Refusant que l’outre-mer soit le grand oublié de la décentralisation, Aimé
Césaire prend part à la discussion du projet de loi relatif aux droits et
libertés des communes, des départements et des régions.
Monsieur le ministre d’Etat, mes chers collègues, j’ai lu avec attention ce projet
de loi instaurant la décentralisation et j’ai été frappé par le fait que nulle part,
dans la trentaine de pages que comporte ce texte, je n’ai trouvé le mot « outremer » et je n’ai rencontré l’expression « départements d’outre-mer ».
Pas un mot, pas une mention, pas une indication, pas une allusion ! J’ai donc
l’impression que c’est un peu par effraction que j’entre dans la discussion de ce
soir. (Sourires)
Vous ne serez pas dons surpris, monsieur le ministre, si je ne traite dans mon
intervention – comme M. Moutoussamy d’ailleurs – que du sujet que vous avez
omis d’évoquer, et si je n’examine le texte proposé que dans cette optique toute
particulière.
A vrai dire, vous le devinez bien, je force un peu le trait. Votre silence est un faux
silence ; vous parlez de nous, même si c’est par prétérition, vous pensez en fait
qu’il n’y a pas de différence majeure entre vous et nous et que ce qui est bon
pour vous est bon pour nous.
Tout n’est pas faux dans ce raisonnement et il est tout à fait vrai que votre projet
comporte d’excellentes dispositions qui constituent, même pour nous, des éléments très positifs.
Vous supprimez la tutelle des préfets ? A la bonne heure ! J’ai trop dénoncé, il
vous en souvient, la férule des gouverneurs d’antan pour ne pas applaudir à la
suppression de la tutelle.
Vous accroissez le pouvoir des assemblées locales, dont vous souhaitez
l’élection au suffrage universel. J’ai trop regretté l’inexistence, dans le système
jusqu’ici en vigueur, d’un vrai pouvoir de décision à l’échelon local – d’un pouvoir
démocratique s’entend – pour ne pas me réjouir des nouvelles dispositions que
vous nous proposez.
Tout cela est donc très positif et vous avez raison : c’est bon pour la Bretagne,
pour la Gironde, pour la Corrèze, mais c’est aussi très bon pour nous, aux
Antilles.
Mais, monsieur le ministre, vous sentez bien que notre satisfaction ne peut être
totale. C’est qu’il manque à votre projet, à mon point de vue, un élément capital.
Il lui manque de ne pas laisser entrevoir que si la différence existe, toutes les
différences ne sont pas pour autant égales entre elles. Il lui manque, en somme,
de n’avoir pas voulu, si je puis dire, différencier la différence. Si bien que votre
texte ne peut pas ne pas apparaître comme un texte quelque peu simplificateur
et réducteur.
Sans doute y décèle-t-on des nuances mais, en fait, ce texte s’inscrit dans une
tradition bien française, même si la filiation n’est pas celle que l’on croit
généralement, même si les grands ancêtres ne se trouvent pas forcément là où
on les cherche.
J’ai entendu cet après-midi des orateurs se lancer à la tête des épithètes
historiques et homériques. On s’est qualifié de girondins, de jacobins, mais
dussé-je vous décevoir, votre texte, monsieur le ministre, tout au moins pour le
paragraphe, qui nous concerne, n’est ni jacobin, ni girondin, il est thermidorien,
ce qui est beaucoup moins recommandable. (Sourires et applaudissements sur
plusieurs bancs des socialistes).
Votre philosophie, votre souci de banalisation, savez-vous où j’en ai trouvé la
source et les prémices ? Je les ai trouvées dans un discours prononcé à la
Convention lors de la discussion de la Constitution de l’An III. Ecoutez plutôt : « Que les colonies soient toujours françaises au lieu d’être seulement
américaines ; qu’elles soient libres sans être cependant indépendantes, qu’elles
fassent parie de notre République indivisible et qu’elles soient surveillées et
régies par les mêmes lois et le même Gouvernement, que leurs députés appelés
dans cette enceinte y soient confrontés avec ceux du peuple entier, ils y
délibéreront sur tous les intérêts de leur commune patrie. » Et voici le trait final : « Les colonies seront soumises aux mêmes formes d’administration que la
France. Il ne peut y avoir qu’une bonne manière d’administrer et si nous l’avons
trouvée pour les contrées européennes, pourquoi celles d’Amérique en seraient elles
déshéritées ? »
L’orateur ne s’appelait ni Robespierre, ni Brissot, ni Vergniaud, et pour cause :
ils étaient morts. Il s’appelait Boissy d’Anglas, ce qui est beaucoup moins
prestigieux.
Mais, monsieur le ministre, après ce détour historique, j’en reviens à votre texte :
j’ai la conviction qu’il sera très vite dépassé et que, sous la pression des faits,
vous serez amené sinon à le réviser, car vos principes sont excellents, du moins à le compléter.
C’est que les faits sont têtus et que la spécificité antillaise est un fait. Elle peut
irriter, mais elle existe. C’est comme le naturel : chassez le spécifique, il revient
au galop, et c’est lui qui très vite rendra votre texte inapplicable.
D’abord, il y a la spécificité administrative et politique. Voilà des régions
singulières. Le même territoire est à la fois département et région. Et voici que,
par le texte que nous discutons aujourd’hui, vous allez doter ce territoire de deux
assemblées, ayant toutes les deux à peu près les mêmes pouvoirs, les mêmes
compétences et exerçant ces compétences dans le même champ d’action.
Toutes les deux – et c’est là la novation, heureuse d’ailleurs – élues au suffrage
universel.
Ne croyez-vous pas que ce chevauchement, ou cet enchevêtrement, est de
nature à créer des difficultés et des conflits ? Ne croyez-vous pas qu’il serait plus
raisonnable de fondre ces deux assemblées en une assemblée unique qui, élue
au suffrage universel, cumulerait l’ensemble des pouvoirs actuellement répartis
entre la région et le département ? Ce serait plus clair et plus judicieux.
Mais, pour le faire, il faudrait s’écarter de votre schéma. Il faudrait déroger. Et
c’est ce que vous ne voulez pas, tout au moins dans un premier temps.
La deuxième difficulté est d’ordre économique car, dans ce domaine plus encore
que dans les autres, la notion de spécificité s’impose. Les Antilles sont des îles
situées dans le continent américain, à 7 000 kilomètres de la France. Intégrées
sans nuances dans le Marché commun, ouvertes à toutes les concurrences,
privées par ailleurs de tout marché réservé car cela est contraire à l’esprit même
du Marché commun ; leur économie, au fil des années, s’est effondrée.
Comment mettre un terme à cette dégradation, qui mène tout droit à la
catastrophe ?
Parmi toutes les mesures envisageables, on peut penser à un certain
désengagement par rapport aux règles du Marché commun, ce Marché commun
qui fait de nous, non une Europe – c’est impossible – mais une sous-Europe
tropicale.
On peut penser qu’il serait bon de donner à ces pays lointains et insulaires une
plus grande liberté commerciale pour leur permettre de commercer avec leurs
voisins, ce qui devrait aller de soi.
On peut penser qu’il serait judicieux de donner ou de redonner à leurs
assemblées locales le droit d’établir une tarification douanière propre. A cet égard, je livre à votre méditation quelques extraits d’un texte qui n’est pas de
moi et qui est séculaire. Je vous dirai tout à l’heure d’où je l’ai tiré. « Comme en
définitive, nos tarifs de douanes sont faits au point de vue exclusif des intérêts
de production de la métropole… », donner pouvoir à leurs assemblées locales
en cette matière ne peut qu’être avantageux « pour les colonies car leurs tarifs
de douanes seront évidemment établis par elles au point de vue de leurs
besoins, de leurs consommations et des ressources financières qu’ils peuvent
leur procurer ».
Etait-ce mal raisonné ? J’ai emprunté cette citation à l’exposé des motifs du
sénatus-consulte de 1866. C’est le signe que le problème n’est pas
d’aujourd’hui.
Mais si vous faites cela – et je crois qu’il faut le faire – vous n’êtes plus dans le
schéma métropolitain de la régionalisation ; vous êtes dans un statut spécial.
Et puis, si nos territoires sont des pays sous-développés, il leur faut un plan de
développement spécifique. Alors, quand j’entends dire que ce plan sera arrêté à
Paris, et par Paris, je m’inquiète et je me si, après avoir chassé le jacobinisme
par la porte, il ne rentre pas par la fenêtre ! (Sourires).
J’en viens à une troisième spécificité, la plus importante peut-être. C’est de la
spécificité culturelle qu’il s’agit.
Civilisation composite, avec un soubassement amérindien, un apport européen
important et une dominante africaine évidente, c’est cela l’identité antillaise.
Comment ne pas en tenir compte ?
Ici, il ne s’agit pas de différence ; il ne s’agit pas de degré ; il s’agit d’un passage à « autre chose ». Il s’agit d’altérité et de singularité ; à quoi il faudrait sans
doute ajouter la particularité linguistique qui fait de ces pays, je ne dirai pas des
pays de bilinguisme, mais des pays de diglossie ; les spécialistes connaissent la
différence.
Alors, voici ma question : que vaut un statut qui ne tiendrait pas compte de tous
ces particularismes ? Et puis, tout se tient dans une construction juridique. Dans
le temps même où vous annoncez que vous donnerez un statut spécial à la
Corse, et je m’en réjouis – la Corse, vieille terre européenne, vieille terre
méditerranéenne – vous oubliez les Antilles, terres américaines situées à 7 000
kilomètres de la France.
Certain disait : « Il n’y a plus de Pyrénées ! »
Vous faites mieux, monsieur le ministre d’Etat ! Vous comblez l’Atlantique !
(Rires).
Même si, en contrepartie, vous « élargissez » la Méditerranée, ceci ne
compense pas cela. (Sourires).
Ma conclusion, monsieur le ministre, c’est que, malgré les mesures que vous
proposez aujourd’hui, et dont je ne nie pas l’intérêt, les départements d’outremer
continueront à faire problème, et que ce problème n’est pas de ceux, bien
rares en vérité, qu’on peut résoudre en les éludant.
Eh oui ! toutes les spécificités que j’ai évoquées tout à l’heure, il faudra bien que,
tôt ou tard, vous les preniez en compte dans un statut qui, de quelque nom
qu’on l’appelle, ne peut être qu’un statut spécial, un statut sur lequel, bien
entendu, les populations, à travers leurs assemblées, devront avoir leur mot à
dire. Ce sera pour le moins de l’autodétermination.
Monsieur le ministre d’Etat, monsieur le secrétaire d’Etat chargé des
départements et territoires d’outre-mer, vous êtes dans la bonne direction, mais
je compte sur vous pour qu’on aille plus loin.
(Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes). |