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Commission des Finances, de l’économie générale et du Plan

Mission d’évaluation et de contrôle

Opérations militaires extérieures, notamment sous mandat international

Jeudi 30 avril 2009

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 28

Présidence de M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur, puis de M. Georges Tron, Président

– Audition du général d’armée aérienne Stéphane Abrial, chef d’état-major de l’armée de l’air

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Monsieur le chef d’état-major, mesdames, messieurs, j’ai le plaisir de vous souhaiter la bienvenue au nom de la mission d’évaluation et de contrôle, la MEC, pour cette matinée d’auditions consacrées aux opérations militaires extérieures (Opex), notamment sous mandat international.

Le Président Georges Tron, retenu par d’autres activités au sein de l’Assemblée, m’a demandé de le suppléer dans l’attente de son arrivée. Il vous prie d’excuser son retard.

La MEC travaille dans un esprit non partisan. Ses deux rapporteurs, Mme Françoise Olivier-Coupeau et moi-même, sommes issus, l’un de la commission de la Défense, l’autre de la commission des Finances, et représentons des sensibilités politiques différentes.

Notre démarche procède de la constatation d’une croissance tendancielle de la dépense consacrée aux Opex. Afin d’en analyser les mécanismes, nous avons déjà procédé à plusieurs auditions et nous nous sommes rendus au Kosovo et au Tchad, avant d’aller, en début de semaine prochaine, en Afghanistan.

En outre, nous bénéficions de l’expertise précieuse de la Cour des comptes : je salue la présence aujourd’hui de M. Alain Hespel, président de la deuxième chambre, de Mme Françoise Saliou, présidente de section à la deuxième chambre, et de M. Benoît d'Aboville, conseiller-maître en service extraordinaire.

Cette matinée sera consacrée à recueillir le point de vue des différentes armées. Nous commençons par l’armée de l’air, avec son chef d’état-major, le général Stéphane Abrial.

Je vous propose, monsieur le chef d’état-major, de nous indiquer à titre liminaire comment se présente pour vous la question des Opex et quel est votre rôle en la matière, après quoi nous vous poserons une série de questions.

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial, chef d’état-major de l’armée de l’air. La budgétisation des Opex a débuté avec la loi de programmation militaire pour les années 2003 à 2008, la responsabilité du BOP Opex relevant du chef d’état-major des armées. Le budget de l’armée de l’air ne supporte qu’occasionnellement des surcoûts liés aux Opex, pour le titre 3 : il s’agit de dépenses de carburant opérationnel et d’entretien programmé du personnel et du matériel.

Quelque 3 500 aviateurs se trouvent en permanence hors de métropole : un tiers au titre des forces de souveraineté ; un tiers au titre des forces de présence, dans les pays avec lesquels nous avons des accords particuliers ; et un tiers au titre des opérations extérieures stricto sensu.

Mon rôle est de préparer les forces ; dès lors qu’elles sont engagées, elles relèvent de l’autorité directe du chef d’état-major des armées.

Sur la trentaine d’opérations en cours impliquant les armées françaises, l’armée de l’air contribue à quinze. L’effectif, d’environ 1 300 personnes, est concentré sur deux théâtres principaux, l’Afghanistan et le Tchad, qui mobilisent quelque 550 personnes chacun, soit plus de 85 % du total. La moitié de nos engagements sont de très faible volume, d’une à dix personnes.

La grande majorité des opérations auxquelles nous participons ont un caractère multinational, ce qui nous apporte de la souplesse et nous permet de nous insérer dans des dispositifs beaucoup plus vastes. C’est un gage d’efficacité opérationnelle et une source de réduction de coûts.

La caractéristique de l’armée de l’air française est d’être une force compacte, extrêmement réactive, capable de projeter dans de brefs délais des moyens cohérents, de manière à pouvoir remplir toute mission qui lui serait confiée. Dans les contrats opérationnels, la capacité de projection, qu’il s’agisse de projection de force ou de projection de puissance, est l’élément dimensionnant à partir duquel nous bâtissons notre modèle, à la fois en termes de personnel, d’entraînement, d’équipement et de délai de réaction.

Mme Françoise Olivier-Coupeau, Rapporteure. Quelles sont les spécialités le plus souvent projetées ? Les Opex créent-elles des tensions ? Certaines spécialités sont-elles déficitaires ? Si oui, quelles mesures sont prises pour y remédier ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Les deux centres de gravité actuels de nos opérations sont situés au Tchad et en Afghanistan. Il s’agit de deux types de déploiement diamétralement opposés.

En Afghanistan, nous nous trouvons majoritairement sur des implantations partagées avec d’autres membres de la coalition, et nous nous concentrons sur les spécialités opérationnelles, de préférence à celles de soutien. Par exemple, à Kandahar, les spécialités opérationnelles représentent plus de 70 % de la totalité du détachement français, qui s’insère dans une base multinationale gigantesque, où les tâches de soutien et de support sont partagées entre les différents membres de la coalition.

Au Tchad, au contraire, nous sommes responsables de la base aérienne de N’Djamena, et du soutien pour l’ensemble des forces sur place : nous y comptons logiquement beaucoup de personnel de soutien.

En fonction du type d’opération, nous déployons donc un éventail très différent de spécialités. Dans la majorité des cas toutefois, les deux piliers sont constitués, d’une part, par le personnel navigant et les spécialistes de la maintenance aéronautique, d’autre part, par les commandos au sol : intégrés aux forces terrestres, ces « contrôleurs avancés » sont chargés de faire la liaison entre les forces de surface et les forces aériennes, de manière à ce qu’un appui aérien puisse être apporté aux forces terrestres en cas de besoin.

Les spécialités du commandement et du contrôle sont également très importantes, afin que la volonté de la France soit entendue à tous les niveaux responsables de la direction d’une opération.

De même, nous avons besoin de responsables des systèmes d’information et de communication : aujourd’hui, les transmissions sont un secteur clef de toutes les opérations militaires, et pas seulement aériennes. Plus on est loin du territoire national, plus on en a besoin.

Nous observons également la montée en puissance des spécialistes des drones. À Bagram, en Afghanistan, nous avons déployé au début de l’année des drones de moyenne altitude et de longue endurance (MALE), utilisés pour la surveillance des théâtres d’opérations. Malheureusement, les retards industriels nous ont fait perdre cinq années par rapport à nos homologues européens ou américains. Il s’agit, je le pense, d’une spécialité qui est appelée à prendre de l’importance, dans la mesure où le concept de « permanence de la surveillance » s’est imposé dans le domaine aérien.

Citons également les spécialistes de guerre électronique, qui doivent en permanence mettre à jour les systèmes, ainsi que les juristes, conseillers légaux et commissaires, qui nous accompagnent dans les situations de conflits asymétriques et les opérations de maintien de la paix. Enfin, lorsque nous sommes responsables de la plate-forme, s’y ajoute le personnel de contrôle aérien.

Les opérations extérieures génèrent-elles des tensions au sein de l’armée de l’air ? Non, car le volume des forces en opérations extérieures n’est pas très important : seulement 1 300 personnes sur un total de 65 000 environ. Certes, il y a une rotation : les personnels ne passent pas une année entière sur le théâtre d’opérations, mais assurent une présence de deux à dix mois, suivant leur spécialité. Ceux qui exercent loin du corps opérationnel ou sont immergés dans les forces de l’armée de terre restent le plus longtemps, de quatre à six mois. Les équipages et le personnel de maintenance restent le moins longtemps : deux mois ; d’une part, cela leur permet d’effectuer régulièrement leur entraînement normal et de ne pas perdre leurs qualifications dans les domaines qu’ils n’ont pas à exercer en opération ; d’autre part, on vole énormément en opération, ce qui signifie qu’en quatre ou cinq mois, ils auraient consommé la totalité de leur contingent annuel d’heures de vol, voire davantage, et n’auraient plus la possibilité de voler à leur retour en métropole – ce qui est incompatible avec notre mode de fonctionnement.

Les tensions proviennent plutôt du fait que nos personnels doivent assurer un nombre très important d’activités, entre les opérations à l’extérieur, les opérations en métropole et l’entraînement. Nous essayons en effet de leur donner un entraînement de qualité, afin de les préparer à toute demande provenant des coalitions d’aujourd’hui ou de demain. Leur emploi du temps sur l’année est donc extrêmement lourd, et compte de nombreux jours d’absence. Mais, en général, nous n’éprouvons pas de difficultés à armer les forces déployées.

Je vous citerais deux exemples de spécialités déficitaires : les pompiers et les forces de protection.

Nous avons besoin, sur chaque base aérienne, de pompiers et de personnels chargés du sauvetage et de la sécurité incendie. Si nous ne rencontrons pas de problème de recrutement, nous avons du mal à les retenir car une fois qu’ils sont qualifiés, le secteur civil entreprend de les récupérer. Or dans leur statut figure pour nous l’obligation, dès qu’ils ont les qualifications adéquates, de leur permettre de partir quasiment sur l’instant si un poste les attend à l’extérieur.

En ce qui concerne les forces de protection, je dois reconnaître que passer des heures devant les grilles des bases aériennes à vérifier qu’il n’y a pas d’intrusion n’est pas une activité très attractive. Or les besoins en personnel sont importants, car les bases, qui sont encore trente-sept en métropole, sont très étendues et abritent des équipements extrêmement sensibles. Il me faut donc un réservoir de personnel, à partir duquel je sélectionne ensuite les commandos – pour lesquels ne se pose aucune difficulté de recrutement.

Mme Françoise Olivier-Coupeau, Rapporteure. Je crois savoir que les pilotes d’hélicoptères sont eux aussi très convoités par le privé ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Oui, mais nous maîtrisons mieux les flux. Pour l’instant, il n’y a pas de déficit de personnel dans ce secteur.

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Notre ambition est d’identifier et d’évaluer les coûts spécifiques des Opex ; suivant les cas, il s’agit de coûts ou de surcoûts.

Quelles sont les dépenses supportées par l’armée de l’air ? Sont-elles directement imputées sur le BOP Opex ou le BOP Air en prend-il en charge une partie ? Dans cette hypothèse, dans quelles proportions et suivant quels circuits sont-elles remboursées ?

Par ailleurs, vous avez dit que l’armée de l’air pouvait assumer le rôle d’armée pilote du soutien, par exemple au Tchad. Quelles sont les conséquences de cette position ? Les textes réglementaires ont-ils été pris ?

Enfin, en dehors de l’indemnité de sujétions pour services à l’étranger (ISSE), les différentes catégories de personnels de l’armée de l’air perçoivent-elles des primes particulières lorsqu’elles servent en Opex ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Pour toutes les opérations extérieures, nous essayons de faire le relevé des coûts et des surcoûts. Il n’est pas toujours facile de les distinguer et, surtout, d’évaluer le volume de surcoûts à imputer.

Pour l’armée de l’air, les surcoûts, ce sont typiquement les soldes spécifiques, c’est-à-dire l’ISSE – il n’existe pas d’autre prime particulière. S’y ajoutent le différentiel de prix pour les carburants opérationnels, parfois élevé, celui lié au maintien en condition opérationnelle, ainsi que les dépenses afférant à l’entretien permanent du personnel, aux consommations ou aux tenues spécifiques. Pour le maintien en condition opérationnelle, par exemple, nous estimons le surcoût à environ 10 %, mais il est extrêmement difficile d’évaluer avec précision la différence de coût d’une heure de vol suivant qu’elle est effectuée au Tchad ou en France.

La précédente loi de programmation militaire a fixé des objectifs chiffrés à l’activité aérienne de chaque pilote, qu’il s’agisse de vols d’entraînement ou d’opérations militaires : les heures effectuées en Afghanistan ou au Tchad font donc partie de leur quota annuel d’heures. Nous essayons de quantifier les surcoûts induits par le fait que ces heures sont effectuées hors métropole. Il faut aussi inclure les munitions tirées, qui sont nombreuses en Afghanistan en ce moment.

Le BOP Opex prend en charge l’ISSE et tout ce qui relève du titre 2, le BOP Air supportant la solde normale du personnel et les dépenses du titre 3. Le BOP Air avance les sommes et se fait rembourser en fin d’année sur le BOP Opex, suivant la procédure du décret d’avance. Cela n’a aucun effet sur le titre 5.

Quant aux coûts, il s’agit principalement des dépenses liées à l’alimentation, au fonctionnement courant des sites et aux transferts de personnels jusqu’au théâtre d’opérations. En la matière, le BOP Air ne prend quasiment rien en charge ; il n’avance que les surcoûts.

S’agissant de l’armée pilote du soutien, mes adjoints, les colonels Patricia Costa et Michel Lene, vont vous répondre.

Mme le colonel Patricia Costa. À mon niveau, je ne rencontre pas de difficultés particulières. Les coûts que nous prenons en charge au Tchad nous sont remboursés a posteriori.

M. le colonel Michel Lene. Du point de vue opérationnel, la difficulté au Tchad était de suivre et contrôler le processus qui avait été lancé. Il s’agit d’un processus itératif, comprenant un pilotage permanent des ressources consenties à notre prestataire unique, l’économat des armées, dans le cadre de CAPES France (capacités additionnelles par l’externalisation du soutien des forces françaises).

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Au total, la part de l’armée de l’air recalculée dans le BOP Opex pour l’année 2008 s’élève à un peu moins de 68 millions d’euros, le BOP Air ayant avancé une somme légèrement inférieure à 47 millions d’euros. Pour 2009, nos estimations sont du même ordre de grandeur.

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Ces données sont-elles disponibles théâtre par théâtre ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Nous sommes capables de décomposer les dépenses non seulement par théâtres, mais aussi par postes : rémunérations, alimentation, fonctionnement, carburant, etc.

Mme le colonel Patricia Costa. Nous communiquons chaque mois à l’état-major des armées, c’est-à-dire au responsable du BOP Opex, la situation des coûts et des surcoûts pour l’armée de l’air, avec la part imputée au BOP Opex et celle avancée par le BOP Air. Nous tenons une comptabilité très fine – un effort particulier sera d’ailleurs réalisé cette année en matière de carburant opérationnel.

Mme Françoise Olivier-Coupeau, Rapporteure. Lorsque l’on est stationné dans un pays riche en pétrole, comme Abou Dhabi, le kérosène est-il acheté à un prix préférentiel ? Cette nouvelle base est-elle utilisée librement ou la France paie-t-elle un droit ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. La base aérienne Al-Dhafra d’Abou Dhabi est opérationnelle depuis le 1er septembre 2008. Trois Mirage 2000 de défense aérienne y sont déployés et soixante-six personnels de l’armée de l’air implantés en permanence. Il ne s’agit cependant pas d’une opération extérieure, mais d’une présence dans un pays auquel nous sommes liés par des accords particuliers.

Nous ne payons pas de redevance : nous sommes invités par les Émirats arabes unis, qui mettent en outre à notre disposition les infrastructures dont nous avons besoin, qu’elles soient déjà existantes, à aménager ou à construire.

Nous bénéficions d’un tarif préférentiel pour le carburant, qui nous est concédé au même prix qu’aux forces aériennes locales. Toutefois, l’économie, de l’ordre de 3 à 4 %, n’est pas très importante et ne compense pas le surcoût lié au fait d’opérer hors du territoire national.

Mme Françoise Olivier-Coupeau, Rapporteure. En ce qui concerne le transport, le retard de l’A 400 M va-t-il pénaliser l’armée de l’air ? Le recours à des avions de type Antonov est-il un palliatif acceptable du point de vue financier ? D’autres solutions sont-elles envisagées ?

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Dans l’attente de l’A 400 M, votre matériel vous semble-t-il adapté à vos missions ? Sur certains théâtres d’opérations, faudra-t-il faire appel à des aéronefs loués ou utilisés temporairement ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. S’agissant de l’aviation de transport, le retard de l’A 400 M constitue pour nous un problème majeur. L’industrie rencontre de toute évidence des difficultés qu’elle n’avait pas anticipées. Or l’armée de l’air a été configurée dans l’attente de ces A 400 M, qui est un programme à la fois raisonnable et ambitieux sur lequel les armées de l’air européennes travaillent depuis une quinzaine d’années. Cet appareil a l’avantage de pouvoir accomplir l’ensemble du spectre des missions tactiques et stratégiques, c’est-à-dire d’être capable à la fois de déposer des troupes dans une clairière au milieu d’une forêt la nuit, à basse altitude, dans les nuages, et de transporter à longue distance beaucoup de personnes et de matériels. La France en avait commandé cinquante exemplaires. Cela nous permettait de faire des économies, puisque, selon une autre hypothèse, il aurait fallu commander à la fois des C130, pour la partie tactique, et des C17, pour la partie haute du spectre tactique et surtout pour la partie stratégique, soit au total 62 appareils plus onéreux et construits à l’étranger.

Nous nous étions organisés dans la perspective que l’armée de l’air recevrait ses deux premiers appareils A 400 M au deuxième semestre 2009, avec ensuite une cadence de livraison de cinq appareils par an, ce qui permettait une transition assez rapide. Nous avions donc entamé la gestion de fin de vie de nos Transall, de manière à ne pas engager de dépenses inutiles pour en régénérer le potentiel.

Or, la première conséquence du retard de l’A 400 M, c’est précisément la nécessité de régénérer ce potentiel, avec un coût bien plus élevé que si nous l’avions anticipé. La flotte des Transall est ancienne : les premiers appareils ont commencé à voler il y a plus de quarante ans. Quoi que l’on fasse, leur nombre diminue d’année en année. Il pèse donc une très forte menace sur ma capacité à remplir le contrat de projection qui me lie au chef d’état-major des armées.

Le retard de l’A 400 M, évalué aujourd’hui à quatre ans, pose en définitive des problèmes de capacité à la fois dans le domaine tactique et dans le domaine stratégique, ainsi qu’un problème d’organisation des ressources humaines.

S’il est le moins visible, celui-ci est aussi le plus grave. Il faut un peu plus d’un an pour former un pilote capable de réaliser les missions de base. Pour un pilote expérimenté, capable d’être le commandant de bord et, au-delà, de commander un dispositif complexe, mettant en œuvre de nombreux appareils, la nuit, à très longue distance, huit années de formation sont nécessaires. La flotte d’appareils disponibles diminuant, il ne reste que deux possibilités : soit faire voler tout le monde moins souvent et diminuer le niveau d’entraînement des équipages, avec les risques que cela comporte, soit diminuer le volume d’équipages, ce que nous avons commencé à faire – le risque étant que, lorsque les A 400 M seront prêts, il n’y ait pas assez d’équipages disposant du niveau d’entraînement suffisant pour les utiliser.

On peut essayer de réduire le problème par la coopération. Je cherche donc d’autres armées de l’air dans le monde avec lesquelles il serait raisonnable de travailler, et dont la flotte serait suffisamment importante pour pouvoir absorber quelques équipages, ce qui permettrait d’entraîner nos personnels dans des conditions acceptables, moyennant finances, voire échanges d’heures de vol ou de services. Cela permettrait à la fois d’afficher une coopération avec certains pays et de trouver une solution de transition à moindre coût.

En parallèle, il faut anticiper l’évolution des différents segments de la flotte de projection. Nous possédons des Casa 235, cargos légers dont le rayon d’action et la charge ne sont pas très élevés, mais qui sont indispensables, tant pour les mouvements à l’intérieur d’un théâtre d’opérations que pour l’entraînement des équipages et les missions de routine, comme le transport de nos camarades de l’armée de terre pour l’entraînement parachutiste. Je souhaite que cette flotte soit redimensionnée, avec l’acquisition, en propriété ou en location, d’appareils supplémentaires, qui permettraient de mieux remplir les missions du bas du spectre, de soulager la flotte la flotte des Transall et des Hercules en leur confiant les missions à poids et distance relativement faibles, et d’accroître le nombre des appareils disponibles pour l’entraînement des équipages.

À l’autre extrémité du spectre, pour le transport stratégique pur, nous envisageons l’acquisition de deux à trois avions de type A 330, qui nous permettront d’emmener des personnels et des matériels à longue distance.

En ce qui concerne le transport tactique, comme je l’ai dit, la flotte de Transall, vieillissante, est en constante diminution. Malgré l’achat il y a quelques années d’un petit nombre d’avions Hercules, nos moyens sont insuffisants pour répondre à la demande. Une solution de transition serait d’acquérir, sous une forme à déterminer, les seuls équipements disponibles sur le marché, à savoir des C 130 et des C 17 américains. Le souci, c’est que cela engendrerait des microflottes, donc des difficultés logistiques et techniques, ainsi que des coûts importants. Si un Hercules possède entre la moitié et le tiers des capacités d’un A 400 M, son coût est proportionnellement beaucoup plus élevé, à l’achat comme à l’entretien. Le C 17, avion remarquable, coûte également très cher à l’achat et à l’entretien.

Quelle que soit la solution retenue, j’étudie donc les possibilités de coopération. Ainsi, pour les C 17, j’examine s’il serait envisageable de travailler avec les Britanniques, qui possèdent déjà ce type d’appareils, ou avec certains pays de l’OTAN, qui ont constitué une flotte de C 17 au sein d’une agence de l’OTAN. Toute initiative qui permettrait d’éviter la gestion d’une microflotte sera la bienvenue.

En parallèle, nous continuerons à affréter des avions civils. Dans le cadre du programme Salis, nous louons ainsi de très gros porteurs, en majorité ukrainiens, afin de transporter des équipements très lourds ou très volumineux, comme des batteries de missiles sol-air. Le contrat a d’ores et déjà été prolongé pour deux ans, mais nous aurons du mal à nous en passer tant que nous ne posséderons pas une flotte complète d’A 400 M. Toutefois, comme ces appareils ne peuvent pas se poser partout – puisqu’ils nécessitent une infrastructure aéroportuaire très lourde – et qu’ils ne sont pas protégés, nous ne pouvons pas les utiliser sur des plateformes où le niveau de menaces est élevé.

Mme Françoise Olivier-Coupeau, Rapporteure. Ces coûts supplémentaires seront-ils imputés, d’une façon ou d’une autre, à l’industriel ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Cette décision est du ressort du chef d’état-major des armées. Les coûts supplémentaires consécutifs au retard de livraison ont été estimés, et différents scénarios de transition sont à l’étude.

La négociation avec l’industriel sera certainement difficile. Le gel du programme, qui a débuté le 1er avril, est précisément destiné à provoquer des discussions entre l’industriel et les États, à travers l’OCCAR. Quant à leurs suites, je les ignore. J’ai le sentiment que la plupart des acteurs souhaitent que le programme continue, principalement en Europe continentale. Nos voisins d’outre-Manche sont peut-être le maillon le plus fragile, dans la mesure où ils connaissent actuellement d’énormes problèmes budgétaires, que leur engagement en Irak et en Afghanistan est très important, et qu’ils privilégieront la solution la plus rapide ; s’ils se désolidarisaient, le programme serait vraiment en danger.

La presse faisait état hier d’énormes pénalités qu’EADS pourrait avoir à payer. Je considère de telles annonces comme des fuites destinées à préparer la négociation. D’aucuns s’offusquent de ce qu’un industriel nous mette dans une situation délicate et que la plupart des solutions de transition soient à son bénéfice, mais si nous exigions de lui le dédommagement prévu par contrat, il n’aurait plus qu’à mettre un terme au programme ! Cela étant, je ne suis pas négociateur.

Quoi qu’il en soit, de mon point de vue, ce retard entraînera nécessairement un surcoût pour le budget de la défense, non dans les quatre ou cinq prochaines années – les tranches du budget d’équipement ainsi libérées pouvant être utilisées pour mettre en œuvre des solutions de transition –, mais d’ici à une quinzaine d’années.

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Cela aura-t-il des conséquences positives sur le plan de charge de l’Atelier industriel de l’aéronautique, notamment à Clermont-Ferrand ?

Par ailleurs, l’armée de l’air est présente sur des bases au Kirghizstan et au Tadjikistan. Pouvez-vous préciser quels sont les appareils et les personnels qui y sont stationnés, ainsi que les incidences financières de ces implantations ? Quelles conséquences aurait une éventuelle fermeture de la base au Kirghizstan ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. La régénération du potentiel d’avions Transall et l’augmentation de leur durée de vie accroissent en effet le plan de charge de l’Atelier industriel de l’aéronautique, y compris à Clermont-Ferrand. Nous envisageons la prolongation de vie d’une dizaine d’appareils, ce qui représente un nombre élevé d’heures de travail.

Nous sommes déployés en Asie centrale sur plusieurs sites : le ravitailleur est stationné à Manas, au Kirghizstan – un second vient parfois le renforcer durant l’été, période durant laquelle les opérations contre les talibans se multiplient ; la flotte de transport tactique et le hub de l’Asie centrale pour les forces françaises se trouvent à Douchanbé, au Tadjikistan ; et nous sommes également présents à Kandahar, avec notre aviation de combat, à Bagram, avec nos drones, à Kaboul, avec les hélicoptères. Nous comptons en outre du personnel dans toutes les structures de commandement. En dépit d’une impression d’éparpillement, ces implantations répondent à des impératifs techniques, opérationnels et financiers précis.

Manas a ainsi été choisi pour trois raisons. Premièrement, nous ne souhaitions pas être trop éloignés du théâtre d’opérations, sans nous trouver pour autant sur le théâtre lui-même, les ravitailleurs étant des gros-porteurs assez lents, du moins dans les phases de décollage et d’atterrissage, et donc vulnérables. Deuxièmement, il nous fallait un pays hôte susceptible de nous accueillir, et un environnement géographique permettant aux avions de décoller à pleine charge, pour une efficacité maximale. Enfin, Manas abrite déjà le détachement des ravitailleurs américains, soit douze appareils en permanence sur place. Cela nous permet de nous insérer dans la base existante et de bénéficier du soutien américain en matière de nourriture, de protection, de technique et de logistique : nous faisons appel à eux quand nous rencontrons un problème, ils nous fournissent les pièces nécessaires, et nous les remboursons a posteriori. Nous améliorons ainsi à la fois nos coûts et notre disponibilité. Revers de la médaille, nous ne pouvons déployer que trente-sept personnes, ce qui représente une empreinte au sol très faible.

Il plane en ce moment un risque sur notre présence à Manas, le gouvernement kirghiz ayant officiellement demandé aux autorités américaines et françaises de quitter la base sous six mois. Nous avons donc jusqu’au 1er octobre pour trouver une solution – sachant qu’en parallèle, les négociations vont bon train entre les gouvernements kirghiz et américain. Je ne suis donc pas totalement pessimiste.

Si nous devions partir, où irions-nous ? La difficulté est de trouver un autre bon compromis entre proximité du théâtre, efficacité de la mission et coûts réduits. Il existe deux options : soit rejoindre nos amis américains à l’endroit où ils se redéploieront, quel qu’il soit, pourvu qu’il s’agisse d’un stationnement acceptable pour la France ; soit positionner nos ravitailleurs à Abou Dhabi, avec les avions de combat, ce qui leur permettrait d’effectuer à la fois des missions opérationnelles en Afghanistan et des missions d’entraînement au profit des forces françaises et émiriennes de la base d’Al-Dhafra.

Aujourd’hui, les appareils implantés à Manas effectuent environ 80 % de leurs missions au profit de la coalition, le reste étant consacré à des missions franco-françaises. Nous payons 500 000 euros de taxe aéroportuaire, auxquels s’ajoutent 600 000 euros de frais de fonctionnement, soit un total de 1,1 million d’euros par an.

À Douchanbé se trouvent notre base arrière et notre point d’entrée et de sortie de l’Asie centrale. Y sont stationnés en permanence des Transall et, lorsque l’activité s’accroît, un Hercules complémentaire. Nous bénéficions d’un excellent accord avec le gouvernement tadjik : nous ne payons pas de redevance, mais nous leur fournissons une assistance dans le domaine des infrastructures, grâce au déploiement régulier d’éléments du 25e régiment du génie de l’air, qui est un régiment de l’armée de terre placé organiquement au sein de l’armée de l’air et spécialisé dans les infrastructures aéroportuaires. À titre de réciprocité, nous effectuons donc des travaux sur l’aéroport de Douchanbé, au bénéfice du gouvernement tadjik : réfection de parkings, des voies de roulement, de la piste, projet de réfection de la tour de contrôle.

Nous souhaitons conserver cette base car nous refusons de courir le risque qu’un gros-porteur soit atteint par des tirs sol-air en Afghanistan. Or les plateformes de Kandahar et de Kaboul ne sont pas sûres. Nos équipages, notre personnel et nos appareils stationnés à Kandahar subissent entre un et dix tirs de mortier ou de roquettes par semaine. Par chance, nous n’avons pas encore déploré de blessés, ni de dégâts importants, mais cela pourrait survenir à tout moment. Il y a quelques jours encore, une roquette est tombée au milieu du camp français à l’aéroport de Kaboul – dont l’usage tend de surcroît à être de plus en plus strictement civil. Je pense donc qu’il est préférable que des gros-porteurs non protégés ne stationnent pas en permanence en plein cœur du théâtre afghan. Nous continuerons donc à utiliser la base de Douchanbé comme relais à partir duquel les moyens sont déployés par avions tactiques.

Le trafic de la base de Douchanbé s’élevait en 2008 à 20 000 passagers et 2 500 tonnes de fret. Son budget de fonctionnement annuel est de 1,8 million d’euros. Nous estimons le montant global des travaux effectués depuis notre arrivée au bénéfice du gouvernement tadjik à environ 18 millions d’euros, ce qui est extrêmement raisonnable comparé à ce que doivent payer pour chaque décollage et atterrissage nos camarades allemands stationnés à Koundouz.

À Kandahar sont stationnés nos avions de combat : actuellement, trois Mirage 2000 et trois Rafale. Ces derniers seront remplacés à la mi-mai par des Mirage 2000, puis, à l’été, par des Mirage F1 de reconnaissance. Nos troupes représentent à peine 1 % du personnel déployé sur la base de Kandahar, base gigantesque de presque 18 000 personnes, située sous le feu ennemi, et d’où partent de nombreuses opérations. Nos troupes sont totalement imbriquées avec celles de la coalition, ce qui permet un partage des tâches de soutien et explique que plus de 70 % des forces françaises déployées soient des personnels opérationnels. Notre activité aérienne de combat y est de ce fait très importante et très visible.

Un tel déploiement au cœur du théâtre d’opérations procure d’importants avantages, dans la mesure où nos soldats y côtoient leurs camarades des armées des autres pays et voient tous les jours revenir des avions et des convois de mission, ce qui contribue à leur donner conscience de l’enjeu et du danger de leur mission. Cela nous permet également de gagner en réactivité.

Notre activité au sol croît chaque année, avec une augmentation saisonnière durant l’été. La perspective d’une solution au conflit paraît donc lointaine. La contribution française est très visible et très appréciée, dans la mesure où nous agissons au bénéfice de tous les membres de la coalition, quels qu’ils soient, ainsi que des forces afghanes. Nous avons réalisé un nombre important de vols – environ 5 500 heures au départ de Kandahar l’an dernier –, la plupart se traduisant par des engagements au bénéfice de forces terrestres prises sous le feu, sans nécessairement tir de munitions, une démonstration de force suffisant dans beaucoup de cas à mettre fin à une embuscade. Toutefois, le nombre de munitions tirées est en augmentation constante.

À Bagram sont installés les drones, qui ont commencé à être utilisés il y a quelques semaines. J’attends le retour d’expérience. Je constate toutefois que nous nous sommes insérés sans difficultés dans le dispositif global de surveillance depuis la troisième dimension, et que les équipements que nous avons choisis paraissent extrêmement efficaces et sont très appréciés.

M. Louis Giscard d’Estaing, Rapporteur. Vous avez souligné qu’il y avait imbrication des forces dans la coalition, ce qui suppose une interopérabilité maximale. De ce fait, vous avez dû acquérir, notamment en optronique, des équipements qui n’étaient pas prévus au départ. Le coût de ces équipements achetés en urgence est-il inclus dans les surcoûts Opex, ou relèvent-ils du titre 5 ?

M. le général d’armée aérienne Stéphane Abrial. Le concept d’interopérabilité est fondamental. En effet, nous ne cherchons pas à disposer du même volume ou de la même qualité d’équipements entre membres de la coalition, mais à être interopérables, c’est-à-dire que nos équipements et nos équipages doivent pouvoir en permanence échanger de l’information avec ceux de n’importe quel autre membre de la coalition. Il s’agit d’un combat de tous les instants, car, dans le contexte actuel, les équipements évoluent très vite.

Nous pouvons donc déplorer des manques. J’évoquais dernièrement l’exemple d’un dispositif permettant d’échanger en temps réel de la vidéo entre les forces au sol et les appareils. Ce système, inimaginable il y a dix ans, a commencé à apparaître il y a trois ou quatre ans, et nous n’avons pas réalisé que, sur le terrain, une fois que l’on était passé de la photo à la vidéo, on ne pouvait plus revenir en arrière. Il faut donc acquérir en urgence ces équipements, qui ne sont disponibles que chez certains fournisseurs – qui, hélas, ne sont pas Français ! –, ce qui prend du temps. Une telle acquisition entre dans le cadre des procédures d’acquisition en urgence opérationnelle, qui ne sont pas des compléments de budget, mais qui font l’objet d’arbitrages, et qui sont comptabilisées depuis 2008 dans les surcoûts Opex.

Pour terminer, je voudrais compléter ma réponse sur l’armée pilote de soutien : pour nous, ce concept est un miroir de ce que sont aujourd’hui les bases de défense et de la manière dont elles sont appelées à évoluer. Nous ne rencontrons pas de difficultés majeures en la matière. Je n’ai pas en main les éléments financiers que vous souhaitiez, mais je vous les ferai parvenir afin d’apporter un éclairage sur la question de la disparition – d’un point de vue budgétaire – de la notion d’APS.

M. Georges Tron, Président. Monsieur le chef d’état-major, je vous prie d’excuser mon retard, mais le programme de l’Assemblée étant particulièrement chargé aujourd’hui, j’ai dû me partager entre l’hémicycle, la commission des Finances et la MEC. Je remercie nos rapporteurs d’avoir mené à bien cette audition, et je vous sais gré, monsieur le chef d’état-major, d’avoir répondu à leurs questions.

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