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Semaine franco-russe à l'Assemblée nationale

Lecture croisée franco-russe par la troupe de la Comédie française en présence
de M. Oleg Morozov, Vice-président de la Douma d’État de la Fédération de Russie
et d’une délégation de députés russes

Mardi 8 juin 2010

Lecture croisée franco-russe par la troupe de la Comédie française en présence de M. Oleg Morozov, Vice-président de la Douma d’État de la Fédération de Russie et d’une délégation de députés russes

Jean Jaurès

Tolstoï

 

Il y a cent ans s’éteignait Tolstoï : le député Jean Jaurès salue la mémoire du grand écrivain dont il tente de faire comprendre aux Français le cheminement intellectuel

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Un jour Tolstoï chassant seul, égaré dans une chaude jour, née d'été, dans une forêt qu'il ne connaissait pas, un jour il s'arrête au pied d'un arbre ; il est enveloppé par des my­riades et par des myriades de moucherons qui s'acharnent sur lui, le piquent, l'exaspèrent jusqu'à la folie. Il allait crier de colère quand il se dit soudain : les hommes d'ici sup­portent ces choses et vivent avec ces choses, pourquoi ne le supporterai-je point ? Et les piqûres lui devinrent tout à coup moins incommodantes et moins cuisantes. Alors il pensa à toute cette fécondité, à tout ce pullulement de la vie dans la forêt ; il se dit : que chacun des millions de moucherons di­sait : moi, comme lui-même, Tolstoï, disait : moi, et que leur murmure, leur sifflement, c'était peut-être les clairons de bataille de toute cette armée d'êtres minuscules, sonnant l'at­taque de la proie colossale, égarée dans la forêt ; et il sentit qu'il n'était, lui, qu'un atome vivant dans l'innombrable ar­mée des atomes, qu'un moi minuscule, éphémère et misérable perdu dans des millions d'autres consciences éphémères, mi­sérables et bornées comme la sienne. Il n'y avait, soudain, qu'un moyen d'échapper à ce néant de l'univers : c'était de se ressaisir, de se relever et il pensa : la vie n'a de sens que si je m'apprête à me sacrifier pour les autres. Par l'égoïsme étroit, l'individu humain est perdu dans la myriade des autres égoïsmes. Au contraire, s'il apprend à se sacrifier il devient su­périeur à tous, il les enveloppe tous, il les domine tous et il se rattache au-dessus de tous à quelque chose d'impérissable et d'éternel. Et c'est ainsi que dans la forêt primitive du Cau­case, vers l'âge de vingt-cinq ans, Tolstoï était déjà travaillé par les ferments de la grande crise mystique qui éclatera vingt-cinq ans après.

Tolstoï est resté un oriental, et il déplore que la révolution russe se soit engagée dans la voie de la révolution occidentale. Il a peur de la croissance industrielle, puis de la démocratie, il ne voudrait qu'une production agricole à base communiste. Mais il est impossible d'arrêter la révolution du monde : les industries montent, et dans l'Orient même, en Russie même, où c'est le prolétariat industriel qui a réveillé d'un trop long sommeil la masse paysanne, en Perse même, dans l'Inde, au Japon, en Chine, dans tout l'Orient, jusque-là endormi, c'est la fièvre de l'activité européenne avec ses tares, avec ses méfaits, avec ses cruautés, mais avec ses grandeurs, qui se répand sur le monde ; de plus en plus, ces peuples s'éveillent et se libèrent ; et ainsi, ce n'est pas en renonçant à la produc­tion industrielle, c'est en organisant toute la production sur les bases d'une justice nouvelle que nous assurerons l'équi­libre dans le progrès grandissant.

Mais, quoi qu'il en soit de ces critiques par lesquelles je marque, en passant, mes réserves, nous tous qui luttons, ou plutôt, si vous me permettez cette vaste parole, nous tous qui vivons, nous devons une singulière gratitude à l'homme qui nous a rappelé à tous, quelle que soit notre fonction, quelle que soit notre condition, le sens moral et la portée de la vie. Tous, nous sommes exposés dans la vie étroite et obscure que nous menons, à oublier le sens profond et le mystère de l'existence. Que de fois j'ai remarqué, dans ce grand Paris, qu'il était presque impossible d'apercevoir les étoiles ou si, à travers l'exiguïté des rues trop étroites, à la rencontre des toits surplombants, on peut les apercevoir, l'éblouissement brutal des lumières d'en bas voilent la clarté supérieure. Eh bien ! dans presque toutes les conditions, dans tous les métiers, dans toutes les classes, le patron est absorbé par la conduite de l'entreprise, ou bien par le gain ou par les responsabilités de la direction ; les ouvriers sont plongés dans les abîmes obscurs des misères et n'émergent du front et de la bouche que pour pousser un cri d'appel et de protestation ; nous, politiciens, perdus dans les batailles et noyés dans l'in­trigue de tous les jours, tous nous sommes exposés à oublier qu'avant tout nous sommes des hommes, c'est-à-dire des consciences à la fois autonomes et éphémères, perdues dans un univers immense plein de mystères ; et nous sommes exposés à oublier la portée de la vie et à négliger d'en chercher le sens ; nous sommes exposés à méconnaître les vrais biens, le calme du coeur, la sérénité de l'esprit. Tolstoï nous aide à lever les yeux vers le ciel plein d'astres; à retrouver le sens de la simplicité, de la fraternité, de la vie profonde et mystérieuse.