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Commission chargée des affaires européennes

mardi 10 mars 2009

18 heures

Compte rendu n° 96

Présidence de M. Pierre Lequiller Président

Débat avec M. Philippe de Buck, Directeur général de BusinessEurope, et M. John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, sur l’Europe sociale, avant le Conseil européen des 19 et 20 mars 2009 (ouvert à la presse)

COMMISSION CHARGEE DES AFFAIRES EUROPEENNES

Mardi 10 mars 2009 à 18 heures

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président de la Commission

La séance est ouverte à dix-huit heures.

Débat avec M. Philippe de Buck, Directeur général de BusinessEurope, et M. John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, sur l’Europe sociale, avant le Conseil européen des 19 et 20 mars 2009 (ouvert à la presse)

Le Président Pierre Lequiller. C’est avec un très grand plaisir que nous accueillons M. Philippe de Buck, directeur général de BusinessEurope, et M. John Monks, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, pour débattre de l’Europe sociale, sujet sensible s’il en est et qui, du fait de la crise, ne manquera pas d’alimenter la campagne des élections européennes de juin.

Je lancerai le débat en vous demandant si vous travaillez ensemble. Comment êtes-vous associés à l’élaboration des textes européens et à leur mise en œuvre ? Participez-vous à la préparation du Conseil européen des 19 et 20 mars ? Comment envisagez-vous le sommet européen informel sur l’emploi qu’organise la présidence tchèque le 7 mai ?

M. Philippe de Buck, Directeur général de Business Europe. C’est un honneur pour moi d’expliquer devant vous ce que nous faisons. Oui, John Monks et moi nous voyons souvent et travaillons ensemble régulièrement. BusinessEurope réunit les employeurs européens – le MEDEF en est membre – et Ernest-Antoine Seillière en est le président. Pour nous, d’une part le dialogue social est un acquis, d’autre part il existe en Europe un modèle social, qui prend des formes diverses dans chacun de nos vingt-sept systèmes sociaux, mais dans lequel la croissance économique va de pair avec la solidarité.

En ce qui concerne le dialogue social, l’initiative prise en 1985 par Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, n’est pas restée sans effet. Business Europe, qui préexistait puisque nous avons fêté son cinquantième anniversaire en décembre à Paris, a vu reconnaître son rôle. Les traités nous confèrent, et nous y tenons beaucoup, une capacité pour dialoguer et conclure des accords de façon autonome. Autrement dit, nous négocions et ensuite, en vertu des articles 138 et 139 du traité instituant la Communauté européenne, issus du traité d’Amsterdam, la Commission européenne et le Parlement acquiescent ou non, mais ne peuvent pas modifier les accords conclus – et nous en avons conclu un certain nombre. Nous avons par ailleurs, ces dernières années, travaillé sur divers sujets en laissant les acteurs nationaux transcrire ce dont nous étions convenu au niveau européen, afin de tenir compte des traditions de chaque pays.

Sur le plan de la méthode, nous avons des programmes de travail ; nous en sommes au troisième, limité à deux ans alors que les deux précédents étaient triennaux, en raison du manque de visibilité. Ce cadre nous permet de dialoguer sur divers sujets, de montrer à la Commission européenne et au Parlement qu’un dialogue concret existe et, bien sûr, de nous adapter aux circonstances. Ainsi, un accord très important a été conclu en octobre 2007, comportant une analyse du marché du travail et décrivant les défis à relever. Il préconisait en particulier la « flexisécurité », l’équilibre entre la flexibilité dont ont besoin les entreprises et la sécurité que souhaitent les salariés, lesquelles ne vont pas sans une demande de sécurité de la part des entreprises et de flexibilité de la part des salariés. L’accord auquel sont parvenus les partenaires sociaux en France début 2008 repose sur ce principe, et j’ai la faiblesse d’y voir, au moins en partie, l’impact de nos travaux.

Pendant la présidence française, nous avons travaillé avec le ministre du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, M. Xavier Bertrand, sur des sujets complexes, notamment celui des comités d’entreprise européens. Sans avoir abouti à un accord formel, nous avons adopté un avis commun qui a fortement influencé la position du Conseil et les débats au Parlement européen. Il était impossible de laisser les entreprises dans l’incertitude juridique sur un sujet aussi important.

Les temps dans lesquels nous entrons risquent d’être extrêmement difficiles. Au cours des cinq dernières années, nous avions créé en Europe plus de 10 millions d’emplois, dans un contexte de croissance modérée, de marché financier ouvert et de crédit bon marché. Nous allons publier jeudi nos prévisions de printemps : nous prévoyons pour 2009 une réduction nette du nombre d’emplois comprise entre 4 millions et 4,5 millions, la récession attendue se traduisant par un taux de croissance négatif de 2, voire 3 %. Dans un tel contexte, la stratégie de sortie de crise devra faire en sorte que toutes les entreprises, le moment venu, aient les moyens de rebondir et de relancer l’activité.

M. John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats. C’est pour moi aussi un honneur et un plaisir d’être invité à votre séance de travail. Avant d’être le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, j’ai été dix ans celui du Trade Unions Congress, qui est la plus grande fédération en Europe, juste devant les syndicats allemands.

Comme la Révolution française dépeinte par Charles Dickens, la période actuelle est pour nous la meilleure et la pire des choses. La Commission annonce pour la fin de l’année un taux de chômage moyen de 10 % ; il est déjà de 15 % en Espagne. La situation semble s’aggraver à une vitesse affolante qui prend tout le monde de court. Certains se sont un moment crus à l’abri, mais en fin de compte nous sommes tous atteints, d’une façon ou d’une autre. L’Europe occidentale traverse sa crise la plus grave depuis 1945 et nous ignorons ce que l’avenir nous réserve. Le capitalisme financier, qui a brouillé les frontières entre banque d’investissement, banque de détail et assurance, s’écroule. Le G20 et l’Union européenne se réunissent à son chevet afin, je l’espère, de mettre sur pied un système plus durable, capable de succéder à l’économie de casino et à la spéculation. Ceux qui avaient été portés au pinacle sont tombés en disgrâce, et tant mieux !

Il faut faire preuve de réalisme et de pragmatisme, surtout en période de turbulence. Le dialogue social instauré par Jacques Delors se poursuit, et la présidence française a manifesté son soutien très actif aux partenaires sociaux. Néanmoins la crise limite leur action, et ils doivent s’effacer devant le politique. Pour faire le parallèle avec les années trente, un « New Deal » sera nécessaire à l’échelle européenne pour venir en aide aux salariés, avec des plans pour les intérimaires, ainsi que pour ceux qui arrivent sur le marché du travail, qui vont connaître des temps difficiles. Jusqu’à maintenant, c’est l’approche nationale qui a prévalu, mais il faut des projets européens et une coordination européenne. Nous regrettons qu’un pays puisse prendre des mesures conjoncturelles, notamment pour soutenir l’emploi, au détriment de ses voisins. Les problèmes sont peut-être moins graves qu’au Japon, en Chine ou aux États-Unis, mais les pays européens, qui n’ont sans doute pas tous pris conscience de l’ampleur de la récession, doivent travailler ensemble à la relance.

Nous sommes aussi très préoccupés par les arrêts récents de la Cour de justice qui placent la libre circulation des travailleurs au-dessus des droits fondamentaux issus des conventions collectives. La venue d’une main-d’œuvre temporaire meilleur marché a provoqué des conflits en Suède, en Grande-Bretagne, car les migrants font de la sous-enchère salariale. C’est un problème explosif. Le Conseil des ministres devrait mettre au point un protocole social, comme cela avait été suggéré après les référendums français et néerlandais. Les droits dont il s’agit sont bien « fondamentaux », ne l’oublions pas.

M. Daniel Garrigue. Nous sommes très heureux de pouvoir vous entendre, grâce à l’initiative de notre président.

La flexisécurité a suscité beaucoup d’intérêt en France, même si l’on en parle un peu moins qu’il y a quelques années. A votre avis, quelles sont les conditions de son bon fonctionnement ?

Face à l’aggravation très rapide du chômage, que faut-il faire à l’échelle européenne pour relancer l’activité ? L’Union européenne n’a-t-elle pas été trop timide ?

S’agissant du long terme, pensez-vous que l’Union a une stratégie ?

Enfin, selon vous, que recouvre l’expression « économie sociale de marché », qui figure dans le traité de Lisbonne ?

M. John Monks. La flexisécurité, en vertu de laquelle la perte d’emploi ne provoque pas de perte de revenu, nous vient du Danemark. Les ingrédients de son succès sont une forte acceptation du changement et un Etat providence très solide, mais elle n’est possible qu’à condition de pouvoir retrouver du travail rapidement. On en parle moins depuis la crise, parce qu’elle n’est pas envisageable avec un taux de chômage de 10 %. Il nous faut revoir la question dans ce nouveau contexte.

L’échelon européen souffre de la faiblesse de ses moyens financiers et de ses pouvoirs. L’Europe a pourtant fini par s’entendre au sujet des banques, quand ses membres ont compris que les décisions prises dans une capitale risquaient de déstabiliser d’autres pays. Quand l’Irlande a pris l’initiative de garantir les dépôts dans ses banques, la Grande-Bretagne et la Belgique ont suivi dans les trois jours. Les possibilités d’actions concertées sont considérables. Les plans de relance, évalués de façon sans doute exagérée à 1,5 % du PNB, semblent trop modestes, et un plan plus ambitieux, mieux coordonné, qui mobiliserait les fonds européens – ils ne sont pas négligeables – serait souhaitable.

J’ignore si l’Europe a une stratégie à long terme, mais nous, nous en avons une ! Les syndicats doivent mieux s’organiser car il faut donner à l’Europe une dimension sociale plus affirmée et un meilleur contrôle sur ceux qui nous ont conduits là où nous sommes.

Quant à l’économie sociale de marché, son aspect social s’est affaibli depuis quelques années. Il y a très peu de temps encore, les syndicats se voyaient reprocher par Goldman Sachs de s’opposer au progrès ; ils apparaissaient comme dépassés, vieillots. Ils ont retrouvé toute leur actualité, et nous allons essayer de leur rendre leur visibilité.

M. Philippe de Buck. Concernant la flexisécurité, il est exclu d’exporter le système danois dans les vingt-six autres pays européens. Ce qui est important dans ce système, c’est le lien entre la croissance, la flexibilité et la solidarité, donc l’emploi. Contrairement à John Monks, j’estime que c’est dans les moments difficiles qu’il faudrait la mettre en œuvre car, quand tout va bien, le problème ne se pose pas. La flexisécurité, c’est aussi une attitude, consistant à rechercher par le dialogue social dans l’entreprise des solutions pour flexibiliser le travail et préparer les salariés aux changements.

Dans le contexte actuel, tout doit être fait pour maintenir le plus longtemps possible les emplois à l’intérieur de l’entreprise, par le biais de mécanismes de chômage partiel, même si des restructurations sont inévitables. A long terme, le défi le plus sérieux pour les entreprises est d’avoir une main-d’œuvre qualifiée dans les domaines porteurs.

La première des priorités, c’est de relancer le crédit, tant pour les petites entreprises que pour les grandes, ce qui suppose d’assainir le secteur financier. En deuxième lieu, il faut combattre le protectionnisme, au sein de l’Union comme en dehors. Nous aurons une discussion avec la Confédération européenne des syndicats sur les arrêts de la Cour de justice évoqués par M. Monks ; nous sommes contre le dumping social, mais nous considérons que la directive sur le détachement des travailleurs offre toutes les garanties – pour autant qu’elle soit appliquée au niveau national.

En troisième lieu, il faut des programmes de relance coordonnés ; à cet égard, l’Union a joué son rôle dans certains domaines, mais la Commission européenne pourrait néanmoins faire plus. Il faut veiller en particulier à ne pas aller vers une coordination négative, c’est-à-dire vers un démantèlement du marché intérieur, du droit de la concurrence, de l’encadrement des aides d’Etat, du pacte de stabilité et de croissance. Quant à la coordination positive, elle est l’affaire des gouvernements au sein du Conseil ; il appartient à la présidence de prendre des initiatives en la matière car même en période de crise, les réformes doivent se poursuivre.

Enfin, nous ne sommes jamais opposés à l’économie sociale de marché, mais le modèle social européen doit aller de pair avec la compétitivité et la concurrence ouverte dont parle l’article 3 du traité de Lisbonne, lesquelles ne sont pas un but en soi mais contribuent fortement au développement économique.

Mme Valérie Rosso-Debord. En tant que rapporteure sur les propositions de directive concernant la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, je voudrais connaître votre avis sur l’idée de porter le congé de maternité à dix-huit semaines et sur les améliorations prévues pour les « conjoints aidants » – qui, sans être salariés, travaillent pour l’entreprise de leur conjoint. Par ailleurs, où en sont les négociations sur le congé parental ?

M. Jérôme Lambert. Les 4 à 4,5 millions d’emplois qui vont être perdus – pour reprendre les chiffres de M. de Buck – représentent aussi des consommateurs en moins. Comment relancer la machine économique dans ces conditions ? Ne faut-il pas améliorer le système d’indemnisation du chômage, en mettant en place un véritable système de solidarité active ? Les entreprises, qui ont engrangé des profits pendant des années, sont-elles prêtes à faire face à leurs responsabilités sociales ?

Monsieur Monks, l’effondrement du capitalisme financier signifie-t-il, pour les syndicats européens, le retour à un capitalisme industriel ? Sinon, quelle forme le capitalisme devrait-il prendre ? Les syndicats envisagent-ils de donner un autre moteur au système ?

Enfin, si l’on veut préserver la mondialisation et si l’on considère que le protectionnisme est la pire des choses, le « New Deal » doit-il être  européen ? 

M. Philippe de Buck. BusinessEurope est associé au Conseil européen, en particulier celui du printemps, qui est toujours précédé du sommet social tripartite réunissant les partenaires sociaux, les représentants de la Commission et ceux des Etats assurant la présidence en cours et les deux suivantes. J’ai appris très récemment que nous devrions être associés aussi au sommet « spécial emploi » prévu le 7 mai à Prague. 

Madame la députée, nous ne sommes pas pour l’allongement du congé maternité. D’une part, ce n’est pas au niveau européen que la décision doit se prendre ; d’autre part, il n’est pas certain que ce soit le bon moment si l’on veut accroître la place des femmes sur le marché du travail. En ce qui concerne le congé parental, tous les éléments me semblent réunis pour que nous aboutissions à un accord d’ici à la fin du mois de mars.

Monsieur Lambert, il ne faut pas mettre en danger l’économie de marché bien qu’il faille la réguler, puisque la crise a été causée par le secteur privé. L’initiative individuelle et la concurrence ont porté leurs fruits. Nous considérons que la relance doit se faire davantage par l’investissement que par la consommation. Le chômage est certes appelé à augmenter, mais par rapport aux Etats-Unis, les systèmes sociaux mis en place en Europe permettent, par un système de « stabilisateur automatique » – à travers les allocations de chômage et les retraites anticipées, notamment –, d’injecter dans l’économie près de deux points de PIB supplémentaires. En outre, le ralentissement de l’inflation profite au pouvoir d’achat.

Quant aux profits, les entreprises n’en ont pas toutes fait de très importants. Quand elles en font, elles se développent et créent de l’emploi. Nous avons en Europe un potentiel économique, dans l’industrie comme dans les services, apte à se développer encore dès que la relance se manifestera.

M. John Monks. Le système capitaliste tel qu’il fonctionnait depuis vingt ans a fait un infarctus. Les banques françaises sont en meilleure position que d’autres. Aux Etats-Unis, le Gouvernement continue à engloutir de l’argent dans le secteur financier sans savoir si cela suffira ; au Royaume-Uni, la situation n’est pas très différente. Les banques qui s’étaient implantées en Europe centrale et orientale soit directement, soit par le biais de filiales, se sont repliées sur leur pays d’origine. Il ne faut pas sous-estimer la gravité de la situation.

Nous aspirons non pas à une économie centralisée de type soviétique, mais à une économie sociale de marché restaurée, dans laquelle les entreprises auraient une responsabilité sociale, la spéculation serait contrôlée et la concurrence fiscale entre Etats membres serait limitée. Les baisses d’impôts pratiquées ont eu un impact plutôt négatif. Nous sommes dans une situation comparable à celle de la reconstruction d’après 1945 ; les gens s’étaient alors tournés davantage vers l’Etat que vers le marché. J’espère qu’il y aura un New Deal européen pour construire une solidarité européenne, mais il sera difficile de convaincre les contribuables des pays riches de payer pour les autres. Pour y parvenir, il faudrait un leadership européen bien assuré, ce qui supposerait que les chefs d’Etat travaillent étroitement ensemble ; aux Etats-Unis, les contribuables attendent des hommes politiques qu’ils améliorent la situation sans commencer par négocier avec tel ou tel pays. Je suis pour l’ouverture des marchés, qui a tant profité à l’Europe occidentale, mais les pressions protectionnistes vont être très fortes. Les plans de sauvetage des banques n’en sont-ils pas le résultat ? La chute de la livre sterling est aussi un avatar du protectionnisme. Malgré tout, j’espère que les échanges se maintiendront ; il y va de l’intérêt de tous.

M. Gérard Voisin. Les banques attendent désormais les clients, et l’on constate surtout une crise de confiance de la part des petits investisseurs. Le discours de M. Monks était très catastrophiste, mais peut-être n’était-il pas tout à fait libre. En ce qui me concerne, je ne suis pas convaincu que nous traversions la pire crise depuis la dernière guerre car, partout, les investissements se sont bloqués d’un seul coup, mais les projets existent. C’est la haute finance qui nous a menés au krach, mais les banques ont dorénavant les moyens de financer les investissements qui étaient prévus. Il ne faudrait pas que les experts de haut vol qui, contrairement à des personnes beaucoup plus modestes, n’avaient pas vu venir la crise financière, tiennent cette fois un discours exagérément pessimiste : le retour de la confiance suffirait pour que les investissements, les achats de véhicules et autres redémarrent. Le pouvoir d’achat est là : arrêtons, car c’est trop grave, de nous raconter des histoires, notamment pour des raisons politiciennes. Si on ne libère pas les énergies, alors nous irons pour de bon à la catastrophe !

Le Président Pierre Lequiller. Que pensez-vous, messieurs, de la déclaration de M. Trichet, d’habitude si prudent, qui escompte un redémarrage en 2010 ?

M. Jean-Claude Fruteau. Je ne suis spécialiste ni de la finance, ni de l’économie, et il m’arrive de ne pas comprendre, à commencer par les propos de mon collègue : si le pouvoir d’achat est là, il n’est pas entre les bonnes mains. On ne relancera pas l’économie si l’on ne permet pas au plus grand nombre de recommencer à consommer : il ne s’agit pas seulement de confiance, mais de moyens.

Mais si chacun convient de la réalité de la crise et parle de New Deal, le profane que je suis ne discerne pas de propositions concrètes. La concurrence ouverte, la compétitivité évoqués par M. de Buck sont des pétitions de principe, non des solutions. M. Monks a évoqué une économie de casino, en se réjouissant que certains soient tombés en disgrâce ; mais comment faire pour que, une fois que la crise sera passée, ils ne remettent pas la main dans le pot de confiture ?

Enfin, cette crise si grave, et qui n’est pas seulement financière, ne constitue-t-elle pas une opportunité pour créer un nouveau modèle ? Selon vous, le développement durable est-il seulement un thème pour les discours, un accélérateur de la crise, ou bien une formidable occasion ? N’avons-nous pas épuisé notre modèle de développement ?

M. André Schneider. Étant un député frontalier, il m’arrive de discuter aussi avec des partenaires sociaux allemands, suisses, belges ou luxembourgeois. Quelle part les organisations syndicales françaises prennent-elles dans le dialogue social que vous animez ? Quelle est leur stratégie ?

M. John Monks. Les syndicats français contribuent tous activement et régulièrement au dialogue social européen. Je pense par exemple à Joël Decaillon, de la CGT, qui était un négociateur clef sur la flexisécurité.

Faut-il mettre en place un nouveau modèle ? Oui, et c’est pourquoi j’ai cité Dickens. Le bon côté de la crise, c’est qu’elle crée l’occasion de corriger le tir, de réduire les inégalités en mettant fin aux énormes primes des traders et aux exigences de « retour sur investissement » démesurées. Et il faut répondre au défi de l’environnement, pour laisser à nos enfants un monde plus vivable.

La leçon que nous pouvons tirer de la récession des années trente, c’est que, quand on donne de l’argent aux plus pauvres, ils le dépensent. La demande diminue parce que le chômage augmente et que les salaires baissent. Le pouvoir d’achat fait partie des solutions pour sortir de la crise.

M. Philippe de Buck. Monsieur Voisin, la réalité est là : il y a eu un décrochement brutal le 15 octobre dernier, un mois après la faillite de Lehman Brothers, quand le système financier s’est arrêté. Le renflouement des banques qui a été opéré est-il suffisant ? Vous interrogerez M. de Larosière sur le sujet ; il faut en tout cas tout faire pour que les banques jouent le jeu. La Banque centrale européenne peut sans doute jouer un rôle accru, de même que la Banque européenne d’investissement, pour réamorcer le circuit. Quant au redémarrage, nous espérons qu’il viendra le plus rapidement possible. Que M. Trichet, qui a plus de moyens d’investigation que nous, l’attende pour 2010 est une bonne nouvelle.

Faut-il accroître de façon artificielle le pouvoir d’achat ? Nous ne le croyons pas car il ne faut pas mettre à mal la machine économique. Cela étant, je n’entends pas m’immiscer dans un débat national. Une harmonisation sociale européenne ne me paraît guère possible, compte tenu des différences entre les économies nationales. Moi qui ai dirigé en Belgique l’équivalent de l’UIMM, je puis vous dire que le mécanisme d’indexation qui existe chez nous n’a pas évité la crise – et a créé une hémorragie d’emplois.

Quant à la compétitivité, ce n’est pas seulement un concept, c’est une réalité. Certains pays font mieux que d’autres : l’Allemagne est le champion toutes catégories à l’exportation.

Oui au développement durable, à condition d’en préciser les contours. Incontestablement, sur le plan environnemental et climatique, l’Europe est numéro un dans le monde. La mise en œuvre de la réglementation européenne REACH est compliquée et très coûteuse pour les entreprises. Nous allons devoir en outre négocier cette année la mise en œuvre du paquet « climat » et du marché des émissions. Nous ne prétendons pas qu’il faut tout arrêter au motif de la crise, mais nous demandons qu’on tienne compte de la situation, ainsi que de ce que les autres font ou ne font pas.

Monsieur Schneider, M. Monks compte cinq membres français dans son organisation, pour notre part nous en avons un. Pendant la présidence française, M. Monks et moi-même avons participé, sous l’autorité du ministre, M. Xavier Bertrand, à deux réunions avec Mme  Parisot, la présidente du MEDEF, les représentants des petites entreprises et les syndicats français, qui se sont révélées fort intéressantes. C’était sans précédent. Nous sommes prêts à recommencer dans d’autres Etats membres car la confrontation entre les organisations nationales et européennes est très enrichissante.

Le Président Pierre Lequiller. Monsieur Monks, êtes-vous pour un salaire minimum européen ? Etes-vous pour la défense des services sociaux d’intérêt général (SSIG) ?

Monsieur de Buck, êtes-vous favorable à l’assouplissement du fonds européen d’ajustement à la mondialisation ? La réponse apportée au secteur automobile vous paraît-elle suffisante ?

M. John Monks. Nous sommes pour un salaire minimum dans chacun des pays – il n’existe pas partout, l’Allemagne est une grande exception –, mais pas pour un salaire uniforme pour tous les pays, les différences de productivité étant pour le moment trop fortes.

Quant à la question des services sociaux d’intérêt général, nous l’avons un peu oubliée, bien qu’en France elle soit très débattue. Certains services de base doivent échapper aux règles du marché – et l’on pourrait même envisager d’y inclure les services bancaires, avec la nationalisation de bon nombre de banques commerciales – mais d’un pays à l’autre il ne s’agit pas toujours des mêmes. Au Royaume-Uni, par exemple, le service le plus sacré est celui de la santé, le National health service.

M. Philippe de Buck. Le fonds d’ajustement à la mondialisation a des moyens très limités. Le Conseil décidera, mais il faut éviter d’en faire un hochet que l’on agite en cas de crise. C’est surtout le fonctionnement du fonds social européen (FSE) qu’il faut revoir, car il a des moyens beaucoup plus importants, ainsi que celui du fonds de cohésion et des fonds structurels, pour favoriser la relance. Plus que jamais, il faut dépasser la bureaucratisation des dispositifs et les rendre plus flexibles.

S’agissant de l’automobile, tout doit être mis en œuvre pour garder des capacités à travers toute l’Europe – de même qu’il faut conserver une industrie chimique et une industrie pharmaceutique. Dans ces secteurs, nous avons la chance d’avoir des leaders en Europe. Ayant négocié la fermeture de Renault à Vilvoorde, qui a marqué les esprits, je vous mets en garde contre le protectionnisme.

Enfin, un salaire minimum uniforme est impossible. Laissons les partenaires sociaux se déterminer dans chaque pays, mais l’existence d’un salaire minimum n’est pas forcément nécessaire : en Allemagne, où il n’y en a pas, les salaires ne sont pas moins élevés qu’ailleurs.

Le Président Pierre Lequiller. Merci beaucoup, messieurs, d’être venus jusqu’à nous pour cette réunion très intéressante, qui constituait une première.

La séance est levée à dix-neuf heures trente.