démultipliée.

M. Dominique Cerruti. Bien qu’optimiste, je ne m’aventurerais pas à dire que pareille crise ne se reproduira pas. Tôt ou tard, la cupidité, l’accumulation de risques, les dérives macroéconomiques provoqueront une nouvelle bulle qui, elle aussi, explosera. Si elle est petite, l’épreuve sera surmontée. Si la crise est grave, la structure des marchés ne permettra pas de l’absorber. Il y a réellement urgence à surmonter l’opacité et la fragmentation.

M. le président Henri Emmanuelli. Convaincre le G20 ne sera pas une mince affaire parce que certains ont tout intérêt à cette opacité et à cette fragmentation.

M. Dominique Cerruti. Et tous ne sont pas loin de chez nous.

M. le président Henri Emmanuelli. La crise n’a pas ébranlé leurs convictions ? Business as usual ?

M. Dominique Cerruti. C’est très difficile de convaincre quelqu’un qui a fait du gré à gré toute sa vie d’arrêter, surtout si ses marges doivent s’en trouver réduites. Autre exemple : il a fallu mener un combat de titans pour faire comprendre aux émetteurs de produits dérivés qu’à défaut de les coter, ou de les négocier sur des marchés transparents, il fallait au moins qu’ils puissent être compensés, pour réduire le risque de contrepartie et éviter la bombe à retardement que constitue la contagion systémique. Rude bataille !

M. le rapporteur. C’est une question de culture.

M. le président Henri Emmanuelli. Les lignes ont bougé, tout de même, et en peu de temps.

Monsieur Cerruti, monsieur Peresse, il ne me reste plus qu’à vous remercier.

L’audition s’achève à 20 h 15.