Audition, conjointe avec la commission de la défense et des forces armées, de M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, sur la mission d’évaluation sur le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique et sur le développement de la relation transatlantique et les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune
La séance est ouverte à neuf heures trente.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. La commission des affaires étrangères et la commission de la défense nationale et des forces armées accueillent aujourd’hui M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, pour une audition consacrée au développement de la relation transatlantique et aux perspectives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC).
Je vous remercie, monsieur le ministre, d’avoir accepté notre invitation. Vos qualités d’expertise et votre expérience internationale sont reconnues. Il était donc naturel que le Président de la République vous charge de cette mission délicate, qui consiste à évaluer les conséquences du choix que, en mars 2008, la France a fait de réintégrer les structures militaires de l’Organisation atlantique. On se souvient que la décision avait été vivement critiquée à l’époque et que le sujet a ensuite été débattu lors de la campagne pour l’élection présidentielle. En vous confiant cette mission, le Président de la République manifeste sa volonté de laisser toute la place qui convient à la réflexion et au débat.
La lettre de mission du Président de la République vous invite à adopter un point de vue très large. Il ne s’agit pas seulement d’apprécier si la décision a accru l’influence de la France dans l’OTAN, si elle a inhibé notre esprit d’indépendance, si elle a affecté notre image dans le monde, augmenté nos moyens et l’efficacité de nos forces. Pour intéressantes qu’elles soient, ces questions n’épuisent pas la problématique. Il s’agit aussi de réfléchir à l’avenir de notre relation transatlantique, aux perspectives de la politique européenne de sécurité et de défense dont on a pu expliquer qu’elles étaient appelées à s’élargir du seul fait du retour de la France dans le commandement intégré.
M. Nicolas Bays, président. Je vous prie de bien vouloir excuser la présidente Patricia Adam, qui participe ce matin à la Commission chargée de préparer le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Il me paraît extrêmement profitable que nos deux commissions associent leurs travaux sur des sujets de compétence ou d’intérêt commun. À ce titre, et même s’il n’a pas été possible de faire une réunion conjointe, j’invite les députés de la commission des affaires étrangères qui le souhaiteraient à participer, demain jeudi 4 octobre à 9 h 30, à l’audition que la commission de la défense organise de M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée de l’élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Je tiens à remercier M. Hubert Védrine de venir nous présenter un premier état de ses réflexions sur la mission qui lui a été confiée par le Président de la République le 18 juillet dernier et dont le terme est prévu pour le 31 octobre : évaluer le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique et le développement de la relation transatlantique dans la décennie à venir.
Sur le fond, la question de la place de la France dans l’OTAN est extrêmement structurante pour notre politique de défense. D’un point de vue plus formel, on ne peut que se réjouir d’avoir l’occasion de mener un débat politique dépassionné, puisque nous avions été nombreux à regretter d’en avoir été privés en 2007-2008, lorsque le précédent Président de la République avait arrêté cette inflexion majeure dans notre stratégie sans soumettre la question, au préalable, à la Commission du Livre blanc qu’il venait pourtant d’installer.
Trois ans après le sommet de l’OTAN à Strasbourg-Kehl, le moment est venu de dresser un premier bilan des avantages et des inconvénients pour notre pays de son retour dans le commandement intégré qui avait été officialisé en cette occasion.
M. Hubert Védrine. Depuis le mois de juillet, j’ai eu l’occasion de nouer de nombreux contacts, à Paris, à Washington, à Berlin ou ailleurs, mais, Mme la présidente l’a dit, il est encore trop tôt pour présenter au public les conclusions d’un rapport que je n’ai pas encore commencé à rédiger. Du reste, j’espère bien que nos échanges me permettront d’approfondir certains points, de corriger certaines analyses. Je me contenterai donc de vous exposer mon raisonnement et de vous expliquer ma méthode.
Le Président de la République ne m’a pas seulement confié une mission d’évaluation, il m’a demandé de réfléchir aux développements de la relation transatlantique dans la décennie à venir. Avant son élection, François Hollande avait en effet annoncé que, s’il était nécessaire d’évaluer l’impact d’une décision aussi importante, aussi controversée, y compris au sein de la majorité de l’époque, il était exclu de ressortir du commandement intégré. Quel est l’objet, dans ces conditions, une mission d’une mission d’évaluation ? Il me semble qu’il faut inscrire notre réflexion non seulement dans le cadre politique, historique, parlementaire et diplomatique de notre pays, mais dans un espace plus vaste. Nous devons nous interroger sur la nature de cette alliance, sur la vision qu’en ont les principaux alliés, à commencer par les États-Unis, avant de tirer les conclusions qui s’imposeront.
Il est bon de situer notre réflexion actuelle dans une perspective historique. Lorsque, en 1958, le général de Gaulle revint au pouvoir, l’Alliance n’était qu’une simple structure hiérarchique permettant au Pentagone de transmettre ses instructions aux alliés. Cela répondait, il faut le noter, à un souhait unanime des Européens – à commencer par la France, militante active de cette alliance –, qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avaient eu peur que les États-Unis ne se désengagent, comme ils l’avaient fait après la Première Guerre, et qui avaient voulu trouver un moyen de les attacher durablement à la défense de l’Europe. Cela n’avait pas été sans débats aux États-Unis, car une telle alliance permanente était étrangère à la tradition américaine, a fortiori avec une obligation de solidarité et d’intervention, comme celle inscrite à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord.
Toutefois, le fonctionnement de l’Alliance ne paraissant pas satisfaisant au général de Gaulle, il envoya un mémorandum aux Américains pour demander la création d’un directorat tripartite – États-Unis, Grande-Bretagne, France. Eisenhower comme Kennedy refusèrent. En outre, le général de Gaulle n’arrivait pas à savoir dans quelles bases de l’OTAN étaient entreposées, en France, les armes nucléaires, le commandant en chef des forces de l’OTAN ayant instruction de ne le révéler à personne. Les États-Unis s’engagèrent ensuite dans la guerre du Vietnam, au risque d’être pris dans un engrenage. Ils voulurent en même temps imposer la stratégie dangereuse de la riposte nucléaire graduée – flexible response –, qui impliquait la possibilité d’une guerre nucléaire limitée à l’Europe – hypothèse qui explique d’ailleurs en partie longtemps après l’obsession des Allemands en matière nucléaire.
L’accumulation de ces éléments incita le général de Gaulle à sortir, en 1966, non pas de l’Alliance, mais des organes militaires intégrés – il faut en effet distinguer l’Alliance issue du traité de Washington de 1949 et l’organisation intégrée qui se mit en place quelques années plus tard, en réaction à la guerre de Corée. Si, au lieu de Johnson, il avait eu en face de lui Nixon et Kissinger, qui avaient une immense admiration pour lui, les choses auraient sans doute tourné différemment – mais on ne peut refaire l’histoire.
Quoi qu’on pense de la décision de Nicolas Sarkozy et de ses motivations, nous ne sommes plus du tout aujourd’hui dans le même cas de figure. L’état du monde, les États-Unis, la stratégie de l’Alliance et les nombreux problèmes qu’elle pose – ceux d’une bureaucratie envahissante – n’ont aucun rapport avec les années 60.
Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand s’accommodèrent de la situation, développant des arrangements pragmatiques pour rendre possible la collaboration sur le plan militaire, sans jamais remettre en cause une posture qui était devenue un élément de consensus politique : la France était dans l’Alliance, mais dans une position particulière, et ne participait pas à tous les organes intégrés.
Jacques Chirac essaya de revenir sur cette situation, les chefs d’état-major lui répétant qu’il était absurde que la France ne soit pas dans les organes de décision alors qu’elle était l’un des plus gros contributeurs et l’un des seuls pays capables de mener à bien des actions précises. Il fit une première tentative à partir de 1995, présentant diverses demandes aux Américains en échange d’un retour éventuel de la France. Il réclamait notamment que soit attribué à la France le commandement sud de l’OTAN à Naples, mais comme celui-ci, couvrant le Proche-Orient, revêtait une importance stratégique particulière, les Américains s’y opposèrent. Ces négociations avaient déjà échoué au moment où l’Assemblée nationale fut dissoute, et le gouvernement de cohabitation conduit par Lionel Jospin assuma l’héritage post-gaullien, devenu gaullo-mitterandien.
Dans le cadre d’une politique plus générale de rupture avec certaines lignes de la Ve République, Nicolas Sarkozy, élu Président de la République, décida de remettre en cause cette position. Sa décision, qui prit effet sous la présidence Obama, avait en fait été annoncée à la fin de la présidence de George W. Bush. Les arguments avancés à l’époque étaient non seulement fonctionnels, de commodité, de logique – la France est l’un des plus gros contributeurs –, mais concernaient la relance de la défense européenne.
Un chapitre de mon rapport sera consacré à l’évaluation de cette décision. A-t-elle accru l’influence de la France dans l’OTAN ? Les militaires répondent qu’ils ont obtenu un certain nombre de postes pour des généraux. Mais les généraux en question ont-ils de l’influence ? En ont-ils eu, par exemple, sur la question des armes antimissiles ? Et en ont-ils davantage qu’avant, quand la France, plus autonome, avait une stratégie plus défensive, gérait les sommets de l’OTAN comme des rencontres à risque et devait se prémunir contre des décisions qui pouvaient l’engager au-delà de ce qu’elle était prête à faire ?
Pour étudier la dimension budgétaire de la question, je m’appuierai sur un récent rapport qui a été commandé à la Cour des comptes par la commission des finances de l’Assemblée nationale. Le retour dans le commandement intégré devait permettre de mutualiser certaines dépenses et de réaliser des économies, mais risquait de nous engager un peu plus dans des programmes pour lesquels nous serions taxés automatiquement. Je procéderai donc à cette évaluation, mais il paraît trop tôt pour conclure dans un sens ou dans l’autre.
L’influence est difficile à mesurer. Avons-nous eu une influence en Afghanistan ? Sans doute, nous avons exercé une sorte de contrôle à la marge sur ce que faisait la France elle-même, jusqu’à la récente décision de retrait, prise en deux temps, par Nicolas Sarkozy puis par François Hollande, mais avons-nous eu une influence véritable sur l’ensemble de la politique de l’Alliance en Afghanistan ?
En outre, nous ne pouvons évidemment pas mesurer notre influence sur de grandes questions concernant l’avenir de l’Alliance qui n’ont pas été abordées depuis que nous sommes rentrés dans les organes de commandement – sans réintégrer, toutefois, le comité des plans nucléaires. Voulons-nous conserver une alliance à perpétuité avec les États-Unis ? Cette alliance doit-elle garder un caractère militaire défensif ? Sur ce second point, plusieurs thèses sont en présence. Le secrétaire général de l’OTAN, qui se préoccupe de l’avenir de l’organisation après l’Afghanistan, plaide pour un élargissement des missions. On parle d’une alliance globale, politique. La question des opérations hors zone, qui fut longtemps primordiale, est aujourd’hui un peu dépassée. Je rappelle que, pendant longtemps, sous la IVème République, et même la Vème, la France demandait que l’alliance soit globale, afin que les États-Unis aient à l’aider dans les guerres coloniales. C’est plus tard que l’on revint à la définition stricte de l’Atlantique Nord, avant de changer encore plus tard, avec l’Afghanistan.
Sur la stratégie de l’Alliance, la dimension nucléaire a été discutée. Barack Obama avait déclaré à Prague que la disparition des armes nucléaires était souhaitable, tout en ajoutant qu’il ne la verrait pas de son vivant. D’ailleurs Nicolas Sarkozy a obtenu, à Lisbonne avec le président Obama, et contre l’Allemagne, que le caractère nucléaire de l’alliance soit réaffirmé. Pour autant, la question de la stratégie est-elle définitivement tranchée ? Depuis le discours fondateur de Ronald Reagan sur l’initiative de défense stratégique, en mars 1983, le projet de bouclier antimissile a connu bien des vicissitudes : certains présidents l’ont abandonné, d’autres l’ont relancé. Aujourd’hui se pose une question de principe : le système antimissile que développe l’Alliance – invoquant la menace iranienne tout en assurant que l’Iran n’aura jamais de missiles – est-il compatible avec la dissuasion nucléaire que les États-Unis garantissent aux membres de l’Alliance ? Doit-elle, à terme, rendre la dissuasion caduque ?
Le Président Hollande a écarté l’hypothèse d’une nouvelle sortie du commandement intégré. Moi-même, après avoir critiqué le retour de la France dans l’OTAN, car notre situation politique antérieure me paraissait plus confortable, je dois reconnaître que le contexte actuel n’a aucun rapport avec la situation qui avait obligé de Gaulle à en sortir. Les partenaires européens ne cessent d’ailleurs de se réjouir de notre retour, les uns parce qu’ils considèrent que la France s’est normalisée, les autres parce qu’ils entrevoient des possibilités de développer de nouvelles actions de défense avec notre pays. Ainsi, certains considèrent que l’intervention en Libye aurait été impossible si la France n’était pas revenue dans le commandement intégré et sans le climat de confiance qui s’en est suivi. D’autres estiment que c’est le retour de la France qui a permis la signature du traité de Lancaster House avec la Grande-Bretagne.
Il faut ensuite se demander à quoi doit servir l’Alliance. Dans la situation antérieure, nous avons pu maintenir une capacité stratégique de réflexion, une capacité militaire de haut niveau, en nous tenant un peu à l’écart du débat sur son avenir. Si nous ne développons pas désormais une véritable pensée, il ne servira à rien de parler de politique d’influence : une influence ne peut se limiter au nombre de postes ? Peu importe la nationalité des gens qui appliquent les instructions du Pentagone ! Si, en revanche, il s’agit d’exercer une véritable influence sur la façon dont l’Alliance évolue et répondre aux questions : Quelle alliance ? Pour se défendre contre qui ? Pour intervenir de quelle manière ? Dans quelles zones ?, il faudra affirmer notre propre pensée. Réfléchir aux deux volets de cette politique – vigilance et influence –, car la machinerie de l’OTAN peut également servir à obliger les membres à participer, sur le plan industriel, à des actions collectives qui assèchent leurs capacités militaires, par ailleurs de plus en plus faibles, au point qu’il ne leur reste rien pour entreprendre des coopérations entre Européens.
Ainsi, on en vient logiquement à la question de la défense européenne. Je tâcherai, à cet égard, de faire œuvre de clarification sémantique. Lorsqu’on parle de « défense européenne », il ne s’agit en fait jamais de la « défense de l’Europe ». Si, par malheur, l’Europe était menacée militairement, les Européens seraient incapables de défendre eux-mêmes le continent. Seuls deux pays ont des capacités réelles – encore s’amenuisent-elles jour après jour : la Grande-Bretagne – mais les Américains (et les Anglais eux-mêmes) ont été surpris par la faiblesse des moyens britanniques dans l’affaire libyenne – et la France, malgré les contraintes budgétaires qui pèsent aussi sur elle. Les Allemands ont une capacité moindre, mais ils sont surtout frappés de paralysie politique. Dès qu’il s’agit d’entreprendre une quelconque action militaire, ils s’en remettent au civilo-militaire.
Inutile donc de se gargariser avec des expressions telles qu’« Europe de la défense » ou « défense européenne » si l’on ne précise pas de quoi il s’agit. Or s’il ne s’agit pas d’une éventuelle défense collective – assurée en réalité par l’Alliance et par l’article 5 du traité –, cela ne peut être que d’autres missions à vingt-sept, ou ce qui est réalisé dans des coopérations ad hoc. Dans le premier cas, toute une mécanique se met en branle, au nom de la construction européenne, avec ses volets de politique étrangère, de sécurité et de défense. À cet égard, l’accord franco-britannique de Saint-Malo a représenté un compromis intelligent, levant les réserves de principe que la Grande-Bretagne mettait au développement d’un certain degré d’intervention sur les questions militaires. Mais, en réalité, la mécanique à vingt-sept – qui n’est qu’une mécanique de papier – tourne un peu en rond : les moyens de l’Agence européenne de défense sont en diminution, le processus ne s’est pas enclenché.
Les Américains se plaignent volontiers des manques de capacités et de moyens de l’Europe. Mais, n’est-ce pas la conséquence paradoxale du succès de l’Alliance, qui a déresponsabilisé les pays européens ? N’est-ce pas aussi le fruit d’une politique à courte vue – non pas celle de l’administration Obama, mais plutôt de la longue période précédente –, les Américains s’étant mobilisés contre toute initiative européenne dans le domaine de la défense, sous prétexte qu’elle ferait double emploi avec l’OTAN ?
Aujourd’hui, après les débats et les controverses, aussi légitimes soient-ils, il nous faut tenir compte de l’état du monde. Les États-Unis se sont d’abord préoccupés de la question asiatique : leur grande orientation stratégique, c’est le « pivot vers l’Asie » annoncé par l’administration Obama. Toute la question, à Washington, est de savoir jusqu’où aller dans ce mouvement, nombre d’experts considérant qu’ils ne doivent pas donner l’impression d’abandonner l’Europe, ce qui n’est pas le cas. Toutefois, lorsqu’on demande aux Américains – que ce soient les responsables actuels ou les anciens, des démocrates ou des républicains, les équipes de Mitt Romney ou celles de Barack Obama – quel est l’avenir de l’Alliance, la réponse est unanime : ils ne conçoivent pas une situation dans laquelle les États-Unis seraient prêts à renoncer au traité de 1949. Leur vision est plus relative en ce qui concerne l’organisation de l’OTAN : ils pensent en tous cas que les Européens devraient faire davantage.
Selon une vision française enracinée, l’OTAN serait la courroie de transmission du Pentagone et du complexe militaro-industriel américain. Or, à Washington, les responsables sont souvent beaucoup moins « otaniens » que les Anglais ou les Allemands. Ainsi, quand on leur demande ce qu’ils ont pensé de l’affaire libyenne, s’il est acceptable que des pays européens prennent l’initiative, sous couvert d’une résolution du Conseil de sécurité prise sous le régime du chapitre VII de la Charte des Nations unies, et utilisent la logistique de l’OTAN, avec l’accord du président des États-Unis qui, pour une multitude de raisons, préfère ne pas être en première ligne, la plupart répondent que c’est acceptable sous certaines conditions. Seule l’équipe de Romney, fidèle à une vision classique du leadership, considère que, lorsque l’Amérique s’engage, elle doit tout diriger, qu’il est impossible qu’elle reste derrière le rideau.
Les Américains ont toujours réclamé un meilleur « partage du fardeau », mais ils se sont toujours montrés hostiles au partage des décisions avec les européens. Barack Obama, lui, semble prêt à leur accorder davantage de responsabilités. S’il est réélu, l’OTAN aura peut être, jusqu’à un certain point, une marge d’européanisation.
Ce n’est plus avec les États-Unis que nous aurons les principales difficultés, c’est avec la plupart de nos partenaires européens qui, à propos de l’Europe de la défense, font du déclaratoire, mais ne sont pas prêts à s’organiser au sein de l’OTAN, car, au fond, ils ne veulent ni responsabilités supplémentaires ni risques nouveaux.
Mon but n’est pas – vous le voyez - de réveiller ou d’entretenir des controverses théoriques. Partant de l’état du monde tel qu’il est, de l’idée qu’on peut se faire des menaces dans dix ou vingt ans, je me propose de réfléchir à l’avenir de la relation transatlantique et du rôle que la France doit y jouer. Je n’ai pas non plus l’intention d’opposer ce qu’on devrait faire dans l’Alliance, ce qu’on devrait faire à vingt-sept – en surmontant les déceptions que nous inspire l’état que j’ai observé, c’est-à-dire peu de choses, en dehors de la création de procédures, de postes et de sigles – et ce que l’on pourrait faire avec quelques pays européens déterminés et convaincus. Je raisonnerais en termes de complémentarité.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. La France et le Royaume-Uni ont été incapables de mener seuls l’opération en Libye et ont dû faire appel au soutien logistique de l’Alliance. Vous avez dit que l’on pouvait imaginer d’autres formes de coopération de ce genre. Certains députés vous poseront peut-être des questions à ce sujet, mais je voudrais, pour ma part, vous interroger sur les réactions des Européens.
Lorsque la France a décidé de réintégrer l’ensemble des organes de commandement, sauf le comité des plans nucléaires, on nous a expliqué que, en désarmant la méfiance de nos partenaires européens, qui sont très attachés à l’Alliance atlantique, nous allions pouvoir développer la politique de sécurité et de défense européenne. Vous avez raison de rappeler qu’il faut se mettre d’accord sur ce que cela veut dire et que ce n’est pas la défense de l’Europe. Vous avez évoqué l’état d’esprit des Britanniques et des Allemands. Avez-vous noté une évolution dans les pays d’Europe centrale et orientale, qui, lorsqu’ils nous ont rejoints, ont toujours considéré que la seule protection efficace de leurs intérêts de sécurité viendrait des États-Unis et de l’Alliance atlantique ? Le fait que nous ayons rejoint les organes militaires de l’Alliance a-t-il pu désarmer leur méfiance vis-à-vis de la France et les amener à considérer de façon plus positive une politique de sécurité et de défense européenne ?
Si nous voulions développer une telle politique et nous doter de capacités de projection extérieure, il faudrait naturellement passer par le mécanisme de coopération structurée prévu par le traité, qui peut rassembler un petit nombre de pays – qui n’ont pas besoin d’être neuf au minimum, comme dans le cadre de la coopération renforcée, et qui peuvent même n’être que deux ou trois, à condition qu’ils aient les capacités militaires nécessaires. Dans les contacts que vous avez pu avoir, ce mécanisme de coopération structurée est-il encore évoqué ou est-il définitivement tombé dans les oubliettes ? Avons-nous une chance de pouvoir le ressortir un jour pour des projets concrets ?
Quel regard portez-vous sur les alliances industrielles ? Quand, à la fin des années 90 et au début des années 2000, nous avons fait de véritables progrès en matière de politique de sécurité et de défense, il y avait, à la base, des alliances industrielles qui ont abouti à la création d’EADS. Comment considérez-vous aujourd’hui le projet de fusion EADS-BAE ? Quelles conséquences stratégiques doit-on tirer de cette opération, si elle se réalise ?
Enfin, je souhaiterais vous interroger sur les possibilités de coopération franco-britannique. S’il est un partenaire avec lequel nous pouvons coopérer, c’est bien la Grande-Bretagne, comme on l’a vu à Saint-Malo. Cela présente d’ailleurs un grand avantage, car, comme nous ne sommes à peu près d’accord sur rien avec nos partenaires britanniques quand il s’agit de la politique de l’Union européenne, nous avons là un sujet au moins sur lequel nous pouvons développer des coopérations positives avec cet important pays. Pendant longtemps, nous avons cru qu’allait émerger un couple franco-britannique. De récentes décisions budgétaires ont au minimum tempéré ces espoirs. Quelle est votre évaluation sur ce qu’il est possible de réaliser en matière de coopération franco-britannique ?
M. Hubert Védrine. Nicolas Sarkozy avait fait valoir, en effet, l’argument selon lequel le retour de la France dans le commandement intégré réduirait la méfiance à notre égard, et permettrait ainsi aux initiatives de notre pays d’être mieux accueillies. En fait, cela n’a eu aucun effet en matière de défense européenne, à moins de considérer que le traité franco-britannique de Lancaster House en est la conséquence, mais on sait que, si les Britanniques le tiennent pour très important, ils préféreraient tout arrêter plutôt que de savoir Paris obligé, pour des raisons politiques, de dire que cela préfigure la défense européenne. Pour eux, seul le bilatéral est acceptable. Le Président Sarkozy a donc eu tort d’employer un tel argument, d’autant que c’était pour d’autres raisons que la défense européenne était bloquée.
Certains ont considéré, c’est vrai, que l’opération de Libye n’aurait pas pu avoir lieu sans ce retour. Mais ce n’est pas en raison d’un reste de méfiance que les Français et les Britanniques se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas improviser en urgence un quartier général binational capable de gérer l’opération, que le système européen était tout aussi incapable de le faire, et qu’il fallait par conséquent utiliser l’OTAN comme un « prestataire de services ». Ce fut possible dès que le président des États-Unis eut dit qu’il ne voulait pas s’engager – même si les États-Unis ont contribué militairement à l’opération beaucoup plus qu’on ne le dit en France –, mais qu’il acceptait que l’on se serve de la logistique de l’OTAN. Je rappelle d’ailleurs que l’évolution de la position américaine a pris les Allemands à contre-pied : ils avaient cru que les États-Unis refuseraient toute participation, et cela explique sans doute la position qui fut celle de M. Westerwelle.
Aujourd’hui, si les propositions françaises sont mieux accueillies, il reste une ambiguïté dans l’attitude de nos partenaires. Pour certains d’entre eux, le retour de la France est une simple normalisation. C’est ce dont on se réjouit au ministère allemand de la défense. On y considère que de Gaulle avait eu tort et qu’il n’y a pas à nous récompenser d’avoir corrigé une erreur historique. C’est peut-être la fin de la méfiance, mais elle est stérile et ne produira rien.
Pour le moment, personne ne m’a parlé de « coopération structurée » – peut-être Mme Ashton, ou ses collaborateurs le feront-ils. Il semble plutôt que la préférence aille aux coopérations ad hoc, en fonction des capacités respectives des pays.
En Allemagne, le ministère de la défense suit donc une ligne très classique, très otanienne. Le ministère des affaires étrangères est un peu plus ouvert, mais on ne peut pas dire qu’il ait des attentes particulières. Seuls les collaborateurs directs de Mme Merkel, pour des raisons plus générales, plus stratégiques, considèrent qu’il faut essayer de faire quelque chose. Ils développent une réflexion globale, géopolitique, sur nos rapports avec la Chine, l’Inde, la Russie. Si nous voulons entreprendre des coopérations avec l’Allemagne, il faudra donc d’abord traiter à ce niveau.
Avec les Britanniques, nous avons dû commencer par faire sauter un verrou. Auparavant, dès que la France s’exprimait sur le sujet, ils étaient persuadés qu’elle voulait remplacer l’Alliance par une Europe de la défense, ou la concurrencer sur son terrain. Or, pour la Grande-Bretagne, il était hors de question que l’Union européenne puisse parler de défense et de sécurité, domaines qui étaient de la seule compétence de l’OTAN. À Saint-Malo, la France a reconnu que la défense européenne qu’elle appelle de ses vœux s’inscrirait dans le cadre général et sous le parapluie de l’Alliance, et la Grande-Bretagne a levé son opposition de principe à l’idée que l’Europe puisse agir dans ce domaine, sans préciser les réalisations envisageables.
Plus récemment, le traité de Lancaster House a trahi l’affaiblissement de la Grande-Bretagne après l’engagement en Irak. Elle envisage donc des coopérations qu’elle n’aurait pas envisagées auparavant. Il est à noter que ce projet avait été conçu sous Gordon Brown. Le traité rencontre des difficultés d’application, mais il faut le faire vivre et éviter de l’opposer à une défense européenne théoriquement plus orthodoxe, à vingt-sept, selon les mécanismes prévus, voire sous forme de coopération structurée.
En ce qui concerne les alliances industrielles, l’idéal serait de combiner les capacités industrielles et technologiques françaises, allemandes et britanniques. Mais, en politique, le projet présente bien des difficultés pour chaque pays, chaque gouvernement devant veiller à ses intérêts. L’idée est d’accéder au marché américain, qui représente 46 à 47 % du budget mondial de la défense, et qui est aussi important que les dix plus gros budgets de la défense après lui. Même s’il baisse de 15 % en cinq ans, comme l’a annoncé M. Obama, il sera simplement ramené à la situation d’il y a cinq ou six ans, ce qui reste colossal.
Dans l’affaire particulière que vous avez évoquée, madame la présidente, BAE Systems, affaibli, cherche à se consolider et EADS tente de pénétrer le marché américain, ce qui, de tout temps, sous la présidence de Louis Gallois comme sous celle de Thomas Enders, a été sa priorité, car cela permettrait de rééquilibrer EADS entre ses activités civiles et ses activités militaires. On a vu, dans l’affaire des avions ravitailleurs, comment l’administration américaine a pu annuler, au profit de Boeing, le premier appel d’offres remporté par EADS. Je n’ai pas accès à tous les éléments du dossier, et j’ignore donc si nous avons obtenu les garanties politiques, juridiques et économiques nécessaires. Si cette opération est un succès, on ne pourra que s’en réjouir. Dans le cas contraire, il y aura un coût et un contrecoup sévères.
J’évoquerai enfin la question de l’Europe de l’Est. Après la fin du système soviétique, les pays anciennement contrôlés par l’URSS n’ont eu qu’une idée : se protéger en entrant dans l’OTAN, dont l’Union européenne ne leur paraissait qu’un sous-département économique. Il faut les comprendre : sortant du joug soviétique, ils se précipitaient dans l’endroit le plus sûr qu’ils connaissent. Avec le temps, ils sont devenus un peu plus européens. Les Polonais ont ainsi été très perturbés par l’abandon d’une partie du projet antimissile qui devait se réaliser chez eux. Mais ils restent attachés à l’OTAN, alliance défensive face à la menace. Si on ne sait plus très bien où se situe la menace aujourd’hui, les Polonais et les Baltes, eux pensent qu’elle peut venir de leur voisin russe, et sont donc obsédés par la nécessité de conserver une alliance avec un article 5. Si le développement de la défense européenne devait se faire contre l’OTAN, ils y seraient opposés. Si cela doit se faire en plus de l’OTAN, la Pologne serait capable de s’y associer. Nous devons considérer ce pays comme un partenaire sérieux pour l’avenir.
M. Gilbert Le Bris. On ne peut pas vous soupçonner, monsieur le ministre, d’avoir été un avocat du retour vers l’OTAN. En 2007, vous considériez même que « la réintégration de la France dans l’OTAN lui donnerait sur les États-Unis une influence comparable à celle des autres alliés, c’est-à-dire quasi nulle ». Cinq ou six ans plus tard, on peut constater que, si nos partenaires ont un peu modifié leur perception à notre égard, cela n’a pas suffi à enclencher le cercle vertueux de la défense européenne, alors que c’était l’un des principaux arguments des défenseurs du retour dans le commandement intégré.
Je souhaite cependant vous interroger sur ce qu’on a appelé le « partage du fardeau » et sur la façon dont les États-Unis considèrent désormais leur mainmise sur l’OTAN. Aujourd’hui, mutualiser les capacités militaires, cela signifie, pour eux, acheter américain. Lorsqu’ils conçoivent le programme AGS – Alliance Ground Surveillance –, ils prévoient l’achat de drones américains. Lorsqu’ils parlent de défense antimissile balistique (DAMB), ce sont encore des matériels américains, avec les systèmes SM3 ou Aegis, qui sont en jeu. Ils utilisent la menace iranienne pour vendre des matériels américains à des pays du Moyen-Orient qui sont assez faibles, mais très riches. La DAMB restant la pierre d’achoppement entre la Russie, l’OTAN et les États-Unis, n’est-ce pas dans ce domaine et dans notre relation avec la Russie que nous pourrions disposer d’une véritable marge de manœuvre vis-à-vis des Américains, et ne faudrait-il pas l’utiliser au maximum ?
M. Pierre Lellouche. Mon ami Hubert Védrine a l’honnêteté intellectuelle de prendre l’exacte mesure de son mandat – faire le point sur une décision sur laquelle on a déjà décidé qu’on ne reviendrait pas – et de reconnaître que, de toute façon, ce n’est plus la même Alliance. C’est d’ailleurs l’argument que j’avais développé dans L’Allié indocile, un livre sur les relations franco-américaines et sur le retour de la France dans l’OTAN.
Nous avons récemment assisté à un débat à fronts renversés. En 1966, la gauche et François Mitterrand étaient de farouches partisans du maintien de la France dans l’OTAN, tandis que les gaullistes militaient pour la sortie. Or, il y a quatre ou cinq ans, les premiers ont cru devoir nous donner des leçons de gaullisme !
On l’a bien vu en Afghanistan, l’Alliance n’est pas le Pacte de Varsovie. L’Allemagne ne souhaitait pas aller dans des zones de combat, et elle n’y est pas allée. Quand la Hollande a voulu repartir, elle l’a fait, comme le Canada à sa suite, comme la France. Je voudrais d’ailleurs dire à Mme Guigou que la commission pourrait s’intéresser à ce qu’implique notre retrait. À Tagab, par exemple, c’est l’armée américaine qui remplace le contingent français : c’est dire que nous comptons sur l’allié américain pour terminer, à notre place, une mission que nous n’avons pas achevée.
Il ne serait pas mauvais non plus de faire, comme les Allemands, des auditions sur la fusion EADS-BAE Systems.
Nous sommes retournés dans le commandement intégré au moment où l’Alliance se cherchait une raison d’être. Il faut donc, comme Hubert Védrine, s’interroger sur sa finalité, se demander s’il est dans notre intérêt national de conserver un lien militaire avec les États-Unis, si cela doit concerner la lutte contre le terrorisme ou les problèmes Nord-Sud. Avec les Anglais, nous sommes désormais bien seuls en Europe, les Allemands restant très ambigus, notamment en ce qui concerne la dissuasion nucléaire. Il est dans notre intérêt de peser autant que possible sur les choix stratégiques, mais, pour cela, il faut de l’argent. J’ai eu à négocier avec Richard Holbrooke : nous ne pouvons prétendre influer sur la stratégie américaine en Afghanistan lorsque nous y envoyons 4 000 soldats alors que les autres en ont 140 000. De même, quand on souhaite maintenir la dissuasion nucléaire en Europe et qu’on émet des réserves sur la DAMB, il faut pouvoir se doter d’une capacité industrielle. La défense, c’est d’abord une question de moyens.
Je n’ai pas l’impression que la décision prise il y a cinq ans ait affaibli notre souveraineté. La vérité, c’est que l’Alliance est en panne et que la France a intérêt à la préserver. On peut s’interroger sur les formes que prendra l’Alliance de demain, et, en la matière, les idées d’Hubert Védrine sont les bienvenues. Pour le reste, le sujet est trop grave pour que nous nous contentions de le traiter par de vaines polémiques.
M. Serge Janquin. La situation de la France au sein de l’OTAN reste singulière. Toute la question est de savoir si notre pays veut rester singulier, s’il en a les moyens, ou s’il accepte peu ou prou de les mutualiser, et donc de se banaliser. Au rang de ses singularités, la France dispose de bases militaires en Afrique. La situation politique actuelle, notamment la présence d’AQMI dans la bande sahélienne, semble interdire toute évolution. Toutefois, ces outils de défense française en Afrique n’ont-ils pas vocation à évoluer pour être mutualisés par l’Europe ? À terme, ne faudrait-il pas négocier avec l’Union africaine, à qui revient la responsabilité d’assurer la sécurité sur ce continent, mais qui n’en a guère les moyens et ne semble pas disposée à se les donner ? Je n’ai pas évoqué l’OTAN, car la situation paraît déjà assez complexe et délicate, compte tenu de la souveraineté des États africains, notamment arabo-africains, qui s’y engageraient, à moins d’y être contraints pour des raisons de survie. Pensez-vous que les évolutions en ce domaine soient possibles et nécessaires ?
M. Philippe Folliot. À l’époque où il fut question de réintégrer le commandement intégré de l’OTAN, j’avais exprimé quelques réserves. Mais, trop souvent, la France offre à ses partenaires une image d’instabilité et il importe que sa politique ne soit pas remise en cause à chaque alternance.
En effet, notre pays a quelques singularités : d’une part, il est l’un des deux seuls membres de l’Alliance à disposer d’une force nucléaire crédible et indépendante ; d’autre part, les outre-mer et son domaine maritime lui confèrent une place à part du point de vue géopolitique et géostratégique.
On peut constater que nous n’avons pas obtenu les résultats escomptés dans la réorganisation de l’Alliance et dans le développement de la défense européenne. Les contraintes budgétaires limitent la marge de manœuvre des Européens. Cependant, les Américains réorientent leur stratégie en direction du Pacifique. Ainsi, on comptait autrefois neuf bâtiments des forces océaniques stratégiques en permanence à la mer : cinq dans l’Atlantique, quatre dans le Pacifique. Les Américains en auraient basculé un dans le Pacifique. Ne voyez-vous pas là des raisons d’espérer la constitution d’un véritable pilier européen au sein de l’Alliance, faute de développer une véritable défense européenne ?
M. Hubert Védrine. Certains diplomates, qui étaient plutôt favorables au retour de la France dans le commandement intégré, reconnaissent que la méfiance s’est dissipée, mais qu’on ne peut pas plus qu’avant parler du « pilier européen », car, craignant que les États-Unis n’abandonnent l’Europe au profit du Pacifique, la plupart des alliés européens pensent que toute initiative européenne leur en offrirait le prétexte ! Aussi, la disparition de la méfiance à l’égard de la France n’entraîne rien de constructif. Il va être, on le voit, difficile de développer une politique d’influence mais c’est indispensable.
Les équipes de M. Obama tiennent à ce propos un langage aussi nouveau et nous disposons désormais peut être d’une petite marge d’européanisation au sein de l’OTAN. Cependant cela ne sera possible que dans le cadre d’une entente pragmatique avec les États-Unis, sans qui les autres européens n’oseront pas aller dans ce sens. Cette plus grande européanisation de l’Alliance ne s’opposerait pas aux autres volets de notre action. Il ne s’agit pas de choisir une enceinte plutôt qu’une autre, mais de poursuivre une même politique de défense à travers différentes enceintes.
Il est vrai que toute la machinerie otanienne, les normes américaines et le complexe militaro-industriel relayé par l’OTAN, tendent à faire acheter du matériel américain. C’est d’ailleurs le choix que font sans états d’âme la plupart des Européens. Que la France soit en dehors ou à l’intérieur des organes intégrés ne change pas grand-chose à cette réalité. La légère contraction du budget américain de la défense va même conduire les entreprises américaines à se montrer encore plus agressives envers les capacités industrielles qui subsistent en Europe. Il faudra non seulement que nous soyons vigilants et offensifs, mais que nous ayons des partenaires résolus.
Quant aux singularités de la France, elles sont indéniables. Elles expliquent d’ailleurs les différentes attitudes de nos partenaires européens, la plupart se réjouissant que la France se soit « normalisée » - selon eux - mais considérant qu’elle est un pays comme les autres et que nous sommes désormais, comme on disait autrefois à l’appel à l’armée, « présents couchés », quelques uns estimant que cela peut permettre une nouvelle politique d’influence de la France.
Les questions africaines de l’heure au Sahel sont militairement assez simples, mais politiquement complexes. Comment faire en sorte qu’une action éventuelle soit perçue comme vraiment légitime, et que les Africains soient en première ligne ? Ont-ils la capacité et la volonté de tenir ce rôle ? Il semble qu’ils ne soient pas encore tout à fait d’accord entre eux, et que l’Algérie freine le mouvement. Imaginons que les conditions soient réunies et qu’une opération militaire ait lieu au Sahel, il faudra, ensuite, restaurer l’intégrité de pays qui, depuis longtemps, est incapable de contrôler les milliers de kilomètres de ses frontières ? Certes, il s’agirait d’une action légitime, avec l’aval du Conseil de sécurité, de l’Union africaine, et de la CEDEAO. Elle devrait être complétée et suivie par un plan durable permettant la reconstruction d’États capables d’exercer leurs fonctions normales sur leur territoire.
Les États-Unis sont une puissance mondiale, globale, et même si le président M. Obama sait très bien que le leadership américain est encore réel mais relatif, contesté et concurrencé, ils n’abandonneront jamais complètement aucune partie du monde. M. Obama a d’ailleurs clairement arbitré en faveur du maintien de flottes américaines sur tous les océans. Il ne faut donc pas imaginer que les Américains vont se transporter avec armes et bagages dans le Pacifique. Certes, on peut imaginer un basculement jusqu’à un certain point, et c’est d’ailleurs logique : nous en ferions autant à leur place, nous nous occuperions en priorité du Pacifique et de l’Asie. Cette situation crée-t-elle pour les européens un espace, une disponibilité ? Peut-être, même si l’on ne prend pas au pied de la lettre les déclarations les plus ouvertes de l’administration Obama, avons-nous une occasion qui ne s’était jamais présentée eux Européens, ni au début de l’Alliance, ni lorsque de Gaulle du se retirer du commandement intégré, ni depuis le retour de la France. Il serait triste et paradoxal que, dans ce moment historique, alors même que les États-Unis sont enfin ouverts à une certaine évolution, où une politique plus ambitieuse devient possible, les Européens se trouvent dans l’incapacité de saisir cette occasion.
M. Jacques Myard. Si je me suis opposé au retour dans l’OTAN, c’est moins pour des raisons techniques que pour des raisons d’affichage diplomatique. En effet, dès 1966, la France avait réglé la dimension technique de ses relations avec l’OTAN, notamment grâce aux accords Lemnitzer-Ailleret. Ce qui fait problème, c’est la capacité d’influence que nous pouvons avoir sur cette machine, d’autant que nos petits camarades européens sont complètement aliénés mentalement par le dispositif otanien. Je doute donc très sérieusement que nous puissions exercer la moindre influence sur une machine dont le logiciel est entièrement américain.
L’OTAN n’est-elle plus qu’un prestataire de services ? La mutualisation des moyens techniques permet-elle qu’ils soient utilisés par les seuls Européens ? Vous avez rappelé que l’ancienne secrétaire d’État américaine Madeleine Albright ne voulait pas entendre parler de découplage, bien que l’idée ait été approuvée au congrès de Berlin. Donald Rumsfeld a pu dire que « c’est la mission qui commande la coalition ». Sans doute, la maxime reste-t-elle valable, mais à condition que les Européens cessent de faire de la défense une valeur d’ajustement.
D’autre part, j’ai été très surpris de constater que, dans le dossier des antimissiles, François Hollande s’alignait à Washington sur la position américaine. Il s’agit en effet d’une machine américaine destinée à s’assurer la mainmise sur l’industrie d’armement européenne. Pourriez-vous nous apporter quelques éclaircissements à ce sujet ?
M. Nicolas Dhuicq. Monsieur le ministre, vous n’avez parlé ni de la Fédération de Russie ni des offres que le président Poutine a faites en 2001 et récemment renouvelées. La situation particulière de la France par rapport à ce grand pays n’a-t-elle pas changé après son retour dans le commandement intégré de l’OTAN ? Dès lors qu’on change de vocabulaire, dès lors qu’on ne parle plus seulement de défense antimissile balistique de théâtre, mais que l’on passe à une échelle beaucoup plus large, dans l’exoatmosphérique, les relations ne risquent-elles pas d’en être entachées ?
M. Nicolas Dupont-Aignan. Vous avez beaucoup parlé de la capacité de la France, malgré le retour dans l’organisation militaire intégrée, à avoir une influence supérieure. Je constate à l’inverse que c’est le retour dans l’OTAN qui a eu une influence sur la politique étrangère de la France, notamment en ce qui concerne le basculement de notre effort de défense vers l’Afghanistan et le golfe Persique. Je me rappelle une réunion de notre commission en 2008, où M. Morin, alors ministre de la défense, nous avait expliqué qu’il fallait absolument basculer l’effort de défense de l’Afrique vers le Moyen-Orient, comme un gage de bonne volonté à l’occasion de notre retour dans l’OTAN. La France n’a sans doute pas gagné beaucoup d’influence sur l’OTAN, mais l’OTAN a gagné de l’influence sur notre politique étrangère.
Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus multipolaire, mais, au-delà de considérations sur la relation transatlantique, je ne vous ai guère entendu parler des dégâts symboliques forts que le retour de la France dans l’OTAN a pu entraîner auprès des puissances émergentes, de l’Afrique, du monde arabe, de la Chine. À ce propos, je pourrais dire à Pierre Lellouche que nous aurons du mal à disposer des mêmes moyens que les États-Unis et que la liberté d’un pays peut justement lui permettre de compenser des inégalités de moyens financiers.
Nous devons bien évidemment maintenir un important effort de défense, notamment en matière de dissuasion nucléaire, si nous voulons pouvoir peser. Mais je ne crois pas que ce soit en rentrant à tout prix dans ce système intégré que nous gagnerons en influence, tant à l’intérieur du système qu’au-dehors, notamment auprès des pays émergents.
Enfin, je suis particulièrement inquiet des positions qui ont été prises à propos du bouclier antimissile, qui représente le grand défi de demain. J’aimerais connaître votre sentiment sur la possibilité de concilier le bouclier antimissile et la force de dissuasion, sur les conséquences industrielles de la mise en œuvre du bouclier antimissile et sur les moyens dont disposent les États-Unis pour enfermer définitivement les pays européens dans une soumission totale.
M. Hervé Gaymard. Je vous remercie pour votre exposé très intéressant et toujours très brillant, monsieur le ministre. On sait, depuis le cardinal de Retz, qu’« on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ». Sans vouloir anticiper sur les résultats de la commission sur l’actualisation du Livre blanc, je voudrais cependant vous interroger sur l’angle mort, ou sur l’impensé, de la réflexion stratégique actuelle, au confluent de trois facteurs. Le premier est l’avenir de la dissuasion française et de sa doctrine d’emploi : on sait que, à la fin de ce quinquennat, ou au début du suivant, il faudra prendre des décisions très importantes, budgétaires, techniques et politiques, sur notre politique de dissuasion. Le deuxième est la question des missiles antibalistiques : quel effet la poursuite ou l’abandon de ce projet aura-t-il sur l’attitude de nos partenaires européens et sur celle de la France au sein de l’Alliance ? Le troisième concerne le devenir, dans les dix ou vingt prochaines années, de la garantie nucléaire implicite des États-Unis pour nos partenaires européens, dans le cadre du « pivot » dont vous avez parlé. La conjonction de ces questions paraît décisive : nous allons avoir à prendre les décisions stratégiques les plus importantes depuis la Seconde Guerre mondiale. J’aimerais connaître votre sentiment prospectif à cet égard.
M. Yves Fromion. Vous avez dit que nulle part on ne vous avait parlé des coopérations. Je voudrais rappeler que le traité de Lisbonne prévoit, dans ses articles 42 et 46, la « coopération structurée permanente », mécanisme développé dans un protocole additionnel extrêmement précis. Chargé par le précédent Premier ministre d’une mission sur le sujet, j’ai eu l’occasion de sillonner l’Europe et de rencontrer des parlementaires de différents pays qui tous m’ont dit l’intérêt qu’ils portaient à ce mécanisme subtil, intelligent, souple, qui n’est pas contraignant et qui est compatible avec l’OTAN. Je suis donc très étonné du black-out qui, dans notre pays comme dans d’autres en Europe, frappe une disposition qui figure pourtant dans un traité que nous avons ratifié, comme tous les États membres de l’Union. Il serait bon, pourtant, que nous posions sur ce mécanisme un regard positif, que nous réfléchissions à la façon de tirer le meilleur parti de cette initiative. Comme je l’ai dit à Pierre Vimont, la France se grandirait à faire germer cette semence d’espoir, au lieu de continuer à la piétiner.
M. Hubert Védrine. Je suis d’accord avec vous, monsieur Fromion. Je me suis tout à l’heure borné à constater que, jusqu’ici, aucun interlocuteur, ni aucun des responsables que j’ai rencontrés hier à Berlin, ne m’a parlé spontanément des coopérations structurées. Je prendrai connaissance de votre rapport avec intérêt et ne manquerai pas de mentionner en termes positifs la possibilité de « coopérations structurées permanentes ».
Le Président Hollande ne m’a pas chargé de faire un rapport sur l’ensemble de la politique étrangère de la France. Certaines de vos questions débordent le cadre de ma mission. J’évoquerai cependant tout à l’heure, en conclusion, l’une d’entre elles, celle concernant la Russie.
L’idée d’une OTAN « prestataire de services » et non ordonnateur de tout peut paraître paradoxale. Mais il est vrai que l’on constate une sorte de lassitude de l’Amérique face à l’organisation. Au Kosovo, ce sont les ministres du groupe de contact, dont je faisais partie, qui, constatant que les longues négociations et médiations n’avaient abouti à rien, conclurent qu’une intervention était inévitable pour arrêter l’action des milices de Milosevic, et firent appel à l’OTAN. L’OTAN n’avait pas décidé, elle mettait en œuvre dans une certaine tension. Le commandant en chef des forces de l’OTAN, le général Clark, était furieux d’avoir à se concerter quotidiennement avec les chefs d’état-major des armées française, allemande, italienne, britannique sur les cibles des bombardements. C’est l’époque où Jacques Chirac s’opposait, avec l’accord du gouvernement Jospin, au bombardement des ponts de Belgrade. Le Pentagone tira de cette expérience la conclusion qu’il valait mieux éviter toute concertation, même au sein de l’OTAN, même avec des pays proches ! Cela fut une étape de la désaffection de l’establishment américain militaro-politique à l’égard de l’Alliance, une sorte d’épuisement renforcé par la changement de priorité, au « pivot vers l’Asie ». Il ne faut donc pas croire que les États-Unis soient obsédés, comme dans le passé, par le contrôle de l’OTAN. Le recours à l’organisation comme prestataire de services devient donc possible dans certains cas, comme en Libye. Cette idée de « leadership from behind » de la part des États-Unis est certes contestée aux États-Unis, mais il est probable qu’elle resservira si Obama est réélu. Ne négligeons pas cette piste sous prétexte que l’OTAN a longtemps été et pourrait être encore un rouleau compresseur.
En ce qui concerne le dossier des antimissiles, il me semble que, lors de son premier contact avec Barack Obama, François Hollande, qui voulait parvenir à un accord sur l’Afghanistan, a cherché à éviter d’accumuler les contentieux. Il faut rappeler que ce n’est pas à Chicago que la France a été obligée d’accepter, à contrecœur, le nouveau programme antimissile, mais déjà dès lors de sommets antérieurs, tout en obtenant – ce qui fut confirmé à Chicago – que, contrairement au vœu des Allemands, il ne se substituerait pas à la dissuasion. J’ai évoqué l’affrontement qui avait eu lieu lors d’un sommet de l’OTAN à Lisbonne, sous Nicolas Sarkozy. Le président Obama a eu beau prononcer le discours de Prague sur l’élimination future des armes nucléaires à très long terme, ce n’est pas demain qu’un président américain sera sûr que la sécurité des États-Unis a trente ou quarante ans de distance peut se passer complètement de la dissuasion nucléaire.
En outre, je ne crois toujours pas, d’un point de vue technique, que l’antimissile puisse se substituer complètement à la dissuasion, c'est-à-dire arrêter 100% des missiles. En 1983-1985, François Mitterrand avait demandé à quelques-uns de ses collaborateurs d’étudier la portée des déclarations de Ronald Reagan, qui affirmait que le nucléaire, « immoral », serait bientôt dépassé, et qui avait lancé l’Initiative de Défense Stratégique. À l’époque, on ne croyait pas que le projet puisse être opérationnel avant une trentaine d’années, car il fallait d’abord lancer un nombre astronomique de satellites et mettre au point des armes extraordinaires, qui n’existaient que dans les dessins animés du Pentagone. La conclusion de l’étude fut que, même après vingt années de lancements répétés, le dispositif ne serait jamais parfaitement hermétique, qu’il y aurait toujours le risque qu’un missile traverse le bouclier : si mille missiles ont été détruits mais qu’un mille et unième s’abat sur Washington, le dispositif n’aura servi à rien.
Ce que Ronald Reagan avait lancé, George Bush père et Bill Clinton l’abandonnèrent, puis George Bush fils le relança sous la forme, excellente pour le complexe militaro-industriel américain, d’une super défense aérienne, et les américains le proposent/imposent maintenant comme une « défense de territoire ». En tout état de cause, il n’est plus question d’un contrôle et d’une protection systématique du globe, permettant de détecter instantanément n’importe quel missile, partant de n’importe où, et de le détruire en deux minutes.
Du reste, en raison de la phobie qu’inspire le nucléaire et l’incompréhension du principe même de dissuasion, le remplacement de la dissuasion nucléaire par un système défensif peut séduire. Le retour de la France dans le commandement intégré ne change rien à la nécessité de tenir bon sur le principe de la dissuasion, au plus bas niveau possible bien sûr.
Il faut approuver les négociations russo-américaines – START III et bientôt START IV : il leur reste 9 000 têtes, leur marge de réduction est considérable.
Toutefois, la question industrielle se pose. Les Américains vendent de la « protection de théâtre » au Proche-Orient – Israël, Émirats, Arabie –, au Japon et en Europe. Mais leurs arguments de vente changent sans arrêt. À l’origine, ils ne pouvaient pas invoquer la menace iranienne, qui a représenté une véritable aubaine par la suite. Le jour où elle aura été éliminée, comment justifieront-ils le programme ? Diront-ils qu’on est trop avancé pour reculer ? Quoi qu’il en soit, ce système défensif est loin de pouvoir se substituer à la dissuasion.
Je voudrais dire à M. Dupont-Aignan que la perte d’influence qu’il déplore n’est pas liée mécaniquement au retour de la France dans l’OTAN, mais à l’évolution du monde et au fait que, ces dernières années, un courant néoconservateur – à droite comme à gauche – a influencé la conduite de la politique étrangère de la France. Cette vision « occidentaliste », selon laquelle l’Occident est menacé par le monde entier, et la France avait tout de la famille « occidentale », a influé sur la définition des priorités. La décision de Nicolas Sarkozy découlait en partie de cette vision.
Il faut distinguer l’influence de l’OTAN et l’influence américaine. Après l’OTAN, la bureaucratie otanienne se cherche de nouvelles missions. Face à cela, nous devons avoir notre propre vision. Les Allemands sont inhibés par tout ce qui est militaire, beaucoup plus qu’à l’époque où Joschka Fischer et Gerhard Schröder avaient réussi à faire accepter par les Verts l’intervention au Kosovo. Guido Westerwelle est représentatif de l’état d’esprit actuel. Ils n’acceptent donc, je l’ai dit, que de faire du civilo-militaire, avec le moins de militaire possible et beaucoup de civil. Dans le même temps, l’OTAN, qui prépare l’avenir, a pris le chemin inverse en développant un concept « global » : elle est prête à gérer tous les aspects militaires et civils des crises, et elle se propose également de s’occuper de reconstruction et d’économie. Les organismes entrent donc en compétition.
L’existence même de cette bureaucratie pourrait en principe être remise en cause, puisque après tout, l’organisation intégrée a été mise en place après la guerre de Corée, après des attaques qui avaient amené à penser que Staline était capable de faire la même chose en Europe, et qu’il fallait donc s’organiser en temps de paix comme si l’on était déjà en temps de guerre. L’Allemagne avait été ensuite intégrée dans l’Alliance, en 1955, après l’échec de la Communauté européenne de défense – laquelle était surtout une astuce pour faire accepter aux français le réarmement allemand. Il n’y a pas d’armée allemande, il n’y a qu’une sorte de département allemand de l’armée occidentale, et c’est pourquoi le système militaire allemand ‘a jamais été favorable aux idées françaises sur la défense européenne. Tout ce que la France a pu proposer en la matière, à l’époque de Mitterrand, ou de Chirac, le système militaire allemand le rejette. L’Allemagne est à 99 % intégrée dans le système OTAN et ne dispose d’aucune marge. C’est pourquoi elle s’en tient à une vision otanienne, plus rigide encore que celle de Washington.
Je conclurai en évoquant la Russie. On aurait pu penser que, la menace soviétique ayant disparu, l’OTAN n’a plus de raison d’être. Au moment de l’effondrement de l’URSS, François Mitterrand avait malicieusement fait dire cela par Roland Dumas, sans remettre en cause l’existence de l’Alliance. Il avait essuyé la colère de James Baker, le secrétaire d’État américain de l’époque, et tous les perroquets européens avaient répété ensuite que c’était abominable, et que, une fois de plus, la France révélait son antiaméricanisme primaire. En tous cas le test était concluant : en 1991-1992, les États-Unis et tous les Européens, sauf la France, s’étaient coalisés pour que l’OTAN survive à la disparition de la menace qui avait justifié sa création. Après cela, l’Alliance ne pouvait que tourner en rond. C’est Arbatov, conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, qui disait : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi. »
Pour toutes les questions qui nous préoccupent – notre indépendance conceptuelle, notre capacité de décision, notre autonomie de pensée stratégique –, ce qui compte, ce n’est plus de savoir si nous sommes à l’intérieur ou à l’extérieur des différents mécanismes, c’est de savoir si nous avons une pensée stratégique qui nous soit propre. La question russe est distincte. Rien, dans notre situation actuelle, ne nous interdit d’avoir une politique russe. Nous ne sommes pas obligés de traduire mécaniquement dans notre politique étrangère le fait que l’Alliance a un projet antimissile et que, pour diverses raisons, les Russes le contestent. Nous restons libres, de nous poser des questions de politique étrangère : comment analysons-nous l’évolution de la Russie ? Poutine représente-t-il un problème ? Pouvons-nous faire avec, et comment ? Pour ma part, je suis de l’école réaliste et je pense que c’est en ayant une politique active avec la Russie que nous éviterons que l’Allemagne soit le seul pays d’Europe à avoir une politique russe. Il est préférable qu’il existe aussi une politique russe de la France, et si possible une politique franco-allemande et européenne.
M. Nicolas Bays, président. Nous vous remercions, monsieur le ministre, pour cette audition passionnante et objective.
La séance est levée à onze heures vingt-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission des affaires étrangères
Réunion du mercredi 3 octobre 2012 à 9 h 30
Présents. - M. Pouria Amirshahi, Mme Sylvie Andrieux, M. François Asensi, M. Avi Assouly, M. Jean-Paul Bacquet, M. Patrick Balkany, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, Mme Pascale Boistard, M. Gwenegan Bui, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Philip Cordery, M. Jacques Cresta, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Luc Drapeau, M. Jean-Pierre Dufau, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean-Paul Dupré, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Laurent Kalinowski, M. Jean-Marie Le Guen, M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Noël Mamère, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. Boinali Said, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle, M. Michel Zumkeller
Excusés. - Mme Nicole Ameline, Mme Danielle Auroi, M. Christian Bataille, M. Thierry Mariani, M. Jean-Claude Mignon, M. Henri Plagnol, M. François Rochebloine, M. René Rouquet, M. André Schneider