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La séance est ouverte à dix-sept heures.
Table ronde sur le délaissement parental réunissant Mme Geneviève Miral, présidente de l’association Enfance et famille d’adoption, Mme Anne Oui, chargée de mission à l’Observatoire national de l’enfance en danger, M. Roland Willocq, premier vice-président de la Fédération nationale des associations départementales d’entraide des pupilles et anciens pupilles de l’État (ADEPAPE), Mme Françoise Volot, directrice-adjointe d’enfance-famille au Conseil général du Val-d’Oise accompagnée de Mmes Sylvie Blaison, chef du service accueil et adoption et Isabelle Landru, chef du service territorialisé, M. Serge Azema, directeur général de l’association Rayon de soleil à Cannes.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Mes chers collègues, avant de débuter notre réunion, je souhaite vous donner des indications sur le calendrier prévisionnel des travaux de notre commission spéciale. Tout d’abord, je vous annonce que nous n’aurons pas de réunion mardi prochain, le 6 décembre. Nos prochaines réunions auront lieu aux dates suivantes : mardi 13 décembre, nous aurons une table ronde sur l’adoption internationale suivie de l’audition de magistrats ; mardi 20 décembre, nous aurons une table ronde sur la réforme de l’agrément suivie de l’audition de représentants du ministère de la justice ; nous nous réunirons ensuite mardi 10 janvier 2012 pour examiner, sur le rapport de Mme Michèle Tabarot, la proposition de loi sur l’enfance délaissée et l’adoption (n° 3739 rectifié), l’objectif étant une inscription de ce texte à l’ordre du jour de l’Assemblée avant la suspension de ses travaux, à la fin du mois de février.
Je me tourne à présent vers les participants à la table ronde et vous remercie, mesdames, messieurs, d’avoir accepté de vous libérer avec un préavis aussi bref. Mme Michèle Tabarot, malheureusement retenue par ailleurs, ne pourra être présente aujourd’hui et m’a prié de l’en excuser auprès de vous.
L’objet de notre table ronde est de recueillir vos remarques éventuelles sur les lacunes de la législation actuelle en matière d’adoption et sur le dispositif de la proposition de loi que nous souhaitons inscrire avant la fin de la législature à l’ordre du jour des travaux de l’Assemblée nationale. Je vous invite à limiter votre propos liminaire à cinq minutes de manière à permettre ensuite aux commissaires présents de poser des questions.
Mme Anne Oui, chargée de mission à l’Observatoire national de l’enfance en danger. Je concentrerai mon propos sur la proposition de modification de l’article 350 du code civil. Je tiens à souligner tout l’intérêt de substituer la notion de « délaissement parental » à celle de « désintérêt manifeste ». Dans un rapport de l’IGAS, en 2009, M. Pierre Naves et Mme Catherine Hesse ont montré en effet que cette dernière notion pose un problème dans la mesure où elle est interprétée comme requérant une intentionnalité de la part des parents. Cette intentionnalité constitue une condition nécessaire pour prononcer l’abandon judiciaire, et l’on connaît l’enjeu de cette décision, puisque c’est à partir de là que les enfants délaissés pourront trouver une place dans des structures d’accueil adaptées à leurs besoins.
Comme cela a été le cas s’agissant de la maltraitance, il faut sortir de la notion d’intention des parents pour se recentrer sur les effets d’une situation de délaissement sur l’enfant. La déclaration d’abandon vise bien à permettre à un enfant avec lequel les parents n’entretiennent ni relations ni contacts, que ce soit par visite ou par courrier, volontairement ou non, de trouver sa place dans un cadre répondant à ses besoins, qui peut éventuellement être l’adoption.
La définition du délaissement parental telle qu’elle figure à l’article 1er de la proposition de loi ne nous semble cependant pas convenir. En effet, la notion de « carences » dans l’exercice des responsabilités parentales qui compromettent le développement de l’enfant relève d’un cadre juridique autre que le délaissement. C’est d’ores et déjà celui qui définit le danger auquel les enfants peuvent être exposés et qui appelle une suppléance parentale en protection de l’enfance, judiciaire ou administrative. En caractérisant ce délaissement par ce qui relève d’un autre type d’intervention – assistance éducative ou protection administrative de l’enfance –, on risque, non pas de clarifier les choses, mais de créer une confusion supplémentaire, une nouvelle impasse juridique car les services ne sauront pas s’ils doivent aller vers l’abandon judiciaire ou l’assistance éducative.
Nous proposons donc de définir le délaissement par des éléments de constat, et de le faire sobrement afin d’éviter les risques de sur-interprétations. Le constat pourrait porter sur le fait que les parents s’abstiennent de relations, de contacts significatifs et d’échanges avec leur enfant, au préjudice de l’intérêt de ce dernier. Le rapport de Mme Hesse et M. Naves souligne l’importance de rapporter l’effet du délaissement à l’intérêt de l’enfant. C’est ce constat de délaissement préjudiciable à l’enfant qui devrait entraîner le prononcé de l’abandon judiciaire.
L’article 2 de la proposition de loi tend à renforcer l’évaluation de la situation des enfants relevant de la protection de l’enfance, qui fait l’objet d’une disposition légale par ailleurs. Si ce texte est retenu, il nous semble indispensable de revenir sur une mesure qui avait été évoquée en 2006 dans le cadre de l’examen du projet de loi qui est devenu la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance. Elle avait trait au rapport d’évaluation pluridisciplinaire d’un enfant placé qui devait porter sur la santé physique et psychique de l’enfant, sur son développement, sa scolarité, sa vie sociale et ses relations avec sa famille. Il serait intéressant aujourd’hui de revenir sur ces éléments très précis du rapport d’évaluation de l’enfant et d’y ajouter la question des relations entretenues avec lui par ses parents, comme suite logique de la proposition qui vient d’être faite, de prévoir les critères de définition du délaissement. Cela permettrait au service d’avoir des éléments d’observation précis des relations de l’enfant avec ses parents et d’engager ou non la procédure d’abandon.
Mme Françoise Volot, directrice-adjointe d’enfance-famille au conseil général du Val-d’Oise. Dans le Val-d’Oise, on compte 1 600 enfants placés, ce chiffre étant relativement stable depuis plusieurs années, et une cinquantaine d’adoptions, dont quinze de pupilles majoritairement nés sous X. Cela signifie donc un nombre relativement faible de déclarations judiciaires d’abandon en application de l’article 350 du code civil.
Notre département s’intéresse particulièrement à la problématique de l’enfance délaissée. Nous avons été entendus par les inspecteurs généraux des affaires sociales dans le cadre de la mission évoquée par Mme Oui. Un groupe de travail sur l’enfance délaissée s’est régulièrement réuni entre 2009 et 2010. Nous avons également organisé un colloque sur ce thème. Enfin, nous avons développé un dispositif de veille et de traitement des situations des enfants durablement délaissés. C’est dire l’intérêt que nous portons à cette question !
Le dispositif que nous avons mis en place a pour vocation de systématiser le recensement des enfants âgés de moins de six ans et de vérifier, pour chacun d’entre eux, si nous sommes en présence d’une situation de délaissement qui conduirait à s’interroger sur leur statut à venir. Nous menons cette réflexion au travers de différentes réunions techniques de synthèse et dans le cadre d’une instance collégiale, appelée « groupe technique de veille ». Nous examinons ainsi de façon systématique et à raison de deux fois par an la situation de ces enfants. Les premiers résultats sont significatifs : nous avons considéré que vingt-quatre enfants étaient délaissés par leurs parents, ce qui a permis d’enclencher un certain nombre de procédures dont quelques-unes sont encore en cours.
J’en viens à nos commentaires sur votre proposition de loi. L’article 1er comprend plusieurs points positifs. Le premier porte sur le remplacement de la notion de « désintérêt » par celle de « délaissement », davantage axée sur la relation parents-enfant et permettant de mieux prendre en compte les situations de parents parfois présents auprès de leurs enfants mais par intermittence, ce qui est très douloureux pour les enfants. Deuxième point positif, la déclaration judiciaire d’abandon est centrée sur l’intérêt de l’enfant et fait allusion à son développement psychologique, social ou éducatif. Troisièmement, la suppression du terme « manifeste » est fondamentale dans la mesure où il induisait le caractère volontaire de l’abandon et excluait, de fait, la possibilité de prononcer une déclaration judiciaire d’abandon contre un parent victime de problèmes pathologiques et incapable de toute expression de volonté. En outre, le caractère volontaire du désintérêt étant extrêmement compliqué à prouver, on était très souvent débouté par la juridiction. Quatrièmement, enfin, la possibilité d’action d’office par le parquet est un garde-fou très pertinent.
D’autres points, en revanche, nous semblent plus discutables. C’est le cas de la définition du délaissement parental, trop générique et source d’interprétations qui pourraient être dangereuses. En effet, « les carences des parents dans l’exercice de leurs responsabilités parentales » recouvrent un concept très large, évocateur de carences éducatives, qui renvoient plutôt à la procédure d’assistance éducative, donc aux articles 375 et suivants du code civil, voire à la protection sociale, donc à la situation d’enfants en risque de dangers pour lesquels le président du conseil général propose déjà un certain nombre d’aides. L’article 350 du code civil étant de nature à conduire un enfant à l’adoption, il nous semble gênant de prévoir une définition qui risque, encore plus que le désintérêt manifeste, de se prêter à interprétation. Peut-être faudrait-il prendre en compte la notion d’absence, physique ou psychique, des parents envers leur enfant.
Plus globalement, l’intégration actuelle de l’article 350 dans le titre du code civil consacré à l’adoption ne nous paraît pas adaptée dans la mesure où cet article permet, certes, l’adoption mais pas exclusivement l’adoption. Maintenir l’article 350 dans le titre VIII relatif à la filiation adoptive pourrait favoriser un raccourci trop rapide entre les dispositions prévues et ce qui pourrait être interprété comme la constitution d’un vivier d’enfants adoptables.
Enfin, l’article 377, dont il n’est pas question dans la proposition de loi, se réfère toujours au « désintérêt manifeste ». Faut-il le modifier pour être en cohérence avec le nouvel article 350 ?
L’article 2 de la proposition de loi modifie l’article L. 223-5 du code de l’action sociale et des familles. Rendre obligatoire l’évaluation annuelle du délaissement nous semble tout à fait pertinent – c’est la pratique que nous avons adoptée dans notre département. Il en va de même de l’introduction d’une échéance plus courte pour les enfants âgés de moins de deux ans, le temps d’un jeune enfant n’étant pas le même que celui des institutions. Il semble cependant que cette obligation pèsera essentiellement sur l’aide sociale à l’enfance, y compris lorsque celle-ci n’est pas service gardien de l’enfant. Cela signifie qu’elle concernera aussi les situations d’enfants confiés à des tiers dignes de confiance, et à des établissements. Quid, dans ces conditions, de la faisabilité de ces évaluations annuelles, les moyens dont disposent les départements, notamment en personnels, étant limités ? Nous aurons, à tout le moins, à définir des priorités si ce texte devait être voté.
M. Roland Willocq, premier vice-président de la Fédération nationale des ADEPAPE. Je suis d’accord avec Mme Oui, lorsque le cadre juridique définit le danger, il doit se fonder sur le rôle qu’on veut faire jouer à l’adoption. Celle-ci ne me pose aucun problème mais il faut voir ce qu’est la famille. Aujourd’hui, la famille naturelle n’est pas obligatoirement la meilleure famille pour l’enfant. Nous, anciens accueillis en protection de l’enfance, savons mieux que personne que la famille que nous avons eu la malchance de subir n’est pas le lieu où nous aurions aimé être. Le lien du sang n’a rien à voir avec le développement harmonieux du jeune enfant et du jeune adulte. Il faut réfléchir à la notion de famille et à celle de projet de vie pour les enfants pris en charge. Nous ne sommes pas hostiles à la famille, mais celle-ci doit être « bientraitante ».
Sur la forme, nous souhaiterions qu’à l’article 1er de la proposition de loi, il soit fait allusion au développement physique de l’enfant. Cela pourrait être utile dans les cas de délaissement des plus petits. Nous voulons également insister sur le fait que le statut de pupille de l’État ne confère pas un statut d’adoptabilité. L’application des articles 350 et 378 du code civil ne débouche pas forcément sur une adoption ; elle apporte en revanche la meilleure protection à l’enfant.
S’agissant du dernier alinéa de l’article 6 relatif aux organismes agréés pour l’adoption (OAA), j’aurais souhaité que soient ajoutés les termes « dès lors que ces institutions ont les agréments juridiques et administratifs nécessaires et obligatoires pour travailler avec l’État français dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant pris en charge dans l’éventualité de son adoption ». Cela permettrait d’éviter des problèmes comme ceux qui ont été rencontrés avec l’Arche de Zoé par exemple.
M. Serge Azema, directeur général de l’association Rayon de soleil à Cannes. Je témoignerai de la situation des enfants placés dans le cadre des maisons d’enfants à caractère social, du bébé en pouponnière jusqu’aux grands adolescents de dix-huit ans. Votre proposition de loi permettra de résoudre des situations de délaissement patentes. En effet, des enfants de pouponnière restent aujourd’hui placés jusqu’à l’âge de six ans alors que la loi prévoit qu’une orientation doit être prise à l’issue d’une période de six mois. Or, chaque enfant a le droit de vivre dans une famille. Il doit se construire dans une relation familiale, il en va de sa santé psychique et de son avenir. Il faut donc mettre un terme aux situations dramatiques que nous constatons, d’autant que 20 % environ des enfants relèvent de cas de délaissement. À la pouponnière, nous faisons notre possible pour que l’enfant soit confié à sa famille. Les relations avec les parents sont très médiatisées, nous évaluons leurs capacités et, le cas échéant, nous les aidons à en acquérir. Avec les enfants plus grands, les adolescents, les relations bien souvent se délitent, car la famille disparaît et ils peuvent rester parfois plusieurs mois sans sortir. Ainsi, certains enfants ne sortent même pas pour les fêtes de Noël et n’ont aucune expérience de la vie de famille.
Pourtant, il n’y a pas d’âge pour être confié à une famille. La loi porte plus particulièrement sur les tout petits, car c’est la construction de l’enfant qui est en jeu. Mais les plus grands peuvent se reconstruire dans une famille, quel que soit leur âge, dès lors qu’ils ont investi un projet de vie.
Pour les professionnels des maisons d’enfants, votre proposition de loi va repréciser les choses. Depuis le rapport Bianco-Lamy et la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, nous étions très centrés sur les droits des parents et nous avions donc axé notre travail autour de la co-éducation avec les familles. Malheureusement, toutes les familles n’ont pas les compétences nécessaires et certains enfants, qui voient leur famille régulièrement, reviennent de leurs visites complètement déstructurés et en grande souffrance. La notion de délaissement pourra aussi être invoquée dans le traitement que la famille va parfois infliger à l’enfant.
Mme Geneviève Miral, présidente de l’association Enfance et famille d’adoption. Notre association est favorable à l’introduction de la notion de « délaissement parental », terminologie déjà utilisée par de nombreux pays et notamment au Québec. Il est bon de prendre pour référence l’intérêt de l’enfant, et non plus la situation des parents, et de mettre en cohérence, grâce au prononcé de déclaration judiciaire d’abandon, le vécu de l’enfant avec son statut. Donner le statut de pupille de l’État à des enfants en état de délaissement permet précisément de leur conférer un statut beaucoup plus protecteur, puisqu’il prévoit notamment la constitution d’un conseil de famille, et de mettre en cohérence leur situation avec leur statut. Il est nécessaire, à cet égard, de revisiter les mesures prises pour un certain nombre d’enfants.
Notre association, traditionnellement constituée de parents par adoption, s’est impliquée dans la question du délaissement, non pas dans le but de voir arriver des enfants au statut d’adoptabilité, mais parce que nous avons mis en place un service appelé « enfants en recherche de famille », dédié à la préparation des candidats à l’adoption se dirigeant vers des enfants dits « à particularité » ou « à besoins spécifiques » – enfants plus âgés, à particularités médicales ou porteurs de handicap. Après trente ans d’expérience, nous avons constaté que de nombreux enfants arrivaient au statut de pupille à un âge relativement avancé – au-delà de sept, huit, neuf ou dix ans – et que certains avaient un parcours de protection de l’enfance relativement long. Il est apparu également que la déclaration judiciaire d’abandon prévue par l’article 350 du code civil était prononcée assez tardivement, en général après un séjour de cinq ou six ans de l’enfant à l’aide sociale. Nous avons donc considéré qu’il fallait sans doute travailler, plus en amont, sur une meilleure définition du délaissement parental et une meilleure évaluation de la situation des enfants. À cet égard, la proposition de loi, qui prévoit d’intégrer cette notion dans le rapport annuel de l’enfant, nous paraît satisfaisante.
Comme les autres intervenants, j’estime que la définition proposée par la proposition de loi pèche un peu. Cela étant, nous n’ignorons pas qu’elle est difficile à donner car il est question de situations très particulières, forcément personnelles, très individualisées et qui nécessitent des projets extrêmement précis.
La proposition de loi porte sur deux ou trois aspects du problème. Le rapport de M. Naves et Mme Hesse préconisait un certain nombre de mesures, mais il serait dommageable de n’envisager le travail sur le délaissement qu’au regard de ces seuls points, sans aller au-delà. M. Willocq rappelait que le fait que prononcer la déclaration judiciaire d’abandon rende possible l’adoption de l’enfant ne garantit pas que ce dernier soit nécessairement adoptable sur un plan psychosocial ou médical. Il faut vérifier, sur la base d’un bilan d’adoptabilité, qui viendrait dans un deuxième temps pour étudier le projet de vie envisageable pour l’enfant, si celui-ci est bien totalement disponible pour une adoption.
M. Simon Renucci. Comment l’ensemble des mesures seront-elles mises en place pour valider le délaissement ? Il faudra savoir si celui-ci est réel, qui le valide et à quel endroit. La notion de délai est également très importante s’il faut décider d’un changement de statut. On introduit la notion de délaissement pour rendre les enfants plus facilement adoptables. En 1970, déjà, nous nous étions préoccupés de ce problème. Vous souhaitez également que la famille qui va adopter soit évaluée et cela me semble bien. Cette proposition de loi permettra de lever des obstacles, de favoriser l’adoption mais aussi le suivi de l’enfant, et je m’en réjouis.
Mme Sylvie Blaison, chef du service accueil et adoption du conseil général du Val-d’Oise. Dans notre conseil général, nous avons eu le souci d’éviter le raccourci qui voudrait qu’à une situation de délaissement, on réponde systématiquement par un projet d’adoption. Il est essentiel, en effet, de vérifier l’adoptabilité psychologique et psychique de l’enfant. Des enfants grands, juridiquement adoptables, doivent revisiter leur histoire, la comprendre, la dépasser, si tant est que cela soit possible. Nous avons donc étudié le délaissement à partir de toutes les réponses qu’il est possible de lui apporter – tutelle, délégation d’autorité parentale, tiers digne de confiance – dont l’adoption fait partie. C’est la raison pour laquelle maintenir l’article 350 réformé dans un titre du code civil qui est exclusivement réservé à l’adoption nous paraît trop restrictif.
Mme Patricia Adam. M. Azema a fait allusion à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance : celle-ci n’a jamais prévu qu’il fallait à tout prix maintenir une relation avec la famille. Elle prévoyait simplement qu’il fallait privilégier cette relation lorsque cela était possible, et toujours dans l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, la famille n’est pas forcément celle dite « de filiation » : c’est celle qui élève l’enfant.
Quels outils permettraient de définir l’adoptabilité d’un enfant ? Pierre Naves et Catherine Hesse nous ont dit qu’il n’en existait pas et qu’il n’y avait pas consensus sur ce point entre ce que disent les professionnels et les associations et ce que prévoit la loi. On s’aperçoit par ailleurs que le nombre de pupilles constaté il y a une vingtaine d’années correspond aujourd’hui à celui des pupilles, augmenté de celui des délégations d’autorité parentale, des tutelles et des tiers dignes de confiance. Cela montre qu’on a recours à différents statuts. Lorsque l’on parle des pupilles, on ne doit donc pas s’intéresser uniquement à l’adoption. Pensez-vous qu’il soit possible d’avancer sur un consensus entre l’exercice professionnel des travailleurs sociaux, les associations et les dispositions législatives ?
M. Roland Willocq. Sur le consensus, nos associations départementales ont derrière elles, en gros, trente ans de travail avec les services d’aide sociale à l’enfance et la protection judiciaire de la jeunesse. Cela ne se fait pas partout, je le concède. Sur soixante-seize associations départementales, une vingtaine sont en relation systématique avec l’aide sociale à l’enfance, une trentaine se débrouillent plus ou moins sur le terrain, et quelques-unes, plus anciennes, fonctionnent essentiellement sur la base de « relations de copinage ».
Sur l’autorité parentale, à aucun moment, dans le cadre juridique existant, nous n’avons la possibilité de retirer simplement l’autorité parentale aux parents négligents. Si c’était possible, le juge pourrait prendre la décision dès qu’il est confronté au problème. Aujourd’hui, on passe du pénal au civil, les procédures sont longues et les enfants perdent des mois, voire des années. Je le répète, le statut de pupille de l’État est un statut de protection de l’enfant : ce n’est pas un statut d’adoptabilité. Il faut réfléchir au projet qu’on proposera à l’enfant. Aujourd’hui, il faut compter en moyenne 68 mois pour qu’un enfant, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, devienne pupille de l’État. Certains enfants auront la chance de bénéficier d’un projet d’adoption très rapidement – par exemple en cas d’accouchement secret. Pour d’autres, en revanche, il faudra attendre dix, quinze ans ou plus. On sait que le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte… La construction se fait très rapidement : je serais tenté de dire qu’à cinq ans, les carottes sont cuites. Dépêchons-nous !
M. Georges Colombier. M. Azema nous a dit que chaque enfant avait droit à une famille et qu’il n’y avait pas d’âge pour être confié à une famille. J’ai néanmoins le sentiment que plus vite l’adoption est prononcée et mieux c’est pour l’enfant.
Mme Miral considère que la définition du délaissement parental prévue dans le texte « pèche un peu ». Pouvez-vous préciser votre pensée, Madame ?
Mme Geneviève Miral. Un mot d’abord sur les outils et la question de Mme Adam. L’on distingue, d’une part, les outils d’approche du délaissement et, d’autre part, les outils d’évaluation de l’adoptabilité. Il faut, dans un premier temps, appréhender la notion de délaissement parental, l’évaluer, et en déduire ensuite des actions et des mesures propres à la situation de l’enfant, par exemple la déclaration judiciaire d’abandon, qui donnera le statut de pupille de l’État. Dans un deuxième temps, on peut conduire une étude de l’adoptabilité de l’enfant.
Contrairement à ce que vous dites, Madame, ces outils ne sont pas complètement inexistants. Il en existe ainsi dans certains départements, dans le Val-d’Oise, en Seine-Maritime, dans le Calvados, dans la Somme. D’ailleurs, il serait bon de mutualiser ces outils, afin d’éviter que chacun réinvente la roue dans son coin. Les Québécois ont également mis en place des grilles d’évaluation – bien plus complexes que de simples QCM – qui constituent un outil parmi d’autres permettant d’évaluer la situation de délaissement. De telles grilles d’évaluation existent aussi concernant l’adoptabilité. Quant à nous, nous avons organisé, en 2010 et 2011, deux colloques sur cette approche. Nous avons essayé d’élaborer un ouvrage à partir de l’expérience des départements en la matière. Vous le voyez, nous ne partons pas de rien. Mais il est vrai qu’il n’existe pas d’outil national. C’est sans doute en ce sens qu’il faut travailler en complément de la loi. Car c’est la pratique et le soutien à la pratique qui poseront le plus de difficultés.
Monsieur Colombier, la définition proposée nous semble incomplète et pourrait être confondue avec celle qui justifie les mesures d’assistance éducative. Il faut donc revoir la définition en évitant l’écueil, majeur à mon sens, de faire reposer la définition du délaissement sur des critères qui ne seraient pas objectivables et tout en rappelant des notions d’intégrité physique.
Mme Isabelle Landru, chef du service territorialisé au Conseil général du Val d’Oise. S’agissant du repérage du délaissement, nous pouvons effectivement améliorer les outils utilisés dans la pratique par les professionnels. Il y a une méconnaissance des répercussions sur l’enfant du vide parental et de l’absence ou de l’intermittence de liens. Il faudrait prévoir des formations régulières.
Sur le statut de l’enfant, c’est le serpent qui se mord la queue dans la mesure où l’article 350 du code civil, dans sa rédaction actuelle, est encore assez restrictif. Un certain nombre de situations d’absence parentale ne rentrent pas dans ce cadre, et ne permettent donc pas d’interroger à nouveau la filiation. Mais du fait du vide parental, nous saisissons la tutelle pour pouvoir donner un statut à l’enfant.
J’ai en tête l’exemple d’une maman souffrant d’une pathologie psychiatrique très importante dont la petite fille a été confiée à nos services à l’âge de quelques jours. Cette maman était présente mais dans l’impossibilité de l’héberger, de lui donner des soins. Nous n’avons cependant pas pu demander la mise en œuvre de la déclaration d’abandon prévue par l’article 350 du code civil car il n’y avait pas de désintérêt manifeste. La petite fille a donc grandi dans le service, en tutelle. Elle a aujourd’hui dix-sept ans et vient d’avoir une petite sœur. Quel avenir va-t-on proposer à ce bébé de quelques mois compte tenu des outils juridiques dont nous disposons ? Les professionnels de terrain sont souvent confrontés à de telles situations. C’est plus difficile à gérer que l’absence de contacts entre parents et enfants sur une longue période. La notion de délaissement recouvre des réalités très différentes.
Mme Anne Oui. Je souhaite insister à nouveau sur l’importance qu’il y a à évaluer la situation des enfants placés, au regard non seulement du délaissement parental, mais aussi en tenant compte des effets produits sur les enfants par ce délaissement à tous les niveaux – la scolarité par exemple. Le projet de loi de 2006 comportait des précisions sur le rapport d’évaluation qui ont disparu du texte finalement adopté de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance. Les différents travaux montrent aujourd’hui la difficulté d’observer les enfants en protection de l’enfance. C’est vrai en France comme à l’étranger. Peut-être faut-il insister, dans les textes, sur l’importance à accorder à l’évaluation des enfants pris en charge. Lorsqu’on se pose la question d’un changement de statut pour l’enfant, il faut pouvoir disposer d’éléments précis d’observation, à défaut, il est très compliqué de faire valoir un changement juridique au niveau des tribunaux. En outre, chaque enfant est différent et seule l’observation permet d’apprécier les réactions propres de chacun à des situations qui ne sont pas forcément vécues de la même manière.
M. Daniel Spagnou. Madame Volot, pourriez-vous expliciter le dispositif de veille que vous avez mis en place dans le Val-d’Oise pour les enfants de moins de six ans ? Pourrait-il être introduit dans la loi que nous allons voter ?
Mme Françoise Volot. Il s’agit de recenser de façon systématique tous les enfants ayant moins de six ans qui sont confiés à l’aide sociale à l’enfance. Nous éditons des listes que nous envoyons aux travailleurs sociaux qui suivent ces enfants. Quant à eux, ils remplissent des fiches qui se veulent les plus objectives possible. Ce sont des sortes de grilles qui permettent de détecter ce que les parents ont fait ou non, en termes de visite, d’intérêt à la santé, à la scolarité du mineur. Cette fiche est ensuite envoyée au chef de service. S’il apparaît que la situation s’apparente à une forme de délaissement, des réunions techniques sont organisées. Si celles-ci ne suffisent pas et que les professionnels restent partagés sur la suite à donner, il est alors possible de saisir un espace technique consultatif, composé de représentants de l’aide sociale à l’enfance, de l’adoption, du secteur associatif. Ces professionnels ont une distance suffisante pour donner un avis qui pourra éclairer les collègues confrontés à des choix très compliqués, comme l’illustrait l’exemple donné par Mme Landru. Compte tenu des textes applicables, les professionnels de l’aide sociale à l’enfance pèsent les conséquences de ce qu’ils engagent en déposant telle ou telle requête devant telle ou telle juridiction. Ainsi, jusqu’où peut-on ou doit-on aller dans le soutien aux parents, alors qu’on parle parfois de liens nocifs ?
Je ne sais si notre modèle – si tant est que cela en soit un – peut être dupliqué. Nous ne sommes pas les seuls, en tout cas, à l’avoir mis en œuvre. Nous avons en effet rencontré des collègues du Calvados, du Nord et des Hauts-de-Seine qui fonctionnent ainsi. C’est une bonne approche qui permet d’éviter d’oublier certains enfants. Du fait de ma longue expérience dans les services de l’aide sociale à l’enfance, je sais en effet qu’on peut oublier que tel enfant n’a pas vu ses parents depuis bien longtemps. Et quand on se réveille, l’enfant a cinq ans et il est alors peut-être trop tard pour lui donner le statut de pupille parce qu’il est peut-être trop tard pour qu’il soit adoptable.
Mme Sylvie Blaison. Tout l’intérêt du groupe de veille, c’est qu’il permet d’externaliser la décision. Mme Oui disait qu’il faut développer les outils pour permettre aux professionnels d’affiner leur évaluation. On sait bien, en effet, que dans ces métiers de l’humain, il faut arriver à dépasser la subjectivité et ses propres représentations. Nous sommes amenés, en outre, à soutenir la famille, à restaurer les liens et il y a là quelque chose d’antinomique. Le groupe de réflexion qui a préparé la mise en place de notre groupe de veille réunissait des magistrats, des associations, des médecins et des professionnels de l’aide sociale à l’enfance. Tous reconnaissaient qu’il était extrêmement compliqué d’être directement impliqué dans les situations sans le recul nécessaire pour le projet. Nous constatons d’ores et déjà que ce groupe de veille est opérant. Il permet de dialoguer autour d’une situation, en se dégageant des enjeux du terrain.
Mme Edwige Antier. Il est terrible d’entendre qu’on ne s’était pas aperçu qu’un enfant n’avait pas vu ses parents pendant quatre ans. Vos témoignages montrent combien il est nécessaire d’évaluer les pratiques et d’assurer le suivi à long terme des placements, le suivi de l’efficacité de nos attitudes sur la scolarité, le devenir social de ces enfants, leurs qualités d’empathie. Il faudrait parvenir, comme cela se fait au Canada, à des protocoles de bonnes pratiques, même si tout ne peut pas être modélisé. Il faudrait au moins avoir des schémas au niveau national. On parle rarement des échecs de l’adoption et on ne publie pas le nombre des enfants qu’on vous ramène.
M. Dominique Baudis, aujourd’hui Défenseur des droits, dans son rapport sur les enfants placés, remis voici une quinzaine de jours au Président de la République, a souligné qu’il fallait aboutir à des protocoles d’évaluation de nos pratiques, aussi bien en matière de placement que d’adoption. Notre proposition de loi a le mérite d’appeler l’attention sur les enfants qui grandissent – pour ne pas dire vieillissent – en ayant raté, en quelque sorte, l’occasion d’avoir une famille. Mais, vous avez raison, le problème est plus large. Nous devons centraliser les pratiques pour essayer d’avoir des attitudes cohérentes.
M. Serge Azema. Il est très important de mettre en place des mesures de prévention du délaissement. Il faut agir en amont et mobiliser les parents et les professionnels. Nous parlons d’évaluation de la situation : l’évaluation clinique des parents et des enfants est très importante, car ce sont les droits fondamentaux des familles qui sont en jeu et il n’est pas question de leur porter préjudice. Il ne s’agit pas non plus de privilégier le droit des parents au détriment de celui de l’enfant. Nous avons tous entendu parler du « bébé médicament », ce bébé qu’on n’ose pas retirer à une maman qui a des problèmes psychiques importants et qui finira lui-même atteint par ces troubles. Il faut élaborer des protocoles de prévention.
Mme Marie-Odile Bouillé. Combien de départements procèdent à la même expérimentation que vous ? Quel est le recul dont vous disposez pour évaluer ce travail ?
Mme Françoise Volot. Nous ne nous présentons pas en modèle. Nous nous sommes inspirés de l’expérience d’autres départements, notamment des Hauts-de-Seine qui avaient commencé avant nous. Nous disposons à présent d’un recul d’une année.
Mme Geneviève Miral. C’est le Pas-de-Calais qui a commencé ce travail, il y a quatre ou cinq ans. La Seine-Maritime a commencé à développer un travail interservices et pluridisciplinaire sur l’évaluation des situations des enfants au début de l’année 2009. Le Calvados a avancé sur cette question car l’Organisation régionale de concertation pour l’adoption existait déjà. Il a d’abord travaillé sur l’adoption des enfants dits « à particularités » et des enfants pupilles, ce qui l’a conduite ensuite à s’interroger sur le statut des enfants et la situation des enfants en attente. Le recul est de l’ordre de quatre, cinq ans. L’année dernière, la Somme et le Val-d’Oise leur ont emboîté le pas. Des dispositifs s’appuyant sur l’expérience des uns et des autres commencent ainsi à émerger dans les départements.
Mme Sylvie Blaison. Il existe parfois des différences quant à la façon d’approcher le délaissement. Pour le Calvados et le Val-d’Oise, les réponses sont diverses. D’autres départements se sont centrés sur l’adoption. Un groupe émanant du ministère de la famille se déplace dans les régions depuis deux ans pour faire connaître ces différentes expériences. Tous les départements visités réagissent favorablement à cette idée de groupe de veille. Nous avons pu le constater en Poitou-Charentes, en Alsace et en Ille-et-Vilaine.
M. Roland Willocq. Nous avons proposé ce type de fonctionnement dans la Meuse. Nous saurons en février s’il est accepté.
Mme Annick Le Loch. Des faits divers dramatiques nous rappellent régulièrement que des enfants sont en danger au sein de leur famille. Cette proposition de loi permettra-t-elle de prévenir ce type de drames ?
Mme Françoise Volot. Cette proposition de loi s’adresse à des mineurs déjà protégés car déjà intégrés dans le dispositif de l’aide sociale à l’enfance. S’agissant de vos interrogations, on peut se tourner vers la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, qui a beaucoup apporté en la matière avec, notamment, la cellule des informations préoccupantes, les actions de soutien à la parentalité, le projet pour l’enfant…
M. Roland Willocq. En tant que fédération, nous avions proposé une séparation nette entre l’aide à la parentalité et l’accès au placement. Mais nous n’avons pas été suivis et nous ne pouvons que le regretter.
Mme Martine Lignières-Cassou. Votre prudence au regard de l’adoptabilité me frappe beaucoup. Vous l’avez souligné, l’adoption n’est pas forcément la solution. La proposition de loi part cependant de l’idée simple qu’il faut mettre en relation les enfants placés et les familles souhaitant adopter.
Mme Geneviève Miral. Cela ne peut pas être le point de départ. On ne peut pas mettre en vis-à-vis le nombre d’enfants placés et celui des postulants à l’adoption. Une très large majorité des 147 000 enfants placés ne sont pas en situation d’adoptabilité : ils ont des parents, même si ceux-ci ne s’occupent pas d’eux au quotidien. On doit se préoccuper ici des enfants en situation de délaissement parental. Et délaissement et maltraitance ne font pas forcément appel aux mêmes notions ; les logiques sont différentes.
Comme les autres intervenants, je considère qu’on pourrait avancer plus tranquillement si toute la partie relative au délaissement était déconnectée de la réflexion autour de l’adoption. Cela ne jetterait pas la suspicion sur l’approche qu’on peut avoir, s’agissant notamment des familles adoptives. Si nous sommes prudents, c’est du fait de notre expérience. Il faut toujours partir de l’intérêt des enfants. Je n’ai pas mis en avant la problématique de l’adoptabilité psychosociale ou médico-psychosociale par hasard. Pour les enfants arrivant au statut de pupille, qui les rend juridiquement adoptables, il convient de compléter l’évaluation d’adoptabilité par une étude de la capacité qu’aura l’enfant de s’intégrer dans une nouvelle famille. À défaut, on ira droit dans le mur. Il est possible d’élaborer un projet de vie pour l’enfant qui ne conduise pas obligatoirement à son adoption. C’est l’histoire de l’enfant qui est déterminante. Cela doit être du « cousu main ».
Mme Isabelle Landru. Dans le dispositif que nous avons mis en place, nous avons particulièrement veillé à dissocier les deux démarches. Nous avons parlé de l’évaluation du délaissement par les professionnels : il y a en effet de vrais savoir-faire qu’il convient de théoriser. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux n’ont pas la possibilité de prendre de la distance sur des sujets traversés de beaucoup d’émotion, de représentations et d’idéologie. Il n’est pas facile de demander une rupture de filiation lorsque, face à vous, un psychiatre défend l’idée que la femme concernée a le droit d’être mère. Vous savez pourtant que vous préparez à cet enfant un avenir fait d’une succession de familles… C’est notre travail et nous essayons de le faire au mieux.
C’est l’association de l’article 350 du code civil et de l’idée d’adoption qui gêne parfois les professionnels. Pour un enfant de treize ans, la question de l’adoption devra être travaillée de façon spécifique en sachant qu’elle débouchera peut-être sur un échec qui sera dramatique. Cela explique le chemin que les professionnels doivent faire. Il faut commencer par prendre acte du délaissement, de l’absence de famille, pour faire acquérir le statut de pupille et ne pas forcément penser tout de suite au projet d’adoption. Sinon, on ne proposera ce statut que pour des enfants petits, pour lesquels l’adoption sera envisageable.
Mme Sylvie Blaison. Travailler sur l’adoptabilité psychique, c’est travailler sur la nature des liens que l’enfant a noués dans son lieu d’hébergement car il se passe toujours quelque chose au plan relationnel. Au sein du groupe de veille, on voit aussi apparaître la question de la fratrie, car les liens de fratrie existent même lorsque la famille est absente. Or ces liens constituent un frein pour les professionnels qui engageront moins facilement des processus divergents pour ces enfants. En effet, on ne sait pas assez que l’adoption plénière n’entraîne pas nécessairement une rupture de liens. L’adoption simple est également très mal connue. Le fait que ces enfants sont membres d’une fratrie pèse très lourdement sur les projets mis en place ; or, les enfants d’une fratrie peuvent avoir des dispositions différentes en fonction de ce qu’ils ont vécu et de leurs attaches. On peut très bien imaginer ainsi qu’un enfant soit adopté tandis que ses frères et sœurs s’engageront sur un tout autre projet. Pour cela, il faut qu’en amont, on sache que c’est possible.
M. Roland Willocq. Il faut revoir la loi. Si, comme l’avait proposé Pierre Naves, on veut pouvoir tisser des liens avec la famille naturelle, il faut aller suffisamment loin au niveau de la législation. Il faudra notamment faire disparaître l’accouchement sous le secret, du moins dans sa forme actuelle.
M. Serge Azema. Il ne faut pas oublier que l’enfant peut aussi prendre la parole, et sa demande doit être entendue. Il importe également de raccourcir les temps de décision si cela s’avère nécessaire. Il ne faut pas tout centrer sur la petite enfance, même si la phase de construction psychique est très importante : tout être humain a besoin de tisser des liens et tout adolescent a un besoin d’appartenance. Les situations dont nous parlons sont génératrices de dépressions profondes chez les enfants. Elles sont cependant mal repérées et aboutissent plus tard à des situations de mise en danger, par des conduites à risque ou des tentatives de suicide. Il n’est pas seulement question du bonheur de ces enfants : il en va aussi de leur santé.
Mme Geneviève Miral. Il faut travailler sur la préparation de l’enfant arrivant un peu tardivement à l’adoption avant son passage en famille mais il faut préparer aussi les candidats à l’adoption pour ce type d’enfant. Au 31 décembre 2009, il y avait 26 000 agréments en cours de validité concernant des enfants jeunes et en bonne santé. Or là, nous traitons d’enfants dont les parcours sont complètement différents. Il est fondamental de préparer les parents potentiels en amont. S’agissant des adolescents, il est complexe, voire quasi impossible d’envisager des projets d’adoption pour des enfants aussi grands. Mais cela ne signifie pas qu’il ne faut pas faire pour eux des projets de vie. On peut imaginer des possibilités de parrainage, voire des parrainages à temps partiel. Ces enfants ont eux aussi besoin d’appartenance familiale.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Mesdames, messieurs, merci pour votre contribution.
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La Commission procède ensuite à l’audition de Mme Sylvie Schlanger, directrice-adjointe du cabinet de Mme la secrétaire d’État chargée de la famille, de Mme Catherine Loussaif, conseillère technique au sein de ce même cabinet, et de Mme Linda Cambon, conseillère technique auprès de Mme la ministre des solidarités et de la cohésion sociale.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Je vous souhaite la bienvenue, Mesdames, et vous prie de bien vouloir excuser Michèle Tabarot, rapporteure de la Commission spéciale, qui se trouve aujourd’hui en déplacement.
Dans le cadre des travaux de la Commission spéciale sur l’enfance délaissée et l’adoption, nous avons entendu les auteurs du rapport de l’IGAS sur le délaissement parental ainsi que le professeur Mantz, auteur du rapport de l’Académie nationale de médecine sur l’adoption nationale, et nous avons assisté aujourd’hui même à une table ronde sur le délaissement parental qui réunissait des associations, des représentants de services de l’enfance de plusieurs conseils généraux et une représentante de l’Observatoire national de l’enfance en danger.
L’objet de la présente audition est de recueillir vos remarques concernant les lacunes de la législation actuelle et le contenu de la proposition de loi examinée par la Commission spéciale.
Mme Sylvie Schlanger, directrice-adjointe du cabinet de Mme la secrétaire d’État chargée de la famille. Après quelques observations liminaires sur les sujets que nous estimons importants, voire essentiels, et sur les articles de la proposition de loi, nous répondrons aux questions que vous voudrez bien nous poser. Nous vous adresserons par la suite, le plus rapidement possible, des réponses écrites plus détaillées.
Depuis la promulgation de la loi sur l’adoption en 2005, bien des choses ont évolué : le rapport Colombani, en mars 2008, celui de l’IGAS en 2009 et plus récemment celui du Conseil supérieur de l’adoption (CSA), et d’importants avis ont montré la nécessité de réformer l’adoption simple. Soyez certains de l’investissement du Gouvernement sur les questions relatives à l’adoption.
Mme Linda Cambon, conseillère technique auprès de Mme la ministre des solidarités et de la cohésion sociale. Le ministère des solidarités et de la cohésion sociale porte un regard a priori positif sur la proposition de loi de Mme Tabarot qui vise à améliorer le dispositif de l’adoption, qu’elle soit nationale ou internationale.
La proposition de loi regroupe la plupart des thématiques qui nécessitaient d’être renforcées, améliorées ou réformées : la déclaration judiciaire d’abandon (DJA) – en accélérant la procédure pour les enfants qui peuvent errer pendant plus de six ans, de placement en placement – l’agrément et les conditions de sa délivrance, l’adoption simple, le renforcement des coopérations de l’Agence française de l’adoption (AFA).
Ce texte propose des pistes de réforme très intéressantes. Il attache à l’adoption la notion d’intérêt supérieur de l’enfant et en fait la condition de la délivrance de l’agrément. Il rend en outre l’adoption simple irrévocable, ce à quoi le ministère et le secrétariat d’État ne sont pas opposés, sous réserve de préserver les droits de la mère et du père d’origine. Enfin, le texte élargit les compétences de l’AFA, ce que prévoyait déjà le projet de loi relatif à l’adoption de Mme Nadine Morano.
En revanche, la proposition de loi contient quelques dispositions qui ne nous semblent pas satisfaisantes, pour deux raisons.
Tout d’abord, certaines de ces dispositions sont de nature réglementaire et non pas législative.
L’article 2, par exemple, prévoit de modifier l’article L. 223-5 du code de l’action sociale et des familles en précisant que le rapport annuel « porte notamment sur la situation de délaissement parental ». Or ce dispositif est déjà prévu par l’article L. 223-5, qui dispose que « le service [d’aide sociale à l’enfance] élabore au moins une fois par an un rapport, établi après une évaluation pluridisciplinaire, sur la situation de tout enfant accueilli ou faisant l’objet d’une mesure éducative ».
M. le président Jean-Marc Roubaud. Ce rapport est-il réellement établi ?
Mme Linda Cambon. Il l’est, mais le contenu de l’évaluation annuelle mérite d’être précisé. Nous travaillons actuellement à l’élaboration d’un décret en Conseil d’État qui définira ce contenu. Les dispositions de la proposition de loi visant à mettre en évidence les situations de délaissement nous semblent de nature à être intégrées dans ce décret, dont la parution est prévue au cours du printemps 2012.
L’article 3 de la proposition de loi, relatif à l’article L. 225-2 du code de l’action sociale et des familles, nous semble également de nature réglementaire. C’est le cas de la confirmation annuelle de la demande d’agrément, puisque l’article R. 225-7 du code de l’action sociale et des familles dispose que « toute personne titulaire de l’agrément doit confirmer au président du conseil général de son département de résidence, chaque année et pendant la durée de validité de l’agrément, qu’elle maintient son projet d’adoption, en précisant si elle souhaite accueillir un pupille de l’État en vue d’adoption ».
Le troisième alinéa de l’article L. 225-2-1 du même code contient des dispositions de deux natures : la prorogation de l’agrément est une disposition législative, mais les modalités de cette prorogation relèvent du règlement.
Les quatrième et sixième alinéas relatifs à la notice d’accompagnement et à la caducité de l’agrément, qui reprennent en partie l’article L. 225-2, sont également de nature réglementaire.
J’en viens aux dispositions de la proposition de loi qui ne nous satisfont pas totalement et que nous aimerions voir traitées différemment.
L’article 1er met en œuvre la recommandation de l’IGAS en proposant de substituer au terme de « désintérêt manifeste » celui de « délaissement parental », au motif qu’il serait plus objectivable et conduirait plus rapidement à des déclarations judiciaires d’abandon. L’errance des enfants en situation de placement nous touche particulièrement et nous entendons y remédier, mais la manière dont cette disposition est rédigée ne nous satisfait pas pleinement.
Tout d’abord, elle ne va pas au bout des préconisations du rapport de l’IGAS. Nous pensons qu’il conviendrait de sortir l’article 350 du titre du code civil consacré à l’adoption pour le réintégrer dans le titre IX qui traite de l’autorité parentale. Ce dispositif permettrait ainsi de différencier l’adoption de la protection de l’enfance et couperait court aux polémiques qu’avait suscitées le projet de loi de Nadine Morano, que de nombreuses associations avaient accusé de vouloir multiplier le nombre des déclarations judiciaires d’abandon pour augmenter le « stock » des enfants adoptables. Ce n’est évidemment pas notre objectif. Naturellement, cette question ne peut être étudiée qu’en accord avec le ministère de la justice.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Il faut trouver un équilibre.
Mme Linda Cambon. Notre deuxième divergence porte sur la définition du délaissement parental. Tels qu’ils sont prévus par le dispositif de la proposition de loi, les motifs justifiant le prononcé de la déclaration d’abandon sont plus souples que ceux qui motivent une mesure d’assistance éducative ou de délégation d’autorité parentale. Il faut trouver une définition cohérente avec l’ensemble des dispositions en vigueur. Ne souscrivant pas totalement à cette définition, nous préconisons d’engager avec le ministère de la justice un travail d’harmonisation des textes, en amont du travail législatif.
En ce qui concerne l’agrément et la préparation des candidats à l’adoption, nous n’approuvons pas les termes de la proposition de loi. Dans l’intérêt supérieur de l’enfant, nous sommes favorables au renforcement de la préparation des candidats à l’adoption, car nous constatons trop souvent une scission entre l’enfant rêvé par les parents et la réalité de l’adoption. Pour autant, la mise en place de modules d’information obligatoires ne nous semble pas en accord avec le principe de libre administration des collectivités territoriales et provoquerait un accroissement de leurs charges. Cette information, qui est l’une des recommandations du rapport Colombani et du CSA, permettrait d’aligner le dispositif français sur les pratiques européennes, mais vous connaissez la position du Gouvernement sur ces questions…
Le ministère, qui travaille depuis 2009 avec l’Assemblée des départements de France (ADF) à la meilleure façon de valoriser les bonnes pratiques, propose une alternative à ces sessions obligatoires. Il s’agirait d’évaluer les référentiels relatifs à l’agrément et à la préparation des candidats et de vérifier leur applicabilité ; d’harmoniser les pratiques au niveau national ; d’utiliser le portail d’informations relatives à l’adoption pour encourager les bonnes pratiques ; enfin, d’inviter les conseils généraux à participer à des journées techniques d’information.
Encore une fois, Mme Roselyne Bachelot approuve les principes qui ont présidé à la rédaction de la proposition de loi : l’intérêt supérieur de l’enfant, l’élargissement des compétences de l’AFA, l’irrévocabilité de l’adoption simple. Mais nous préférerions que l’agrément fasse l’objet d’un article qui se limiterait à repositionner l’adoption au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant, quitte à renvoyer les questions relatives à l’agrément au niveau réglementaire.
Il va de soi que cette première analyse n’engage que le secrétariat d’État chargé de la famille et le ministère des solidarités et de la cohésion sociale, l’analyse approfondie de la proposition de loi devant faire l’objet de concertations interministérielles.
M. le président Jean-Marc Roubaud. À condition que la voie réglementaire ne soit pas un verrou, ce qui serait contraire à l’esprit de la proposition de loi.
Mme Catherine Loussaif, conseillère technique. Le secrétariat d’État n’entend pas verrouiller, mais au contraire encourager la filiation adoptive. Il est conscient de la nécessité de réformer le dispositif, tant dans l’intérêt des adoptés que pour répondre à la demande du secteur associatif, qui est le principal acteur en matière de filiation adoptive – nous avons compris ses demandes, mais nous devons prendre en considération certaines réalités.
Le décret est bien en cours d’élaboration – il n’a pas été rédigé simplement pour répondre à votre questionnaire. Nous vous adresserons par écrit des précisions sur son contenu. Vous pouvez être certains de l’implication du secrétariat d’État sur cette question et de la volonté de Mme Claude Greff.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Je ne doute pas de la volonté ministérielle, mais je me méfie de la voie réglementaire qui n’est pas toujours en adéquation avec la volonté parlementaire et ministérielle.
Mme Isabelle Vasseur. Je partage votre méfiance, Monsieur le président, à l’égard de la voie réglementaire.
Vous avez évoqué, Mesdames, les préconisations de l’IGAS. Quelles sont-elles ?
Pouvez-vous nous préciser la position du Gouvernement en la matière ?
Mme Linda Cambon. Le rapport de l’IGAS sur le délaissement parental, sur lequel, me semble-t-il, le Gouvernement ne s’était pas exprimé, contient un ensemble de préconisations, dont certaines sont reprises dans la proposition de loi de Mme Tabarot.
Mme Patricia Adam. L’ADF, l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) et le groupement d’intérêt public Enfance en danger (GIPED) participent-ils à l’élaboration du décret ? Je me méfie, moi aussi, de la voie réglementaire car de nombreux décrets ne sont pas appliqués, surtout dans le domaine social où ceux qui ne font pas consensus disparaissent très rapidement.
La proposition de loi n’aborde pas les problèmes que pose la kafala, qui prive pourtant près de 500 enfants d’un véritable statut. Quelle est la position du ministère sur cette question ?
Mme Sylvie Schlanger. Sont associés à la rédaction du décret la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), le ministère de la justice, par le biais de la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), la Direction générale des collectivités locales (DGCL), l’ONED et plusieurs conseils généraux.
Mme Linda Cambon. Sans oublier la concertation engagée avec l’ADF.
Mme Catherine Loussaif. Vous trouverez dans nos réponses écrites mention de la kafala comme étant l’une des causes de retrait de l’agrément.
Mme Patricia Adam. La kafala est une règle du droit coranique qui, ne reconnaissant pas l’adoption plénière, empêche les enfants venant de pays islamiques de bénéficier d’une adoption plénière en France. Pour autant, leur statut ne se transforme pas systématiquement en adoption simple. Les enfants sont confiés à des familles françaises titulaires d’un agrément, généralement exigé par le pays d’origine de l’enfant. Ceux-ci, lorsqu’ils arrivent sur le territoire français, ne sont pas reconnus comme des enfants adoptés et se trouvent confrontés à de nombreux problèmes, qu’il s’agisse de l’autorisation de sortie du territoire ou de l’affiliation à la sécurité sociale. Le problème de la kafala est régulièrement évoqué, mais nous n’avons jamais trouvé de solution. La réponse est peut-être dans l’adoption simple ou la délégation d’autorité parentale.
Mme Sylvia Pinel. Vous avez émis quelques réserves sur la définition du délaissement parental. Quelle rédaction de l’article 350 du code civil proposez-vous pour éviter qu’il donne lieu à de multiples interprétations jurisprudentielles ?
Pouvez-vous préciser votre position sur l’irrévocabilité de l’adoption simple ?
Mme Sylvie Schlanger. La définition de l’article 350 du code civil exige que nous engagions une réflexion conjointe avec la justice. Elle doit faire l’objet d’un débat interministériel.
Nous sommes venues vers vous pour exprimer notre sentiment, mais s’agissant de la définition du délaissement parental et de la rédaction de l’article 350 qui en découle, il serait présomptueux de notre part de vous apporter des informations précises.
Mme Catherine Loussaif. L’irrévocabilité de l’adoption simple est une sécurité qui permettra de développer le recours à ce dispositif.
Nos réserves concernent les parents d’origine. Le principe de l’irrévocabilité est intéressant, mais afin de respecter les droits et devoirs des parents d’origine, nous souhaitons ne pas les priver de la possibilité de révoquer cette décision.
Nous vous présenterons également par écrit notre position sur l’irrévocabilité. Sur ce point, il faut associer sécurité juridique et intérêt supérieur de l’enfant, en adéquation avec la Convention internationale des droits de l’enfant.
La kafala fait l’objet d’une jurisprudence et de conventions bilatérales avec les pays assujettis au droit coranique. Cela dit, nous devons engager une réflexion interministérielle en vue de déterminer la position du Gouvernement, au lieu de répondre au problème au cas par cas.
M. le président Jean-Marc Roubaud. Je vous remercie pour la clarté de vos propos ainsi que pour les réponses écrites que vous ne manquerez pas de nous faire parvenir en réponse au questionnaire qui vous a été communiqué.
La séance est levée à dix-neuf heures.