N° 3541
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
TREIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 juin 2011.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’opération « Voisins vigilants », aux conditions dans lesquelles elle a été lancée en 2009 et au bilan d’étape qu’on doit en tirer, à la maîtrise qu’en assume ou non l’État, à sa conformité avec la loi française et avec les valeurs et principes républicains,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Alain BOCQUET, Marie-Hélène AMIABLE, François ASENSI, Martine BILLARD, Patrick BRAOUEZEC, Jean-Pierre BRARD, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, André CHASSAIGNE, Jacques DESALLANGRE, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE, André GERIN, Pierre GOSNAT, Jean-Paul LECOQ, Roland MUZEAU, Daniel PAUL, Jean-Claude SANDRIER et Michel VAXÈS,
Député-e-s.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En décembre 2009, devant l’accumulation d’initiatives engagées partout en France, de façon diffuse par la Gendarmerie nationale sous le non anodin mais pas neutre d’une opération « Voisins vigilants », une proposition de résolution était déposée par Alain Bocquet pour qu’une commission d’enquête parlementaire fasse le point de ces démarches, des conditions et des objectifs dans lesquels elles étaient engagées, et précise qui en était à l’origine ; ainsi que les moyens humains et l’encadrement juridique et légal entourant ce dispositif. Toutes ces questions nourries par de nouveaux éléments d’actualité, demeurent posées 18 mois plus tard, et plaident en faveur de l’adoption de cette proposition de résolution.
Les Alpes-Maritimes, les Vosges, le Nord sont, à titre d’exemples, au nombre des départements où l’on s’est efforcé ces toutes dernières années de mettre en œuvre des mesures du même type que le « neighborhood watch » conçu aux États-Unis aux confins des années 1960, repris au milieu des années 1980 puis généralisé en Grande-Bretagne. Ce projet cantonné d’abord à la surveillance du voisinage immédiat et à l’usage des quartiers résidentiels, s’est depuis, immiscé sur le terrain d’enjeux globaux : vandalisme, incivilités… Et il inscrit dans le cadre de sa propre structuration la sélection et la « formation » de volontaires, condition requise à la constitution de groupes qui doivent être organisés et motivés, et donc dotés de leaders et de chefs adéquats…
Mais l’opération « Voisins vigilants » n’est pas sans rappeler non plus, par certains aspects, les rondes citoyennes « patrouilles de volontaires censées assurer la tranquillité publique dans les rues des villes » (Le Monde du 8 août 2009), que l’Italie de Silvio Berlusconi a mis en place, et qui soulèvent l’opposition de nombreux citoyens, associations, élus et municipalités de ce pays.
« L’idée c’est d’avoir, dans certains quartiers où il y a une bonne sociabilité, un ou deux relais fiables, à même de déceler les choses anormales, et de les signaler à un référent ou à l’unité (de gendarmerie) » expliquait ainsi en 2009 un commandant de gendarmerie du Nord.
Très illustratifs de la démarche sécuritaire qui les sous-tend, ces propos soulèvent de réelles interrogations.
Qu’est-ce qu’un quartier de « bonne sociabilité » et quelle attention est réservée par contrecoup, à tous ces lieux d’emploi, d’étude ou d’habitat qui échappent à cette « définition » ? Qu’est-ce qu’un « relais fiable » dans une telle démarche ? Qui, et sur quels critères, en effectue le choix ? Où commencent ces « choses anormales » ? De quel ordre sont-elles ou non ?
« Cette initiative, commentait en 2009 un journal des Vosges, n’a pas été concoctée au ministère de l’Intérieur et ne fait pas partie de la politique de lutte contre l’insécurité du gouvernement. »
Cette information ouvrait par conséquent une nouvelle série de questions, devant la multiplication manifeste des « expérimentations » proposées aux maires et aux élus territoriaux incités à cautionner et répercuter l’opération. Qui est à la source de l’initiative « Voisins vigilants » au sein de l’État ? Qui en maîtrise et qui en évalue le déroulement ?
Il n’est pas question soulignaient à l’époque les autorités de gendarmerie des Vosges, que les personnes volontaires « fassent des contrôles, des rondes ou des interpellations ».
Elles sont supposées avoir une action préventive… Là encore, qui et comment (se) conçoit l’équilibre fragile entre vigilance, contrôle, intervention ? Qui fixe les limites ? Quels moyens fiables et sûrs existent permettant d’éviter le glissement, l’incident voire le drame auxquels pourraient conduire une mauvaise appréciation de la situation, un excès de zèle, l’absence des forces de gendarmerie ou de police ?
Or combien de villes et de villages désespèrent aujourd’hui de percevoir les renforts d’effectifs indispensables à tel commissariat de quartier, telle brigade de gendarmerie !
Chaque jour qui passe témoigne de la déstructuration des services de l’État et de l’insuffisance des moyens budgétaires. La révision générale des politiques publiques (RGPP) inscrit ses choix dans ces reculs. La sécurité et la tranquillité de vie des citoyens, ne seront-elles pas demain de plus en plus délaissées par l’État et soumises au bon vouloir de collectivités territoriales voire pour une part, comme y fait songer ce dispositif des « Voisins vigilants », des citoyens eux-mêmes ?
Ici et là, au fur et à mesure de la révélation publique de ces démarches, des voix n’ont jamais cessé de s’élever pour dénoncer les risques dont elles sont porteuses.
Des maires, des élus territoriaux, des syndicats de police, des associations, des habitants posent le problème.
« Il ne faut pas non plus que ça tourne au flicage ou à la délation » déclare tel maire d’une commune du Nord.
« C’est le rôle de la police républicaine d’assurer la sécurité et de poursuivre les délinquants. Ce n’est pas aux simples citoyens de le faire », dénoncent des habitants des Vosges qui redoutent de voir ce système porter « atteinte aux libertés individuelles et à la vie privé ». Ces réflexions posent le problème de la conformité de ce dispositif avec nos lois, valeurs et principes républicains.
Et cette interrogation est d’autant plus fondée après l’initiative prise en 2009 par les services de l’État du département de l’Essonne, et dénoncée alors par la Ligue des droits de l’homme.
« Vous voulez dénoncer votre voisin étranger sans papiers ? Vous débarrasser d’un SDF qui dort sur le trottoir près de chez vous ? Faire coffrer les jeunes qui font trop de bruit dans le hall de votre immeuble ? Aucun problème (…) une lettre anonyme et le tour est joué.
«Depuis une semaine, les habitants de l’Essonne peuvent envoyer un courriel à l’adresse e-mail police-ddps@interieur.gouv.fr pour transmettre tout “témoignage, photographie et vidéo”, la “confidentialité est garantie” : celui que l’on arrêtera ne saura jamais quel est le “bon Français” qui l’a dénoncé…»
Ainsi, pour la Ligue des droits de l’homme qui avait déjà dû déjouer une telle tentative en 2006 dans le Var, « (…) c’est chacun de nous qui, aux yeux du pouvoir, a cessé d’être présumé innocent comme le prévoit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Et maintenant il ne suffit plus de ne rien cacher à l’État de sa vie, il faut aider la police à traquer les autres. »
S’ajoutait à cela, également dénoncé par la Ligue des droits de l’homme, la création par simple décret, de deux fichiers de police dont l’un pour s’intéresser aux « personnes dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique, mineurs de 13 ans compris ».
Ce fichier et celui dénommé enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EALSP) « seront créés, soulignait à l’époque l’association, à partir de données subjectives, non fondées sur des faits précis ; c’est bien le comportement des uns et des autres qui sera ainsi fiché ». La question se posait donc de voir rapidement le zèle de « Voisins vigilants » trouver un débouché naturel dans l’alimentation de ces fichiers de police.
Autre élément d’inquiétude convergent : on avait vu au même moment, le juge des référés du tribunal de grande instance de Caen suspendre le système de dénonciation par Internet créé, au sein de son entreprise, par la société normande Benoist Girard.
Cette décision de justice dévoilait au grand jour les « risques sérieux de mise en cause abusive ou disproportionnée de l’intégrité professionnelle, voire personnelle » des salariés.
« La possibilité de réaliser une alerte anonyme, poursuivait le juge, ne peut que renforcer le risque de dénonciation calomnieuse. »
Ce jugement repris et commenté par l’ensemble de la presse nationale avait été par exemple pour le journal Le Monde (édition du 10 novembre 2009) l’occasion de noter que « les systèmes de dénonciation se sont développés à vive allure depuis quelques années » en France.
On en est bien là, car ce constat demeure en effet valable, 18 mois plus tard, et pose la question de l’espace laissé aujourd’hui en France à l’exercice des libertés individuelles et collectives.
Dans ce contexte, les incertitudes que soulève l’initiative des « Voisins vigilants » ne manquent pas. C’est visiblement l’analyse qui s’est imposée au gouvernement. Ce dont témoigne par exemple une enquête récente (avril 2011) du quotidien Nord Eclair, confirmant qu’en juillet 2010 « le ministère de l’Intérieur a décidé très discrètement d’un moratoire sur l’opération “voisins vigilants”, le temps qu’une étude soit menée sur les garanties qui entourent le dispositif ».
Dans une réponse à un parlementaire, en date du 3 mai 2011, le ministère de l’Intérieur admet, concernant le dispositif « Voisins vigilants », que « les conditions de sa mise en œuvre sont encadrées par l’État » et précise que « le ministère a souhaité mieux encadrer juridiquement ce dispositif ».
Ainsi que l’illustre l’interview ci-jointe d’un sociologue et chercheur au CNRS, recueillie par Nord Eclair du 19 avril 2011, nombre d’éclaircissements, pour le moins, sont nécessaires, qui portent sur les conditions dans lesquelles ces mesures sont mises en place.
Une opération « conçue pour suppléer au désengagement de l’État ».
Christian Mouhanna, sociologue et chercheur au CNRS, estime que le dispositif « Voisins vigilants » est l’illustration du désengagement de l’État en matière de sécurité, contraint de s’en remettre aux citoyens pour pallier ses carences.
Que pensez-vous du dispositif « Voisins vigilants » ?
Je ne l’ai pas étudié en détail. Je ne condamne pas du tout cette opération, en théorie pourquoi pas, si ça peut développer le civisme. Mais le problème, c’est le passage de la théorie à la pratique, et les abus qui peuvent en découler. Qu’est-ce qui se passe si un voisin fait de la délation ? Si un voisin appelle pour signaler un fait de délinquance mais qu’il ne se passe rien ? Ou si le voisin est identifié malgré son caractère anonyme ? Et au-delà de la question de la pertinence du dispositif, on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé les gendarmes à le mettre en place.
Quelles sont ces raisons selon vous ?
Cette opération est clairement conçue pour suppléer au désengagement de l’État en matière de sécurité. Contrairement aux pays anglo-saxons, où existe le dispositif « neighborhood watch », dont s’inspire « Voisins vigilants », la France a toujours connu une police d’État forte qui prend en charge la protection de la population, et qui est réticente à déléguer la gestion de la sécurité aux communes ou aux citoyens. Aux États-Unis, vous avez des shérifs élus, des policiers qui dépendent des maires. Pour revenir à la gendarmerie française, celle-ci a longtemps basé son fonctionnement sur un réseau informel d’informateurs disséminés dans la population, sur lesquels elle s’appuyait pour être au courant de tout. Sauf que la gendarmerie, depuis qu’elle est sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, se recentre sur un fonctionnement plus bureaucratique, avec une réduction de l’autonomie des brigades, des restructurations, des réductions des horaires d’ouverture et des diminutions d’effectifs … Du coup, la nature ayant horreur du vide, ce genre de dispositif vise à pallier ce désengagement. L’État français n’a jamais aimé que les citoyens prennent en charge leur sécurité, et en même temps, il est contraint d’y arriver puisqu’il cherche à faire des économies.
Qu’en est-il de la police ? Vit-elle le même désengagement ?
Bien sûr. Les polices d’agglomération, c’est la même chose. Vous avez une forme de recentralisation locale, avec des mutualisations d’effectifs. L’idée est d’avoir plus de policiers disponibles pour être projetables très rapidement sur le terrain, mais ça se fait au prix d’une déconnexion totale du voisinage, car on n’a plus de policiers ancrés sur un territoire donné ou qui ont le temps de discuter avec les gens. Or lorsqu’on ne connaît pas le terrain, on risque de se planter. Il n’y a plus de police de proximité, mais juste une police de gestion des désordres.
« Voisins vigilants » est-elle la seule illustration de ce phénomène ?
Non, il y a d’autres traductions. Comme je le disais, la nature a horreur du vide. Vous avez donc un gros développement des agences de sécurité privée. À Roubaix, par exemple, les allées du centre commercial Mc Arthur-Glen, qui sont publiques, sont dévolues à une société privée pour la sécurité. Et vous avez des polices municipales qui montent en puissance, surtout dans les communes qui ont les moyens de se les payer. Dans ce domaine, on est en train de vivre de profonds changements en France. La question est de savoir jusqu’où on peut aller dans le désengagement de l’État ? Et à quel prix ? Je crains que les maires, à l’avenir, aient de plus en plus à devoir gérer la délinquance et à en être responsables.
Mais se pose aussi la question de savoir quelle réflexion, quelle concertation ont précédé le lancement de ce dispositif ? Quelle connaissance a-t-on du contenu, de la durée et de l’utilité de l’opération britannique « neighborhood watch », sans même parler des garanties de respect de la personne et de la vie privée qu’elle peut offrir ou non ? Quels enseignements est-on en capacité de tirer des pratiques instaurées en France depuis deux ans ? Et quelles dispositions faut-il prendre pour associer citoyens, représentants de la justice, représentants des forces de sécurité, élus locaux ou encore syndicats et tissu associatif à ce bilan d’étape ?
L’ensemble des éléments rapidement évoqués ici plaide en faveur de la création de la commission d’enquête parlementaire objet de la présente proposition de résolution.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique
Il est créé en application des articles 140 et suivants du règlement, une commission d’enquête de 30 membres, sur l’opération « Voisins vigilants » : les conditions dans lesquelles elle a été lancée, la responsabilité et la maîtrise de l’État dans sa mise en œuvre, les dispositifs de concertation qu’appelle l’analyse des effets susceptibles à ce jour d’en avoir résulté. Cette enquête portera également sur la conformité de l’opération « Voisins vigilants » avec la loi française et avec nos valeurs et principes républicains.