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Commission des affaires étrangères

Mercredi 15 avril 2015

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 70

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, présidente

– Présentation du rapport de la mission d’information sur la stabilité et le développement de  l'Afrique francophone (M. Jean-Claude Guibal, président – M. Philippe Baumel, rapporteur) .

Présentation du rapport de la mission d’information sur la stabilité et le développement de  l'Afrique francophone (M. Jean-Claude Guibal, président – M. Philippe Baumel, rapporteur).

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Mes chers collègues, nous examinons ce matin le rapport de la Mission d’information sur la stabilité et le développement de  l'Afrique francophone, mission conduite par M. Jean-Claude Guibal, président, et M. Philippe Baumel, rapporteur.

M. Jean-Claude Guibal, président. Le rapport que nous vous présentons vous invite à un regard sur l'Afrique, et spécialement sur l'Afrique francophone, plus circonspect que celui que l’on a porté depuis quelques années. L’afro-optimisme nous semble devoir être fortement tempéré. Si l’Afrique va mieux par certains côtés, notamment une croissance économique importante, ce n’est pas pour autant qu’elle va bien. Au-delà des crises du Mali et de la République centrafricaine qui ont mis en évidence les problèmes du continent, le tableau général, sur le plan du développement et de la stabilité, est assez sombre.

Cinquante-cinq ans après les indépendances, la quasi-totalité des pays d'Afrique francophone, à l’exception du Gabon et du Congo relèvent de la catégorie des Pays les moins avancés. Un pays comme la Côte d'Ivoire, par exemple, que l’on considérait naguère comme la vitrine économique de l’Afrique francophone, est en fait au 171e rang mondial sur l’Indice de développement humain des Nations Unies. Les indices sociaux de ces pays sont tous mauvais, que ce soit en matière de pauvreté monétaire, de santé ou d’éducation. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans de nombreux pays, des proportions considérables de leurs populations vivent avec moins de 1,25$ par jour. L’espérance de vie est très basse, parfois même un peu inférieure à 50 ans, et elle ne dépasse les soixante ans qu’au Gabon, au Sénégal et à Djibouti. Les taux de malnutrition restent très élevés et des proportions importantes de populations sont en insécurité alimentaire, facteur qui contribue au fait que, dans certains pays, un enfant sur cinq meurt avant l’âge de cinq ans. Les systèmes de santé sont dans un état déplorable : on en a vu les conséquences en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia lors de l’épidémie Ebola. Les systèmes d’éducation ne sont souvent pas bien meilleurs, ce qui explique des taux d’analphabétisme parfois considérables.

Ces situations sociales désastreuses tiennent notamment au fait que la croissance économique, même élevée, est insuffisante à compenser les effets de la croissance démographique : nombre de pays voient leurs populations doubler en une vingtaine d’années, ou à peine plus. Cette donnée met les pays concernés face à des défis incommensurables, en termes de santé, d’éducation, de sécurité alimentaire, d’emplois, d’urbanisme, de délinquance, etc., dès lors que les effets de la croissance économique y sont annulés.

C'est la raison pour laquelle même s’il y a de moins en moins de pauvreté en Afrique subsaharienne, il y a de plus en plus de pauvres : la part de la population vivant avec moins de 1,25$ par jour est passée de près de 60 % à moins de 50 % en 25 ans, mais le nombre de pauvres a augmenté de 290 millions à plus de 400 millions. Dans certains pays, comme le Bénin, même si la majeure partie de la population vit aujourd'hui au-dessus du seuil de pauvreté, le nombre de personnes pauvres est nettement supérieur à la population totale du pays à l’indépendance. Malgré une croissance globale élevée, il n’y a pas de convergence, de rattrapage, entre les plus pauvres et les plus riches et les écarts s’accroissent. Par habitant, le PIB de l’Afrique était équivalent à 5 % de celui des Etats-Unis en 1960 ; il est aujourd’hui de 3 %.

Vous trouverez dans le rapport le détail de nos analyses sur les autres facteurs qui s’ajoutent à la démographie pour expliquer cette situation, facteurs politiques notamment, tenant à des niveaux d’inégalités très élevés, ou à des déséquilibres territoriaux considérables, je n’y insiste pas.

Le second élément du constat que nous devions faire portait sur la question de la stabilité. Si les tensions et affrontements interétatiques ont été rares entre pays francophones, les troubles internes ont en revanche été fréquents, et il n’y a guère que le Sénégal qui se distingue depuis 1960. Aucun autre pays d’Afrique francophone n’a été exempt de coups d’État militaire, de rébellions, de tentatives de déstabilisation, et autres guerres civiles. Plusieurs pays sont aujourd'hui sous le feu des projecteurs, le Mali et la République centrafricaine, en premier lieu, mais d’autres sont tout aussi préoccupants. C’est le cas de la RDC dont la région orientale est la proie de toutes les convoitises et consécutivement, de toutes les tentatives de déstabilisation ; s’y ajoutent des problèmes de gouvernance politique. C’est également le cas du Cameroun : d’une part, l’extrême Nord du pays est marginalisé, laissé à l’abandon depuis plus de trente ans et s’enfonce peu à peu vers l’insécurité faute de développement, et le régime politique est bloqué, sans perspective ni soupape. Le rapport y consacre de nombreux développements. C’est encore le cas du Burundi, actuellement dans une impasse politique, institutionnelle, sur fond de crise foncière, de surpeuplement, de retour de centaines de milliers de réfugiés. C’est le cas du Tchad dont la situation politique interne n’est pas stabilisée et qui, comme le Cameroun, est entouré de menaces externes.

Plusieurs pays francophones sont en phase de sortie de crise, mais il ne semble pas que les facteurs profonds qui ont conduit à l’éclatement des crises, soient traités comme ils le devraient pour pérenniser l’apaisement. En Côte d'Ivoire, par exemple, ce n’est qu’au milieu de l’année dernière que le dialogue politique a commencé à reprendre entre le gouvernement et l’opposition ; longtemps, la réponse du gouvernement n’a été que sécuritaire alors que les problématiques foncières, la montée de la pauvreté, la croissance démographique, ont joué un rôle fondamental dans l’exacerbation croissante des tensions intercommunautaires dès la fin des années 1980. En Guinée, le feu couve entre communautés, les crispations sont vives entre gouvernement et opposition, les affrontements violents sont hebdomadaires sur fond de pauvreté extrême, que l’épidémie d’Ebola n’a fait qu’aggraver. On connaît aussi les fragilités des pays de l’arc sahélien.

Tout cela résulte d’un empilement de causes, d’héritages cumulés qui ont fragilisé durablement les pays africains, jusqu’à aujourd'hui. Sans vouloir faire acte de repentance, la colonisation a bouleversé les structures sociales et économiques des territoires conquis, ce qui a entraîné des disparités fortes, entre le Nord et le Sud, par exemple au Bénin, au Togo, en Côte d'Ivoire, ainsi que des problématiques migratoires, foncières, ethniques. On a laissé aux indépendances des territoires sous-administrés – la Mauritanie était gérée depuis Saint-Louis du Sénégal et la première pierre de Nouakchott a été posée en 1958 en présence du général de Gaulle, ce qui n’a pas été sans conséquence. De même en est-il des ajustements structurels dont on voit les effets directs aujourd'hui encore, sur la stabilité et le développement des pays concernés : l’épidémie d’Ebola ne se serait pas répandue aussi vite si les systèmes de santé avaient été en mesure d’y faire face. D’une manière plus générale, on est aujourd'hui en présence d’États qui n’ont pas les capacités de définir et de mettre en œuvre des politiques publiques, qui souvent, ne contrôlent pas non plus l’intégralité de leur territoire, et cette faiblesse se révèle catastrophique lorsqu’ils doivent faire face à un nombre croissant de défis, d’origine externe ou non. Les trafics divers, de drogue, en premier lieu, induisent le développement d’une économie mafieuse et de la corruption : le seul trafic de cigarettes représente 1 milliard d’euros annuels, celui de la drogue qui transite par l'Afrique de l'Ouest 1,7 milliard de dollars, soit plus que le budget annuel de certains de ces États. S’y ajoutent la piraterie maritime dans le Golfe de Guinée, les migrations régionales, la montée des extrémismes religieux, la dégradation de l’environnement, ou l’explosion démographique, question majeure sur laquelle on reviendra.

Enfin, nombre de pays d’Afrique sont aussi gouvernés, parfois depuis des décennies, par des gérontocraties souvent arrivées au pouvoir dans des conditions discutables. Malgré les élections successives, elles n’ont pour certaines qu’une très faible légitimité et sont totalement déconnectées des réalités sociales et générationnelles. C’est ce qui suscite l’éclosion un peu partout de mouvements de jeunesse citoyenne, à l’image de « Y en a marre » au Sénégal qui a contribué à l’alternance après avoir fait reculer le président Wade sur son projet de réforme de la constitution. Ce mouvement fait aujourd'hui tâche d’huile, on le retrouve d'ores et déjà en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso, ce qui a provoqué la chute de Blaise Compaoré il y a quelques mois, mais aussi au Congo, au Gabon, au Niger, au Mali, ou encore en RDC. Les questions de citoyenneté, de sentiment d’injustice, viennent se greffer aujourd'hui sur les facteurs de crise anciens, et ajoutent aux risques d’explosion.

Nous sommes en fait en présence de pays en apparence stables sur la longue durée, avec des présidents réélus élection après élection, mais qui sont en fait minés de fragilités profondes, faute de légitimité : il s’agit de régimes qui fonctionnent sur la base d’un clientélisme orchestré à tous les échelons pour diviser sur des bases ethno-régionales et qui pratiquent la rétribution. C’est le contrôle de l’Etat qui permet celui de l’économie et la répartition des rentes, notamment dans les pays qui bénéficient de richesses naturelles importantes. Les tensions politiques ne se traduisent plus par des coups d’État militaires, mais la résistance à l’alternance demeure très forte.

Nous nous sommes penchés sur la situation de deux pays qui nous semblent être particulièrement fragiles à moyen terme, pour des facteurs somme toute assez proches. Il s’agit du Niger et du Cameroun, mais l’analyse pourrait être étendue à d’autres pays d’Afrique francophone.

Le Niger est un pays, comme Pierre Lellouche et François Loncle l’ont dit au retour de leur déplacement, où la croissance démographique est un enjeu colossal : en 2050, le pays verra arriver chaque année sur le marché du travail 1,4 million de jeunes. Non seulement la transition démographique n’est pas entamée, mais la natalité est en ce moment à la hausse, comme au Tchad ou au Mali. En outre, si les femmes mettent au monde en moyenne 7,2 enfants, le désir d’enfants des couples est supérieur à 9. La question démographique pèse fortement sur le système éducatif qui ne peut faire face à la demande et l’école publique laïque est aujourd'hui à la dérive face à la montée de l’enseignement privé islamiste que l’État n’a pas non plus les moyens de contrôler. A cela s’ajoute depuis plusieurs décennies une islamisation progressive de la société civile nigérienne. En outre, le fossé générationnel est aujourd'hui très profond au Niger entre les élites dirigeantes et la jeunesse. L’une des manifestations de la contestation des jeunes passe par la très forte revendication d’un islam épuré. Les avancées sociales que peut proposer l’État sont contestées par la rue, sur des thématiques comme la planification familiale, le code de la famille, la ratification par le pays des conventions internationales promouvant le droit des femmes, etc., la société civile islamique prenant de plus en plus de poids dans le débat public. La même évolution se dessine au Mali.

C’est sans doute la raison pour laquelle on sent aussi monter une forme de perméabilité de l’Est du Niger à Boko Haram ; les attaques de février dernier sur certaines villes de la région ont confirmé qu’il y avait des cellules dormantes qui n’attendaient qu’un signal pour être réactivées. Tout ceci amène à rappeler que l’on est dans un contexte régional extrêmement instable qui met le Niger sous de nombreuses menaces que ses propres capacités et perspectives de développement pourront difficilement arrêter : ainsi, le projet d’Imouraren dans le Nord devait se traduire par l’embauche de quelque 6 500 jeunes qui, aujourd'hui, sont disponibles pour des recrutements d’une tout autre nature.

Au Cameroun, la situation est différente mais non sans analogie : le régime politique est bloqué, son président au pouvoir depuis plus de trente ans, et il sera probablement à 85 ans candidat à sa succession en 2018, dans la mesure où aucune alternative n’a été préparée. Le Cameroun est l’exemple type du régime impopulaire, qui fait face à des contestations régulières, régulièrement réprimées, dans lequel l’opposition divisée est décrédibilisée, et le parti au pouvoir traversé de luttes de clans. De sorte que pour de nombreux analystes, les éléments de la crise future se mettent peu à peu en place, dans un contexte où la donne tribale domine : depuis trente ans, le Nord a été marginalisé, et l’on peut très bien envisager un scénario à l’ivoirienne ou à la guinéenne au moment de la succession, c'est-à-dire un basculement plus ou moins lent dans une crise grave et durable.

Le tableau général nous semble un peu inquiétant, suffisamment pour inviter, dans la mesure où il s’agit de pays d'Afrique francophone, à une analyse de la politique africaine de notre pays et à quelques révisions.

M. Philippe Baumel, rapporteur. Le bilan que présentent aujourd'hui les pays d’Afrique francophone invite à un regard critique sur la politique africaine de notre pays. Sur la longue durée, il y a des avancées, mais aussi des stagnations ou des régressions de la part de certains pays. On sait aussi que sur la décennie en cours, une dizaine de pays dans le monde devraient réussir à sortir de la catégorie des PMA, dont certains pays africains, mais qu’aucun pays francophone ne devrait en faire partie.

Cela nous a amenés à revenir en premier lieu sur notre politique d'aide au développement. Comme la Cour des comptes, comme la revue du CAD de l'OCDE, on ne peut que regretter de nouveau les incohérences de notre aide qui ont des effets dommageables sur le terrain. Deux exemples sont plus particulièrement développés dans le rapport, ceux de l’aide aux secteurs santé et à l’éducation.

En matière de santé, notre stratégie a été actualisée en 2012. Elle prévoit comme axes prioritaires principaux le renforcement des systèmes de santé les plus fragiles, notamment en Afrique francophone, et la santé des femmes et des enfants. Néanmoins, le CICID de juillet 2013 a surtout mis l’accent sur la lutte contre trois pathologies : le sida, le paludisme et la tuberculose. Les données de l'OMS montrent cependant que la moitié des décès des enfants de moins de cinq ans est due à la prématurité et à des maladies infectieuses ; au Mali, au Niger, au Burkina Faso, au Burundi et dans d’autres pays d'Afrique francophone, plus du tiers des décès d’enfants sont provoqués par deux causes seulement, la pneumonie et la diarrhée. Mais nous avons choisi de figurer parmi les tout premiers contributeurs au Fonds mondial sida. Il ne s’agit pas de critiquer son action, évidemment très utile, mais de souligner l’incohérence de notre politique car le financement que nous lui consacrons, 360 M€ auxquels s’ajoutent 110 M€ à Unitaid, nous conduit à rogner sur d’autres budgets, notamment ceux destinés à l'Alliance GAVI, qui travaille sur la vaccination, et à l’initiative Muskoka, en faveur de la santé maternelle et infantile, pour lesquels on n’a pas été en mesure l’an dernier d’honorer nos engagements, pour ne pas réduire ceux promis au Fonds mondial.

Notre politique en matière de soutien à l’éducation appelle aussi quelques commentaires : notre stratégie sectorielle vise essentiellement l’éducation de base, notamment dans les seize pays pauvres prioritaires de notre APD, en articulant ce but avec promotion du Français et la parité entre filles et garçons. Mais nous ne consacrons en fait que le dixième de ce que l’on déclare dépenser au titre de l’éducation. Dans plusieurs pays francophones, notre aide à l’éducation de base plafonne à des niveaux très inférieurs à ce que d’autres pays, comme l’Allemagne ou les Etats-Unis apportent de leur côté, ce qui revient à dire qu’ils contribuent plus au soutien de la francophonie, via leur soutien aux systèmes éducatifs de base, que nous-mêmes ! Dans le même temps, nous arrêtons nos contributions au Partenariat mondial pour l’éducation, que nous avons contribué à créer, dont le but est précisément le développement de la scolarisation primaire universelle, dont les résultats sont remarquables.

Nous nous sommes penchés sur le cas du Mali, emblématique. Malgré une aide au développement très importante de la communauté internationale et de la France, qui avait notamment fléché des objectifs sociaux en lien avec les OMD, le Mali s’est effondré au premier assaut, en 2012, mettant en évidence des fragilités internes aux racines très profondes qui n’avaient jamais été traitées : les revendications nordistes sont anciennes et récurrentes, les infrastructures inexistantes, les politiques de décentralisation ont tardé à se mettre en place et de manière insatisfaisante. Une crise politique et institutionnelle profonde traverse le Mali, où l’État, depuis longtemps ne contrôle pas tout son territoire et ne répond pas aux attentes de sa population. Tout se passe aujourd'hui comme si la communauté internationale n’en avait pas pris la mesure et reprenait les mêmes recettes inefficaces. La conférence de Bruxelles de mai 2013 a promis des financements d’un montant de 3,5 milliards d’euros pour la reconstruction du pays. L’an dernier, au cours de nos auditions, on mettait en avant le fait que l’administration malienne avait la capacité d’absorber cette manne, qu’il y avait une volonté de lutter contre la corruption, que l’on constatait des avancées sur le terrain, mais Médecins sans frontières attire désormais l’attention sur le fait qu’au Nord, les gens manquent de tout, en matière de santé, d’éducation, d’eau potable, et que l’aide humanitaire est indispensable. Au plan politique, les populations ne semblent pas prêtes à accepter l’accord d’Alger qui a été conclu difficilement le 1er mars. Sur le plan sécuritaire, le terrorisme continue de sévir et les forces de la MINUSMA sont régulièrement prises pour cibles.

La communauté internationale, et la France, privilégient l'apaisement de court terme sur le traitement de fond des problématiques de stabilité et de développement, qui, seul, pourrait avoir une chance de les résoudre avec succès, même s’il s’agit de s’atteler à une tâche autrement plus complexe.

Il est paradoxal que notre pays, reconnu pour la connaissance qu'il a du continent, grâce à des africanistes dans de multiples disciplines, des centres de recherche de très grande renommée, comme le CIRAD, l'IRD, ou encore le réseau des IFRE, ne réussisse pas à mettre en œuvre des politiques qui permettraient d'anticiper sur les crises à venir, d'agir en prévention, et de définir des politiques de développement qui prendraient en compte le temps long, à savoir des échéances de quinze ou vingt ans. La France reste sur le court terme, faute d'intérêt politique à agir avant que les crises n'éclatent, en répliquant des schémas simples, qui reproduisent ce qui marche chez nous, sans vraiment se soucier de leur adaptabilité. Mieux utiliser les travaux scientifiques permettrait de proposer des politiques plus adaptées aux réalités locales, et consécutivement, plus acceptables et plus efficaces.

De cette absence d'anticipation découle directement une politique africaine qui réagit plus qu'elle n'agit, faute de voir venir les crises. Cela a été le cas en Côte d'Ivoire, cela s’est répété au Mali ou en Centrafrique. Il était notamment indispensable d’intervenir au Mali pour éviter que le pays ne tombe aux mains des terroristes. Mais cette politique est coûteuse. La France budgète plus de 180 millions par an pour sa contribution aux opérations de maintien de la paix de l'ONU en Afrique francophone et le surcoût global de nos OPEX est supérieur à un milliard par an... Cela n'est ni soutenable ni efficace. C’est une politique qui aborde la problématique de la résolution des crises en Afrique francophone essentiellement sous l'angle de la sécurisation formelle à court terme sans se soucier suffisamment des causes profondes qui sont à la racine des tensions. En termes d'image, notre pays commence aussi à être mal perçu dans beaucoup de pays d'Afrique francophone, notamment auprès des populations jeunes qui feront l'Afrique de demain, et avec lesquels nous n'avons pas assez de contacts.

C'est la raison pour laquelle nous formulons un certain nombre de préconisations pour essayer de refonder une politique africaine qui aurait pour axe central le développement du continent : il n'y aura pas de stabilité possible et durable de l’Afrique francophone sans développement et notre aide sera utile si elle s'inscrit dans une perspective de long terme.

Cela suppose de se projeter sur l’horizon de 2030-2050, de prendre en compte des questions aussi essentielles que la croissance démographique qui aura des effets dévastateurs. Chacun en convient, mais aucune politique d'aide au développement ne s’en occupe.

Cela signifie aussi recentrer les moyens bilatéraux aujourd'hui très limités de notre politique d'aide au développement sur un nombre réduit de pays, c'est-à-dire les plus fragiles, ceux dont le basculement dans une crise, sécuritaire, humanitaire ou sanitaire, risque d’avoir des impacts régionaux dramatiques, comme on l’a vu avec l’épidémie Ebola. C’est en renforçant les éléments les plus faibles que l’on contribuera à la stabilisation de l’ensemble.

Refonder notre politique africaine, suppose de savoir mener une politique d’influence, qui mette la défense et la promotion de nos intérêts en Afrique au premier plan. Il ne s’agit pas de se désintéresser de l’Afrique parce que c’est une région troublée, il s’agit au contraire de tirer profit de notre histoire commune, de la relation unique qui nous lie, de la francophonie, pour renouer un dialogue, savoir tenir un discours de vérité à nos partenaires, en le renforçant sur nos valeurs et en sachant voir où est l'Afrique de demain : il est paradoxal de constater que l’image de la France est aujourd'hui contestée sur le continent, que dans le même temps, nombre de gouvernements se plaignent d’être délaissés par notre pays et que nous ne nous rapprochions pas des mouvements de jeunesse citoyenne qui émergent çà et là, qui font très vite tâche d’huile.

La refondation de cette politique africaine sur l’axe du développement garant de la stabilité à long terme suppose que l’on se recentre sur l’essentiel. Les pays africains sont fragiles parce que les institutions étatiques sont extrêmement faibles et n’ont pas la capacité de définir des stratégies de développement, de mettre en œuvre des politiques publiques de planification et d’aménagement équilibré des territoires. Il nous paraît essentiel de concentrer notre aide sur les problématiques de gouvernance, de travailler au renforcement des systèmes judiciaires, des administrations fiscales, des appareils sécuritaires. Il faut aussi se recentrer sur les priorités de nos politiques sectorielles en matière de santé et d’éducation et revenir au renforcement des systèmes de santé et à l’éducation de base.

Les politiques sectorielles que propose la communauté internationale, par exemple contre la corruption, pour la création d’institutions, ou la décentralisation, sont nécessairement de peu d’effets, on le voit avec le recul dès lors qu’à la base et dans beaucoup de pays, l’État manque de légitimité. En ce sens, il nous paraît essentiel que notre politique d'aide au développement essaie d’accompagner nos partenaires dans une démarche nécessairement de long terme, au terme de laquelle l’Etat apparaîtrait aux yeux des populations comme le garant de l’intérêt général et non plus comme un butin que le vainqueur des élections partage avec sa clientèle.

S’agissant des moyens de cette politique africaine recentrée, nous préconisons la création d’un ministère de plein exercice aux côtés du ministère des affaires étrangères qui serait chargé du pilotage de la politique d'aide au développement. Les problématiques de stabilité et de développement de l'Afrique francophone sont appelées à prendre de plus en plus de place dans notre agenda et il paraît indispensable d’être en mesure d’anticiper sur le moyen et long terme pour prévenir les crises qui ne manqueront pas de se produire si rien n’est fait suffisamment tôt. Il importe de rehausser le niveau d’attention, d’entretenir un dialogue constant avec les pays, leurs sociétés civiles, d’avoir les politiques d'aide au développement qui y contribueront. Un ministère dédié renforcerait la cohérence globale de notre action et, consécutivement, la voix de notre pays au niveau international dans le débat sur les problématiques de l’aide.

Ce ministère devrait aussi retrouver des marges de manœuvre financières. Le montant que nous versons à certains instruments internationaux, notamment le Fonds mondial sida, est en contradiction avec nos priorités sectorielles qu’il nous empêche de respecter et il faut donc revenir à des montants plus conformes à nos possibilités. Nous proposons de ne pas reconduire l’augmentation de 20 % qui a été décidée en 2010, voire même de revenir au montant initial. En outre, les financements innovants, - taxe sur les billets d'avion et taxe sur les transactions financières - alimentent le Fonds de solidarité pour le développement, géré par l'AFD, et servent à financer un certain nombre d’instruments internationaux. Certains doivent être préservés comme l'Alliance GAVI, mais, à l’heure où le gouvernement incite Unitaid à diversifier ses ressources, il serait opportun de réorienter la part qui lui est versée sur nos moyens bilatéraux.

Les financements au FED sont cohérents avec nos priorités géographiques et sectorielles, 90 % de ces crédits allant à l'Afrique subsaharienne. Les seize Pays pauvres prioritaires de l'APD française ont reçu plus de 40 % de ce total. Mais la Commission finance des programmes d’organisations internationales et délègue aussi des fonds aux Etats membres, ce dont l'AFD, notamment, bénéficie. Nous recommandons que la Commission soit incitée à recourir davantage aux Etats membres plutôt qu’à des organisations internationales et que les opérateurs français se positionnent pour voir nos priorités mieux prises en compte dans nos secteurs d’expertise.

Nous rendons hommage aux initiatives des grands groupes français sur le terrain. Cela étant, à l’heure où l’ensemble des moyens publics est mobilisé au profit des entreprises dans le cadre de la diplomatie économique devenue prioritaire, peut-être pourrait-on réfléchir à la manière dont les entreprises pourraient contribuer à notre politique d'aide au développement, par exemple en soutien de l’action de nos postes diplomatiques, ce qui permettrait de renforcer leurs moyens.

Il nous paraît indispensable de réviser une politique dont le bilan en termes de stabilité et de développement de nos partenaires d'Afrique francophone pourrait être meilleur. Le continent est face à des défis considérables et il faut en prendre la mesure, proposer de travailler ensemble sur des axes nouveaux, sans répéter des solutions qui n’ont pas donné autant de résultats que l’on aurait pu escompter.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci chers collègues pour ce travail considérable, très fouillé.

Nous voyons bien qu’à travers votre rapport et les travaux que nous ont rendu nos autres collègues, en dernier lieu ceux de MM. François Loncle et de Pierre Lellouche, qu’il existe des interrogations extrêmement profondes sur l’évolution du continent africain.

Il est important de sortir des effets de mode mais il faut également veiller à ne pas tomber d’un excès dans l’autre. Il est vrai que nous avons entendu ces derniers temps des expressions d’afro-optimisme sans doute excessives mais il ne faut pas non plus négliger l’extraordinaire potentiel de ce continent qui change le regard que le monde porte sur ces pays, notamment sur les pays francophones. Vous avez également raison d’affirmer, comme l’ont fait d’autres de nos collègues, que le problème de la croissance démographique est un sujet absolument majeur.

Vos analyses sur les systèmes de santé et d’éducation sont pertinentes, il est incompréhensible et insupportable que nous en soyons là. Vous avez analysé les causes de ces dysfonctionnements. Les politiques dites d’ajustement structurel imposées par les institutions internationales pour réduire la dette de ces pays ont leur part de responsabilité. Mais, vous avez également eu raison d’insister sur la mal gouvernance, pour employer un terme pudique, de mettre des mots sur la réalité et de parler de corruption.

Nous devons porter un regard et une analyse lucide sur les dégâts que ces politiques ont générés vis-à-vis d’une jeunesse confrontée à la prolifération de la propagande et de l’intégrisme islamiste.

Votre rapport souligne que la démocratie est loin d’être enracinée en Afrique. C’est un processus qui demande du temps surtout dans les pays confrontés aux difficultés économiques et sociales que vous avez abondamment présentées. La France doit avoir un discours équilibré sur ce sujet, un discours qui ne soit ni complaisant, ni sentencieux. Il faut saisir toutes les subtilités des situations sans jamais renoncer bien sûr à nos valeurs.

Vous affirmez qu’une réforme de notre politique d’aide au développement est nécessaire et que les crédits doivent être réorientés vers la santé et l’éducation et si possible accrus. Naturellement, sur la gouvernance, je partage entièrement votre point de vue. Nous insistons sur ces sujets depuis un certain temps auprès des ministres et lors des débats budgétaires.

Mais, faut-il pour autant créer un ministère de plein exercice chargé de l’aide au développement comme vous le recommandez ? Très franchement, j’ai des doutes là-dessus. J’entends les avantages que représenterait un rehaussement de notre représentation et le bénéfice pour nous d’avoir un interlocuteur plus régulier pour le Parlement. Mais, il faudrait en réalité que votre politique d’aide au développement soit véritablement intégrée comme une des toutes premières priorités de notre politique étrangère. Je ne suis pas persuadée qu’en tronçonnant notre politique nous ayons plus d’efficacité sur le terrain. Les impulsions données et l’action de nos ambassadeurs sont primordiales et au Mali notre ambassadeur s’est vraiment investi. Aussi, notre attention doit se porter sur les mécanismes que nous mettons en place afin de mesurer l’efficacité de notre aide au développement et les absences de déperdition. Je suis donc sceptique sur cette proposition de création d’un ministère d’aide au développement.

Le rapport insiste beaucoup sur les problèmes liés à ce que vous appelez la militarisation de la politique africaine. Evidemment, il faut absolument que notre politique africaine ait pour but de permettre aux pays africains de se prendre en charge à tout point de vue, même s’il s’agit d’une politique à moyen ou long terme. Ces pays doivent prendre en charge leur développement, compte tenu des richesses qui existent, et gérer leur propre problème de sécurité. Il serait utile, et la France a beaucoup insisté là-dessus et continue à le faire, de mettre sur place une force d’intervention militaire africaine. On a l’impression que ce sujet évolue dans le bon sens et l’Organisation de l’unité africaine a pris de bonnes décisions. Il faudrait encourager, engager et même demander à nos partenaires de l’Union européenne de pouvoir à la fois, comme cela se fait au Mali, aider au financement de cette force et à sa formation. Même si elle est mise en place, et il faut agir en ce sens de manière résolue, la France restera pendant longtemps un recours et nous ne pouvons pas échapper à cette réalité.

Au Mali, la recherche d’une réconciliation est importante. Les accords d’Alger ont-ils été bouclés trop rapidement ? Il existe des débats sur ce point mais je pense que ces accords sont un acquis. Pour la première fois existe la perspective de voir certaines tribus du Nord entrer dans un processus de pacification.

M. Pierre Lellouche. Merci Madame la Présidente et merci de la liberté avec laquelle vous avez laissé les députés travailler, aussi bien pour M. Loncle et moi-même sur la situation sécuritaire, que pour nos collègues. Je vous invite à conserver la même liberté dans la publication des rapports. Je pense que notre pays a besoin de vérité sur ces sujets.

Ce matin, des informations entendues à la radio, j’ai retenu d’un côté que la disparition d’Alcatel risquait d’entraîner des pertes d’emplois, que des ouvriers d’une usine de plasturgie essayaient de se mobiliser afin de sauver leur entreprise qui est rapatriée en Allemagne, et de l’autre côté que 700 immigrés étaient morts dans des radeaux qui arrivent d’Afrique. On prévoit l’arrivée d’un million d’immigrés clandestins en Europe au cours de l’année. Ces arrivées sont gérées dans un désordre absolu entre la France et l’Italie sur les responsabilités en matière de contrôle et de rétention. C’est dire si ces sujets africains sur lesquels nous avons beaucoup travaillé depuis deux ou trois ans sont fondamentaux. Je voudrai dire mon estime et ma reconnaissance à nos deux collègues d’avoir dit les choses avec beaucoup d’honnêteté. Nous nous retrouvons tous, au-delà des clivages politiques, sur ces sujets.

J’ai donné cette semaine une interview au quotidien l’Opinion dans laquelle je critiquais la militarisation de la politique française en Afrique et ses résultats peu convaincants. Je constate que mes collègues arrivent aux mêmes conclusions. Notre politique est dispendieuse en moyens et elle ne cible pas les besoins du continent. Michel Vauzelle m’en a voulu lorsque j’ai soulevé il y a quelques temps la question de la démographie africaine. Or il y a là un vrai combat à mener. Est-il raisonnable alors que ces pays doublent de population tous les vingt ans d’avoir une politique de sécurisation et qui consiste à maintenir au pouvoir les mêmes hommes politiques comme Paul Biya ? Nous sommes en train de recréer dans ces pays la même situation que celle qui existait dans le monde arabe avant la grande explosion.

Nous avons un devoir de vérité vis-à-vis de nos concitoyens et notre pays a besoin de s’interroger sur sa politique africaine. J’ai un doute sur l’idée de création d’un ministère mais cette proposition a l’avantage d’ouvrir le débat.

La réalité du terrain est à mille lieux de l’afro-optimisme que nous vendait Lionel Zinsou lorsqu’il s’est exprimé devant notre commission. Lorsque 80% des enfants ne sont pas du tout scolarisés, les chances qu’ils s’en sortent ne sont pas terribles sauf à se diriger vers l’immigration ou à être recrutés par des milices.

Un point qui manque dans le rapport, et qui pourrait être utile, est un comparatif avec l’Afrique non-francophone. Je constate qu’il existe des pays et des régions qui évoluent, le Ghana ça marche et de même une partie de l’Afrique lusophone commence à décoller très fort comme au Mozambique. Aussi, la façade africaine à l’Est marche sans parler du Sud. Evidemment, il existe des pays où la situation est très difficile, l’héritage belge est une catastrophe et l’Afrique du Sud est dans une situation très compliquée. Nous devons nous interroger par rapport à ces pays qui décollent. C’est un devoir de salubrité publique que de dire ces choses et de le dire avec des arguments très fondés comme vous le faites, sur une base bipartisane, et de nous inviter à travailler sur comment en sortir.

Il faut avoir le courage de remettre en cause certaines mauvaises habitudes que l’on a appelé la France-Afrique. La France-Afrique c’est plus complexe que le simple copinage politique. La France-Afrique ce sont également des habitudes bureaucratiques, des fléchages d’argent au mauvais endroit à la suite de la demande de lobbies. A l’arrivée, les résultats sont mauvais. Notre incapacité à réaliser un travail de pédagogie sur la question démographique par exemple, y compris au niveau des chefs d’Etat est un vrai problème. Lorsque l’on dit aux chefs d’Etat que leur politique démographique n’est pas tenable, ils affirment qu’ils le savent mais qu’ils n’ont pas le courage de la faire évoluer. Le combat, si nous ne le menons pas, personne ne le fera. Il se réglera sur les radeaux de l’immigration ou dans le terrorisme.

Donc un grand merci et un grand encouragement pour que l’on continue. J’espère qu’il y aura d’ici la fin de la législature une vraie phase de débat sur les options pour l’Afrique. Il s’agit d’un vrai sujet stratégique pour notre pays. Merci à notre présidente d’avoir ouvert ce débat en toute liberté et il faut maintenant le prolonger sur la place publique. Nous sommes l’Assemblée nationale et nous ne devons pas avoir peur de prendre position. Nous ferons progresser les esprits si nous avons le courage de dire ces choses-là devant les Français.

M. Bernard Lesterlin. Pour ma part, je souhaite exprimer une inquiétude sur le recul considérable de la francophonie dans les pays d’Afrique francophone. Nous ne nous en rendons pas compte parce que nous sommes aveuglés par nos contacts avec une élite qui maîtrise le français, diplomates, responsables politiques et intellectuels. Cependant, le niveau de maîtrise du français au sein des populations est atterrant. Si cette tendance se prolonge, plus personne ne parlera français dans vingt ans. Il nous faut réagir. Nous pourrions adjoindre aux recommandations de ce rapport le développement des échanges de jeunes entre la France et ces pays. Nous devons faire un effort pour accueillir plus de jeunes engagés dans la vie sociale et économique de ces pays, et pas seulement des candidats de Campus France qui représentent une certaine élite.

Mme Seybah Dagoma. Votre diagnostic est accablant, et contraste avec les conclusions plutôt encourageantes du rapport sur l’Afrique anglophone paru l’année dernière. Je souhaite ouvrir le débat sur le franc CFA, monnaie des pays d’Afrique de l’ouest alignée sur l’euro. Ce lien induit une évolution monétaire déconnectée de la conjoncture africaine, ce qui est problématique. Les dirigeants africains ne devraient-ils pas réfléchir à une alternative ? Faut-il couper tout lien entre les monnaies africaines et l’euro ? Faut-il mettre fin à l’union monétaire régionale des pays de la zone franc ?

M. André Schneider. Je partage l’essentiel des interrogations et préconisations de ce rapport. J’ai pour ma part conduit avec mes collègues François Rochebloine et Philippe Baumel une mission au Cameroun en juin 2014. Entre cette visite et celle que le rapporteur a effectuée plus récemment, a-t-on le sentiment d’une dégradation de la situation ? Je crois que vous n’avez critiqué, de tous les présidents africains, que le Président Biya : il me semble que c’est un peu problématique.

M. Boinali Saïd. J’ai le sentiment, à travers vos exposés, que les Etats africains ne sont pas parvenus à se défaire totalement de l’ordre de la colonisation. Je me demande si, dans les recommandations que vous énumérez, nous ne sommes pas encore dans la reproduction de ce système, faute d’avoir bien identifié les forces et faiblesses pour construire l’avenir.

M. Pouria Amirshahi. Je voudrais faire quelques réflexions. D’abord, Je rejoins Seybah Dagoma dans ses interrogations sur le franc CFA. Si les Etats de l’ouest africain veulent pouvoir relever le défi du développement, ils doivent s’unir et s’allier pour recouvrer une pleine souveraineté économique et agricole ; cela passe par la maîtrise de leur monnaie. Ensuite, je crois que les grands ensembles peuvent être des cadres pertinents pour tirer les Etats vers le haut dès lors que l’un d’entre eux peut jouer le rôle de locomotive. Je pense par ailleurs que nous devons davantage insister sur la géopolitique de la langue : nous devons nous unir entre francophones du monde entier, avec des moyens et des outils adaptés. Je vous renvoie aux conclusions de notre rapport. Je crois que nous ne pouvons avoir une politique de développement efficace que si elle est concentrée sur la reconstruction des pays les plus fragiles. Enfin, je souhaite revenir sur la question de la démographie. Nous sommes de plus en plus nombreux à souligner cet enjeu, mais j’insiste sur le fait que cette problématique n’est pas liée à l’islam mais à la pauvreté. La situation de l’Iran l’illustre bien : le taux de fécondité y est passé de sept enfants par femme à moins que nous aujourd’hui. Il en va de même au Maroc et en Tunisie : les taux sont en baisse. Dans les pays très pauvres, les femmes ont beaucoup d’enfants parce qu’elles ne savent pas combien survivront, cela se comprend aisément.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je partage l’observation de Pouria Amirshahi. Le rapport a le mérite de démonter un certain nombre de lieux communs, mais il y en a d’autres que nous devons combattre.

M. Jean-Pierre Dufau. Je salue un rapport lucide dont les maitres-mots sont le pari sur l’intelligence et le respect. Il s’inscrit dans la continuité des débats que nous avons eus dans le cadre de la loi sur le développement et la solidarité internationale, notamment sur les priorités et sur l’équilibre à trouver entre le bilatéral et le multilatéral. L’action multilatérale donne souvent le sentiment que tout est fondu. Mais, lorsque de vrais enjeux arrivent, notamment sécuritaires, il devient difficile de susciter une dynamique multilatérale et la France se retrouve souvent seule, ce que le rapport montre bien. Sur la question de la « militarisation » jugée excessive de notre politique africaine, le rapport est juste mais il est aussi très sévère : la France ne souhaite pas cette militarisation mais la subit.

Je suis également d’accord avec l’insistance sur l’importance de l’État de droit, qui doit être conciliée avec le respect de nos partenaires. En effet, il ne suffit pas de poser les standards pour que les problèmes soient résolus. Il faut savoir agir dans le partenariat en respectant nos interlocuteurs. L’échec des accords de partenariat économique de l’Union européenne avec l’Afrique ou de démarches comme celle de l’OMC est lié à une prise en compte insuffisante des partenaires.

Comme les rapporteurs, je pense aussi qu’il faut parier sur l’intelligence, donc donner la priorité à la santé et à l’éducation. La lutte contre de nombreux fléaux passe par là. S’agissant toutefois des perspectives de la francophonie, il faut éviter une vision trop mécanique : la progression démographique des pays africains n’entraînera une progression égale du nombre de francophones que s’il y a un sérieux effort sur l’éducation. Pour conclure sur cet aspect, je crois que le développement nécessite surtout de la coopération mais j’éviterai d’insister sur ce terme qui est aujourd’hui tabou.

Sur le plan sécuritaire, le rapport évoque la « militarisation » de notre action mais le constat est un peu contradictoire. Quelle autre réponse pouvons-nous apporter à certains enjeux du court terme ? Comment pourrions-nous mieux impliquer la communauté internationale ? Celle-ci est très allante sur certains thèmes mais il y a d’autres choses sur lesquelles elle ne veut jamais s’impliquer : comment pourrions-nous concevoir des sortes de « paquets » avec lesquels nous aurions une implication internationale même sur les problématiques difficiles ?

M. Lionnel Luca. Cinquante-cinq ans après les indépendances, le bilan est accablant. C’est paradoxal, car longtemps nous avons dit que, si l’indépendance algérienne avait été ratée, les indépendances africaines avaient été plutôt réussies. Nous avons effectivement eu après ces indépendances un certain nombre de leaders africains qui avaient du charisme et avec lesquels nous avons maintenu de bonnes relations. Mais tout cela s’est dégradé avec leurs successeurs. Aujourd’hui, nous devons bien constater que les autres pays africains – ceux qui ne sont pas restés sous le parapluie de la France – connaissent généralement une évolution plus favorable. Il faudrait aujourd’hui parler « des » Afriques : l’Afrique anglophone, l’Afrique lusophone, etc. : c’est là qu’est le développement et non en Afrique francophone. Pire, quand certains pays de l’Afrique francophone connaissent une certaine croissance économique, malheureusement cela ne sert généralement à rien pour le véritable développement, par exemple l’éducation.

La recommandation de « démilitariser » notre action en Afrique me paraît être un vœu pieu, tant que nous aurons dans les pays africains ce type de système. Prenons l’exemple du Nigéria : si ce pays était francophone, il est évident que l’armée française y serait intervenue. Bref, cette recommandation ne me paraît pas réaliste.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. J’ai moi-même exprimé de grandes réserves sur cette question.

M. Gwenegan Bui. Ce rapport a le mérite d’être franc et de créer un débat entre nous. Je pense qu’aujourd’hui, nous devons dire clairement ce que nous pensons et utiliser les marges de manœuvre qui sont propres à la diplomatie parlementaire : nous ne sommes pas le ministère des affaires étrangères. Parler clairement constituerait un soutien appréciable pour tous ceux qui se battent pour la démocratie en Afrique. Ce serait également important pour nos concitoyens. Nous ne devons pas nous étonner que les moyens pour l’aide au développement se réduisent quand les Français considèrent de plus en plus que cette aide n’est pas utile. Un rapport anguleux qui aurait un impact médiatique serait utile.

Faut-il pour notre politique de développement un ministère de plein exercice ? Je n’ai pas sur ce point l’expérience de tous nos collègues, mais je constate que, dans les débats interministériels, l’Afrique est toujours en queue des priorités. Par ailleurs, nos diplomates sont souvent conformistes : par exemple, ce n’est pas eux que je vois prendre l’initiative de dire qu’on pourrait redéployer certains des fonds que nous consacrons à la lutte contre le sida. Enfin, quand je pense à nos perpétuels échanges avec l’AFD, il serait peut-être bon d’avoir un pilotage fort par une autorité politique sur les différentes agences de ce type.

Sur la question de la « démilitarisation » de notre action, je suis partagé : devons-nous laisser arriver n’importe quoi en Afrique ? Le pendant de cette proposition, c’est la nécessité d’aider l’Afrique à se prendre en charge. Sur ce point, je m’interroge sur notre capacité à aider les pays africains à construire leurs armées. Laissons-nous assez de place aux Africains dans nos écoles militaires ? Je suis allé au Congo avec Philippe Baumel et on nous a demandé si on pouvait faire passer de un à deux le nombre d’officiers de ce pays qui pouvaient être accueillis à l’École de guerre : cela n’a pas été possible ! Cette question est-elle discutée dans le rapport ?

M. Jean-Claude Guibal, président de la mission. Je commencerai par répondre de manière générale aux différentes remarques et questions. Je dresserai ce constat rustique que l’Afrique est notre sud et que l’Afrique est une bombe. C’est une bombe d’une part sur le plan démographique, car la croissance économique n’arrivera jamais à y contenir la croissance démographique, avec toutes les conséquences que l’on sait en termes d’immigration, c’est une bombe d’autre part sur le plan de la pauvreté qui ne va cesser d’y croître et d’y créer de l’instabilité. Concernant la démographie, je me souviens de telle anthropologue pour qui les sociétés africaines ont une habitude historique de la vulnérabilité et luttent contre cette vulnérabilité par la fécondité. L’Islam radical se greffe sur ce substrat traditionnel et rajoute ses préceptes religieux.

Dans nos relations avec l’Afrique, la conception du pouvoir me semble jouer un rôle central. La colonisation, les organisations de l’après-guerre, ont développé une conception du pouvoir dur (« hard power »), alors qu’on pourrait se trouver d’avantage dans une approche d’influence (« soft power »), faite de dialogue avec les sociétés civiles en même temps que de relations d’Etat à Etat. J’ai par ailleurs le sentiment qu’il existe en Afrique francophone un système de double pouvoir : celui mis en place pour répondre aux attentes des bailleurs de fonds avec des institutions et des élections, et un pouvoir plus traditionnel qui dispose d’une vraie légitimité. La colonisation comme la période plus récente n’ont pas posé la problématique entre pouvoirs formels et pouvoirs réels. Nous aurions, je crois, intérêt à faire davantage appel aux africanistes, aux chercheurs et en particulier aux anthropologues, pour asseoir nos stratégies sur une meilleure compréhension de l’Afrique.

Beaucoup d’entre vous ont formulé des objections sur la proposition de limiter le rôle des interventions militaires dans nos relations avec l’Afrique. Il est clair que les pouvoirs africains ont laissé s’aggraver la paupérisation de leurs armées. De ce fait, mettre sur pied des forces africaines efficaces est souhaitable mais difficilement réalisable. Sur le court terme, l’intervention militaire est donc souvent indispensable.

Nous n’avons pas fait de comparaison entre une Afrique anglophone qui réussirait et l’Afrique francophone. Nous nous sommes contentés d’analyser si la francophonie et l’influence française expliquaient des différences de développement et il nous a semblé que non. Ce qui compte le plus dans les différences de performances c’est l’appartenance à des aires géographiques plus ou moins bien loties. Cela étant, le comportement de l’ancien colonisateur a eu une influence. La conception française de l’Etat protecteur a été mise en œuvre dans ces Etats mais de manière biaisée, compte tenu de ces doubles pouvoirs dont je parlais, où l’État est plus un paravent plus qu’une réalité.

M. Philippe Baumel, rapporteur. Je veux préciser d’abord qu’à aucun moment dans le rapport nous ne condamnons les interventions militaires françaises récentes. Mais on ne peut pas se satisfaire de ces réactions d’urgence. Il faut savoir que les forces françaises sont parfois perçues comme des forces d’occupation, quand on s’imaginerait qu’elles apparaissent comme des forces de libération. Il faut faire attention à ce que l’image de l’ancienne puissance coloniale ne soit pas à nouveau instrumentalisée négativement, surtout quand les effets de l’aide au développement sont faibles. La France ne doit pas être perçue uniquement comme une force d’intervention.

Notre mission n’avait pas pour objet de dresser la comparaison avec les pays anglophones. Il y a de grandes différences de peuplement et de logique économique et il faut donc relativiser la comparaison.

La question du Franc CFA est importante. Il est le fruit de l’indépendance des Etats. Il faut être nuancé car il a aussi servi de filet face à des crises. La Cote d’Ivoire n’aurait pas pu repartir aussi vite en l’absence de cette monnaie commune, car elle aurait dû faire face à une dévaluation et de l’inflation. C’est donc un outil qu’il faut savoir préserver, tout en élargissant peut-être sa gouvernance pour qu’elle soit davantage partagée.

André Schneider a critiqué notre analyse de la situation du Cameroun, qui est une situation particulière, mais je ne crois pas que nous ayons rien dit d’inaudible ou d’inacceptable sur ce pays.

Concernant les questions institutionnelles, je souscris à l’image utilisée par Jean-Claude Guibal. Il y a eu des avancées, avec la mise sur pied de parlements, parfois d’un bicaméralisme, mais cela a peu changé la réalité des pays. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain et que la démocratie n’est pas adaptée à ces pays. Mais il faut comprendre pourquoi les populations ne considèrent pas les institutions et les élus comme leurs vrais représentants, mais comme des descendants d’une caste ou parfois d’une famille.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Je voudrais vous remercier pour ce travail considérable, fondé sur de très nombreuses auditions et de grande qualité. Vous avez posé un regard lucide et pertinent sur des sujets problématiques pour l’avenir de l’Afrique et je me réjouis que nous ayons pu avoir une discussion très franche sur la politique africaine de la France. Il est donc très utile que ce rapport soit rendu public.

Nous savons tous que la Commission des affaires étrangères ne se prononce pas sur le contenu du rapport mais seulement sur l’autorisation de sa publication. Néanmoins, il faut aussi, s’agissant de la politique étrangère de notre pays, faire particulièrement attention à la formulation et à la tonalité de ce rapport. Je souhaite que notre Commission puisse en autoriser la publication après que vous l’ayez enrichi et précisé à la lumière des remarques qui ont été formulées au cours de notre réunion. Je le relirai avec une grande attention et souhaite que nos collègues puissent en faire autant avant de procéder au vote sur l’autorisation de sa publication.

Le vote sur l’autorisation de  la publication du rapport d’information est reporté à une date ultérieure.

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Informations relatives à la commission

Au cours de sa réunion du mercredi 15 avril 2015 à 9h45, la commission des affaires étrangères a nommé :

– M. Philippe Baumel, rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des États-Unis d'Amérique relatif au renforcement de la coopération en matière d'enquêtes judiciaires en vue de prévenir et de lutter contre la criminalité grave et le terrorisme (sous réserve de sa transmission par le Sénat) ;

– Mme Marie-Louise Fort, rapporteure sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation internationale pour les migrations portant sur l'exonération fiscale des agents de cette organisation qui résident en France (n° 2672) ;

– M. Didier Quentin, rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif aux mesures du ressort de l'Etat du port visant à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (sous réserve de sa transmission par le Sénat) ;

– M. Philip Cordery, rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Belgique relatif à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière (n° 2184).

La séance est levée à midi.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 15 avril 2015 à 9 h 45

Présents. - M. Pouria Amirshahi, M. François Asensi, M. Patrick Balkany, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gwenegan Bui, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Édouard Courtial, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, Mme Valérie Fourneyron, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Paul Giacobbi, Mme Linda Gourjade, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Benoît Hamon, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Pierre Lellouche, M. Pierre Lequiller, M. Bernard Lesterlin, M. Lionnel Luca, Mme Marion Maréchal-Le Pen, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Didier Quentin, M. Jean-Luc Reitzer, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. André Schneider, M. Guy Teissier

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Kader Arif, M. Jean-Marc Ayrault, M. Jean-Paul Bacquet, M. Alain Bocquet, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Guy-Michel Chauveau, Mme Cécile Duflot, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean Glavany, M. Philippe Gomes, M. Meyer Habib, Mme Françoise Imbert, M. Armand Jung, M. Patrick Lemasle, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. René Rouquet, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Yves Foulon