Accueil > Contrôle, évaluation, information > Les comptes rendus de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires sociales

Commission des affaires sociales

Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Jeudi 20 janvier 2011

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 06

Présidence de M. Pierre Morange, coprésident

Auditions, ouvertes à la presse, sur la lutte contre la fraude sociale, de :

– Mme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l’ordre des pharmaciens

– Table ronde réunissant des syndicats de médecins

● Dr Jean-Claude Régi, président de la Fédération des médecins de France (FMF)

● M. Djamel Dib, président du collège des généralistes de la Fédération des médecins de France

● Dr François Wilthien, premier vice-président de MG France

● Dr Roger Hua, secrétaire général du Syndicat des médecins libéraux (SML)

● Dr Claude Bronner, co-président de l’Union généraliste

● Dr Pascal Lamy, secrétaire général de l’Union généraliste

● M. Jean-Paul Hamon, coprésident de l’Union généraliste

● Dr Michel Combier, président de l’Union nationale des omnipraticiens français – Confédération des syndicats médicaux français (UNOF-CSMF)

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

MISSION D’ÉVALUATION ET DE CONTRÔLE
DES LOIS DE FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

Jeudi 20 janvier 2011

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

(Présidence de M. Pierre Morange, coprésident de la mission)

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) procède à l’audition de Mme Isabelle Adenot, présidente du conseil national de l’ordre des pharmaciens.

Mme Isabelle Adenot. Je vous remercie de votre invitation, même s’il est toujours difficile, pour le président d’un ordre, garant de l’éthique professionnelle, de traiter d’un tel sujet, la fraude sociale. Mais je suis bien obligée de le dire : il y a des fraudes. Celles-ci sont commises soit par les professionnels, soit par les patients. Elles sont soit individuelles, soit collectives, lorsqu’il y a, par exemple, l’accord du prescripteur et du patient.

D’emblée, je tiens à vous préciser que le dossier pharmaceutique n’est pas en lui-même un outil de contrôle de la fraude. Il n’est pas obligatoire et n’est ouvert qu’avec l’accord du patient. Celui qui décide de frauder comprend d’ailleurs vite que le dossier pharmaceutique permet une certaine traçabilité, et le fait fermer immédiatement.

Ensuite, les pharmaciens sont soumis à une très forte pression de la part des patients. Cet été, j’ai moi-même été agressée physiquement dans ma pharmacie pour avoir refusé de délivrer un produit. Quand vous êtes dans une pharmacie, seule ou avec un personnel très souvent féminin, face à des personnes d’une rare agressivité, c’est une situation très difficile à vivre. Mes propres équipes ont été littéralement traumatisées par l’agression que j’ai subie, d’autant que mon agresseur se sert toujours à la pharmacie.

Pour autant, nous estimons que des solutions pourraient être mises en œuvre pour diminuer sérieusement ces fraudes, tant celles des professionnels que celles des patients.

Les fraudes des professionnels consistent essentiellement à transformer les ordonnances, sans l’accord du prescripteur : le pharmacien modifie les posologies, ajoute des médicaments, prend des libertés avec les renouvellements.

M. le coprésident Pierre Morange. Avez-vous une estimation chiffrée de la fraude ?

Les déboires que vous avez connus au sein de votre officine posent le problème de la transmission de l’information. Les structures assurantielles ne pourraient-elles pas vous éclairer sur certaines affiliations.

Mme Isabelle Adenot. Je ne saurais vous donner une donnée chiffrée au sujet des modifications d’ordonnances. En revanche, j’ai fait faire l’état des décisions prises par nos chambres de discipline. Toutefois, elles ne concernent que des personnes qui se sont fait prendre. Le rôle de l’ordre n’en est pas moins important, dans la mesure où la population et les autorités ont besoin de pharmaciens intègres.

Pour vous donner un ordre d’idées, entre 2006 et 2010, nous avons plus de six fois interdit définitivement à des confrères d’exercer en raison de fraudes qu’ils avaient commises. C’est une sanction grave puisque l’intéressé devra attendre cinq ans pour demander au président de l’ordre une sorte de « grâce ». Les chambres prononcent également des interdictions de trois, cinq, six ans, voire plus, ce qui, bien évidemment, oblige la personne condamnée à vendre sa pharmacie et à interrompre sa carrière.

M. le coprésident Pierre Morange. Avez-vous des précisions sur le rythme annuel de ces interdictions ?

Mme Isabelle Adenot. Je vous ferai parvenir les statistiques dès la semaine prochaine.

Un autre type de fraude est commis « en bande organisée », c’est-à-dire avec le prescripteur ou avec le patient.

Dans le premier cas, le prescripteur modifie l’ordonnance : les médicaments ne sont pas délivrés, le pharmacien et le prescripteur partageant les bénéfices. Il s’agit bien d’une fraude à la solidarité nationale.

Dans le second cas, la prescription de l’ordonnance est facturée à la sécurité sociale, mais n’est pas délivrée au patient. Cette fraude est faite avec l’accord de ce dernier, qui, à la place ce qui lui a été prescrit, récupère par exemple des articles de parapharmacie. C’est l’objet de toutes nos interdictions définitives d’exercice. S’il a à connaître un tel type de fraude, l’ordre est intraitable : il prononce une interdiction définitive d’exercer.

Des solutions existent, comme la prescription télétransmise, qui est facile à mettre en œuvre et qui permettra d’éviter toute modification de l’ordonnance.

Les renouvellements constituent une autre source de fraude. Les pharmaciens peuvent renouveler des ordonnances qui ne doivent pas l’être, le patient obtenant le renouvellement dans deux villes différentes. Cette possibilité est due à une faiblesse informatique : normalement, les logiciels de facturation des pharmacies sont certifiés par le Centre national de dépôt et d’agrément (CNDA), c’est-à-dire la sécurité sociale. Cependant, cette certification n’est pas efficace. Il existe en particulier deux logiciels – je ne peux les citer – qui permettent d’établir des factures sans qu’il soit nécessaire de présenter la carte Vitale : dans ce cas, il est possible de faire des fausses factures, d’obtenir de fausses certifications, ainsi que l’agrément.

M. le coprésident Morange. Nous comprenons votre souci de discrétion, mais une telle information mérite peut-être que nous en sachions un peu plus.

Mme Isabelle Adenot. Certes, mais comme je subis actuellement des pressions personnelles, je n’en dirai pas plus.

M. le rapporteur. La presse a fait état d’une affaire concernant plusieurs centaines de pharmacies, à propos de laquelle vous livrez probablement des informations aux services de police et aux services fiscaux. Nous souhaiterions en savoir davantage.

Certes, vous avez évoqué six cas de radiation définitive, mais vous avez également parlé de sanctions prononcées à l’encontre d’un certain nombre de pharmaciens sans en citer le nombre. Pourriez-vous nous donner des précisions chiffrées ?

Que fait l’ordre après que la justice a prononcé des sanctions pénales contre des pharmaciens ?

Pourriez-vous être plus précise sur tous ces points ?

Mme Isabelle Adenot. Je ne souhaite absolument pas être imprécise, mais il se trouve que je n’ai pas avec moi les statistiques relatives aux sanctions prononcées par nos chambres de disciplines. Je vous les ferai parvenir au plus tard la semaine prochaine.

L’affaire que vous évoquez est sans doute celle des pharmacies équipées d’un logiciel permettant la fraude fiscale, ce qui est bien différent de la fraude sociale. Les médias ont parlé de 4 000 pharmacies, mais, à ma connaissance, ce nombre est exagéré. Par ailleurs, les opérations de police ont montré que ce n’est pas parce que vous disposez de ce type de logiciel que vous fraudez obligatoirement.

À l’heure actuelle, une soixantaine d’actions contre des pharmaciens sont en cours. L’ordre se porte et se portera systématiquement partie civile dans toute action qui lui sera communiquée au niveau pénal. Je précise que l’ordre a condamné notre consœur de Nîmes, où a démarré l’affaire, à six ans d’interdiction d’exercice – cette condamnation a été prononcée en 2009, c’est-à-dire bien avant que l’on parle de cette affaire. C’est l’exemple même de ce que fait l’ordre pour que la population française ait confiance dans ses pharmaciens.

Je ne connais pas le nombre de pharmacies concernées, mais je vis très mal le fait que des médias aient « lâché » des chiffres sans avoir une connaissance parfaite de l’ensemble du dossier. On a parlé d’une fraude s’élevant à 420 millions d’euros, mais, bien que présidente de l’ordre, je ne peux pas vous donner de chiffres précis. Cette situation explique le flou dans lequel je suis obligée de rester, et j’en suis désolée. Il n’en reste pas moins qu’il ne faudrait pas stigmatiser l’ensemble d’une profession dans son ensemble, car ce serait très grave.

Des patients peuvent également soumettre de fausses ordonnances à des pharmaciens. Ce type de fraude est très organisé : ainsi, lorsque le pharmacien qui a un doute appelle le prescripteur, la personne qui répond au téléphone est de plus en plus souvent un complice qui confirme la prescription.

Il arrive aussi que les ordonnances circulent. Ainsi, nous avons connaissance d’un trafic de médicaments avec la République démocratique du Congo. Mais ce n’est certainement pas le seul pays à être concerné pas un trafic de ce type. Le schéma est le suivant : une personne en affection de longue durée, munie d’une carte Vitale, produit une ordonnance ; le pharmacien remet les médicaments prescrits, mais, un quart d’heure plus tard, les mêmes médicaments sont délivrés dans une autre pharmacie avec la même carte Vitale et la même ordonnance. En une semaine, cette ordonnance peut servir plus d’une centaine de fois ! Certes, les pharmaciens sont équipés d’un logiciel concernant les cartes Vitale volées ou perdues, mais, au moment de l’utilisation de la carte, ils ne peuvent pas savoir qu’il y a fraude car il se passe plusieurs mois entre le signalement du vol de la carte et son blocage. Il faut absolument accélérer le processus.

Vous avez parlé de transmission de l’information. Le problème, c’est que, lorsque des ordonnances sont volées ou que telle ou telle personne est repérée, nous n’avons pas le droit de communiquer son nom. Il n’est possible de le faire que de manière anonyme.

L’ordre a mis au point un dispositif pour lutter contre les commandes anormales, mais nous ne pouvons pas l’utiliser pour l’instant. Nous avons bien demandé à plusieurs reprises au législateur d’intervenir en ce domaine, mais en vain.

En pratique, nous savons que les commandes directes passées par un pharmacien, à l’industrie ou aux grossistes répartiteurs doivent représenter tant de boîtes pour telle frange de population. On ne peut que s’interroger lorsque ce volume est multiplié par 10, 15, 20, 100, 200, voire plus. Certes, de telles commandes sont parfois justifiées, et c’est le cas lorsque le pharmacien est, par exemple, installé à la sortie d’un hôpital. Mais si elles ne sont pas justifiées, il faudrait pouvoir avertir l’Inspection de la pharmacie pour qu’une enquête soit diligentée, laquelle pourrait éventuellement déboucher sur la saisine d’une chambre de discipline, voire du procureur de la République.

En tout cas, il est clair que ce n’est pas à nous d’effectuer des contrôles ; cela ne fait pas partie de nos missions telles qu’elles figurent dans le code de la santé publique. Les contrôles relèvent de l’inspection.

M. le coprésident Pierre Morange. Quelle modification législative suggérez-vous en ce qui concerne le contrôle de la commande de médicaments ?

Mme Isabelle Adenot. L’ordre ne peut pas à la fois être juge et policier. En revanche, il peut avoir un rôle d’alerte. Ne confondons pas les rôles.

M. le coprésident Pierre Morange. J’entends bien. Toutefois, les organismes assurantiels ayant des capacités de contrôle, grâce à des personnels compétents et qualifiés, on peut imaginer que vous leur fournissiez l’information que vous avez pu enregistrer ou, tout au moins, que vous leur fassiez part de vos soupçons à propos de commandes anormales, d’utilisations abusives et répétées de cartes volées ou de fausses cartes. De tels échanges d’informations ont-ils été mis en place ?

Mme Isabelle Adenot. Non, et c’est bien là le problème. L’ordre ne peut pas intervenir sans en avoir reçu la mission. Et comme il est garant de l’éthique professionnelle, il ne peut pas agir contre celle-ci.

Cela dit, nous travaillons régulièrement avec les services de M. Pierre Fender, directeur du contrôle contentieux et de la lutte contre la fraude à la caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Notre collaboration, qui est satisfaisante, porte sur la transmission d’informations, mais s’opère dans un sens descendant.

Nous ne sommes au courant de certaines affaires que lorsque le scandale est évoqué à la télévision ou dans les journaux ; c’est ce qui s’est passé dans l’affaire de la pharmacie de la rue de Prony. Si nous ne disposons pas d’éléments d’information, nous ne pouvons pas enclencher la saisine d’une chambre de discipline, qui peut pourtant statuer beaucoup plus rapidement que la justice . C’est la raison pour laquelle nous avons engagé un « partenariat » avec les services de M. Pierre Fender pour faire en sorte que lorsqu’une affaire grave est portée devant la justice, l’ordre en soit informé – bien entendu, avec l’accord du procureur – afin de pouvoir enclencher la saisine d’une chambre de discipline.

Quoi qu’il en soit, vous avez raison : la transmission d’informations pose problème.

M. le rapporteur. Vous avez indiqué que lorsqu’un pharmacien téléphonait pour vérifier une prescription, il était parfois mis en contact avec un complice, qui confirmait la prescription. Qui est ce complice ? Cela peut-il être un médecin ?

Mme Isabelle Adenot. Dans les cas que je peux vous citer, il ne s’agit pas du médecin. Mais c’est une hypothèse possible.

Je précise qu’il est très difficile de détecter une fausse ordonnance : elle ne comporte pas de défaut matériel, pas d’erreur de posologie, pas de contre-indication majeure entre les médicaments susceptibles d’alerter le pharmacien. Il faut vraiment mener une analyse pharmaceutique poussée pour s’apercevoir, par exemple, que l’ordonnance n’est pas cohérente. En général, le faux est remarquable.

M. le rapporteur. Quels sont les types de médicaments sur lesquels portent ces fraudes ?

Mme Isabelle Adenot. Tous les médicaments : cela va des médicaments pour le glaucome à des médicaments comme le Cytotec – qui permet de provoquer des avortements alors qu’il n’est pas fait pour cela – en passant par des médicaments onéreux. Je suppose qu’ils sont revendus par la suite. C’est parce qu’ils ont peur que certains pharmaciens ne refusent pas ces prescriptions.

M. le rapporteur. Avez-vous connaissance de l’affaire de Toulouse dans laquelle la fraude était liée à la délivrance de Subutex ? Pour lutter contre cette fraude, un certain nombre de médecins et de pharmaciens ont été sélectionnés par la caisse primaire d’assurance maladie de Toulouse pour être les seuls professionnels de santé à être aptes à prescrire et à délivrer du Subutex. L’expérience a été jugée par la Cour des comptes très probante, puisque la consommation de Subutex a fortement diminué. Toutefois, la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés considère que ce n’est pas une manière de résoudre le problème, dans la mesure où une telle démarche ne respecte pas la liberté de prescription. L’ordre tire-t-il des conclusions particulières de cette affaire ?

Mme Isabelle Adenot. Certaines affaires ont été transmises à des chambres de discipline. À partir du moment où le Subutex existe et qu’on veut qu’il soit dispensé, il faut qu’il le soit correctement. Pour cela, l’idéal est qu’il y ait un accord entre le médecin, le pharmacien et le patient, et que le suivi mis en place soit respecté.

Le problème est que les prescripteurs et les pharmaciens sont soumis à d’énormes pressions et ont du mal à dire non. Il en résulte des dérives. J’ai en mémoire le cas d’une consœur de Toulouse, qui, victime d’agressions fréquentes dans sa pharmacie et ne recevant pas l’aide de la police, a fini par baisser les bras.

M. le coprésident Pierre Morange. Le docteur Pierre Fender est responsable du contrôle contentieux et de la lutte contre la fraude à la caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés. Avez-vous passé une convention avec lui ? Si oui, quel champ recouvre cette convention ? Quels sont ses objectifs ? Comment assurer l’efficacité du dispositif ? Collaborer avec les organismes de contrôle devrait permettre de neutraliser les pressions auxquelles les prescripteurs et les délivreurs peuvent être exposés et contribuerait à lutter contre la fraude.

Mme Isabelle Adenot Je peux vous remettre la convention qui a été signée avec M. Pierre Fender. Elle porte sur une procédure de signalement, au conseil de l’ordre des pharmaciens, des procédures engagées par l’assurance maladie à l’encontre de pharmaciens d’officine. Elle est relativement récente. Sauf erreur de ma part, elle date de septembre 2010.

M. le coprésident Pierre Morange. J’en conclus qu’avant cette date, il n’y avait pas d’échanges avec les organismes de contrôle ?

Mme Isabelle Adenot. Nous avions parfois des rendez-vous informels. Mais pour que l’information circule, il faut absolument passer des conventions. Nous avons une éthique à respecter.

Mme Catherine Lemorton. Madame la présidente, je collabore au réseau « Toxicomanie » de Toulouse depuis 1996. En 2004, nous avons assisté aux premières dérives. Je connais la consœur dont vous avez évoqué le cas, et ce que vous avez dit est exact : les toxicomanes passaient de l’autre côté de son comptoir et se servaient directement. Elle a été mise en danger physiquement, et la police s’est montrée totalement défaillante. Finir devant la justice et être traînée dans la boue a été pour elle traumatisant.

Le réseau de Toulouse est un de ceux qui fonctionnent le mieux. Nous avons travaillé sans problème avec la sécurité sociale et les organismes de contrôle. Si nous avons sans doute outrepassé ce que la réglementation en vigueur nous permettait de faire, c’est que, dès 2004, nous nous étions rendu compte que les interventions de police n’auraient pas d’impact auprès des populations concernées. Ainsi, médecins, pharmaciens, travailleurs sociaux, travailleurs de rue, associations et sécurité sociale ont organisé un système de « délation ». Lorsqu’on sentait qu’un toxicomane était à la dérive, qu’il avait une polyconsommation, on allait voir le médecin et le pharmacien concernés. De plus, des réunions réunissant tous les acteurs du réseau avaient lieu tous les quinze jours, ce qui permettait de repérer les personnes et de cibler les demandes de remboursement.

Ce système a permis, non seulement de lutter contre le mésusage du Subutex, mais aussi de détecter des fraudes que l’on n’attendait pas : des médecins gardaient les cartes Vitale de patients bénéficiant de la couverture maladie universelle (CMU) et facturaient trois ou quatre visites par semaine alors que ces patients ne mettaient pas les pieds chez eux ou n’y venaient que tous les huit ou quinze jours. Certains ont facturé, sur la même carte Vitale, jusqu’à quinze ou vingt consultations dans le mois !

On peut remettre en cause ces méthodes, mais elles ont prouvé leur efficacité. Et même si le mésusage demeure, car tout n’est malheureusement pas parfait, il n’en reste pas moins que ce réseau est en alerte constante et que d’autres réseaux ont été mis en place dans d’autres villes.

J’en viens à mes questions.

Ne pensez-vous pas que le dossier pharmaceutique ou le dossier médical personnel (DMP) ne sont d’aucune utilité contre la fraude sociale dans la mesure où les patients ont le droit de cacher des informations ?

Par ailleurs, lors de l’examen des crédits de la santé, un grand débat a eu lieu sur les fraudes commises pas les bénéficiaires de l’aide médicale d’État. En effet, ces patients n’ont pas de carte Vitale et les facturations qui les concernent ne sont pas transmises sous une forme sécurisée. Est-ce que l’ordre des pharmaciens a connaissance de fraudes aux médicaments ? Si oui, les avez-vous évaluées ?

Mme Isabelle Adenot. Concernant le dossier pharmaceutique et le dossier médical personnel, la réponse était dans la question. Le législateur ayant souhaité que le dossier pharmaceutique et le dossier médical personnel ne soient pas obligatoires pour le patient, tout fraudeur se retirera automatiquement du dispositif.

Je vous citerai néanmoins un cas dans lequel le dossier pharmaceutique a été utile. Un de mes clients sous Subutex, qui avait ouvert un dossier pharmaceutique sans en comprendre la pertinence, montrait des signes de dérive ; je lui ai alors proposé de fermer son dossier, mais il a refusé, estimant que cela l’inciterait à se conduire correctement, maintenant qu’il savait que tous les pharmaciens auxquels il s’adresserait seraient au courant de ses faits et gestes.

Quoi qu’il en soit, j’affirme que le dossier pharmaceutique et le dossier médical personnel ne peuvent pas servir à lutter contre la fraude. Le législateur doit en modifier le sens s’il veut que cela soit le cas.

Toutefois, le dossier pharmaceutique peut avoir une efficacité indirecte. Aujourd’hui, 12 millions de personnes en possèdent un, et ce chiffre augmente chaque jour ; une personne de plus de soixante ans sur quatre a ouvert un dossier pharmaceutique. Or, lorsqu’une carte Vitale est associée à un dossier pharmaceutique et que cette carte est dérobée, le voleur ne peut pas le savoir. Dans ce cas, le dossier pharmaceutique permet de déceler les dispensations, notamment les dispensations multiples. Plus la population française rentrera dans le processus, plus nous serons à même de détecter ces fraudes commises par les voleurs, bien entendu, et non par les titulaires de cartes.

En ce qui concerne la facturation de l’aide médicale d’État, l’ordre n’a jamais eu connaissance de quoi que ce soit. Nous avons un contrôle d’accès, un contrôle du respect des devoirs professionnels, mais nous n’avons aucune relation – et nous ne tenons pas à en avoir – avec la sécurité sociale en ce domaine. Nous ne sommes au courant que lorsque les affaires arrivent devant les chambres de discipline.

M. le coprésident Pierre Morange. Vous évoquiez l’inertie du système en cas d’utilisation abusive ou détournée de cartes Vitale volées ou falsifiées. Les fraudes ne sont repérées qu’après plusieurs mois d’utilisation. Nous avons quelque difficulté à comprendre qu’il faille autant de temps s’agissant d’un dispositif informatique. Quand une carte bancaire est dérobée et que les systèmes informatiques de contrôle repèrent un retrait en France et un autre au Canada à dix minutes d’intervalle, la carte est automatiquement et immédiatement bloquée. Le système SESAM-Vitale devrait pouvoir fonctionner de façon similaire. Avez-vous des informations particulières à nous fournir à ce sujet ?

Mme Isabelle Adenot. Je n’en ai pas, monsieur le président. En revanche, je peux vous indiquer que les pharmaciens sont équipés d’un système qui fait que chaque nuit, ou quasiment, une liste d’oppositions à l’utilisation de certaines cartes Vitale est téléchargée dans nos ordinateurs. À partir du moment où l’émetteur en donne l’ordre, la carte est bloquée. La profession est donc déjà équipée, mais il faut absolument accélérer le processus.

M. le rapporteur. On peut aussi présenter une carte Vitale sans en être le titulaire. De toute façon, les pharmaciens ne vérifient pas l’identité des personnes. Il est vrai que les photographies, qui figurent rarement sur la carte vitale, ne sont toujours pas ressemblantes. D’ailleurs, il suffit d’envoyer par la Poste la photographie que vous voulez. Le système n’est donc pas tout à fait sécurisé.

Mme Isabelle Adenot. Ce sujet a fait largement débat voilà quelques années. Dans la pratique, il arrive que ce ne soit pas le patient qui vienne chercher ses médicaments, ne serait-ce que parce qu’il est malade ou âgé. S’il fallait que l’on demande une carte d’identité à toute personne qui rentre dans une pharmacie pour obtenir des médicaments, ce serait la Révolution et les pharmaciens se feraient traiter d’inquisiteurs. Quant à la photographie, disons simplement qu’elle existe…

M. le rapporteur. Il y a deux jours, sur une chaîne publique de télévision, un reportage montrait une personne allant consulter trois médecins dans la même journée puis retirer ensuite un nombre impressionnant d’antidépresseurs dans trois pharmacies différentes. Quand ils voient un tel reportage, ne croyez-vous pas que nos concitoyens sont en droit de s’interroger ? L’ordre est-il favorable à un dossier pharmaceutique obligatoire, voire à un dossier médical personnel obligatoire ?

Mme Isabelle Adenot. Je considère franchement que le dossier pharmaceutique et le dossier médical personnel n’ont pas à être rendus obligatoires. La sécurité sociale, via les caisses d’assurance maladie, a tous les moyens de détecter ce qui se passe. Si un assuré va voir trois ou quatre médecins dans un temps extrêmement rapproché, l’organisme payeur le décèle immédiatement, et c’est donc à lui de faire ce qu’il faut.

Le dossier pharmaceutique et le dossier médical personnel ont pour objectif d’améliorer le parcours et la coordination des soins, en accord avec les patients. Si vous les rendez obligatoires, ces derniers se sentiront complètement surveillés. À l’heure actuelle, 17 % des Français refusent le dossier pharmaceutique.

Pour repérer les dérives, d’autres solutions existent. Je pense plus particulièrement à la prescription télétransmise. L’ordonnance établie par le médecin est envoyée sur un hébergeur de données de santé à caractère personnel et peut, en insérant la carte Vitale du patient dans le boîtier adéquat, arriver dans n’importe quelle pharmacie par voie électronique. De la sorte, l’ordonnance ne peut plus être modifiée ni par le pharmacien, ni par le patient, et les fraudes dont nous avons parlé, notamment celles qui sont organisées avec certains pays étrangers, deviennent impossibles. Ce système a été adopté dans d’autres pays. Pour notre part, nous sommes en train d’y travailler avec les différents ordres de prescripteurs, et nous sommes au point. L’hébergeur du dossier pharmaceutique pourrait tout à fait être utilisé à cette fin. Autrement dit, cela peut fonctionner très rapidement.

M. le coprésident Pierre Morange. Nous évoquerons la question avec les représentants des syndicats de prescripteurs, que nous allons auditionner dans quelques instants.

Mme Catherine Lemorton. J’observe qu’entre le dossier pharmaceutique, le dossier médical personnel et le dossier médical implanté sur un dispositif portable d’hébergement de données informatiques (clé USB) médicalisé, les patients sont dans le flou artistique le plus complet. Quant aux fraudeurs, ils pourront toujours frauder en utilisant les trois.

M. le coprésident Pierre Morange. Madame la présidente, nous serons très attentifs à tous les constats que vous pourriez nous communiquer et à toutes les propositions opérationnelles que vous pourriez nous faire.

Mme Isabelle Adenot. Je pourrai vous remettre une note sur la certification des logiciels que l’ordre souhaite mettre en œuvre. J’ai d’ailleurs informé le ministère de nos souhaits. Il est désolant que la Haute Autorité de santé, qui peut établir des certifications pour les logiciels de médecins, ne puisse pas le faire pour les logiciels des pharmaciens parce que cela ne rentre pas dans le cadre de ses missions. Nous avons donc dû signer une convention avec la Haute Autorité de santé, dans la mesure où cette affaire comporte des enjeux majeurs de santé publique.

M. le coprésident Pierre Morange. Madame, je vous remercie.

*

La MECSS procède ensuite à l’audition, sous forme de table ronde, de représentants des syndicats de médecins.

M. Dominique Tian, rapporteur. La fraude, à en croire les articles de presse et les reportages télévisés qui en font régulièrement état, met parfois en cause les médecins. L’Assemblée nationale souhaiterait savoir quelle est, au-delà du ressenti de l’opinion publique et des médias, la réalité de la fraude sociale en France, qu’elle soit le fait des professionnels de santé – il serait hasardeux de nier qu’il existe des professionnels de santé qui commettent des fraudes – ou des assurés. Qu’il s’agisse d’abus de prescriptions, d’arrêts de travail injustifiés – par exemple, pour aller skier –, de cartes Vitale volées ou falsifiées, de fausses ordonnances, voire de fraudes organisées, nous souhaitons connaître l’avis des médecins. Nous aimerions savoir par ailleurs si vous pensez que le dossier médical personnel doit être mis en place plus rapidement et s’il doit être obligatoire.

M. Michel Combier, président de l’Union nationale des omnipraticiens français-Confédération des syndicats médicaux français (UNOF-CSMF). S’agissant de la fraude organisée, il s’agit purement et simplement d’une forme de délinquance, et vous comprendrez que des représentants de la profession médicale ne soient pas des experts en la matière ! Je ne conteste pas que le phénomène existe, comme partout, mais il ne faudrait pas sous ce prétexte, répandre une image négative de notre profession. La lutte contre la fraude relève de la police, voire de l’assurance maladie, qui dispose d’informations que nous n’avons pas.

En tout cas, ce n’est certainement pas en imposant que la photographie de l’assuré figure sur sa carte Vitale qu’on réglera le problème de la fraude. Que pourra faire le médecin – qui est de plus en plus souvent une femme – au cas où la photographie ne correspond pas au porteur de la carte ? Nous n’avons pas de pouvoirs de police : nous sommes là pour soigner les gens, dans le respect des lois. Or, aucune loi ne nous prescrit de refuser de soigner un patient quand la photographie qui figure sur sa carte Vitale ne lui correspond pas. C’est aussi le cas des pharmaciens, des kinésithérapeutes et des infirmiers.

Les économies qu’on peut en attendre paraissent vraiment marginales, même s’il n’y a pas de petites économies. J’aimerais surtout savoir ce que vous appelez fraude s’agissant des médecins libéraux, qui sont, dans leur immense majorité, honnêtes et à l’écoute de leurs patients. Cela consiste-t-il à ne pas remplir correctement l’ordonnance bizone ? À prescrire des médicaments à la famille du malade ? Tout cela est vraiment microscopique ! Jugez-vous que nous prescrivons trop d’arrêts de travail ? Cela fait un moment que leur nombre baisse. Est-ce vraiment de la fraude que de répondre à la souffrance sociale ? Est-ce frauder que d’arrêter des gens qui ont de plus en plus de difficultés au travail. Est-ce au médecin de contrôler ce que font les patients durant leur congé maladie ? Aucun de mes patients, depuis trente ans que j’exerce, n’est parti au ski pendant son congé maladie. Avant de vous parler de la fraude, j’aimerais la connaître ! Mon exercice en est exempt, et c’est le cas pour la majorité des médecins.

M. le coprésident Pierre Morange. La MECSS n’est pas un tribunal, et cette audition n’est pas un procès : elle vise simplement à recueillir vos observations sur un phénomène clairement identifié par la Cour des comptes, afin de pouvoir en apprécier la réalité. Après avoir entendu toute une série de personnalités qui, du fait de leurs compétences, pouvaient nous éclairer sur cette question, il nous a paru légitime de connaître le sentiment des acteurs de terrain que vous êtes face à cette réalité, d’autant que le montant de cette fraude est en constante progression.

M. Jean-Paul Hamon, coprésident de l’Union généraliste. Quel est ce montant ?

M. le coprésident Pierre Morange. Les fraudes ont fait l’objet d’évaluations précises par la Cour des comptes et par le Conseil des prélèvements obligatoires.

M. le rapporteur. La Cour des comptes a été très précise. Elle a recommandé à la sécurité sociale de s’intéresser aux médecins qui font plus de 20 000 consultations annuelles. Récemment, une chaîne de télévision publique montrait un médecin qui recevait un malade durant deux minutes, en faisant son courrier et en prescrivant un certain nombre d’antidépresseurs. Certes, ce n’est pas de la fraude. Mais on peut aussi nier toutes les évidences et prétendre qu’il n’y a pas de problème en matière d’arrêts maladie, qu’il n’y a pas d’abus de prescriptions ou qu’il n’y a jamais eu aucun souci avec le Subutex. S’agissant de ce dernier exemple, la politique intéressante mise en place par la caisse primaire d’assurance maladie de Toulouse montre que le problème est réel.

M. Michel Combier. Croyez-vous que j’approuve les cas que vous me citez et qui sont assurément des dérives ? Ces cas sont connus de la sécurité sociale. Notre mission, à nous, est de représenter ceux qui travaillent bien et qui constituent l’écrasante majorité. On peut certes leur demander de rechercher des gisements d’économies, mais il s’agit alors d’une question entièrement différente.

Vous évoquez des abus dans la prescription de Subutex, mais il faudrait aussi évoquer les difficultés que les médecins rencontrent dans certains endroits et des menaces physiques auxquelles ils sont confrontés, sans être réellement protégés.

M. le rapporteur. Nous ne sommes pas là pour mettre en cause les médecins, mais pour trouver des solutions. Vous avez évoqué des pressions physiques : il existe aussi des pressions économiques. La Cour des comptes met surtout en cause la sécurité sociale et l’incapacité de celle-ci à utiliser les outils à sa disposition pour effectuer les recoupements nécessaires. Il est anormal que des assurés puissent bénéficier de vingt ordonnances de vingt médecins différents. Ce que nous cherchons, ce sont des moyens permettant de dépenser moins d’argent public et de réduire la fraude.

M. Claude Bronner, coprésident de l’Union généraliste. Vous devez bien comprendre que le caractère quelque peu tendu du dialogue entre nous traduit bien l’état des relations des médecins avec leurs autorités, que ce soit le Parlement ou la sécurité sociale.

Si je vous comprends bien, vous appelez fraude tout ce qui « sort un peu des clous ». Pour notre part, nous ne nions pas qu’il y a des cas de fraude caractérisée chez les médecins libéraux. Celles-ci relèvent des tribunaux correctionnels. Mais il ne faut pas oublier que l’assurance maladie dispose de moyens extrêmement efficaces pour traquer les pratiques que nous évoquons. En outre, les actes des médecins libéraux sont beaucoup plus faciles à contrôler que ceux accomplis au cours d’une hospitalisation et dont le détail n’est pas connu.

Ce qui nous pose problème, c’est tout l’éventail de « cas limites », que vous assimilez à de la fraude. Vous ne cessez de nous resservir le cas du patient qui se fait prescrire un arrêt de travail pour partir au ski. Je ne nie pas que cela existe, mais, comme vous l’a dit M. Michel Combier, si nos patients nous demandent des arrêts de travail, c’est qu’ils ont des raisons de le faire. On peut certes toujours contester la légitimité de ces raisons – sont-elles physiques, ou bien liées à leurs relations avec l’employeur ? –, mais on ne peut pas reprocher au médecin d’être un des derniers amortisseurs sociaux, alors qu’on lui demande aussi de jouer ce rôle. Voilà pourquoi nous vivons particulièrement mal ces accusations d’abus dans la prescription d’arrêts de travail.

Je vous invite à ce propos à vous pencher sur l’accord d’intéressement qui lie les médecins-conseils à l’assurance maladie. Sur les 800 points d’intéressement qui peuvent être attribués au médecin en vertu de cet accord, 160 points le sont au titre du contrôle des arrêts de travail, contre trente points seulement au titre du recours contre tiers. Or ce recours permet à l’assurance maladie de se faire rembourser par l’assurance du tiers responsable de l’accident les prestations versées à la suite de l’accident. Voilà qui pose problème aux malheureux médecins que nous sommes, surtout quand on sait que l’assurance maladie est actuellement dirigée par un ancien assureur.

La prescription de médicaments hors du cadre de l’autorisation de mise sur le marché fait également débat. Étant donné qu’on ne peut pas actuellement exercer la médecine sans faire des prescriptions hors autorisation de mise sur le marché, une règle qui imposerait de les signaler toutes n’est pas adaptée à tous les cas, sauf si les praticiens ont la liberté de demander leur remboursement dans certains cas.

Nous trouvons par ailleurs que les instances représentatives des médecins ne sont pas suffisamment informées de la nature des contrôles de l’assurance maladie. Ainsi, elle n’a jamais consenti à indiquer à notre syndicat quelle était, parmi les praticiens qui ont fait l’objet de contrôles, la proportion des généralistes et celle des spécialistes. Comment voulez-vous agir dans ce domaine quand on vous refuse une information aussi élémentaire.

Quant au dossier médical personnel, il ne faut pas rêver : s’il peut améliorer la qualité des soins dispensés, sa mise en place est trop longue et trop complexe pour constituer une solution à la fraude. Pour autant, cela ne signifie pas qu’on ne doit pas utiliser les nouvelles technologies de communication, sous des formes susceptibles d’être développées rapidement : la communication électronique, qui permet notamment de renforcer le lien entre le médecin et le pharmacien par la transmission des ordonnances, pourrait être un moyen d’avancer dans ce domaine.

M. le rapporteur. Que pensez-vous de la prescription électronique ?

M. Claude Bronner. L’internet permettrait en effet de renforcer nos liens, non seulement avec les pharmaciens, mais également avec les caisses d’assurance maladie. Le problème, c’est que l’emploi de cette technologie ralentit les procédures. D’après une étude réalisée dans le cadre d’un mémoire d’internat, transmettre des arrêts de travail par l’internet prend cinq à six fois plus de temps. On ne peut pas, dans ces conditions, demander aux professionnels de l’utiliser régulièrement. Je suis persuadé qu’il est possible d’améliorer la performance de cet outil, mais il faut savoir que, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’assurance maladie préfère « faire sa petite cuisine dans son coin », sans nous tenir informés de rien. Aujourd’hui, personne n’est pas capable de dire combien de temps il faut exactement pour transmettre un arrêt de travail.

M. François Wilthien, premier vice-président du syndicat des médecins généralistes (MG France). Il faut distinguer la fraude de l’abus : ce sont deux notions complètement différentes.

Envisager de nouveaux moyens de lutte contre la fraude, tels qu’une sécurisation renforcée de la carte Vitale, n’est pas sans poser des problèmes déontologiques : je vous rappelle que nous n’avons pas le droit de vérifier l’identité de nos patients. N’étant ni des officiers d’état civil, ni des officiers de police judiciaire, nous devons agir avec les documents qu’on nous présente.

Mais revenons à la « vraie vie », même si personne ne conteste l’existence de la fraude et la nécessité de lutter contre elle : celle-ci ne représente pas 1 % de l’activité moyenne d’un cabinet de médecine libérale. Un praticien exécutant 4 à 5 000 actes par an, cela signifie qu’elle porte sur quarante à cinquante actes par an, soit un acte par semaine. Une telle proportion justifie-t-elle que nous cherchions des moyens de lutte qui risquent de rendre la pratique de notre métier excessivement complexe, surtout pour ceux qui exercent dans des quartiers un peu difficiles. Exerçant depuis trente-cinq à Aubervilliers, dans un département, la Seine-Saint-Denis, dont la population n’est pas des plus faciles, je crois pouvoir dire que je connais mes patients, et j’imagine que ce doit être à peu près la même chose pour mes confrères. Si nous devenons aussi des auxiliaires de la police, ce sera au détriment de notre mission thérapeutique.

S’il s’agit de traquer les gaspillages de fonds publics, pourquoi ne développe-t-on pas le parcours de soins ? Pourquoi ne pas promouvoir une bonne utilisation de l’hôpital ? On pourrait également parler de la succession de coûteux plans de santé publique à l’utilité contestable, du Mediator, ou des médicaments anti-Alzheimer dispensés larga manu dans les hôpitaux, alors que leur service médical rendu est faible et qu’on commence à s’interroger sur leur innocuité. On voit qu’il s’agit d’un vaste débat.

J’ai cru comprendre qu’on préférait, comme d’autres pays européens, s’engager sur la voie d’une carte Vitale sécurisée. Si tel est le choix de l’État et de la Nation, il va de soi que nous nous y plierons. Je me permets simplement de vous dire que cela compliquera notre pratique thérapeutique alors qu’il existe des gisements d’économies beaucoup plus féconds.

M. Jean-Claude Régi, président de la Fédération des médecins de France (FMF). Comme mes confrères vous l’ont dit, il est essentiel de bien différencier la fraude de la faute et de l’abus, que l’assurance maladie hésite peut-être à assimiler à de la fraude caractérisée. La difficulté de délimiter ces notions suffit à expliquer celle qu’il y a à résoudre le problème, sans qu’il soit besoin d’évoquer une soi-disant opposition des syndicats médicaux à voir sanctionner les fraudes délibérées. De telles pratiques relèvent bien évidemment du pénal.

Toute la difficulté réside dans la mise en application. Il suffit de voir la levée de boucliers provoquée par la mise en place de la tarification à l’activité dans les hôpitaux : l’économie attendue n’est pourtant que de trente à cinquante millions d’euros, à comparer avec le 1,5 milliard d’euros que coûterait la fraude sociale, selon tout au moins ce que vous avez essayé de faire dire à M. Frédéric Van Roekeghem.

Les médecins ont d’autant plus de mal à digérer ce genre d’accusation qu’il existe déjà tout un arsenal pour contrôler notre profession. On a été jusqu’à inventer le « délit statistique » ! De même, l’ordonnance bizone est ressentie comme un instrument de harcèlement et une des causes essentielles du malaise de la profession. L’outil informatique permettrait pourtant aux caisses de contrôler directement la régularité des prescriptions, sans se décharger de ce travail sur les médecins.

D’une façon générale, les caisses pourraient mettre en place des dispositifs de contrôle qui ne soient pas vécus comme des agressions par notre profession. Nous sommes des syndicats responsables : nous demandons simplement qu’on ne stigmatise pas notre profession sous prétexte qu’il y a des abus incontestables.

M. Roger Rua, secrétaire général du Syndicat des médecins libéraux (SML). La France est tout de même un pays qui compte déjà un nombre proprement hallucinant d’organes de contrôle. L’assurance maladie elle-même comporte en son sein un système de contrôle puissant et fortement doté. Le conseil de l’ordre a, quant à lui, la charge de contrôler la déontologie de notre pratique. À cela s’ajoute la Cour des comptes, etc.

On ne cesse en outre de faire l’amalgame entre la lutte contre la fraude et la maîtrise des coûts. Ce sont les indemnités journalières qui posent problème et non je ne sais quelle histoire de séjour au ski ! La pertinence des arrêts de travail n’est jugée qu’à l’aune de critères économiques.

M. le rapporteur. Moraux !

M. Roger Rua. Soit, mais, de grâce, ne nous faites pas porter le chapeau. Quand un médecin prescrit un arrêt de travail, c’est qu’il juge en son âme et conscience que le patient en a besoin ! Vous trouverez toujours des pratiques déviantes, mais citez-moi une profession qui en soit exempte, y compris dans les corps de contrôle de l’État. La télévision nous en donne aussi des exemples tous les jours. Il est étonnant, à ce propos, qu’une chaîne de télévision ait trouvé un médecin prêt à admettre devant les caméras qu’il ne consacre que deux minutes à ses consultations ! Il faudrait peut-être s’interroger sur l’objectivité des médias et leur façon de mettre en scène tel ou tel problème de façon spectaculaire, sans y consacrer une réflexion approfondie. Évitons au moins de considérer ces exemples comme étant toujours des critères de vérité.

Faut-il une haute autorité indépendante supplémentaire pour contrôler l’activité des médecins ? On voit bien que ce n’est pas la solution. Si ce que cherche le patron de l’assurance maladie, ce sont des économies, il existe d’autres gisements d’économies et nous comptons en discuter avec lui à l’occasion des discussions conventionnelles. La fraude, c’est un autre problème. Parler de fraude, c’est parler de morale, comme vous l’avez dit vous-même, monsieur le rapporteur. Pour qu’on puisse parler de fraude, il faut qu’il y ait intention de frauder : la notion de délit statistique est toute relative.

En tant que représentants de la profession, nous ne sommes pas là pour défendre des fraudeurs, mais pour défendre l’exercice libéral de notre profession. Or, dans cette époque où il faut absolument trouver des boucs émissaires, on semble lier ces fraudes à une soi-disant liberté sans contrôle. Vous imaginez bien que nous ne comptons pas souscrire à ce genre de présupposé.

C’est le rôle de la Représentation nationale de s’attaquer au problème de la fraude, mais nous refusons d’en porter le chapeau. Certes, la fraude médicale est du ressort du Conseil de l’ordre, et nous sommes prêts à assumer toutes les responsabilités qui en découlent, y compris sur le plan de la sanction. Toutefois, s’il s’agit d’un problème économique, il doit être traité à un autre niveau : celui de l’assurance maladie, voire celui du ministère. En tout cas, il est inadmissible de livrer les praticiens libéraux en pâture aux médias, en laissant penser qu’ils sont une source de gaspillage.

Quant au dossier médical personnel, je ne vois malheureusement pas ce qu’il pourrait changer au problème. Si le dossier médical personnel doit nous interpeller, c’est surtout en raison de la gabegie de fonds publics que sa mise en place a suscitée. Il aurait mieux valu retenir la solution de la clé USB, que le président Pierre Morange avait proposée.

M. le coprésident Pierre Morange. C’est ce que nous avons finalement voté.

M. Roger Rua. Espérons que cela n’a pas été voté pour être aussitôt oublié, comme cela arrive trop souvent en France !

Quant à vérifier l’identité des patients, ce serait sortir de notre rôle de médecin : nous ne sommes pas des officiers de police judiciaire. Ou bien alors poussons le raisonnement jusqu’à ses conséquences les plus absurdes : qu’on nous rémunère à ce titre !

M. Djamel Dib, président du collège des généralistes de la Fédération des médecins de France. Je m’en tiendrai pour ma part à la définition de la fraude telle qu’elle résulte du décret du 20 août 2009, qui délimite bien cette notion.

Le décalage entre l’évaluation du coût de la fraude par la Cour des comptes – entre deux et trois milliards d’euros – et celle de M. Frédéric Van Roekeghem vient d’une différence de méthodologie. Les données de la cour représentent une estimation de la fraude potentielle, alors que ceux du directeur de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés se fondent sur des contrôles effectifs.

Par ailleurs, il faudrait comparer l’activité des médecins libéraux totalement transparente pour l’assurance maladie, qui a les moyens de la connaître entièrement, à celle des hôpitaux ; cette deuxième est opaque, même dans le cadre de la T2A, du fait notamment de l’internalisation des coûts externes.

Il conviendrait de donner à M. Frédéric Van Roekeghem les moyens de contrôler la fraude, notamment en s’assurant que les décrets d’application des lois sont publiés, ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour la disposition législative relative aux transports sanitaires.

Si la caisse primaire d’assurance maladie de Toulouse a pu s’attaquer au problème du Subutex, c’est que les prescriptions de ce produit avaient augmenté entre 2006 et 2009 dans cette région, alors que dans le même temps elles baissaient dans le reste de la France. En outre, l’agglomération de Toulouse n’était pas une grosse consommatrice de ce médicament par rapport aux grandes agglomérations en Île-de-France ou en Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Je voudrais dire en conclusion qu’il est complètement erroné de reprocher à l’assurance maladie, comme semble le faire la Cour des comptes, de traquer davantage la fraude commise par les assurés – elle a fait l’objet de 911 plaintes pénales – que celle imputable aux professionnels de santé. En effet, si une activité est particulièrement suivie, c’est celle des médecins libéraux.

M. Jean-Paul Hamon, coprésident de l’Union généraliste. Si la fraude pèse 1,5 milliard d’euros, il ne faut pas oublier qu’un million de chômeurs représentent 7 milliards d’euros de pertes pour les caisses de la sécurité sociale.

Simplifiez-nous la vie ! Non seulement la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés sait tout de notre activité, mais, avec les articles L. 162-1-14 et L. 162-1-15 du code de la sécurité sociale, elle a tous les pouvoirs ! Si l’on donnait à un président de tribunal le pouvoir de condamner un prévenu gracié par le jury, c’est toute la population qui descendrait dans la rue ! Or c’est bien ce qui se passe avec le tribunal de la sécurité sociale : la commission dite de concertation n’ayant qu’un pouvoir consultatif, tous les pouvoirs reviennent au directeur de la caisse. Nous sommes d’accord pour être contrôlés, mais, de grâce, modifiez ces articles : que le médecin soit jugé de manière équitable !

Autre sujet : les médecins vont désormais payer 50 centimes d’euro pour chaque feuille de soins papier. J’ai été parmi les premiers médecins à télétransmettre les feuilles de soins. Mes associés se font régulièrement rappeler à l’ordre par la sécurité sociale au motif qu’ils ne télétransmettent que 71 % de leurs feuilles de soins et qu’il faudrait faire mieux. Mais dans la plupart des cas, ils n’y peuvent rien s’ils ne télétransmettent pas : le patient n’a pas sa carte Vitale sur lui, ou alors elle ne fonctionne pas ; les enfants sont rattachés à la carte de l’autre parent ; le patient est étudiant ou alors il a changé de caisse et attend sa nouvelle carte. Avec la nouvelle carte Vitale avec photo, le délai d’attente est de six mois, voire un an. Malgré cela, vous avez maintenu cette taxe qui pénalisera les médecins qui ne télétransmettent pas au moins 75 % de leurs feuilles de soins – ce qui est matériellement impossible.

Vous avez par ailleurs maintenu la taxe sur les consultations qui devait être supprimée, et vous vous apprêtez à présent à voter une taxe sur la dépendance ! Or que l’on vive quatre-vingts ans ou cent deux, c’est dans les trois dernières années de la vie que l’on est le plus dépendant. Bref, vous allez faire un énorme cadeau aux assurances !

En conclusion, et alors même que les marges d’économies existent, certains sont avantagés tandis que d’autres sont considérés comme des délinquants. Vous savez pourtant que le taux d’installation en médecine libérale des médecins diplômés n’a même pas atteint 9 % cette année.

S’agissant du dossier médical personnel, on peut parler de détournement de fonds. Pour utiliser une clé USB, encore faut-il pouvoir y transférer de façon ergonomique le contenu du dossier du patient. Or le logiciel étant protégé, il ne pourra pas être lu. J’ai demandé à vos collègues s’ils avaient pensé à la nécessaire adaptation des logiciels avant de lancer le projet de clé USB ; la réponse a été négative. Combien va coûter cette expérimentation parfaitement inutile ? On transforme le médecin généraliste en moine copiste parce qu’il n’a pas les moyens de transférer ergonomiquement le dossier sur la clé USB – et cela sans rémunération, puisqu’il m’a été répondu que c’était d’ordre conventionnel. Si la rémunération conventionnelle est de l’ordre de 7 centimes d’euro comme pour la feuille de soins électronique, il y a de quoi s’inquiéter.

M. Pascal Lamy, secrétaire général de l’Union généraliste. Nous sommes tous d’accord sur la nécessité de lutter contre la fraude, mais veillons à ne pas désespérer la profession. Les mesures prises doivent être raisonnables, applicables et fonctionnelles. Comme mon confrère l’a souligné, n’oublions pas qu’il y a déjà une crise des vocations.

Nous avons le pouvoir de mettre nos patients en arrêt de travail. Et cela n’est pas remis en cause pour l’instant, même si on pourrait fort bien imaginer d’autres systèmes : dans les pays scandinaves, par exemple, les patients s’auto-prescrivent les arrêts inférieurs à deux jours.

Vous devez savoir qu’il existe des outils pour transmettre rapidement les arrêts de travail à la sécurité sociale. Personnellement, j’aimerais aussi conserver le double des arrêts et des remboursements de transports que je prescris. Or les outils de la sécurité sociale ne me le permettent pas.

Nous n’avons pas les moyens de savoir si le patient qui est en face de nous s’est déjà fait prescrire le même produit par un confrère. Au demeurant, le secret médical interdit aux médecins-conseils de la sécurité sociale de nous mettre en garde. Je vois donc mal comment nous pourrions intervenir.

Je constate par ailleurs, à travers les courriers du médecin-conseil relatifs à mes prescriptions sur l’ordonnancier bizone, que la sécurité sociale dispose des outils informatiques lui permettant de savoir ce qui doit figurer en haut et en bas de l’ordonnance. À quoi cela sert-il donc que je fasse le tri ?

M. le rapporteur. Je me réfère au rapport de la Cour des comptes et aux déclarations du ministre de la fonction publique, dont les services travaillent sur un modèle qui permettrait de faire des économies significatives sur les arrêts de travail injustifiés dans la fonction publique. Je rappelle que la presse s’est fait l’écho d’abus, par exemple à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, et que la Cour des comptes estime que certains comportements ne sont pas suffisamment sanctionnés par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés en raison notamment du poids des syndicats médicaux engagés dans le jeu conventionnel. Elle relève que 1347 omnipraticiens ont facturé plus de 12 000 consultations par an et qu’il y a eu fort peu de sanctions.

M. Claude Bronner. Combien cela fait-il de consultations par jour ?

M. le rapporteur. Cela représente dix-huit heures par jour et par médecin, jours fériés compris.

M. Claude Bronner. Cela existe, monsieur le rapporteur. D’abord, ils ne sont que 1 300 sur 65 000 à être concernés. Ensuite, certains font peut-être n’importe quoi, mais il y a aussi des médecins dont l’activité est très importante. Vous pensez qu’ils ont de nombreux patients parce qu’ils donnent facilement des arrêts de travail. Mais vous vous trompez : les médecins qui travaillent « bien » sont pénalisés par le système de santé et le mode de rémunération en vigueur. Certes, le système donne une prime à celui qui travaille beaucoup, mais ne vous imaginez pas pour autant qu’il y a un seuil d’activité au-delà duquel un médecin n’exerce plus correctement son métier.

Nous en avons longuement discuté entre nous : 12 000 consultations par an représentent bien sûr une activité importante, mais c’est faisable. Personnellement, je n’ai pas envie d’assurer cinquante actes par jour, mais cela m’est arrivé dans ma vie professionnelle, par exemple lorsque mon associé était malade. Il ne faut donc pas se focaliser sur ce point. Il faut en revanche réformer le système de rémunération des médecins pour qu’ils n’aient plus intérêt à faire de « l’abattage ».

M. Jean-Paul Hamon. Faire 12 000 actes par an, cela représente quarante actes par jour trois cents jours par an. Ce n’est hélas pas rare chez les médecins généralistes – il y en a même qui travaillent plus. C’est une charge de travail importante. Je le sais pour le faire régulièrement moi-même. Mais pour peu que l’on soit correctement organisé, c’est faisable. Cela n’a donc rien de scandaleux. Certains psychanalystes gardent leurs patients dix minutes, et le prix de la consultation est bien plus élevé !

Je reviens sur l’ordonnancier bizone. Les caisses ont parfaitement les moyens d’identifier ce qui est à 100 % et ce qui ne l’est pas, mais elles préfèrent continuer à mettre la pression sur les médecins généralistes. Ce sont eux qui sont contrôlés dans ce domaine. Les caisses pratiquent une véritable gestion par le stress. Le taux de suicides chez les médecins est de deux à quatre fois plus élevé qu’à France Télécom, mais jamais la moindre sanction n’a été prise. Un généraliste de l’Yonne s’est suicidé il y a moins d’un mois : personne n’en a parlé !

M. Michel Combier. Je constate que les minorités sont plus facilement entendues que la majorité : les représentants de la Fédération des médecins de France, venus en nombre, s’expriment longuement, alors qu’ils sont arrivés derniers aux élections professionnelles…

Il m’arrive occasionnellement de me référer à l’historique des remboursements. Je puis vous dire que jamais aucun patient de passage ne m’a menti. De grâce, n’accréditons pas l’idée que tout patient est un fraudeur en puissance, ou que les médecins seraient tous opprimés !

Quant aux arrêts de travail, ils font l’objet d’une surveillance : ils font maintenant mention du diagnostic. Vous évoquez la fonction publique : reconnaissons que le système de paiement immédiat des indemnités journalières encourage les arrêts de travail. En revanche, la caissière de Carrefour, qui a absolument besoin de travailler, refusera le plus souvent d’être arrêtée, quitte à revenir nous voir le lendemain si elle a présumé de ses forces.

Je ne partage pas votre opinion sur les médecins qui assurent un grand nombre d’actes : si je me réfère à ma propre caisse, la proportion d’arrêts de travail chez la clientèle des médecins qui travaillent beaucoup est la même que chez celle des médecins qui travaillent peu.

Le dossier médical personnel ne doit pas être un outil de contrôle en tant que tel. Mieux vaudrait d’ailleurs qu’il soit facultatif et qu’on soit sûr que le patient joue le jeu de la transparence avec les médecins.

Venons-en à l’affaire du Subutex, et plus précisément au cas de Toulouse. Je ne suis pas du tout d’accord avec le docteur Djamel Dib – qui n’est pas de Toulouse, mais du Gers. Il existe indéniablement des problèmes à Toulouse avec le Subutex. J’ai constaté de visu qu’il y avait des distributions de Subutex place Wilson ou sous les arcades. Tout au moins l’affaire aura-t-elle permis à un certain nombre de médecins de prendre conscience des problèmes que pose la substitution. La politique qui a été mise en place explique peut-être qu’il y ait eu davantage de prises en charge dans la région Midi-Pyrénées que dans les autres : le médecin comme le pharmacien sont sécurisés. Malgré les critiques que l’on a pu entendre, le projet a donc été bien perçu par les médecins toulousains.

Permettez-moi enfin de revenir sur les arrêts de travail, pour dire que l’essentiel des dépenses de l’assurance maladie à ce titre concerne – et c’est heureux, car c’est la vocation même de la sécurité sociale – des arrêts de longue durée pour des maladies graves. Si les arrêts de travail doivent devenir un objet de conflit entre les pouvoirs publics et les médecins, autant nous en libérer. Mais je crains qu’il y ait de gros problèmes sociaux à la clé. Il faut rappeler que l’assurance maladie a obtenu une première diminution des arrêts de travail il y a quatre ou cinq ans en faisant passer un certain nombre d’assurés sociaux qui étaient en arrêt pour longue maladie – et dont il était acquis qu’ils ne reprendraient jamais le travail – sous le régime de l’invalidité. Cette décision qui ne pouvait être prise ni par le médecin ni par le patient a permis d’améliorer les statistiques. Arrêter quelqu’un plus de trente-six mois parce qu’il est atteint d’un cancer ne peut tout de même pas être assimilé à de la fraude !

M. Djamel Dib. Je n’ai parlé que d’un indicateur : les 32 milligrammes de Subutex prescrits. Le taux de progression entre 2006 et 2009 que j’ai indiqué ne concerne donc que cet indicateur.

M. Michel Combier. Maintenant que les médecins savent mieux prendre en charge ce type de patient, ils arrivent à traiter individuellement les deux ou trois cas qui posent problème.

M. Claude Bronner. J’ai de nombreux patients toxicomanes. Ceux qui se font prescrire du Subutex bénéficient la plupart du temps vraiment du traitement. Néanmoins, il existe du mésusage et du trafic. Ceux-ci se font souvent à grande échelle. La seule chose à faire pour améliorer la situation est de renforcer la collaboration entre médecins prescripteurs et contrôle médical. Pour ma part, je demande à ceux de mes patients qui sont concernés leur accord pour me faire communiquer par le médecin conseil leurs consommations des six derniers mois. Ce dernier a compris l’intérêt de la démarche et s’efforce de me répondre dans des délais raisonnables, mais ce n’est pas le cas de tous ses collègues.

Pour continuer à lutter contre la fraude, il va donc bien falloir formaliser les droits et les devoirs respectifs des médecins prescripteurs et du contrôle. C’est somme toute relativement simple. Nous parlons ici du Subutex, mais le même raisonnement peut être tenu pour certains somnifères. Les caisses mettent souvent du temps à détecter les gros consommateurs. Par conséquent, il faut, d’une part, repérer les patients concernés, et, d’autre part, mettre en place un système d’encadrement assorti de sanctions pouvant aller jusqu’au retrait de la carte Vitale – chose impensable aujourd’hui – pour ceux qui ne respectent pas les règles. Rappelons que les cartes Vitale sont aujourd’hui utilisables sans limite de temps. Pour réformer vraiment le système, il faudrait un système de péremption. Cela prendrait du temps, mais c’est indispensable. On n’ose pas aller jusque-là, mais je ne vois pas en quoi cela serait plus complexe que pour les cartes bancaires !

Nous avons perdu du temps avec la nouveauté de la photo, qui a des effets pervers : on allonge considérablement les délais d’obtention de la carte, si bien que nous avons davantage de patients qui en sont dépourvus. Prenez donc en compte ces aspects techniques avant de voter des lois !

M. Michel Combier. Étant parti en vacances il y a peu, j’ai appris que la caisse d’assurance maladie avait appelé mon associé pour signaler un patient venu se faire prescrire du Subutex. Elle peut donc faire preuve de réactivité, ce qui ne me paraît pas illégitime de la part du financeur.

M. François Wilthien. J’exerce en Seine-Saint-Denis et siège également à la commission paritaire locale de la sécurité sociale. J’attire votre attention sur l’impact sociologique des décisions prises en matière de politique sanitaire et sociale. Il y a deux ans, on s’attendait à une augmentation des arrêts de travail après la crise économique ; or, cela ne s’est pas produit. En revanche, cette année, leur nombre a explosé dans mon département.

Par ailleurs, le travail sur la toxicomanie que nous avons conduit il y a quelques années nous a montré que les prescriptions de Subutex et autres contribuaient à préserver un équilibre instable qui pouvait facilement voler en éclats. Je ne prétends pas qu’il ne faut pas lutter contre les trafics, mais je dis que dans les cités, où la précarité est palpable, on n’exerce pas nécessairement son métier de la même façon qu’ailleurs. Il y a des débords statistiques qui s’expliquent très facilement par des données sociologiques.

M. le rapporteur. Je ne comprends pas : êtes-vous en train de nous dire qu’il vaudrait mieux continuer à autoriser les trafics de Subutex en Seine-Saint-Denis pour éviter une explosion sociale ?

M. François Wilthien. Je me suis mal exprimé. Nous nous sommes rendu compte il y a quelques années que les réseaux de trafiquants de Subutex en Seine-Saint-Denis étaient fragiles, mais importants – puisqu’une bonne partie des toxicomanes suivis dans les services hospitaliers parisiens venaient se fournir dans notre département.

M. le rapporteur. Il y avait donc un vaste trafic de Subutex.

M. François Wilthien. La caisse dispose de tous les éléments à ce sujet. Mais je le répète, la pratique professionnelle dans ces quartiers difficiles n’a rien à voir avec ce qu’elle peut être ailleurs.

M. le coprésident Pierre Morange. Je vous remercie, messieurs, de nous avoir répondu de façon sincère et exhaustive. Nous souhaitions connaître votre analyse, mais aussi vos préconisations pratiques concernant les mesures législatives et réglementaires qui pourraient être prises, propositions que nous sommes prêts à relayer. J’ai tenu à rappeler en préambule quelle était la philosophie de nos travaux : il ne s’agit pas pour nous de nous ériger en tribunal, mais de recueillir votre sentiment sur le phénomène de la fraude et sur la manière d’en réduire l’impact.

La fraude sociale est un phénomène que nous commençons tout juste à appréhender en France – il y a une demi-douzaine d’années à peine, il était encore nié. Je me suis personnellement investi dans cette démarche à travers la promotion de l’interconnexion des fichiers des divers systèmes assurantiels. Mais, alors que les dispositions législatives datent de 2006, les décrets d’application n’ont été publiés qu’à la fin de l’année dernière… Cela vous donne une idée des barrières culturelles auxquelles nous nous heurtons !

N’hésitez pas à nous contacter pour nous faire part de vos remarques sur l’efficience du dispositif qui commence tout juste à être mis en œuvre. Vous qui êtes des acteurs de notre système de santé, vous serez sans doute à même de nous dire s’il a permis d’infléchir les comportements de fraude.

La séance est levée à douze heures.