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Commission des affaires européennes

mercredi 6 avril 2011

16 h 15

Compte rendu n° 197

Présidence de M. Pierre Lequiller Président

Audition de M. Jacques Delors, Président fondateur de « Notre Europe »

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPEENNES

Mercredi 6 avril 2011

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président de la Commission

La séance est ouverte à 16 h 20

Audition de M. Jacques Delors, Président fondateur de « Notre Europe »

Le Président Pierre Lequiller. C’est un grand honneur de vous accueillir, monsieur le président. Vous êtes, pour nous tous, une référence. Je suis donc très heureux que vous ayez accepté de venir nous donner votre avis sur la situation actuelle en Europe.

Les sujets d’actualité sont multiples : ils sont, tout d’abord, économiques et financiers, avec la mise en place du « semestre européen », sujet qui nous occupe beaucoup. Nous avons notamment souhaité la création d’une commission interparlementaire associant les présidents des commissions des finances des 27 États-membres et des représentants de la commission du budget et de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen.

De manière générale, le traité de Lisbonne ayant à la fois renforcé l’importance des parlements nationaux et sensiblement accru les pouvoirs du Parlement européen, nous avons intensifié les contacts avec nos collègues membres de ce dernier. Je crois même pouvoir affirmer que nous sommes une des commissions les plus actives sur ces sujets, au même titre que celle du Sénat avec laquelle nous avons organisé, la semaine dernière, une réunion consacrée à la gouvernance économique, avec les parlementaires européens français.

Les données institutionnelles, fort complexes pour nos concitoyens, sont un deuxième sujet d’actualité. De grands progrès ont été réalisés, et nous apprécions le rôle joué par M. Van Rompuy. Quelle appréciation portez-vous, toutefois, sur le fonctionnement actuel du Conseil européen et de la Commission, ainsi que sur le Service européen pour l’action extérieure et sur la Haute représentante ?

L’actualité internationale conduit, enfin, à s’intéresser à l’Europe politique : je pense, en particulier, à la réaction européenne aux événements qui se déroulent dans les pays arabes. Considérez-vous que nous progressons en matière de politique étrangère et de défense ? Comment faire pour aller plus vite et plus loin ? L’idée de coopérations renforcées et structurées vous semble-t-elle à développer ?

M. Jacques Delors, Président fondateur de « Notre Europe ». Merci de m’avoir invité à m’exprimer devant cette Commission, qui revêt une grande importance à mes yeux, comme pour les affaires européennes en général. Je sais tout le travail réalisé par le Président Pierre Lequiller depuis des années, notamment lors de la Convention européenne.

Pour vous expliquer pourquoi j’ai souhaité que la presse n’assiste pas à cette réunion, je vais vous faire part d’une expérience personnelle. À la suite au « non » au traité de Maastricht, certains ont estimé, singulièrement les Britanniques, que l’Union manquait de transparence et que les institutions européennes s’étaient trop éloignées de nos concitoyens. On a donc demandé que les conseils des ministres se tiennent en présence de la presse et j’ai ainsi participé, pendant trois ans, à des réunions au cours desquelles chaque représentant des États-membres lisait un papier. Nous n’en venions aux choses sérieuses qu’après le départ des médias, et nous essayions alors de trouver des compromis. Comme je n’éprouve pas plus d’intérêt qu’hier à parler pour la presse, je vous remercie d’avoir accepté qu’elle ne soit pas là.

Le Président Pierre Lequiller. L’usage veut que nous acceptions son absence quand nos interlocuteurs souhaitent s’exprimer plus librement.

M. Jacques Delors. J’ai eu la bonne fortune d’assister, le 14 mars dernier, à la réunion conjointe de membres des commissions des affaires économiques des Parlements nationaux, de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen et de la commission spéciale sur la crise financière, économique et sociale (CRIS). Compte tenu des difficultés que nous rencontrons, ce type de collaboration entre les Parlements nationaux et le Parlement européen me semble tout à fait vital.

Après avoir donné quelques indications sur l’environnement général de la construction européenne, je concentrerai mon propos introductif sur l’euro, qui est au cœur des contradictions actuelles. Si nous avons un peu avancé, c’est parce que le dirigeant d’un État, qui n’est pas le moins important de l’Union européenne, a fini par considérer, après maintes hésitations, que son pays paierait cher les conséquences d’une disparition de l’euro. Reste qu’il y a là un problème majeur pour tous les États-membres, qu’ils appartiennent ou non à la zone euro.

S’agissant du contexte, quitte à faire plaisir à M. Barroso, je dirai que ma tâche, à la tête de la Commission européenne, était plus facile que la sienne : la situation était meilleure entre 1985 et 1995.

Les contraintes socio-économiques sont identiques au niveau national et au niveau européen. Je songe, en premier lieu, au développement de l’individualisme contemporain. Les philosophes politiques en débattent encore, mais les élus politiques que vous êtes savent très bien que le quant-à-soi s’est accru, pour des raisons multiples, depuis les révolutions sociales du siècle dernier.

Je suis, par ailleurs, frappé par la pression exercée par l’instantané : l’opinion publique exige sans tarder des réponses, y compris aux problèmes secondaires pour lesquels aucune solution immédiate n’existe. Cette exigence est une véritable épreuve pour les élus : il leur est difficile d’expliquer qu’il faut parfois du temps pour résoudre des difficultés. La pression des médias joue bien sûr aussi son rôle, mais je n’ai pas l’intention de m’attaquer aujourd’hui aux « vaches sacrées »…

D’autres tensions, plus sérieuses encore, expliquent la situation politique de nombreux pays européens.

Au risque d’utiliser des termes provocateurs, je dirai que la première d’entre elles oppose l’élite et le peuple – les technocrates et les populistes, au niveau européen. En effet, plus les lieux de décision sont éloignés des citoyens, plus les difficultés d’explication s’accroissent. J’ai longtemps été préoccupé de constater que la construction européenne avançait dans l’indifférence des populations, même à l’égard de décisions aussi importantes que la conversion du général de Gaulle au marché commun et après la « crise de la chaise vide ». La situation est aujourd’hui plus grave encore : certaines forces politiques et certains intellectuels décrivent les élites et la technocratie en général, et ils obscurcissent volontairement le débat. C’est une difficulté au niveau national, mais aussi au niveau européen. Il arrive d’ailleurs que certains chefs de gouvernement cèdent à la tentation de fournir des explications trop faciles et trop simples, ou de proclamer avoir remporté des « victoires » au plan européen. C’est un choc pour nos concitoyens, qui finissent par se dire que si nous sommes ensemble, il faut dans le même temps toujours chercher à l’emporter sur les autres.

A cela s’ajoute la tension entre le local et le mondial. Nos concitoyens ne comprennent pas ce qui se passe au niveau global. Comme ils ont l’impression que tout leur échappe, ils cherchent à retrouver des racines et développent des formes de particularisme. Cela explique, au moins en partie, la situation que vivent l’Irlande, la Belgique, la Serbie et le Monténégro. Les uns sont taxés de cosmopolitisme, parce qu’ils acceptent le monde tel qu’il est, et les autres de particularisme. Cette tension ne se traduit pas qu’en France, avec la montée du Front national : elle est manifeste aussi dans le résultat des élections aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche et même en Finlande et en Norvège. Elle C’est une question de fond, qui ne facilite ni votre tâche, ni celle des responsables de l’Union, et qui nécessite une véritable réflexion.

Alors qu’il était déjà difficile, hier, d’expliquer la construction européenne, et de la justifier, la difficulté s’est encore accrue. À cela s’ajoute un phénomène que beaucoup de nos intellectuels n’acceptent pas : l’Occident est aujourd’hui remis en cause, comme moteur de l’histoire du monde, par la montée en puissance d’autres pays. Certains phénomènes contemporains peuvent d’ailleurs s’expliquer par des innovations politiques, économiques et financières issues de pays n’appartenant pas à l’Occident. Le président Obama se préoccupe beaucoup de cette question – certains y voient des « hésitations » face à l’Afrique, mais elles sont bien naturelles : que faire si l’on abandonne tant le neutralisme que le « wilsonisme botté » de George W. Bush ?

L’Occident se trouve aujourd’hui dans une phase extrêmement difficile : il lui revient de comprendre ce qui se passe, mais aussi de résister. Comme d’autres, je continue, en effet, à penser que la civilisation occidentale, par ses fondements que sont le judéo-christianisme, le droit romain, la démocratie grecque, la Réforme et les Lumières, constitue le socle de systèmes assurant le respect des autres et le pluralisme, auxquels nous devons rester attachés. Cela explique, au demeurant, les difficultés d’implantation de la démocratie en Tunisie ou en Égypte.

De manière générale, les responsables actuels doivent gérer un monde qui est, plus qu’en transformation, en mutation rapide : nous subissons des chocs susceptibles d’affecter nos propres conceptions.

J’en viens au jeu institutionnel issu du traité de Lisbonne. Le rôle et le fonctionnement du Parlement européen sont une source incontestable de satisfaction. En dépit des problèmes d’ajustement liés au passage de douze à vingt-sept membres, bien des progrès ont été réalisés. Sur la directive « services », le Parlement européen est ainsi parvenu à trouver une solution qui n’est pas rétrograde, qui ne freine pas les évolutions, mais qui prend acte, au contraire, du fait que tous les pouvoirs ne sont pas concentrés au niveau de l’Union : celle-ci est le fruit d’un transfert limité de souveraineté. Il me semble donc qu’il se montre assez raisonnable.

La Commission européenne, de son côté, a fait l’objet d’une marginalisation qui est à la fois voulue et subie. Elle n’était certes pas prévue par le traité de Lisbonne, encore qu’on puisse sans doute en discuter, mais elle constitue un fait incontestable. La Commission est devenue un secrétariat doté de quelques pouvoirs, par exemple en matière de concurrence et d’aides d’État, tandis que la collégialité disparaissait : la présidence a été personnalisée, sans succès, et chaque commissaire agit désormais de son côté. Or, la collégialité faisait la force de la Commission : on votait, et tout le monde était ensuite solidaire.

Une innovation en cours est l’institution d’un Président permanent du Conseil européen. J’ai eu l’occasion de faire part au Président de la République de mon hostilité à cette formule, très franco-française – le présidentialisme est tout à fait notre tasse de thé. J’avais demandé à Nicolas Sarkozy de veiller à ce que l’on ne nomme pas un executive president, mais plutôt un chairman. Imaginez ce qu’aurait donné la nomination de Tony Blair à ce poste. On a finalement désigné un chairman qui se débrouille plutôt bien : il faut reconnaître qu’il nous fait avancer. Cela étant, il n’y aurait pas eu de président permanent si j’avais dû rédiger ce traité.

Le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est, en revanche, une innovation qui ne fonctionne pas. Ne tirons pas, pour autant, sur la pianiste : sa tâche est lourde. Mme Ashton a dû commencer par regrouper différents services pour transformer les représentations de la Commission en représentations de l’Union, même si cette dernière n’a pas de politique étrangère commune, contrairement à ce qu’affirme le traité de Maastricht. Je m’y étais, d’ailleurs, opposé en tant que président de la Commission, considérant qu’il ne faut pas écrire dans un traité quelque chose qu’on ne fera pas. Mme Ashton doit composer ses représentations en mêlant des fonctionnaires issus du secrétariat du Conseil, de la Commission et des services diplomatiques nationaux. Elle doit, par ailleurs, représenter l’Europe dans certaines circonstances, et assister à toutes les réunions de la Commission, dont elle est vice-présidente. Elle n’y arrive pas, mais ne portons pas de jugement sur elle pour l’instant, car ce serait trop facile. Ne faisons pas comme Helmut Schmidt, qui a demandé, lors d’une interview conjointe que nous avons donnée au Monde, qui était Mme Ashton. Sa tâche n’est pas facile, et l’erreur principale a été de croire que nous pourrions avoir une politique étrangère commune et unique. Je n’y ai jamais cru, mais j’espère me tromper sur ce point.

Se greffe là-dessus une querelle de méthodes. Il y avait déjà la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale, qui s’opposent, même si on a introduit quelques éléments intergouvernementaux dans la méthode communautaire et quelques aspects communautaires dans la méthode intergouvernementale. Dans un discours prononcé au collège d’Europe à Bruges, Mme Merkel a lancé une autre méthode, qualifiée de méthode « de l’Union ». C’est à n’y rien comprendre. Tout cela relève, à mon avis, d’un problème spécifiquement allemand.

Un autre aspect du contexte institutionnel est qu’il faut distinguer les dix-sept pays membres de l’Union économique et monétaire (UEM) et les vingt-sept États-membres de l’Union européenne. M. Van Rompuy considère que son rôle consiste à faire l’aller-retour entre ces deux groupes. Je considère, pour ma part, que les pays partageant une même monnaie ont des droits et des devoirs plus importants que les autres. En confondant les Dix-Sept et les Vingt-Sept, on risque d’affaiblir les mécanismes de l’UEM. Mais tout n’est pas joué.

En matière de politique étrangère et de sécurité commune, on ne constate pas d’évolution significative. Les événements récents en Libye l’ont illustré, une fois encore, au-delà du simple contentieux entre les Français et les Allemands. Lors de la préparation du traité de Maastricht, la préparation économique et monétaire était distincte du reste. Puisque j’avais perdu la partie en matière économique et monétaire, j’avais abandonné ce sujet pour me concentrer sur la politique extérieure. À un moment donné, M. Genscher a déclaré qu’une politique de défense commune s’imposait, puisque nous allions avoir une politique étrangère commune. Les Hollandais s’y sont immédiatement opposés, au motif que cela relevait de l’OTAN. Les Britanniques et les Portugais ont, bien sûr, emboîté le pas. Il en est résulté une formulation digne d’un film de Woody Allen, que nous ne sommes pas parvenus à dépasser. C’est pourquoi la tâche de la Haute représentante n’est pas simple.

N’oublions pas non plus les perspectives d’élargissement de l’Union. Il y a les Balkans, qui connaissent des problèmes de nature passionnelle, semblables à ceux que nous avons connus au lendemain de la seconde guerre mondiale, mais aussi l’Ukraine, qui pose peut-être un problème un peu lointain mais qu’il ne faut pas oublier, et bien sûr la Turquie, qui suscite toujours de vifs débats.

J’en viens à la question de l’euro, qui est au cœur des contradictions européennes. L’euro est un projet qui vient de loin. Le comité dit « Werner », constitué sur la suggestion d’un Français, Raymond Barre, alors commissaire européen, n’avait pas abouti à cause du double choc pétrolier et du détachement du dollar de l’or. Une période de grand chahut a suivi en Europe, avec le choc des changes flottants. En 1973 et 1974, l’Allemagne et la France ont eu des réactions diamétralement opposées face aux problèmes posés par le dollar et l’énergie : la France souhaitait sortir du choc pétrolier, qui représentait environ deux points de PIB, en augmentant son taux de croissance ; l’Allemagne entendait, au contraire, se serrer la ceinture de deux crans. Au nom de leur idéal européen, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont dépassé leurs divergences en créant le système monétaire européen (SME). Nous devons entendre la leçon qu’ils nous ont donnée : ils ont su dépasser des positions strictement nationales pour avancer. Le SME est devenu notre enfant chéri lorsque j’étais membre du Parlement européen, puis du gouvernement français. Il fallait absolument le préserver. Si cette expérience de changes concertés avait échoué, il n’aurait jamais été question de créer une monnaie commune. Des responsables politiques ont eu le courage, après 1945, de ne pas céder à la facilité. Ils ont expliqué à leur opinion publique ce qu’il fallait faire en se plaçant d’un point de vue national, mais aussi européen. Le chancelier Kohl a fait de même lors de la création de l’euro : 65 % des Allemands y étaient opposés, car le Deutschemark était le symbole de la nouvelle Allemagne. Ce sont autant d’épisodes de notre histoire commune dont on ne saurait trop s’inspirer.

L’euro comporte, malheureusement, un vice de construction : il ne repose pas sur une Union économique et monétaire, mais seulement sur une union monétaire, à l’instar de l’Union monétaire latine, dont on sait le succès. J’ai dénoncé ce problème à deux reprises, d’abord quand j’étais président de la Commission, puis en 1997 – j’ai alors adressé à MM. Chirac et Jospin un projet de pacte de coordination des politiques économiques, qui devait servir de complément au pacte de stabilité monétaire. Il n’a pas été adopté, et l’UEM ne marche que sur sa jambe monétaire. La crise est venue de l’extérieur, mais on a bien vu, depuis trois ans, les problèmes qui résultent d’une telle lacune.

Il n’existe que deux schémas envisageables pour les Anglo-saxons : soit une banque nationale dans le cadre d’un État national, soit une banque nationale dans un système fédéral, à l’image des États-Unis. Une banque nationale sans institution politique ne peut pas fonctionner, et les experts anglo-saxons ont alimenté la compétition et la spéculation. J’avais demandé, dès le début, s’il existait un seul gouvernement désireux de transmettre tous les pouvoirs à l’Union européenne – il n’y en avait, bien sûr, aucun. Pour que le système fonctionne dans ces conditions, une coopération est nécessaire tant pour les politiques macroéconomiques que pour la lutte contre le dumping fiscal.

Cette coopération est le chaînon manquant de la construction européenne. Nous avons la compétition avec le marché unique, la solidarité avec les politiques de cohésion, qui représentent 40 milliards d’euros par an, mais il manque cette coopération. Si elle ne fonctionne pas, il faudra se tourner vers un système entièrement fédéral. Le débat est d’ailleurs ouvert : M. Trichet a récemment évoqué l’idée d’un fédéralisme budgétaire, sans expliciter davantage sa pensée.

Tout le monde doit battre sa coulpe. En effet, qui a demandé des dérogations au pacte de stabilité et de croissance en 2004 et 2005 ? L’Allemagne et la France. Faute d’un minimum de coopération économique, nous n’avons pas vu monter l’endettement privé en Espagne et en Irlande. Jacques de Larosière, ancien gouverneur de la Banque de France, puis directeur général du Fonds monétaire international, expliquait pourtant que le devoir d’une banque centrale, dans un monde globalisé, ne consiste pas seulement à lutter contre l’inflation, mais aussi à assurer la stabilité financière. Je vous conseille de lire ce qu’il a écrit à ce sujet.

Au lieu de s’adresser à la banque centrale, comme elles le faisaient il y a trente ans, les banques se financent aujourd’hui sur les marchés. Sans surveillance, le système ne peut pas fonctionner. Ce rôle aurait pu être joué par le Conseil de l’euro ou par la Banque centrale européenne, mais il n’en a rien été.

Il n’en reste pas moins que le bilan est particulièrement positif depuis la création de l’euro : nous avons enregistré un taux de croissance de 2,1 % par an jusqu’en 2008, 14 millions d’emplois ont été créés dans la zone euro, et le taux d’investissement s’est élevé à 2,5 % – soit le niveau le plus élevé depuis 1990. L’euro protège, même de nos bêtises, comme l’ont montré le cas de l’Espagne et celui de l’Irlande, mais il ne stimule pas, faute de coopération. La crise financière a révélé la réalité aux esprits qui ne voulaient rien voir : les points faibles sont apparus au grand jour à la suite du tsunami financier.

Que s’est-il passé depuis ? L’Union européenne a fait preuve d’une grande incapacité à décider au bon moment. On aurait pu agir plus vite. Ces hésitations ne sont pas à porter au passif de la France en particulier : il a fallu attendre que Mme Merkel comprenne que la disparition de l’euro emporterait de graves conséquences pour tous. Puisque nous ne progressons pas en matière de politique étrangère, et puisque nous avons beaucoup de difficultés en matière de politique d’immigration, l’Europe ne vit que grâce au marché unique et grâce à l’euro. Si ce dernier flanchait, on peut imaginer les déceptions et les ressentiments qui s’ensuivraient, ainsi que le triomphe de ceux qui se réfugient dans les particularismes et refusent le monde globalisé tel qu’il est. En cas de nouvelle crise, le processus de décision sera-t-il plus rapide ? C’est une question qu’on peut se poser aujourd’hui.

Dans l’immédiat, il fallait remédier aux difficultés en assurant un contrôle prudentiel : un comité de supervision systémique a été créé au niveau européen, ainsi que trois comités spécialisés. Le problème demeure, car nous ignorons quelle sera leur influence sur les régulateurs nationaux, et il faudra étendre ce contrôle prudentiel dans le cadre du G20, car plusieurs États-membres ne souhaitent pas, à tort ou à raison, que l’Europe adopte des décisions qui ne seraient pas suivies par les autres grandes puissances. Ils redoutent en effet une délocalisation des activités financières et une diminution de leur compétitivité.

Afin de remédier à l’absence de capacité de décision au niveau de l’UEM, de nouvelles mesures ont été prévues, distribuées entre quatre volets, dans le cadre de la stratégie « Europe 2020 ». J’indique, au passage, que ce document a été adopté sans discussion par le Conseil européen, car il avait d’autres sujets de préoccupations. Cela nous expose aux mêmes difficultés que celles de la stratégie de Lisbonne.

En premier lieu, une nouvelle procédure a été créée, avec le « semestre européen ».

Le pacte de stabilité et de croissance a ensuite été renouvelé grâce à de nouvelles sanctions financières, un volet préventif venant enfin compléter le volet correctif. Les décisions seront adoptées sauf si le Conseil de l’euro s’y oppose à la majorité – c’est ce qu’on appelle la « majorité inversée ». Même si le sujet a fait l’objet de débats, il n’est pas question de sanctions prenant la forme de privation du droit de vote.

Il faut également mentionner la création d’un mécanisme européen de soutien, qui n’est pas encore tout à fait défini, mais qui devrait être pérenne. Il nécessitera un léger changement dans le traité : afin d’éviter l’« aléa moral », les États-membres s’étaient, en effet, entendus en 1989 pour adopter une clause de « no bail out ». L’existence de ce mécanisme de soutien ne signifie pas, en tant que telle, que l’on viendra automatiquement au secours d’un État qui aurait commis des erreurs. Un grand débat fait rage en la matière : les Allemands demandent qu’un pays puisse être obligé de procéder à une restructuration de sa dette, comme l’a fait l’Argentine, et ils souhaitent impliquer les créanciers privés dans cette opération. M. Trichet s’y oppose : selon lui, c’est une erreur de montrer, en prévoyant la possibilité d’une restructuration, qu’on n’a pas confiance dans le système qu’on met en place. Il a raison, me semble-t-il, du point de vue de la psychologie des marchés, mais j’ignore s’il obtiendra satisfaction.

Un dernier élément est le « pacte pour l’euro plus », version beaucoup moins allemande du pacte de Deauville, qui concentrait tous les fantasmes de ce pays. Le but est de renforcer la compétitivité des États-membres.

Toutes ces mesures visent à restaurer la stabilité, qui n’est plus jugée à l’aune de l’inflation, comme dans les années 1960, mais de l’endettement. Reste à savoir quel prix doit être payé pour cela. Ne faut-il pas adopter, en contrepartie de la rigueur, des mesures de soutien de la croissance ? Afin de soulager les gouvernements nationaux, ces mesures ne doivent-elles pas, en outre, être adoptées au niveau européen ? Il faudra parvenir à rétablir la stabilité tout en ménageant la croissance à venir. Ce sera, en particulier, l’enjeu des discussions, qui seront forcément très vives, sur les perspectives financières.

M. Daniel Garrigue. Votre présidence de la Commission européenne a beaucoup marqué les esprits, ainsi que la construction européenne.

Vous avez indiqué que la Commission était marginalisée tandis qu’on assistait à une certaine montée en puissance du Parlement européen. Comment la situation va-t-elle évoluer ? Le traité de Lisbonne a prévu l’investiture du président de la Commission par le Parlement européen en fonction du résultat des élections européennes, mais cette disposition a été escamotée en 2009, les États s’étant mis d’accord pour reconduire M. Barroso, ce qui a ôté tout enjeu aux élections. Cependant, si le mécanisme prévu était appliqué à l’avenir, l’élection du Parlement européen ne se jouerait-elle pas à partir d’un choix entre deux ou trois personnalités incarnant des conceptions différentes de la construction européenne ? Le nouveau président de la Commission bénéficierait alors d’une position renforcée, et l’on pourrait assister à une recomposition du paysage politique en Europe, que certains pays veulent peut-être éviter, recomposition qui changerait l’équilibre des forces entre libéraux et régulateurs, ou entre ceux qui veulent donner le rôle principal au Conseil européen et ceux qui souhaitent au contraire conforter le couple formé par le Parlement et par la Commission.

M. Philippe Cochet. Dans les situations compliquées, on a besoin de visions susceptibles de fédérer. Or autant, au sortir de la guerre, votre génération défendait une conception de l’Europe que tous pouvaient comprendre, autant, aujourd’hui, la jeunesse doute de cette Europe. Que pourriez-vous lui proposer pour lui redonner confiance dans ce projet, auquel elle ne demande qu’à croire ?

M. Hervé Gaymard. Merci, monsieur le président, pour cet exposé clair, serein, lucide et néanmoins optimiste. La religion de la concurrence qui inspire l’action de la Commission me semble, au moins autant que les questions institutionnelles et monétaires, à l’origine du trouble des citoyens européens. Le problème se posait déjà dans les années 1960, mais la tension est de plus en plus sensible, dans des domaines de plus en plus nombreux, entre les États-membres et les parlementaires, nationaux et européens, qui veulent une Europe qui ne se réduise pas à un espace dérégulé, mais qui soit porteuse d’un vrai projet politique, et une Commission dont les propositions reposent trop souvent sur une vision désincarnée de l’Europe.

On a ainsi pu constater, à l’OMC ou dans les négociations commerciales régionales – en particulier avec le MERCOSUR – que les intérêts vitaux de l’Union n’étaient plus défendus, la Commission faisant preuve d’un angélisme et d’une sorte d’irénisme qui ne peuvent qu’être mortifères dans le monde actuel. Il est également très choquant d’entendre un commissaire européen affirmer qu’il ne sait pas en quoi consiste la politique industrielle européenne, et qu’il ne veut pas entendre parler de « champions européens ». En matière de tarification de l’énergie, sujet important entre tous pour notre pays, M. Marcel Boiteux estime que la mise en concurrence va provoquer, pour la première fois, un accroissement des prix. Enfin, au moment où notre Parlement milite pour que le prix du livre numérique soit, comme celui du livre « papier », fixé par l’éditeur, de manière que le distributeur ne puisse accaparer toute la marge au détriment de la création, la Commission ne trouve rien de mieux que de diligenter des enquêtes dans nos maisons d’édition.

N’est-ce pas la substance même du projet européen qui est en cause, surtout dans le contexte de la mondialisation ?

M. Jacques Myard. Je voudrais vous remercier vivement pour cet examen sans fard de la situation – vous savez que je suis un « euroréaliste », c’est-à-dire un « eurosceptique »…

Si l’on considère son projet des années 1950, l’Europe a réussi. Il fallait en finir avec les chauvinismes économiques en ouvrant les frontières. De Gaulle s’est rallié à cette conception : on commençait à respirer et à sortir de l’économie de guerre. De ce point de vue, nous n’avons pas à rougir du bilan. Mais, comme toute entreprise humaine, l’Europe a progressé, puis elle a stagné, avant de décliner aujourd’hui.

D’où vient ce déclin ? Il y a d’abord eu une boulimie de compétences que le traité de Lisbonne n’a fait qu’accroître, au point de conduire à la paralysie que vous avez décrite. Lors de mon dernier déplacement à Bruxelles, il y a quinze jours, j’ai eu l’impression que la Commission était devenue un ensemble de féodalités : les commissaires adressent des notes verbales au président pour lui demander de prendre en compte tel ou tel aspect. Il n’existe plus de collégialité.

En second lieu, les intérêts européens ont été relégués au second plan par la mondialisation. Dès 1992, l’Allemagne a ainsi fait le choix de l’Asie en matière commerciale, et elle s’est beaucoup moins intéressée à l’Europe, même si elle continue à en bénéficier – 60 % de ses exportations se font encore dans la zone euro. J’observe, par ailleurs, que les Français se rendent en vacances au Maghreb, au Machrek ou en Chine, et non en Allemagne, ce qui est redoutable du point de vue culturel. Du reste, on n’apprend plus l’allemand dans notre pays.

Nous souffrons, en outre, de deux utopies. La première est de considérer l’Europe comme puissance. Pour les membres de l’Alliance atlantique, la mise en œuvre de la politique de défense passe par l’OTAN. Les États-Unis sont donc la première puissance politique en Europe – le reste n’est que littérature. Comme on a pu le constater dans le cas de l’Irak, puis dans celui de la Libye, il n’y aura jamais de politique étrangère commune. Elle ne pourra jamais fonctionner, que ce soit à vingt-sept membres ou à six.

En second lieu, j’estime que l’euro est le malheur de l’Europe. Une faute stratégique et politique a été commise en assimilant euro et Europe. Étant donné que nous ne sommes pas une zone économique optimale, et que nous sommes obligés d’aller vers une union de transfert, ce n’est pas la création d’une Europe économique qui résoudra le problème de l’euro : il faudra procéder à un transfert annuel de 2 ou 3 % du PIB des pays riches vers les pays pauvres, comme dans toute zone dotée d’une monnaie unique qui compte des faibles et des forts. Vous n’aurez gagné que le jour où la Ruhr se trouvera sur les bords du Tage ou dans la plaine du Péloponnèse ! La question est de savoir si nous acceptons, en France et en Allemagne, d’ajouter à notre propre dette celle des autres. La réponse est connue : cela ne marchera pas, et le « club Med » sortira de l’euro.

M. Jacques Delors. Avec Tommaso Padoa-Schioppa, aujourd’hui disparu, j’avais proposé en 1997 que chaque grande formation politique présente un candidat à la Commission européenne. L’idée était bonne, dans la mesure où elle conduisait à politiser les élections européennes et contribuait à une plus forte personnalisation de la vie politique, mais elle était mauvaise à d’autres égards. Le fait de consacrer une majorité et une opposition au sein du Parlement européen pourrait en particulier condamner l’Union à l’immobilisme, dans bien des cas : la plupart des textes sont en effet adoptés en transcendant les frontières entre groupes. C’est ce qui a permis à l’Europe de progresser.

Il n’empêche que je serais intéressé par un renforcement des partis européens. Le retour d’un certain « nationalisme » au sein du Parti populaire européen (PPE) comme du Parti socialiste européen (PSE) ajoute en effet à la complexité de la situation. En outre, le PSE commence par se réunir dans son intégralité, puis ceux qui sont au gouvernement se retrouvent de leur côté. Pour autant, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée de projeter au niveau européen la dispute partisane, toute nécessaire qu’elle soit en démocratie.

La Commission européenne a certes été marginalisée, mais elle l’a bien voulu dans une certaine mesure. Lorsque je présidais cette institution, j’ai connu quelques difficultés avec le Président de la République française et avec l’exécutif ministériel : je tenais à mes droits – mais rien qu’à mes droits. Ils sont simples : la Commission a un droit d’initiative, et elle doit défendre sans cesse l’intérêt européen. Comme je l’ai dit à mes successeurs, le président de la Commission est un commissaire au Plan, et non un chef de gouvernement. S’il adopte ce dernier rôle, il ne peut qu’indisposer tout le monde. Je me considérais, pour ma part, au service des gouvernements : malgré la rudesse de certaines batailles, Mme Thatcher m’appelait quand elle faisait face à des difficultés dans son industrie sidérurgique ou métallurgique, et j’essayais de l’aider si c’était compatible avec les traités. Plus on est au service des gouvernements, plus on est influent.

En cas de problème au sein de la Commission, je demandais à mes collègues d’expliquer leurs appréhensions, liées au contexte national, puis de raisonner, dans un second temps, en tant qu’Européens. En l’absence de résultat, nous passions au vote. Inciter les membres de la Commission à discuter entre eux et les faire voter était le meilleur moyen de réussir.

Le droit d’initiative de la Commission – qu’elle a oublié – est très important. Permettez-moi à ce propos une anecdote personnelle. Souhaitant développer les échanges d’étudiants, j’avais demandé au commissaire concerné de réunir les ministres de l’éducation. Ils ne parvenaient pas à s’accorder. La présidence étant assurée à l’époque par le Royaume-Uni, je m’en suis entretenu avec Mme Thatcher. Elle m’a expliqué que ce n’était pas possible faute de consensus entre les gouvernements. Mais lorsque je lui ai dit que nous allions organiser une conférence de presse à l’issue du Conseil européen, et que je dirais aux journalistes que j’avais retiré la proposition de la Commission qui prévoyait de multiplier les échanges d’étudiants, elle a aussitôt fait voter une résolution… et ce fut Erasmus ! Si la marginalisation de la Commission aboutit à ce que les vingt commissaires travaillent chacun de leur côté tandis que son président mène le combat politique, cela ne peut pas fonctionner. La Commission est un collège au service de l’ensemble des gouvernements. Si on renonce à cette idée simple, on n’arrivera à rien.

M. Jacques Myard. C’est la première fois que j’entends cela de la bouche d’un de ses membres !

M. Jacques Delors. C’est en tout cas dans cet esprit que j’ai essayé d’agir.

Monsieur Cochet, je reconnais volontiers que, quel que soit son succès, Erasmus ne peut suffire à régler le problème de la jeunesse européenne, qui remonte au début des années 1990. À l’époque, dans le Livre blanc Croissance, compétitivité, emploi – où je proposais pour la première fois des eurobonds, mais pour financer l’investissement et non les dettes –, j’avais écrit que les générations adultes faisaient des compromis aux dépens de la jeunesse. Nous le payons aujourd’hui. Toutes les décisions prises alors, qu’elles touchent aux salaires, à la sécurité sociale, etc., l’ont été sans considération des nouvelles générations. Un des problèmes politiques qui se posent à l’Europe d’aujourd’hui est donc de savoir comment agir pour ces dernières, sans pour autant verser dans la facilité. Je suis en effet frappé de voir combien ces jeunes, que je rencontre encore souvent, sont différents de ce que nous étions à leur âge. Pour eux, « le monde est plat » – comme titrait Thomas Friedman. Ils n’imaginent pas qu’il ait pu être difficile à leurs aînés de voyager à vingt ans : un monde leur a été donné… Mais il est vrai que lorsque j’avais vingt ans, il y avait du travail. Chacun avait donc sa chance.

Plus grave, ils estiment être seuls juges d’eux-mêmes. Or, même en faisant abstraction de toute considération religieuse, nul ne peut être seul juge de soi-même : les députés, les gouvernements et les magistrats de justice sont aussi des juges. L’opinion publique ne peut exiger de ceux qui prennent le risque de s’engager en politique qu’ils gouvernent au gré de ses humeurs. Il faut, je crois, tenir un langage ferme à la jeunesse sur ces sujets.

J’en viens aux questions de M. Gaymard. En dix ans à la tête de la Commission, j’ai changé deux fois de directeur général des affaires économiques parce qu’aux yeux de ces fonctionnaires, seul comptait le marché. Certains n’étaient pas loin de me dire qu’avec des salariés raisonnables, demandant moins d’augmentations de salaire et acceptant d’être mobiles, tous les problèmes seraient résolus ! Bref, il faut se battre constamment contre cette tentation, à laquelle la Commission s’est, hélas, laissée aller tandis que les gouvernements étaient happés par la domination du monde financier.

L’Union européenne peut-elle aujourd’hui s’appuyer sur des positions communes fortes pour conjurer les risques de déclin ? Pour commencer, l’absence d’une politique extérieure commune – qui ne se limite pas en effet, loin s’en faut, aux négociations à l’OMC – a un inconvénient : c’est que les Européens pensent faire de la politique étrangère quand ils font une zone de libre échange… C’est une déviance : la zone de libre échange n’est pas la clé de la paix dans le monde ni même l’idéal de la coopération internationale ! J’espère que nous nous en souviendrons au moment de porter un regard nouveau sur la Tunisie et l’Egypte. Ces pays ont certes besoin d’exporter chez nous, mais des problèmes bien plus importants se posent à eux.

En ce qui concerne le prix unique du livre, c’est une bataille de géants qui se prépare. Les différences d’approche entre les pays sont en effet considérables.

Si du moins nos commissaires arrivaient à défendre nos intérêts et à veiller à un bon équilibre de ceux-ci, ce serait déjà bien. C’est tout un état d’esprit à changer.

Vous avez joliment commencé, monsieur Myard, mais bien mal terminé !

Permettez-moi de vous le dire, la conception française de l’Europe puissance ne s’imposera jamais en Europe. Pour le Quai d’Orsay, l’Europe puissance apparaît en effet comme la réalisation de la puissance française via l’Europe. J’ose à peine en parler tant cette administration a souffert ces dernières années, mais il faut bien le reconnaître : à entendre les membres du Quai d’Orsay, on a souvent l’impression que la France peut apporter beaucoup aux autres Etats, mais qu’elle a peu de chose à apprendre d’eux. C’est toute la différence avec le Foreign Office – qui m’a pour cette raison été fort utile durant mes années à la Commission.

L’euro, dites-vous, est le malheur de l’Europe. Pour moi, il n’est pas « le fin du fin » de la construction européenne. Lorsque nous l’avons créé, on a dit qu’il amènerait l’Europe politique. Cela n’a jamais été ma vision : l’euro est un système monétaire, qui ne peut réussir que fondé sur la coopération. Je pense que personne ne demande de nouveaux transferts de souveraineté, et je n’admets pas – cela vous surprendra peut-être de la part d’un Européen – que l’Allemagne influence par trop les orientations prises. Depuis six mois – depuis Deauville –, je suis donc un peu triste.

Entendons-nous bien : pour moi, la création de l’euro constituait certes un affinement de l’intégration économique de l’Europe, mais elle ne pouvait entraîner ipso facto l’Europe politique, car celle-ci est tout autre chose. Il faut tenir compte de la diversité des pays. On constate d’ailleurs que sur les problèmes difficiles, la réaction spontanée de tous les pays n’est pas la même – et cela n’est pas dû qu’à la mauvaise humeur de Mme Merkel… Nous devons donc bâtir une Europe des nations – une fédération des Etats nations – et non une Europe intégrée. Si je parle de fédération, c’est parce qu’il faut un mécanisme fédéral pour permettre la décision. Mais l’Etat nation doit demeurer. Je n’ai d’ailleurs jamais cru à sa disparition – c’est pourquoi je ne suis guère populaire chez les purs fédéralistes.

M. Jacques Myard. J’en prends acte.

Mme Marie-Louise Fort. Merci de cet exposé très lucide. Nous avons pu constater ces dernières semaines l’absence d’une vision commune – ou même de visions complémentaires – de la politique extérieure de l’Europe. Que pensez-vous de l’Union pour la Méditerranée, qui peine à faire son chemin ? Les révolutions du printemps arabe offriront-elles l’occasion de la relancer, ou s’orientera t-on plutôt vers un renforcement des relations bilatérales, repoussant d’autant l’élaboration d’une vision commune ?

Ayant l’honneur d’assurer le suivi de sa demande d’adhésion pour le compte de notre Assemblée, je souhaite également vous interroger sur la Turquie. Il semble que ce pays, dont l’action diplomatique s’est notablement intensifiée, soit désormais moins pressé de rejoindre l’Union européenne. Il n’a cependant jamais caché avoir été blessé par les prises de position de certains pays, dont le nôtre. J’aimerais donc connaître votre sentiment sur l’avenir de nos relations avec la Turquie.

M. Christophe Caresche. Il est vrai que l’Allemagne a beaucoup pesé, et souvent de manière négative, sur les mécanismes de gestion de la crise et sur la BCE – même si celle-ci est intervenue, parfois en contradiction avec ses missions, pour soutenir un certain nombre de pays. Bien que la France ait sa part de responsabilité, l’Allemagne donne l’impression de n’avoir su prendre de décisions que lorsqu’elle s’est retrouvée le dos au mur. Comment la faire revenir à des positions plus européennes ?

Ne craignez-vous pas qu’au sein même de l’UEM, on n’aille vers une Europe à deux vitesses ? Vous aviez, je crois, suggéré l’idée de coopérations renforcées entre un certain nombre de pays. Pouvez-vous nous préciser votre position, car la question est désormais posée ?

En ce qui concerne le mécanisme de crise, je partage votre avis : l’introduction en 2013 d’une responsabilité des investisseurs pose problème dès avant cette date. On voit mal, en effet, comment ces derniers pourraient continuer à soutenir la Grèce, l’Irlande ou le Portugal en l’absence de restructuration de leur dette.

M. Michel Diefenbacher. Je reviens pour ma part sur deux points que vous avez évoqués dans votre très belle introduction.

Le premier est l’élargissement ou, plus précisément, la candidature turque. Président du groupe d’amitié France-Turquie, je crois que le moins qu’on puisse dire est que les négociations patinent. Les responsabilités sont partagées. Les pays européens – en particulier la France – en ont incontestablement une part, mais la Turquie également, qui met peu d’empressement à répondre aux conditions posées par les membres de l’Union. Partagez-vous cette analyse ? Quelles peuvent être les conséquences de ce qu’il faut bien appeler une prise de distance ?

Vous avez dit que l’euro nous protégeait de nos bêtises. Or je constate que, depuis que la Grèce, le Portugal et l’Irlande sont en difficulté, les pays européens ont fait front commun pour éviter qu’un des leurs ne se retrouve en cessation de paiements. Faut-il se réjouir de cette solidarité nouvelle, ou redouter qu’elle ne fasse naître un sentiment d’irresponsabilité ? Le fait qu’aucun pays ne risque plus d’être mis en faillite n’est en effet pas une incitation à la discipline…

M. Régis Juanico. Ma question concerne la solidarité à l’égard des Européens les plus fragiles ou les plus pauvres. Vous avez été à l’origine, en 1987, du Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD), qui permet aujourd’hui aux associations de solidarité telles que les Restos du cœur ou les Banques alimentaires de redistribuer les surplus agricoles de l’Union à 13 millions de personnes dans une vingtaine de pays. Ce programme est régulièrement remis en cause, notamment par l’Allemagne et par le Royaume-Uni. Pensez-vous qu’il soit menacé dans le cadre de la renégociation de la PAC ?

M. Jacques Delors. Madame Fort, je me souviens qu’il y a eu débat au sein de la majorité actuelle pour savoir s’il fallait une « Union de la Méditerranée » ou une « Union pour la Méditerranée ». Le choix de la préposition « pour » a permis de faire accepter la chose par l’Allemagne mais, pour ma part, je n’ai jamais cru à l’avenir de cette organisation. Tout d’abord, elle est gangrenée par la tragédie israélo-palestinienne, qui étend ses ramifications partout, même là où des bonnes volontés sont à l’œuvre – je pense par exemple à la fondation Anna Lindh. Ensuite, on sous-estime l’importance de l’antagonisme entre l’Algérie et le Maroc. L’ambition aurait donc dû être plus modeste. Je tiens par ailleurs à dire que je ne suis pas de ceux qui reprochent aux gouvernements français d’avoir pris l’attache de M. Moubarak et de M. Ben Ali. Nous ne sommes pas des fournisseurs de morale gratuite ! Le général de Gaulle lui-même le disait, les nations sont des monstres froids et il faut faire avec les États tels qu’ils sont.

L’Union pour la Méditerranée prend aujourd’hui un nouveau visage, puisque ces pays ne pourront échafauder un type de démocratie que si la crise économique ne les tue pas. Au lieu de jouer les professeurs de démocratie, faisons donc en sorte que la crise économique n’étouffe pas les efforts qu’ils consentent pour devenir des États de droit. Bref, si j’étais au pouvoir, je leur proposerais une sorte de plan Marshall, mais je ne leur enverrais en aucun cas de professeurs de démocratie ! Il ne faut pas oublier l’importance des facteurs culturels.

S’agissant de la Turquie, ma position a toujours été la suivante : oui à la négociation, puis on verra. J’étais résolument opposé à l’idée de dire non d’emblée à cette candidature, car c’est entamer une bataille idéologique contre des forces obscures qui se parent du nom de l’islam et entendent nous dénoncer comme monde nanti et comme monde chrétien. Et si la Turquie a aujourd’hui pris ses distances, c’est en grande partie à cause de nous. Le parti au pouvoir dans ce pays pouvait devenir l’équivalent de la démocratie chrétienne dans l’Europe des années 1950. Or non seulement nous avons dit non – je pense à Mme Merkel, mais aussi à M. Juppé, ce qui m’a surpris –, mais nous avons eu un comportement qui n’était pas acceptable. Nombre d’intellectuels et d’hommes politiques turcs – M. Diefenbacher en sait quelque chose – sont cependant attachés à la France. Il ne faut pas laisser perdre cet atout – mais cela peut encore être rattrapé.

Nous menons désormais une lutte idéologique et politique contre l’islamisme intégriste. Il ne faut pas lui fournir d’armes contre nous. L’islamisme intégriste, c’est la négation de l’autre – celle-là même qui a conduit aux totalitarismes.

L’Allemagne de Berlin n’est plus celle de Bonn, monsieur Caresche. Dans l’accord de Deauville, il y avait donc 95 % de Merkel et 5 % de Sarkozy. Pour remédier à cette situation, il faut entreprendre un travail à la base dans tous les groupes – syndicats, chefs d’entreprise – et multiplier les contacts entre les deux pays.

Il faut le faire au nom d’une valeur française que je tiens pour inestimable : une volonté qui plonge ses racines dans notre histoire et fait toute notre dignité. Cela, les Allemands ne l’ont pas. Ballottés ici ou là, ils n’ont pas de politique étrangère. Puisque nous avons cette volonté bien française et que nous en sommes fiers, faisons-leur comprendre qu’il ne faut pas nous demander de changer – même si nous devons reconnaître nos erreurs – car c’est pour cela que la France est la France. Il faut bien sûr le faire avec doigté. Combien de fois M. Kohl m’a-t-il dit : « Alors Jacques, c’est la Grande Nation qui parle ? » – et il appelait François Mitterrand François Ier ! (Sourires.) J’avais réussi à me faire admettre, mais il est un point sur lequel je ne cédais pas : il faut prendre la France telle qu’elle est. En tant que citoyen, je n’adhère d’ailleurs pas aux excès des repentirs de la colonisation. Cela va contre le civisme. La France a certes fait des erreurs –j’étais moi-même contre la guerre d’Algérie – mais je suis fier de ma nation, et on ne peut m’enlever cela. La France peut toujours revenir à ses racines pour faire un geste qui sera admiré par une grande partie du monde.

Certes, notre économie est moins compétitive que l’économie allemande. Il faut dire que nous avons multiplié les erreurs. Je n’en citerai qu’une seule : alors que les grandes entreprises allemandes se préoccupent de leurs PME et de leurs fournisseurs, les nôtres les pressurent ! Résultat, nous avons un CAC 40 éblouissant, mais le reste laisse à désirer !

Ce que veut dire M. Trichet en demandant le rejet de la proposition allemande, monsieur Diefenbacher, c’est que nous devons croire en nous-mêmes. La BCE a tout de même réussi à intervenir sur le marché secondaire pour acheter pour 79 milliards d’euros de titres d’État. À l’égard des marchés, son propos est juste. Ou bien l’UEM se dote d’un fonds monétaire européen, et nous nous éloignons du projet politique européen ; ou bien nous nous en tenons à l’idée d’une intégration européenne assez forte et nous ne faisons pas de fonds monétaire européen – bref, nous poursuivons dans la même direction qu’aujourd’hui. Quant à mettre en œuvre une coopération renforcée à l’intérieur des Dix-Sept, ce n’est pas possible : une coopération renforcée n’est concevable que parmi les Vingt-Sept – c’était le cas avec la proposition d’Europe de l’énergie qui a effrayé M. Boiteux. On pourrait à la limite, comme l’ont proposé des économistes français, « fédéraliser » une partie de nos dettes, et autoriser les Etats membres de l’Union à émettre des bons verts bénéficiant de sa garantie et des bons rouges non garantis par l’Union, mais je ne pense pas que l’on puisse aller plus loin.

J’en viens au PEAD, dont on pourrait presque dire qu’il a été institué par un coup d’État. En 1987, les excédents agricoles étaient considérables. J’ai donc fait prendre par la Commission, qui a le pouvoir de gérer les excédents, la décision de les donner aux Restos du cœur et aux associations œuvrant dans le même sens. On ne l’a pas porté à mon crédit, mais je le comprends fort bien : Coluche, c’est tout de même autre chose que Delors ! (Sourires.) Bien évidemment, certains gouvernements souhaitent revenir sur cette décision – et ils le feront. La plupart des pays européens, en effet, n’aiment pas l’agriculture. Or l’agriculture, c’est aussi la France ! Durant les dix années que j’ai passées à la Commission, j’ai souvent été raillé parce que je défendais l’agriculture, et notamment la petite agriculture. Il faut savoir qu’aujourd’hui, il y a plus de pauvres dans les zones rurales que dans les zones urbaines, même périphériques. Les habitants des premières sont en effet contraints de prendre leur voiture pour aller travailler, ce qui leur coûte facilement 400 ou 500 euros par mois, pour ne prendre que cet exemple

Les directions départementales de l’agriculture ont encouragé nos agriculteurs à devenir compétitifs. C’était oublier que les petits agriculteurs sont irremplaçables pour entretenir le paysage et la vie dans les campagnes. Je me suis battu dix ans sur le sujet – mais je n’ai pas souvent gagné. Le monde rural français est un de nos attributs particuliers. Il était facile d’en discuter avec les Allemands : je leur citais les exemples de la Bavière, du Bade-Wurtemberg ou du nord de l’Allemagne. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus assez d’agriculteurs. Et comme la spéculation foncière continue, on abandonne, par exemple dans le Sud-Ouest, des espaces agricoles pour construire des logements qui permettront à des gens de vivre à 100 ou 150 kilomètres de leur lieu de travail ! Nous sommes en train de tuer l’harmonie de la France. Dans les journaux, il n’est question que d’urbanisme ou de « penser la ville ». Et les zones rurales ? Je le répète, j’ai souvent suscité les moqueries, en particulier de la part des Anglais, sur le sujet. Un de mes collaborateurs a même dit de moi que si je raisonnais ainsi, c’était parce que mon grand-père cultivait cinq hectares de terre en Corrèze !

M. Robert Lecou. À l’heure où nous travaillons sur le G20 et sur la volatilité des prix agricoles, votre témoignage sur l’agriculture me touche évidemment.

Ce qui fait vivre l’Europe, avez-vous dit, c’est l’euro et le marché unique. Or nous avons peu parlé de ce dernier. Nos concitoyens, notamment ceux qui vivent dans les zones frontalières, se demandent aujourd’hui en quoi il consiste. Existe-t-il vraiment ?

M. Jacques Delors. Le marché unique existe bien plus qu’il y a vingt ans. Les possibilités d’aller acheter ou travailler ailleurs sont aujourd’hui immenses. Bref, il est devenu un concept – que j’aurais dû citer. Mais il a déjà donné beaucoup. Gardons-nous, quoi qu’il arrive, de ceux que j’appelle les westerniens. Un jour, une grande entreprise – Philips, pour ne pas la nommer – a voulu s’installer à Hambourg. Le fonctionnaire westernien en charge du dossier voulait la contraindre à choisir plutôt une région pauvre. Que connaissait-il à l’économie, je vous le demande ? C’est l’inconvénient d’une Commission qui a de vrais pouvoirs dans certains domaines, et une simple capacité de proposition dans d’autres : elle risque d’abuser de ses pouvoirs. Or un fonctionnaire, même s’il a des pouvoirs, est au service des peuples et des gouvernements. (Applaudissement sur tous les bancs.)

Le Président Pierre Lequiller. Merci infiniment pour cette passionnante audition.

La séance est levée à 18 heures

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 6 avril 2011 à 16 h 15

Présents. - M. Pierre Bourguignon, M. Christophe Caresche, M. Philippe Cochet, M. Lucien Degauchy, M. Jacques Desallangre, M. Michel Diefenbacher, M. Marc Dolez, M. Pierre Forgues, Mme Marie-Louise Fort, M. Jean-Claude Fruteau, M. Hervé Gaymard, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Régis Juanico, M. Jérôme Lambert, M. Robert Lecou, M. Pierre Lequiller, M. Jacques Myard, Mme Valérie Rosso-Debord, Mme Odile Saugues, M. Philippe Tourtelier, M. Gérard Voisin

Excusés. - M. Yves Bur, Mme Marietta Karamanli, M. Didier Quentin, M. André Schneider

Assistaient également à la réunion. - M. Daniel Garrigue, Mme Pascale Gruny