L'idée de l'Europe
Texte d'Alphonse de Lamartine
Voyage
en Orient
Pendant dix-huit
mois de voyages, de vicissitudes et de loisirs, l'esprit pense, même
involontairement. Les faits innombrables qu'il a sous les yeux
l'éclairent à son insu. Les différents aspects sous lesquels les choses
humaines se présentent à lui les groupent et les illuminent ; en
histoire, en philosophie, en religion l'homme résume instinctivement ce
qu'il a vu, senti, conclu ; des vérités instinctives se forment en lui,
et, quand il s'interroge lui-même, il se trouve, sous bien des rapports,
un autre homme.
Cependant en
voyageant il ne se quitte pas soi-même ; les pensées qui préoccupaient
son siècle et son pays, quand il a quitté le toit paternel, le suivent
et le travaillent encore en route. La politique étant l'œuvre du jour
pour l'Europe, et surtout pour la France, j'ai beaucoup pensé politique
en Orient
Quelque chose s'est
résumé dans mon esprit, le voici. C'est la seule page de ces notes d'un
voyageur que je voudrais jeter à l'Europe, car elle contient une vérité
à l'usage du jour, une vérité qu'il faut saisir pendant qu’elle est
évidente et mûre, et qu’elle peut féconder l’avenir.
Les idées humaines
ont amené l'Europe à une de ces grandes crises organiques dont
l'histoire n'a conservé qu'une ou deux dates dans sa mémoire ; époques
où une civilisation usée cède à une autre, où le passé ne tient plus, où
l'avenir se présente aux masses, avec toutes les incertitudes, toutes
les obscurités de l'inconnu ; époques terribles quand elles ne sont pas
fécondes.
La Révolution
française, qu’on appellera plus tard la révolution européenne, n'est pas
seulement une révolution politique, une transformation du pouvoir, une
dynastie à la place d'une autre, une république au lieu d'une monarchie.
L'œuvre est tellement plus grave et plus haute, qu'elle pourrait
s'accomplir sous toutes les formes de pouvoir politique, et qu'on
pourrait être monarchiste ou républicain, attaché à une dynastie ou à
l'autre, partisan de telle ou telle combinaison constitutionnelle, sans
être moins sincèrement et moins profondément révolutionnaire.
Il y à bientôt un
demi-siècle que cette révolution, mûre dans les idées, a éclaté dans les
faits. Elle n'a été d'abord qu'un combat, puis une ruine ; la poussière
de cette mêlée et de cette ruine a tout obscurci pendant longtemps ; on
n'a su ni pourquoi, ni sur quel terrain, ni sous quels drapeaux on
combattait. On a tiré, comme dans la nuit, sur ses amis et ses frères ;
on a passé d'un excès à l'autre ; on n'a plus rien compris aux
mouvements tumultueux, aux vicissitudes de la bataille ; c'était une
bataille, c'est-à-dire confusion et désordre, triomphe et déroute,
enthousiasme et découragement. Aujourd'hui on commence à saisir le plan
providentiel de cette grande action entre les idées et les hommes. La
poussière est retombée, l’horizon s'éclaircit. On voit les positions
prises et perdues, les idées restées sur le champ de bataille, celles
qui sont blessées à mort, celles qui vivent encore, celles qui
triomphent ou triompheront ; on comprend le passé ; on comprend le
siècle, on entrevoit un coin de l'avenir. C'est un beau et rare moment
pour l'esprit humain. Il a la conscience de lui-même et de l'œuvre qu'il
accomplit ; il fait presque jour sur l'horizon de son avenir. Quand une
révolution est enfin comprise, elle est achevée : le succès peut être
lent, mais il n'est plus douteux. L'idée nouvelle, si elle n'a pas
conquis son terrain, a du moins conquis son arme infaillible. Cette arme
est la presse la presse, cette révélation quotidienne et universelle de
tous par tous.
Le passé est
écroulé, le sol est libre, l'espace est vide, l’égalité de droit est
admise en principe ; la liberté de discussion est consacrée dans les
formes gouvernementales, le pouvoir remonté à sa source ; l'intérêt et
la raison de tous se résument dans des institutions qui ont plus à
craindre la faiblesse que la tyrannie ; la parole parlée et écrite a le
droit de faire partout et toujours son appel à l'intelligence de tous.
Mais les questions
sociales sont complexes. La solution des questions de politique
intérieure nécessite la solution dans le même sens au dehors. - Tout se
tient dans le monde, et toujours un fait réagit sur l'autre ; voyons
donc quels doivent être logiquement le plan et l'action de la politique
européenne ; je dis européenne, car bien que le système constitutionnel
ne prévale encore, dans les formes, qu'en France, en Angleterre, en
Espagne et au Portugal, il prévaut partout dans les idées ; les
penseurs sont partout de son parti : les peuples sont possédés de son
esprit, et la révolution, commencée ou accomplie dans les mœurs, l'est
bientôt dans les faits. L'Europe a des formes diverses, mais n'a déjà
qu'un même esprit, l'esprit de rénovation et de gouvernement des hommes
selon la raison.
Les conséquences
immédiates de la révolution en France et les conséquences accidentelles
des crises qu'elle vient de traverser sont nombreuses : l'égalité de
droit, la liberté de discussion et d'examen, l'instruction répandue dans
les masses, ce premier besoin des populations qui en ont été si
longtemps sevré, le mouvement industriel : la question de
propriété qui se traite partout aujourd'hui ; question qui se résoudrait
par le combat et le pillage si elle n'était résolue bientôt par la
raison, la politique et la charité .sociale. La charité, c'est le
socialisme ; l'égoïsme, c'est l'individualisme. La charité, comme la
politique, commande à l'homme de ne pas abandonner l'homme à lui-même,
mais de venir à son aide, de former une sorte d'assurance mutuelle à des
conditions équitables entre la société possédante et la société non
possédante ; elle dit au propriétaire: Tu garderas ta propriété, car,
malgré le beau rêve de la communauté des biens, la propriété paraît
jusqu'à ce jour la condition sine qua non de toute société ;
sans elle, ni famille, ni travail, ni civilisation. Mais elle lui dit
aussi: Tu n'oublieras pas que ta propriété n'est pas seulement instituée
pour toi, mais pour l'humanité tout entière ; tu ne la possèdes qu'à des
conditions de justice, d'utilité, de répartition, d'accession pour tous
; tu fourniras donc à tes frères, sur le superflu de ta propriété, les
moyens et les éléments de travail qui leur sont nécessaires pour
posséder leur part à leur tour ; tu reconnaîtras un droit au-dessus du
droit de propriété, le droit d'humanité ! Voilà la justice et la
politique ; c’est une même chose.