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Commission des affaires européennes

mercredi 8 juin 2011

17 h 15

Compte rendu n° 209

Présidence de M. Pierre Lequiller Président

I. Audition de M. Michel Mercier, Garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés

II. Examen de textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPEENNES

Mercredi 8 juin 2011

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président de la Commission

La séance est ouverte à 17 h 15

I. Audition de M. Michel Mercier, Garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés

Le Président Pierre Lequiller. Je vous remercie, Monsieur le ministre, d’être venu évoquer avec nous plusieurs thèmes relatifs à la coopération judiciaire en matières pénale et civile, sujets qui touchent à la souveraineté des Etats membres. Les négociations européennes sont souvent complexes, lentes et difficiles mais les attentes des citoyens sont grandes dans ce domaine.

Mme Marietta Karamanli et M. Guy Geoffroy, rapporteurs de la mission d’information sur la création d’un Parquet européen – une possibilité prévue par le traité de Lisbonne - souhaiteront certainement vous interroger. A l’initiative de notre commission, ce qui est une première, le Conseil d’Etat vient de faire paraître une étude juridique détaillée à ce propos. Quelle est la position du Gouvernement sur cette question centrale pour l’espace de liberté, de sécurité et de justice européen ?

Par ailleurs, quel est l’état des négociations au sein du Conseil européen en matière de coopération judiciaire pénale ? Les propositions relatives à la décision d’enquête européenne d’une part, à la lutte contre la pédopornographie d’autre part, ont fait l’objet d’une communication de notre collègue Guy Geoffroy.

Enfin, la Commission européenne a publié aujourd’hui, 8 juin, une proposition de directive relative au droit d’accès à l’avocat dans le cadre des procédures pénales ; quelles difficultés soulève-t-elle ?

M. Michel Mercier, Garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés. Je suis heureux d’avoir l’occasion de discuter avec vous de textes qui, outre qu’ils ont un impact de plus en plus marqué sur notre législation, deviennent une source de notre droit en dehors du Parlement. C’est une évolution majeure, puisque, depuis la Révolution, il appartenait au Parlement de fixer les incriminations pénales, les peines et la procédure.

Plusieurs textes sont actuellement en négociation : les directives sur les garanties procédurales, les directives de droit pénal spécial relatives à la lutte contre la pédopornographie et la cybercriminalité, ou encore le projet de règlement sur les successions, inscrit à l’ordre du jour du Conseil « Justice et affaires intérieures » qui se tiendra ce vendredi 9 juin.

Ces textes, qui paraissent extrêmement techniques, concernent directement nos concitoyens comme tous les citoyens européens. C’est notamment le cas du projet de règlement sur les successions qui vise à simplifier le règlement des successions transfrontalières. Après trois années de travaux préparatoires dans lesquels la France s’est beaucoup investie, nous approchons d’un compromis sur plusieurs points. Nous pouvons considérer avec satisfaction qu’en dehors de la question de la limitation du champ de la loi successorale, la France est parvenue à sauvegarder l’essentiel : le critère de détermination de la loi applicable, qui sera celui de la résidence habituelle, et le principe de la circulation de l’acte authentique. Je poursuivrai la défense de ces deux avancées, vendredi, lors de la réunion du Conseil. En outre, malgré l’arrêt récent de la Cour de justice de l’Union européenne sur la condition de nationalité pour l'accès à la profession de notaire en France, nous sommes parvenus à faire valoir notre position ; notre système est reconnu comme pertinent au niveau européen.

D’autres projets en discussion concernent plus directement les acteurs de la chaîne pénale. C’est le cas du projet de directive sur la décision d’enquête européenne, qui vise à établir au sein de l’Union européenne un régime unique et cohérent en matière de collecte des éléments de preuve dans le domaine pénal. Je souhaite que cet instrument apporte une réelle valeur ajoutée aux praticiens du droit. Pour cela, il est indispensable que les négociations en cours n’aboutissent pas à un compromis qui se situerait en deçà des standards actuels de l’entraide judiciaire, notamment par la multiplication de motifs permettant de refuser les demandes de coopération.

Je souhaite évoquer plus longuement la proposition de directive sur l’accès à l’avocat, publiée aujourd’hui, ainsi que le projet de Parquet européen qui intéresse particulièrement votre commission. Ces deux projets ont une dimension politique d’autant plus évidente qu’ils font écho aux discussions qui animent la scène politique intérieure.

Le projet de directive sur l’accès à l’avocat vient parachever la feuille de route relative aux garanties procédurales décidée par le Conseil en 2009. Deux mesures ont déjà été prises ; le droit à l’interprétation et à la traduction des pièces de procédure, dont la négociation est achevée, et l’information des accusés et des suspects, actuellement en discussion au Parlement européen.

La troisième mesure, qui porte sur la garde à vue, entraîne de réelles difficultés car elle n’assure pas l’équilibre nécessaire entre la protection des droits de la défense et les nécessités de l’enquête. Si, il y a quelques semaines, nous sommes parvenus à une loi nationale équilibrée, cette proposition me semble préjudiciable à l’efficacité des enquêtes.

Le texte prévoit en effet l’intervention systématique de l’avocat, dont il étend la présence à d’autres actes, tels les perquisitions et les prélèvements sur la personne gardée à vue. Il impose aux enquêteurs d’attendre l’arrivée de l’avocat pour tout acte d’audition ou d’enquête qui demande la présence du gardé à vue. De plus, le texte permet à l’avocat de poser des questions à tout moment : son intervention pendant les auditions n’est pas encadrée comme le prévoit la loi française, et le renvoi au droit national est limité à la consignation de ses observations dans la procédure. Enfin, l’entretien du gardé à vue avec l’avocat n’est pas limité dans le temps : il dure autant qu’il est nécessaire pour assurer les droits de la défense. Cette conception floue crée une forte insécurité juridique, et donc un risque de nullité.

Toutes ces mesures contraignent les enquêteurs à suivre le rythme imposé par l’avocat du gardé à vue : il décide de la durée des entretiens, il peut bloquer une perquisition ou un prélèvement d’ADN, il peut monopoliser une audition. Le renforcement des droits de la défense est un des objectifs centraux de notre action, mais ce dispositif très contraignant pour les enquêteurs risque de freiner la manifestation de la vérité et de compromettre la réussite des enquêtes, au préjudice de la société et des victimes.

En outre, la proposition de directive ne reconnaît pas de régime dérogatoire de garde à vue pour le terrorisme et la criminalité organisée. Ne prévoyant aucun cadre de garde à vue adapté à cette forme de criminalité, elle ne permet donc aucun report de l’arrivée de l’avocat, comme le prévoit notre droit. C’est toute la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée qui sera affectée par ces dispositions. Afin de tenir compte de la complexité des enquêtes, notre législation permet des dérogations à la présence de l’avocat plus flexibles et plus longues pour ces formes de criminalité particulièrement graves. Mais elle exige pour ces dérogations, conformément à la jurisprudence européenne, une motivation in concreto.

Par ailleurs, le projet de directive entraîne un dévoiement du rôle de l’avocat.

En effet, il prévoit que l’avocat du gardé à vue aura le droit d’inspecter les locaux de garde à vue au sein des commissariats et des brigades de gendarmerie. Cette mission relève en France des autorités publiques : procureur de la République, magistrat instructeur, parlementaires et contrôleur général des lieux privations de liberté. Ce contrôle fonctionne, et l’instauration d’un contrôle de nature privée n’aurait aucun sens. Ce ne peut être la mission des avocats.

Par ailleurs, le texte impose aux Etats membres de contrôler la qualité des conseils juridiques délivrés et donc celle du travail des avocats, une compétence qui relève en France des ordres professionnels. Ce n’est pas acceptable, et pour une raison de principe et parce qu’en pratique le contrôle systématique de la qualité des prestations délivrées est irréalisable.

Les conséquences pratiques du projet de directive sont loin d’être négligeables. Le dispositif retenu, qui impose la présence de l’avocat à toutes les auditions des personnes suspectées d’avoir commis une infraction pénale, conduira à l’augmentation mécanique du nombre de gardes à vue, compromettant ainsi les efforts que nous avons accomplis au cours des derniers mois pour remédier à une situation qui n’était plus tenable.

Ce dispositif a des conséquences budgétaires considérables, notamment en matière d’aide juridictionnelle. Or la Commission ne traite pas la question du financement, en renvoyant la responsabilité à chaque Etat. Mais si l’on reproche souvent à la France sa place dans le classement du fonctionnement de la justice, on oublie de dire qu’elle occupe le premier rang pour la gratuité de l’accès à la justice. Ce projet d’inspiration individualiste avantagera les personnes qui pourront financer leur défense ; ce n’est ni notre tradition ni notre façon de voir les choses.

La négociation doit donc porter aussi sur la question du financement : il en va de la validité même de cette réforme. Imposer un standard européen qu’aucun pays ne sera capable de supporter financièrement n’a pas de sens. Il me semble donc opportun de définir un tarif européen de l’aide juridictionnelle et le champ du financement public de l’avocat, harmonisé au sein des Etats membres. En l’absence de financement des nouveaux droits, nous nous orienterons vers une justice inégalitaire. Les deux questions ne peuvent donc être dissociées.

La politique pénale qui se dessine derrière cette proposition est une politique ultralibérale qui limite les capacités opérationnelles des Etats en matière de lutte contre la délinquance et témoigne d’une défiance à l’égard des Etats membres. La Commission européenne ne se préoccupe que des droits de la défense, au détriment de ceux des victimes et surtout au détriment des moyens d’investigation et de poursuite des policiers et du Parquet.

Nous devons être vigilants car ce projet de directive s’inscrit dans une démarche plus globale qui peut faire craindre un certain recul au niveau judiciaire. En effet, la Commission européenne montre peu d’entrain à développer l’entraide judiciaire, et elle a récemment émis des critiques à l’égard des instruments d’extradition dans sa communication sur le mandat d’arrêt européen, alors que cet instrument améliore considérablement l’efficacité des investigations et donc de la lutte contre la criminalité.

Je suis persuadé que nous pouvons construire une autre politique pénale, plus équilibrée, qui permette de renforcer les instruments d’entraide et qui propose des cadres adaptés aux attentes de tous les citoyens.

Les citoyens n’attendent pas des Etats qu’ils se désengagent dans ce domaine, tant s’en faut, mais qu’ils se fassent les promoteurs d’une politique européenne responsable reposant sur des mesures qui peuvent être financées par les Etats, d’une politique pénale équilibrée, protectrice des libertés mais permettant une justice efficace, garantissant la sécurité de tous les citoyens de l’Union et au sein de laquelle les victimes auront toute leur place.

Notre engagement pour la construction d’une Europe de la justice doit se forger autour de ces axes forts, car c’est grâce à une position cohérente et structurée que nous pourrons mener efficacement la négociation. La politique pénale européenne doit être ambitieuse, et reposer sur une coopération toujours croissante entre les Etats membres.

J’en viens au projet de création d’un Parquet européen.

Depuis le traité de Lisbonne, qui a concrétisé des réflexions nées une dizaine d’années plus tôt, les Etats membres ont la possibilité de créer un Parquet européen qui serait compétent pour poursuivre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, voire pour lutter contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontalière. C’est une possibilité et non une obligation.

Aux termes de l’article 86 du traité sur le fonctionnement de l’Union, le Parquet européen, créé « à partir d’Eurojust », serait compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement, le cas échéant en liaison avec Europol, les auteurs et complices de ces infractions, et exercer en la matière l’action publique devant les juridictions compétentes des Etats membres. Le traité renvoie à des actes de droit dérivé le soin de définir l’admissibilité des preuves et les règles applicables au contrôle juridictionnel des actes de procédure.

Le traité a ainsi fixé un cadre souple, offrant une large gamme de possibilités. Mais avant de passer à l’étape de la définition et des choix, il est indispensable de tracer les contours de ce que devrait être véritablement ce Parquet européen et surtout de déterminer en quoi son efficacité serait supérieure à celle des Parquets nationaux.

A l’évidence, la réflexion ne peut être considérée comme aboutie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle votre assemblée avait suggéré au Premier ministre de demander au Conseil d’Etat une étude sur la question. Cette étude éclaire les enjeux multiples, et délicats, de la question. Je ne prétends pas apporter aujourd’hui de réponses définitives, mais vous faire part de quelques réflexions.

Avant toute chose, il sera indispensable de définir clairement le champ de compétences du Parquet européen, ce qui revient à se poser la question des motifs qui doivent, ou pas, conduire à l’instituer. Le traité mentionne à cet égard deux possibilités : atteintes aux intérêts financiers de l’Union et criminalité organisée. J’ai tendance à penser qu’au moins dans un premier temps, si le Parquet européen devait être mis en place, il faudrait limiter sa compétence à la protection des intérêts financiers de l’Union. Cela éviterait que le Parquet européen ne se trouve en concurrence avec les Parquets nationaux.

Pour l’organisation du Parquet européen, deux modèles sont envisageables : un collège de procureurs nationaux, sur le modèle d’Eurojust, ou un Parquet européen intégré, dont les membres ne représentent plus les Etats membres mais un véritable ministère public européen.

Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer aujourd’hui qu’un modèle est préférable à l’autre. Le Parquet européen intégré permettrait, selon ses promoteurs, de gagner en réactivité, surtout si il devait disposer d’un service d’enquête propre ; le Parquet européen rassemblant un collège de procureurs nationaux permettrait de conserver les spécificités nationales.

Il me paraît toutefois important que les attributions du Parquet ne se limitent pas, comme dans le modèle anglo-saxon, à soutenir l’accusation à l’audience. Dans la conception française que je défends, il doit également diriger les investigations, poursuivre et soutenir l’action publique tout au long de la procédure. Un procureur européen doit avant tout, à l’instar d’un procureur français, être un magistrat.

Construire un Parquet européen, c’est aussi se poser la question de son articulation avec les justices nationales et sur ce point la réflexion est inaboutie. Comment les juridictions nationales pourront-elles autoriser les perquisitions, les écoutes, la détention provisoire ou le contrôle judiciaire des personnes poursuivies ? De même, pour le jugement des infractions relevant du Parquet européen, quelles juridictions doivent être compétentes, en quelle langue doivent se dérouler les débats, et qui doit les financer ?

Par ailleurs, la mise en œuvre d’un Parquet européen ne suppose-t-elle pas l’uniformisation des incriminations qui relèveraient de sa compétence ? Les législations pénales nationales relatives à la protection des intérêts financiers de l’Union sont très variables. Pour éviter que le « forum shopping » autrement dit le choix de l’Etat membre dans lequel se fera la poursuite, ne porte atteinte à l’égalité de traitement des justiciables, une telle harmonisation est sans doute nécessaire. Mais le Parlement français acceptera-t-il une modification des incriminations signifiant le cas échéant l’abaissement de l’échelle des peines, au risque d’incohérence avec le droit pénal national ?

L’institution d’un Parquet européen, parce qu’elle traduit une certaine forme d’abandon de la souveraineté nationale, est un choix politique important qui doit être débattu par les citoyens, pour qu’ils décident si un procureur installé à Bruxelles ou à Luxembourg protégera mieux les intérêts de la société qu’un procureur en fonction à quelques kilomètres de chez eux.

Construire l’Europe, c’est s’impliquer dans des choix communs et définir ces choix ensemble. Défendre l’Europe, ce n’est pas laisser la Commission et même le Parlement européen seuls pour décider des règles qui s’imposent aux Etats et aux citoyens : c’est investir l’espace politique européen dans lequel la droite, le centre et la gauche expriment leurs positions sur les sujets qui concernent directement les citoyens.

Le débat politique sur les instruments juridiques soumis à la négociation est nécessaire, et même indispensable. C’est le signe de la maturité de la construction européenne. Si nous ne nous saisissons pas de ces sujets d’intérêt commun, si nous laissons se faire, hors de tout débat, une politique pénale déséquilibrée, les citoyens voteront pour des partis anti-européens, non par hostilité envers la construction européenne mais par hostilité envers la politique menée par l’Union européenne, ce qui est tout autre chose. Derrière la nécessaire politisation du débat européen, c’est le consensus autour du projet européen qui est en jeu.

Depuis le traité de Lisbonne, l’Union européenne peut traiter de sujets qui touchent directement à la vie quotidienne des citoyens ; c’est le cas de la justice pénale. Il ne faut pas laisser penser que le débat sur ces questions est technique et qu’il ne vise qu’à transposer une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne. Il s’agit de débats politiques, de débats de société comme nous en avons eus lors des débats sur la loi portant réforme de la garde à vue. A l’issue de ces débats, nous sommes parvenus à un texte garantissant l’équilibre entre les libertés individuelles constitutionnellement garanties, le maintien de l’ordre public et la sécurité de nos concitoyens. C’est cet équilibre, qui me semble être une conception largement partagée de la justice, que je m’attacherai à défendre au niveau européen.

Le Président Pierre Lequiller. Je vous remercie, Monsieur le Garde des Sceaux, pour cet exposé très précis. J’appelle les questions.

M. André Schneider. Monsieur le Garde des Sceaux, vous avez anticipé de nombreuses questions, en soulignant la complexité de l’installation d’un Parquet européen. Vous avez évoqué l’éventuel renforcement d’Eurojust ; quelle est la position de la France en la matière ?

En tant qu’élu du Bas-Rhin, circonscription voisine de l’Allemagne, je peux témoigner des difficultés que suscitent les différences procédurales entre la France et l’Allemagne, qu’il s’agisse de dossiers de divorce ou de lutte contre la traite des êtres humains. Il y a beaucoup à faire. Aussi, ne serait-il pas plus raisonnable de commencer par harmoniser quelques éléments de base de nos systèmes judiciaires respectifs ? Que pouvez-vous faire pour que la justice des pays européens devienne enfin une justice européenne, ce que nos concitoyens attendent avec impatience ?

Mme Marietta Karamanli. Vous avez répondu, Monsieur le Garde des Sceaux, à certaines des questions que M. Guy Geoffroy et moi-même nous posions, et vous avez partiellement dévoilé votre position, même si elle n’est pas définitivement arrêtée. Je rappelle qu’en 2002 déjà, dans le cadre de la délégation pour l’Union européenne, MM. Jacques Floch et René André avaient présenté un rapport d’information sur la création d’un procureur européen et qu’en mai 2003, l’Assemblée nationale adoptait une résolution sur le même thème, présentée par M. Geoffroy au nom de la commission des lois.

S’agissant de l’utilité d’un Parquet européen, vous vous êtes montré très prudent. Plusieurs d’entre nous considèrent qu’il faut être ambitieux pour l’Europe. La criminalité est devenue transfrontalière ; nos insuffisances nationales nous imposent de la traiter au niveau européen. Face au développement des formes graves de criminalité que sont, par exemple, la traite des êtres humains et le trafic de stupéfiants, nous devons, si nous voulons que l’Union européenne soit crédible, doter le Parquet européen de compétences plus larges que la seule défense des intérêts économiques et financiers de l’Europe prévue par le traité de Lisbonne, et lui permettre aussi de poursuivre les auteurs de ces crimes graves.

S’agissant de la forme que pourrait prendre le Parquet européen, certaines des personnalités que nous avons auditionnées estiment la collégialité difficilement compatible avec la réactivité qu’exigent les poursuites, mais d’autres jugent que, par souci d’équilibre, elle ne doit pas être écartée par principe. Quelle forme privilégieriez-vous, aussi lointaine soit la perspective d’un éventuel Parquet européen ?

L’instauration d’un ministère public européen suscite des réticences et une certaine méfiance qui rendent improbable l’unanimité des Etats membres sur cette question. Ne peut-on alors envisager, une coopération renforcée entre plusieurs pays différents par la taille, l’histoire et la géographie ? Il en va de la crédibilité de l’Union européenne, dont les citoyens attendent des réponses à leurs problèmes quotidiens, qui ne sont pas seulement financiers. Pouvez-vous préciser la position du Gouvernement et nous dire comment il envisage la suite des travaux ?

M. Guy Geoffroy. Mme Marietta Karamanli et moi-même présenterons le 29 juin prochain les conclusions de nos travaux relatifs à la création d’un Parquet européen. Dans l’intervalle, je souhaite donner quelques indications permettant d’appréhender les enjeux. Depuis bientôt quinze ans, les pays européens s’interrogent sur les moyens de lutter contre la criminalité organisée transnationale qui, chacun le sait, se joue des frontières. C’est ainsi qu’a été envisagé le déclenchement de poursuites par une instance européenne. En 2002, la Commission européenne a proposé, dans son Livre vert, la création ex nihilo d’un Parquet européen chargé de protéger les intérêts financiers de l’Union européenne. La proposition de résolution relative à la création d’un procureur européen contenue dans le rapport d’information rédigé par MM. René André et Jacques Floch au nom de la délégation pour l’Union européenne allait en ce sens.

Rapporteur du texte pour la commission des lois, j’ai suggéré, en accord avec M. Dominique Perben, alors garde des Sceaux, que l’on aille plus loin. La proposition de la commission des lois a été adoptée par la commission, puis par l’Assemblée nationale, sans opposition, le 22 mai 2003. A la différence de la délégation, la commission des lois proposait de créer un Parquet européen à partir de l’outil existant, Eurojust. Ainsi pouvait-on dépasser le cadre strict de la lutte contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union – une question dont on voit encore qu’elle n’intéresse pas les dix nouveaux entrants car ils y voient, à tort, un problème technique sans conséquence pour les Etats et les citoyens. Pour notre part, nous avions considéré qu’il convenait de prêter également attention à ce qui est devenu par la suite le programme de Stockholm.

Comme Mme Karamanli, je me félicite donc que le traité de Lisbonne dispose, au paragraphe 1 de l’article 86, que « pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union (…) le Conseil (…) peut instituer un Parquet européen à partir d'Eurojust ». Le traité est le point de départ qui permet de traiter cette question. Le paragraphe 4 du même article dispose quant à lui que « le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, adopter une décision modifiant le paragraphe 1 afin d'étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière (…) » A-t-on, par ce paragraphe, voulu enterrer la dynamique engagée en 1997, ou signifier que nous posions les bases d’une politique pénale européenne du possible et du nécessaire pour permettre de mieux lutter contre la criminalité transfrontalière ? Là est l’enjeu, et c’est dire l’importance des discussions à venir à ce sujet au sein du Conseil « Justice et affaires intérieures » de l’Union.

Nous avons rencontré Mme Vivian Reding, commissaire européenne à la justice – dont on sait qu’elle entend proposer en 2013 des orientations décisives en matière de création du Parquet européen -, ainsi que M. Juan Fernando López Aguilar, président de la commission des libertés civiles du Parlement européen, qui s’est montré très allant et qui nous a rappelé avoir porté le sujet à l’avant-scène, lors de la présidence espagnole, et lorsqu’il était ministre de la justice d’Espagne. Mais tous nos interlocuteurs ont insisté sur le fait que le dossier n’avancerait que si le Conseil européen en manifeste la volonté.

Ambition, prudence, lucidité et pragmatisme s’imposent donc pour renforcer la crédibilité de l’Union européenne aux yeux de nos concitoyens. Pour cela, il faut mettre au point un dispositif qui, sans créer une subordination de la justice française à une justice européenne qui lui serait supérieure, permettra de répondre à armes égales à la criminalité transnationale – si possible, avec un coup d’avance. Alors qu’une directive relative à la lutte contre la traite des êtres humains vient d’être finalisée, il serait paradoxal de ne pas se donner les moyens de l’appliquer. Beaucoup avait été dit sur le mandat d’arrêt européen, considéré par certains comme une atteinte portée à la souveraineté des Etats en matière de justice ; démonstration a plutôt été faite du contraire, même si l’analyse requiert de la prudence. De même, je pense qu’il n’y pas lieu de redouter la création d’un Parquet européen au terme d’une démarche prudente, qui pourrait peut-être permettre d’éviter une coopération renforcée. Ce qui est proposé est plus une chance qu’une contrainte, c’est un avantage plus qu’un risque. Cela ressort d’ailleurs de l’étude du Conseil d’Etat : elle dit la complexité de la mesure et la nécessité de définir le champ de compétences de l’éventuel Parquet européen, mais elle préconise aussi de pousser le plus loin possible la coopération. Très nombreux, Monsieur le Garde des Sceaux, sont ceux qui espèrent voir les gouvernements bouger, et la position que prendra la France est très attendue.

M. Jacques Myard. Dans une tension perpétuelle entre réalité et utopie, la fuite en avant me paraît à nouveau tenir lieu de politique européenne. La criminalité transnationale trouvant pour une très large part sa source hors les frontières de l’Union, un Parquet européen ne résoudrait rien. Il existe une série de conventions internationales réprimant le trafic des êtres humains et le trafic de stupéfiants ; que chaque Etat commence donc par les appliquer ! De plus, point n’est besoin d’un Parquet européen pour poursuivre ! Il suffit, si la Commission européenne soupçonne une fraude, qu’elle fasse une enquête et, si elle la constate, qu’elle transmette le dossier au Parquet de l’Etat concerné pour poursuites. Pourquoi tenir à construire une usine à gaz ? Voyez ce qu’il en est aux Etats-Unis : pour trois crimes jugés à l’échelon fédéral, tout le reste est jugé au niveau des Etats ! Pourquoi imaginer un dispositif qui sera source de conflits de juridictions et de contentieux inextricables ?

Quant au projet de directive sur l’accès à l’avocat, il est inacceptable. Un avocat est un avocat au moment du procès, il n’est pas dans l’enquête. Un lobby est a l’œuvre et l’on progresserait grandement si, avant toute chose, on prenait la mesure de salubrité publique consistant à rendre incompatibles, tant au Parlement français qu’au Parlement européen, la qualité d’avocat et l’exercice de la députation… Il faut en revenir aux sujets primordiaux que sont l’intérêt des Etats et la sécurité publique : c’est cela que demandent les citoyens, et non pas que l’on démantèle la sécurité juridique comme le fait ce projet. Tout cela est inadmissible, et vous devez le dire, Monsieur le garde des Sceaux.

Le Président Pierre Lequiller. Voilà une opinion quelque peu dissemblable de celle des co-rapporteurs et du Conseil d’Etat…

M. Jacques Myard. Lequel n’est pas infaillible.

M. Robert Lecou. Une gouvernance mondiale est indispensable en bien des domaines. Les accords bilatéraux ne suffisent pas, une démarche transfrontalière plus globale est nécessaire. Si l’Europe, actuellement en crise, veut retrouver son rang et continuer d’influer sur la marche du monde, elle doit avancer plus unie. S’agissant du Parquet européen, sans négliger les instruments existants ni compliquer les choses, nous avons intérêt à aller de l’avant pour contrecarrer les officines criminelles. Quelle est la position des autres Etats membres ? Où s’expriment les réticences et les appuis à ce projet ?

M. Didier Quentin. Pour donner suite à cette question, pensez-vous, Monsieur le ministre, que la procédure d’installation d’un Parquet européen, qui est actuellement une perspective lointaine, soit susceptible d’être accélérée ? Quant au projet de directive sur l’accès à l’avocat, il frappe de stupeur. Qu’en est-il du Livre vert sur la détention ? Enfin, la lutte contre la cybercriminalité est-elle à l’ordre du jour des prochains travaux des ministres européens de la justice ?

M. Pierre Forgues. Monsieur le ministre, la manière très mesurée avec laquelle vous avez présenté le projet de Parquet européen peut paraître curieuse au regard de l’engagement de nos deux rapporteurs, mais je n’en suis pas étonné. Le principe d’un Parquet européen est louable : il est bon de vouloir réaliser l’Europe pénale, mais bien d’autres politiques européennes restent à faire. Une politique européenne de la fiscalité – de la fiscalité des entreprises en particulier – serait intéressante, comme le serait une politique industrielle européenne ; quant à la politique environnementale européenne qui se fait petit à petit, elle est tout à fait nécessaire, et réaliste. Il reste donc tant à faire que l’achèvement de l’Europe pénale est sans doute chose lointaine, d’autant plus lointaine que l’unanimité me semble improbable. Au mieux, le Parquet européen se ferait dans le cadre d’une coopération renforcée entre quelques Etats, ce qui rendrait son efficacité aléatoire. De plus, la criminalité organisée transfrontalière dépasse largement les frontières de l’Union. Quelle action concrète pourrait avoir un Parquet européen chargé de protéger les intérêts financiers de l’Union, en cas d’attaque contre l’euro déclenchée depuis Hong-Kong, New York ou ailleurs ? En quoi un Parquet européen, dont on ne sait où il serait établi, serait-il plus efficace que ne le sont les Parquets nationaux ? Ce projet demande une réflexion approfondie. D’une manière générale, la criminalité organisée sait parfaitement s’adapter aux législations nationales, et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je comprends donc la prudence du ministre : le principe est sans doute louable, mais l’on ne peut se limiter à énoncer beau principe après beau principe sans aboutir à rien. Je préférerais que l’on s’attache à quelques politiques et qu’on les mène à leur terme avant de lancer des chantiers ultérieurs.

Le Président Pierre Lequiller. Permettez-moi d’observer que si, depuis le fondement de l’Union, on s’était contenté de l’existant sans pousser les feux, l’Europe ne se serait jamais faite. Lors de la création de l’euro, beaucoup étaient sceptiques…

M. Jacques Myard. Certains le sont toujours…

Le Président Pierre Lequiller. Il n’empêche que l’Allemagne, pour le bien commun, a accepté de sacrifier le Deutsche Mark. De même, le projet de Parquet européen a un impact direct sur les citoyens, et je soutiens la position de nos deux rapporteurs.

M. Michel Mercier. Cet intéressant débat a mis en lumière des positions sans doute moins antagonistes qu’on peut le penser. L’une des manières d’être européen, c’est de s’en tenir aux grands principes et d’occulter les questions pratiques ; mais, selon moi, la seule façon de progresser consiste à tout mettre sur la table sans rien se cacher. Du projet de Parquet européen, le Conseil d'Etat dit : « L’impression de relative retenue qui pourrait (…) résulter [de l’étude] ne doit pas masquer la conviction que le Conseil d’Etat s’est forgée, à l’occasion de ses travaux, de la nécessité qu’il y a de progresser dans la voie du renforcement d’un espace judiciaire européen par la création d’un véritable organe commun de poursuites pénales. » On ne peut que partager ce point de vue. Mais il reste à définir la forme que l’on souhaite donner au Parquet européen – Parquet intégré ou Eurojust renforcé – et à trancher les questions de fond qui demeurent irrésolues.

Un procureur poursuit des infractions légalement déterminées ; dans le cas d’un Parquet européen, qui déterminera les incriminations ? Que fera-t-on en cas de « concours » d’incriminations entre les Etats et le Parquet européen ? D’autre part, comment réglera-t-on les relations entre le Parquet européen et les Parquets nationaux ? Comment dessaisira-t-on, qui contrôlera, qui décidera ? Il est vrai, aussi, que décider d’instituer un procureur européen, c’est aller vers une forme de fédéralisme.

Il est légitime de se poser ses questions, mais cela n’empêche pas de construire l’espace judiciaire européen en renforçant Eurojust et ainsi la coopération entre les Etats membres. Définir des incriminations pénales européennes, c’est un abandon de compétence marquant pour un Parlement national, et comme cette définition ne peut relever que d’un Parlement, c’est reconnaître ce pouvoir au Parlement européen. Régler les questions pratiques – car je comprends le propos de M. Schneider, qui s’agace de ce que les procédures quotidiennes continuent de différer dans des pays frontaliers – n’empêche pas que l’on puisse créer un espace judiciaire européen ; on peut avancer sur les deux fronts en même temps.

Je n’ai pas l’intention de soutenir le texte de la proposition de directive sur l’accès à l’avocat qui, dans sa forme actuelle, est dangereusement déséquilibré. Les droits de la défense doivent évidemment être respectés, mais ceux de la société et des victimes doivent l’être aussi ; je le dirai à Mme Reding. Je suis favorable à ce qu’en France la justice reste accessible à tous. Si, dans notre pays, 60 % du contentieux est d’ordre familial, c’est que chacun peut accéder à la justice ; dans les autres pays, il faut payer pour cela. La manière dont la justice est organisée traduit notre culture, et l’on peut avoir de fortes convictions européennes sans pour autant consentir à l’abandon de sa culture. Je suis très attaché à notre droit, qui fut un temps à la base du droit de nombreux pays européens et qui continue de l’être dans certains Etats et je considère ce projet de directive comme inacceptable en l’état. Je compte sur les membres de votre commission pour participer à la réflexion sur ces sujets.

Le Président Pierre Lequiller. Nous sommes heureux, Monsieur le garde des Sceaux, d’avoir eu avec vous cette discussion qu’il sera très intéressant de reprendre après que nos deux rapporteurs auront poursuivi leurs consultations.

II. Examen de textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution

Sur le rapport du Président Pierre Lequiller, la Commission a examiné des textes soumis à l’Assemblée nationale en application de l’article 88-4 de la Constitution.

Textes « actés »

Aucune observation n’ayant été formulée, la Commission a approuvé les textes suivants :

Ø Commerce extérieur

- proposition de règlement du Conseil portant suspension, à titre temporaire, des droits autonomes du tarif douanier commun à l'importation de certains produits industriels dans les Îles Canaries (document E 6266) ;

- proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (UE) no 7/2010 portant ouverture et mode de gestion de contingents tarifaires autonomes de l'Union pour certains produits agricoles et industriels (document E 6270) ;

- règlement (UE) de la Commission fixant les exigences de certification applicables à certains produits composés importés dans l'Union ou transitant par celle-ci, et modifiant la décision 2007/275/CE et le règlement (CE) no 1162/2009 (document E 6278).

Ø Espace de liberté, de sécurité et de justice

- projet de décision du Conseil sur l'application à la Principauté de Liechtenstein des dispositions de l'acquis de Schengen relatives au système d'information Schengen (document E 6271) ;

- décision du Conseil concernant le lancement de l'échange automatisé de données relatives aux données dactyloscopiques en France (document E 6273).

Ø PESC et relations extérieures

- proposition de décision du Conseil et de la Commission relative à une position de l'Union concernant une décision du Conseil de stabilisation et d'association UE-Monténégro modifiant son règlement intérieur (document E 6231).

Ø Questions fiscales

- proposition de décision d'exécution du Conseil autorisant la Suède à appliquer un taux réduit de taxation à l'électricité directement fournie aux navires se trouvant à quai dans un port (« électricité fournie par le réseau électrique terrestre »), conformément à l'article 19 de la directive 2003/96/CE (document E 6196).

Point B

La Commission a approuvé le texte suivant :

Ø Espace de liberté, de sécurité et de justice

- décision du Conseil modifiant le réseau de consultation Schengen (cahier des charges)(document E 6272).

La séance est levée à 18 h 30

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 8 juin 2011 à 17 h 15

Présents. - M. Jacques Desallangre, M. Michel Diefenbacher, M. Pierre Forgues, M. Régis Juanico, Mme Marietta Karamanli, M. Jérôme Lambert, M. Robert Lecou, M. Pierre Lequiller, M. Jacques Myard, M. Didier Quentin, M. André Schneider, M. Gérard Voisin

Excusés. - M. Pierre Bourguignon, M. Bernard Deflesselles, M. Michel Delebarre, Mme Marie-Louise Fort, Mme Anne Grommerch