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Commission des affaires étrangères

Mercredi 3 juin 2015

Séance de 9 heures 40

Compte rendu n° 83

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, présidente

– Audition de M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de l’Agence européenne Frontex, et de M. Luc Derepas, directeur général des étrangers en France au ministère de l’intérieur, sur la situation migratoire en Méditerranée

Audition de M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de l’Agence européenne Frontex, et de M. Luc Derepas, directeur général des étrangers en France au ministère de l’intérieur, sur la situation migratoire en Méditerranée

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous recevons M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de l’Agence européenne Frontex, chargée de la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l'Union européenne, et M. Luc Derepas, directeur général des étrangers en France au ministère de l’intérieur, qui est à ce titre responsable des politiques d’immigration et d’asile, pour une audition sur la situation migratoire en Méditerranée.

Je rappelle que 5 000 personnes ont été secourues en Méditerranée le week-end dernier dans le cadre de l’opération Triton coordonnée par Frontex. En 2014, environ 170 000 immigrants irréguliers auraient traversé la Méditerranée centrale, avec de nombreuses victimes, et les flux continuent, semble-t-il, à augmenter.

Dans ce contexte, la Commission européenne a présenté le 27 mai dernier une première série de propositions concrètes. Elle propose que l’on ne laisse pas l’Italie et la Grèce, qui sont les principaux points d’entrée, assurer seules l’accueil des migrants et que l’on organise une certaine répartition sur le territoire de l’Union. Elle a aussi défini un programme de réinstallation de 20 000 personnes, en lien avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ainsi qu’un plan d’action contre le trafic de migrants.

Lors de la réunion extraordinaire du Conseil européen du 23 avril dernier, les États membres s’étaient engagés à prendre rapidement des mesures pour sauver des vies en Méditerranée, lutter contre les trafiquants, prévenir les flux migratoires irréguliers et renforcer la solidarité et la responsabilité au niveau de l’Union.

Sur ces questions, il faudrait pouvoir prendre des mesures immédiates – vous allez d’ailleurs nous expliquer comment vous travaillez – et engager un travail de plus long terme, en s’attaquant aux causes de ces migrations – crises politiques, guerres, mais aussi une situation économique et sociale souvent désastreuse dans les pays d’origine –, et en développant la coopération entre États. Par ailleurs, on n’a jamais vraiment réussi à mettre en place une politique de l’asile européenne.

Pouvez-vous nous faire un point précis sur la situation et sur l’opération Triton, en nous donnant aussi votre appréciation ? Après les récentes déclarations sur les quotas, qui ont une connotation négative en France, pouvez-vous clarifier ce que notre pays demande précisément à l’Union européenne en matière de répartition et quelle sera notre position de négociation à Bruxelles ?

M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de l’Agence européenne Frontex. Merci de me permettre de m’exprimer devant vous. Il est important que les parlementaires nationaux puissent avoir directement le témoignage d’une agence européenne.

Il y a eu en effet 170 000 franchissements irréguliers de la frontière extérieure de l’Union européenne l’an dernier en Méditerranée centrale. Par ailleurs, il y a en a eu 100 000 entre janvier et mai de cette année contre 40 000 au cours de la même période l’année dernière. Une pression très forte s’est exercée en début d’année sur la frontière des Balkans et, aujourd’hui, les passages sont de plus en plus importants à travers la Turquie et la Grèce. Alors que la route allant de la Libye vers l’Italie représente actuellement 43 500 franchissements irréguliers de la frontière extérieure de l’Union, plus de 45 000 concernent la Grèce. Si la situation en Méditerranée centrale par cette route est très préoccupante, il ne faut pas oublier en effet la situation de crise qui est en train de se nouer dans ce pays, avec des profils migratoires très différents.

En Italie, on voit principalement arriver des ressortissants d’Afrique subsaharienne, venant prétendument d’Érythrée, de Somalie, mais aussi de pays d’Afrique occidentale francophone, voire du Maghreb, mais pas de Libye – ce qui peut paraître étonnant compte tenu du chaos régnant dans ce pays. La situation est très différente de ce qu’elle était en début d’année, où nous avions beaucoup de Syriens empruntant la voie vers l’Italie à travers la Libye pour avoir accès à l’asile en Europe : aujourd’hui, la quasi-totalité des flux syriens transite par la Turquie et arrive en Grèce ou en Bulgarie, notamment par la frontière maritime, en passant de la côte turque aux îles grecques – où il y a parfois seulement cinq à sept kilomètres à faire. Par exemple, sur l’île de Lesbos, entre janvier et avril, il y a eu 7  000 arrivées de Syriens.

On trouve aussi parmi ces migrants des Afghans, des Irakiens, des Pakistanais ou des Bangladais, qui appelleront des réponses différentes de l’Union européenne.

En Méditerranée centrale, on enregistre une augmentation de 5 % des franchissements irréguliers, alors qu’en provenance de la Turquie, elle est supérieure à 550 %. Il faut donc aider la Grèce.

Après le Conseil européen du 23 avril, la Commission a proposé un agenda pour la migration et un agenda pour la sécurité.

Les mesures les plus immédiates prises par ce Conseil ont été de tripler le budget de Frontex pour ses opérations en Méditerranée. Cela a été le cas non seulement pour l’opération Triton, qui se déroule au sud de l’Italie, entre ce pays, Malte et la Libye, mais aussi pour l’opération Poseidon, qui se trouve en mer Égée, entre la Turquie et la Grèce.

Ce triplement s’accompagne d’une augmentation des moyens déployés. Frontex a pour rôle de coordonner ceux mobilisés par les États membres. À cet effet, elle lance des appels à contribution à ces États et élabore des plans de patrouille. À la fin du mois de mai, nous avons accru dans certains cas de 200 % le nombre de moyens à la mer. Nous avions ainsi 6 patrouilleurs côtiers en fonction dans le cadre de Triton contre 2 en février. Je maintiendrai ce rythme au moins jusqu’en septembre et j’en prévois 5 pour la période hivernale. En outre, le nombre d’heures de patrouille de surveillance aérienne a été multiplié par deux.

Par ailleurs, il y aura 25 millions d’euros supplémentaires pour Frontex en 2015 et 45 millions en 2016. Dans le cadre de la préparation du dialogue budgétaire de 2017 à 2020, j’ai bon espoir que le budget tendra à augmenter.

Le rôle de Frontex est aussi de faire des appels à contribution en gardes-frontières et de former des équipes avec ces personnels. Aujourd’hui, 25 États membres participent d’une manière ou d’une autre aux opérations Triton et Poseidon par des bateaux, des avions et des gardes-frontières.

Ceux-ci ont pour mission de faire de la surveillance sur les bateaux. Je rappelle que le mandat de Frontex n’est pas de faire du secours en mer, qui est une compétence nationale. Mais sa priorité est, dans les situations de détresse, de mettre ses moyens à la disposition des autorités italiennes, qui coordonnent les secours sur une zone qui s’étend beaucoup plus loin que la zone de compétence italienne en la matière.

Depuis le début de Triton, le 1er novembre 2014, les moyens de Frontex contribuent dans un tiers des cas à sauver des vies. Dans 80 % des cas, les interventions ont lieu à proximité de la côte libyenne, l’Italie se substituant à des États qui ne peuvent faire face à ces situations.

Il y a en outre une coopération entre Malte et l’Italie, sachant que celle-ci a beaucoup plus de moyens. La Tunisie réalise de plus en plus de progrès et fait ce qu’elle peut en cas de détresse, mais la Libye n’est pas en mesure de faire du secours en mer.

Après les décisions d’augmenter les moyens de Frontex, la zone d’opérations a été étendue vers le sud, en coordination avec les autorités italiennes et maltaises. La zone d’opération de Triton a ainsi été élargie à 130 milles nautiques au sud de la Sicile, ce qui correspond à la limite sud de la zone de compétence de secours en mer de Malte – laquelle est à 80 milles nautiques de la Libye. Cela n’interdit pas de faire du secours en mer plus au sud, ce qui pose cependant certains problèmes de sécurité.

Il est par ailleurs important d’avoir des gardes-frontières à terre qui auditionnent les migrants. Cela permet d’identifier les profils de personnes ayant besoin d’une protection et de les canaliser vers les autorités compétentes pour qu’ils soient enregistrés dans Eurodac.

Si, au contraire, des personnes ne relèvent pas de la protection ou de l’asile, elles doivent être éloignées vers le pays d’origine, conformément au droit de l’Union.

J’ai fait passer le nombre de ces équipes de gardes-frontières de quatre à neuf grâce aux moyens supplémentaires octroyés à l’agence. Cela veut dire que nous avons dans les principaux ports de débarquement en Sicile et dans le sud de l’Italie continentale des équipes pouvant se rendre en temps réel pour auditionner les migrants et appuyer les autorités italiennes en vue de préparer leur éloignement. Frontex travaille étroitement avec ces autorités pour mettre au point cet appui et cette solidarité européenne.

Un projet devrait par ailleurs voir le jour d’ici deux semaines environ à Catane. J’ai proposé aux autorités italiennes, qui l’ont accepté, d’avoir une équipe Frontex de coordination régionale basée en Sicile pour mieux coordonner les équipes déployées dans cette île et le sud de l’Italie. J’ai invité les autres agences européennes, notamment le Bureau européen d’appui lmatière d'asile , Europol et Eurojust à rejoindre cette cellule, de manière à avoir une gestion intégrée des agences contribuant à cette action, ce qui aide l’État hôte, l’Italie, à avoir la politique la plus cohérente possible.

Le schéma avec la Grèce et Poseidon ressemble à celui-là, sauf que, pour le moment, les discussions entre Frontex et ce pays sont à un stade moins avancé, sachant que l’urgence politique et humanitaire était en Italie. Reste que j’ai amélioré le plan opérationnel de Poseidon et augmenté les moyens en Grèce, qui lance un appel à l’aide – que l’Union européenne et ses agences entendent.

Il va falloir que des gardes-frontières soient envoyés par d’autres Etats membres et que, dans un cadre géographique plus complexe du fait des petites îles grecques, on coordonne bien les équipes et qu’on fasse en sorte que les migrants débarqués sur les îles ne puissentpas échapper à l’enregistrement de leurs empreintes, pour des raisons migratoires et sécuritaires.

La Commission européenne a par ailleurs présenté un plan plus vaste, fondé sur des mesures de coopération avec les pays tiers, des dispositions dans le domaine des voies légales de l’immigration vers l’Union et des mesures renforcées de lutte contre les trafiquants.

S’agissant de la coopération avec les États tiers, Frontex a un mandat. J’ai proposé cette année au conseil d’administration de l’agence, qui l’a accepté à l’unanimité, de donner la priorité à la Turquie pour le déploiement d’un officier de liaison – ce sera la première fois que ce dispositif sera mis en œuvre. Cet officier sera placé auprès de la délégation de l’Union à Ankara et aura vocation à travailler en étroit lien avec les officiers et représentants dans le domaine de la police et des migrations déployés par les États membres : j’ai là aussi besoin de leur coopération. L’objectif est d’avoir un relais en Turquie ayant un accès aux dirigeants des services à Ankara et capable aussi de comprendre ce qui se passe sur le terrain, que ce soit à la frontière ouest ou à d’autres frontières orientales, pour faire un travail sur des questions migratoires et sécuritaires.

Il y a toujours le cas de ce qu’on a appelé les vaisseaux fantômes au début de 2015 : pour le moment, ils sont sous contrôle et les autorités turques surveillent les départs, mais cela nécessite une vigilance de tous les instants et Frontex propose un suivi de ces questions aux États membres.

Au-delà de la Turquie, Frontex agit auprès du Maroc et des pays du processus de Rabat lancé par l’Union européenne. Nous avons aujourd’hui un dialogue très fructueux avec ce pays, qui est très intéressé par le dialogue sur les questions migratoires avec l’Union et a joué un rôle régional. Frontex a organisé la semaine dernière, pour la première fois sur le continent africain, une réunion de la communauté africaine de renseignement. L’agence a par ailleurs été invitée en tant qu’observateur au G5 Sahel – les autorités françaises ont joué un rôle important à cet égard.

Son rôle en amont consiste à aider à la construction d’institutions viables, qui est une mission de long terme. Il s’agit de constituer des services de contrôle aux frontières à la fois efficaces et respectueux des droits fondamentaux. Cela permettra de développer des partenaires des pays européens sur le long terme et des politiques permettant sur le court terme d’enrayer les flux à la source.

Parallèlement, l’Union européenne a proposé des initiatives en matière d’asile, l’objectif étant de ne pas fermer la porte de l’Union aux vrais demandeurs d’asile en tarissant les sources de l’immigration irrégulière n’ayant rien à voir avec lui.

Au-delà des moyens budgétaires alloués par l’Union, l’agence a l’autorisation de recruter davantage de personnel, ce qui, sur deux ans, me permettra globalement d’augmenter de 10 % ses effectifs. Ceux-ci seront essentiellement déployés sur des missions opérationnelles, c’est-à-dire soit vers les équipes qui coordonnent Triton et Poseidon, soit vers celles qui font de l’analyse de risques, soit vers celles envoyées dans les pays tiers – notamment par le renforcement des officiers de liaison dans les pays d’origine, au sein des délégations de l’Union européenne, en bonne intelligence et de façon complémentaire vis-à-vis des réseaux nationaux existants.

M. Luc Derepas, directeur général des étrangers en France au ministère de l’intérieur. J’indiquerai les conséquences de cette évolution au cours de deux dernières années sur la situation en France et en Europe, ainsi que la position de notre pays pour essayer d’y répondre au niveau européen.

En France, le fort accroissement des arrivées sur le territoire européen depuis deux ans, lié au chaos libyen et à la structuration des routes de migration irrégulières, a eu assez peu d’impact direct. Cela tient au fait que les nationalités des migrants ne sont pas susceptibles de donner lieu à une installation dans notre pays, soit par le biais de l’asile, soit par celui de l’immigration irrégulière.

On a constaté en 2013 et 2014 essentiellement des arrivées de Syriens, d’Érythréens et de ressortissants de la corne de l’Afrique. L’Italie ne les a pas stabilisés sur son sol et a laissé partir la plupart d’entre eux en Europe. La France n’a été dans la plupart des cas qu’un pays de transit, les principaux pays de destination étant l’Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni.

Le seul impact visible porte sur la situation à Calais, où la frontière britannique a été déplacée sur le territoire français, avec une sécurisation imparfaite : les migrants savent qu’en se présentant dans cette ville et en essayant d’entrer dans les trains ou les poids lourds, ils ont une chance raisonnable de rejoindre l’Angleterre. Cela a entraîné une extension de la zone d’immigration irrégulière de Calais et du Calaisis et une forte augmentation du nombre de migrants, d’environ un millier en un mois.

En termes de demande d’asile, l’impact est nul, voire négatif, puisque la France est le seul pays de l’Union pour lequel cette demande a diminué – de 5 %. La plupart des partenaires de destination – la Suède, l’Allemagne ou l’Italie – ont au contraire vu celle-ci augmenter.

Concernant l’immigration irrégulière, les données sont toujours très difficiles à collecter et on ne peut en général apprécier les effets dans ce domaine qu’au bout de quelques années. Mais à ce stade, nous n’avons pas constaté d’impact fort.

Au niveau européen, en revanche, ces migrations sont préoccupantes à plusieurs égards.

D’abord, car elles mettent à mal le système de protection des frontières et de libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen, sur lequel l’Union s’est construite au cours des dernières décennies. Le chaos libyen, la création d’un boulevard en provenance de l’Afrique subsaharienne, la mise en place des opérations Mare Nostrum par l’Italie et l’extension des opérations de Frontex ont créé une voie d’entrée irrégulière mais très efficace à l’intérieur de l’Union. S’ajoute à cela l’aggravation de la situation sur la frontière orientale, avec une difficulté très nette de la Grèce et de la Bulgarie à tenir celle-ci, ainsi qu’une difficulté au moins aussi importante de la Turquie à juguler les départs, notamment à destination des îles grecques, d’autant qu’elle a déjà sur son sol 2 millions de réfugiés syriens à prendre en charge.

La deuxième préoccupation porte sur la résistance du système de l’asile européen. Celui-ci est fondé sur des règles de plus en plus communes – avec en particulier les dernières directives adoptées en 2013, qui visent à l’unifier – ainsi que sur celles de Dublin, qui prévoient que le pays compétent pour examiner une demande d’asile est le premier pays d’entrée dans l’Union. Or, du fait de l’incapacité ou de l’absence de volonté des autorités italiennes et grecques de faire jouer ces règles , les demandeurs d’asile ne sont pas enregistrés à l’arrivée et leurs empreintes ne sont pas prises. Il y a de la part de ces autorités une passivité, voire une incitation à partir des premiers pays d’entrée. D’où la concentration très forte de la demande d’asile en Allemagne, en Suède ou en Hongrie pour les nationalités évoquées – la Hongrie étant un cas à part puisqu’elle est un pays de première entrée pour les demandeurs d’asile kosovars, qui ont une tactique de premier enregistrement dans ce pays, puis de fuite et d’installation dans d’autres pays occidentaux, avec l’espoir que ceux-ci n’oseront pas les retransférer vers cet État pour l’examen de leur demande. En tout état de cause, on constate aujourd’hui un échec des règles de Dublin et la remise en cause d’un des fondements de la politique européenne de l’asile, avec une mise en danger assez forte de la solidarité croissante que les États européens avaient construite en la matière.

Troisièmement, on assiste vraisemblablement à une pression très forte de l’immigration irrégulière hors asile dans l’ensemble de l’Union, probablement à destination des mêmes pays – Allemagne, Suède, Pays-Bas ou Grande-Bretagne –, qui sont aujourd’hui économiquement les plus attractifs, avec des risques de déstabilisation socio-économiques assez importants, dont on commence à ressentir les effets au travers de manifestations politiques en Allemagne, en Suède ou aux Pays-Bas.

Pour résoudre ces difficultés, la France a pris un certain nombre de positions.

Quand on a constaté les premiers départs importants depuis la Libye, notre pays a plaidé pour une protection maximale de la frontière et le fait que l’Europe ne devait pas développer des opérations de recherche et d’assistance aux personnes en mer, au motif qu’elles pourraient inciter les passeurs à mettre davantage de migrants à la mer. Cette tactique, qui a fonctionné un temps, n’a pas résisté au cynisme et à la bonne information des réseaux de passeurs, qui ont vite compris qu’un nombre croissant de décès en Méditerranée allait mobiliser les opinions publiques et contraindre les États européens, voire l’Union européenne, à créer une passerelle avec la rive sud.

C’est exactement ce qui s’est passé, puisque l’Italie a d’abord unilatéralement, contre l’avis de la majorité des États membres de l’Union, créé l’opération Mare nostrum, qui a été un premier pont entre la rive libyenne et le territoire européen. Puis, elle a arrêté cette opération pour des raisons essentiellement financières et les tactiques des passeurs se sont perfectionnées. On a vu certains d’entre eux forcer des personnes par les armes à prendre la mer, y compris dans des zones très dangereuses, dans l’idée que des naufrages éventuels seraient instrumentalisés pour amener les bateaux de l’Italie ou de l’Union vers la côte libyenne.

Pour des raisons humanitaires, cela n’a pas pu être empêché. Il a alors été décidé d’étendre les opérations de Frontex, Triton et Poseidon, en vue d’assurer le contrôle de la frontière et l’assistance des migrants jetés à la mer.

Beaucoup de travail a été fait ces derniers mois entre les États membres et la Commission européenne pour trouver une nouvelle réponse, laquelle s’est traduite par l’agenda pour les migrations, présenté par la Commission en avril et qui a débouché sur un ensemble de propositions plus concrètes présentées il y a deux semaines, fondées sur plusieurs principes.

Le premier est qu’un grand nombre de migrants est éligible à la demande d’asile et l’obtiendra vraisemblablement : c’est le cas notamment des ressortissants syriens et érythréens, pour lesquels l’ensemble des autorités compétentes au niveau européen accorde le statut de réfugié ou la protection subsidiaire à des taux proches de 100 %.

L’idée de la Commission est de dire que si l’Europe joue son rôle en matière d’asile, il faut qu’elle l’accorde à ces migrants de façon très rapide. Cela ne peut se faire en faisant jouer les règles de Dublin car cela ferait peser sur l’Italie et la Grèce une charge excessive. La Commission a donc proposé, conformément à la suggestion que nous avions faite, un mécanisme de répartition des personnes réfugiées ou susceptibles de l’être à l’échelle de l’ensemble de l’Union, de façon à ce que le fardeau soit réparti entre tous les États membres. Elle a proposé une clé de répartition qui fait l’objet d’une discussion avec ceux-ci. Mais globalement, le mécanisme nous paraît bon. On ne pourra résoudre durablement la question d’un afflux massif de réfugiés en Europe qu’à travers leur répartition solidaire sur son sol.

Le corollaire est – plutôt que de devoir réagir à des arrivées irrégulières et ensuite attribuer l’asile – de proposer à des personnes voulant venir en Europe de le faire – en faisant jouer la même clé de répartition – par le biais d’une opération de réinstallation adressée à des personnes proches des zones de crise. On sait ainsi que sur les 3 à 4 millions de réfugiés syriens situés dans les pays entourant la Syrie, une proportion encore relativement faible souhaite quitter la région. Autant leur proposer directement de venir en Europe, plutôt que de les inciter à un périple très dangereux.

La Commission a proposé à ce titre que les États européens se répartissent 40 000 réfugiés arrivés sur le territoire de l’Union et 20 000 personnes présentes dans les zones de conflit, essentiellement autour de la Syrie. Il s’agit, non de faire tomber les règles de Dublin, mais de les mettre entre parenthèses temporairement pour un certain nombre de personnes.

La France est d’accord avec cette proposition, mais il y a eu des malentendus dans la façon dont elle a été présentée par la Commission et la presse, ce qui a donné lieu à l’expression de « quotas de migrants », laquelle a été refusée par le Gouvernement.

Il est vrai que la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Mme Mogherini, a une conception beaucoup plus accueillante que le commissaire en charge des migrations. Elle a d’ailleurs affirmé que toute personne arrivée en Europe devait pouvoir y rester sans risquer d’encourir un mécanisme de retour vers son pays d’origine. Les médias ont alors utilisé cette expression, accréditant l’idée que l’Europe se répartirait l’ensemble des personnes arrivées sur le territoire européen.

C’est contre cette interprétation que le Gouvernement a réagi, en disant qu’il ne s’agissait pas de créer des quotas de migrants pour accueillir par exemple l’ensemble des 270 000 personnes arrivées en 2014, mais seulement les réfugiés et les personnes ayant 99 % de chances d’obtenir cette qualité.

Deuxième élément de la proposition européenne : pour les personnes qui ne demandent pas l’asile ou le font à des fins abusives, la Commission estime que l’Europe doit organiser de façon claire et déterminée des procédures de retour vers le pays d’origine, en conformité avec le droit européen. Elle a donc proposé la création de « hotspots », ou lieux d’arrivée sur le territoire européen, dans lesquels les migrants sont retenus pour être orientés selon qu’ils ont des chances d’obtenir l’asile ou qu’ils sont arrivés dans une logique de pure migration ou de demande d’asile manifestement abusive. Ces centres doivent permettre de repérer les différentes situations juridiques et d’organiser des retours vers les pays d’origine pour les ressortissants d’Afrique subsaharienne non éligibles à une demande d’asile. Ce dispositif est à inventer de toutes pièces avec des mécanismes juridiques nouveaux.

Le troisième élément de la proposition européenne, que nous soutenons également, porte sur le travail avec les pays d’origine et de transit. Il est évident que la cause de ces migrations est pour une large part la pauvreté, dans un contexte de croissance démographique redoutable : entre 2010 et 2050, l’Afrique devrait gagner un milliard d’habitants tandis que l’Europe en perdrait cent millions. Ce différentiel va certainement encore accroître la pression migratoire.

Il s’agit de faire jouer à ces pays, en partenariat avec nous, un rôle de frein aux migrations irrégulières vers l’Europe. Au ministère de l’intérieur, nous travaillons à la création de centres – avec les institutions internationales – visant à stabiliser les personnes dans les pays de transit, à leur proposer des formations et une aide au retour dans le pays d’origine assorti d’un projet de réinsertion économique. À cela s’ajoute un travail avec les pays de transit pour qu’ils sécurisent leurs frontières et rendent moins perméables les zones de passage vers l’Union européenne.

Nous avons notamment engagé à cet égard un travail important avec le Niger, par lequel passent 60 % des migrants arrivant par la Libye.

M. Jean-Paul Dupré. Les dispositions prises sont certes méritoires, mais il est nécessaire de se pencher sur les causes de ces migrations pour les tarir. Quels sont les objectifs, les moyens et les acteurs prévus à cet effet, sachant que l’Europe est toujours un secteur géographique attractif ?

M. Pierre Lellouche. Il s’agit de questions politiques fondamentales qui appellent des choix gouvernementaux.

Le premier choix est celui du devenir de l’accord de Schengen, conçu dans une période où l’Europe n’était pas confrontée à ce choc migratoire. De toute évidence, cet accord est par terre aujourd’hui, dans la mesure où il y a un clivage entre les pays de destination et les pays de transit. J’ai vu, lorsque j’étais ministre, la Grèce et l’Italie transférer les migrants de l’autre côté de la frontière tant pour l’accueil que pour les demandes d’asile. Cette fracture est compliquée à régler. Mais si nous continuons ainsi, nous aurons un véritable problème politique, qui conduira sans doute à un retour à des frontières nationales.

Deuxièmement, certains pays n’ont pas leur place dans le système et doivent rester à l’extérieur de celui-ci – je pense à la Bulgarie et à la Roumanie.

Il y a par ailleurs un problème majeur s’agissant de la Turquie, qui excelle à faire passer les djihadistes de l’autre côté et à faire entrer les clandestins vers la Grèce. Et je ne suis pas sûr que le déploiement d’une personne à la délégation de l’Union à Ankara suffise à le régler ! Le fait que ce pays ne joue pas le jeu doit nous inciter à revoir certains dispositifs européens à son égard.

Enfin, je n’ai pas bien compris la position du Gouvernement sur la question des quotas, le ministre de l’intérieur ayant d’abord dit qu’il était pour, puis le Premier ministre qu’il était contre. On ne peut accepter l’idée que vous allez faire un premier tri entre ceux qui ont droit à l’asile et les autres ; cela est contraire à la législation européenne. Le groupe Les Républicains est opposé à ce que la Commission dise aux États combien d’immigrés supplémentaires susceptibles d’avoir le droit d’asile seraient accueillis par eux. Il suffit de voir ce qui s’est passé ces derniers jours porte de La Chapelle pour le comprendre.

M. Jean Glavany. Quelle connaissance avez-vous des parcours des migrants, sachant qu’il y a peut-être des milliers de morts dans le désert sans qu’on le sache ni qu’on s’en inquiète ?

Deuxièmement, des filières de trafic gagnent beaucoup d’argent sur le dos des migrants en Libye, mais n’y en a-t-il pas aussi en Italie ou en Grèce ? On dit que la mafia est engagée dans ce processus et perçoit beaucoup d’argent en autorisant l’emploi de certains bateaux.

Troisièmement, quel est le profil des personnes pouvant acquitter le coût considérable de ces passages ?

M. André Schneider. Avez-vous fait des simulations sur les migrations climatiques ? Les Nations unies estiment que d’ici 2020, il y aura des millions de migrants climatiques sur la terre.

M. Jean-Pierre Dufau. Le problème que vous nous avez exposé est très complexe. L’abandon de Mare Nostrum, le passage à Triton et Frontex ne l’ont pas réglé –même si l’aide humanitaire est nécessaire. L’Europe a-t-elle une politique volontariste pour coopérer avec le Moyen-Orient et l’Afrique et essayer de tarir à la source ces migrations ?

Mme Chantal Guittet. Les pays du Sahel se sont mobilisés pour essayer de réduire le terrorisme et le trafic des migrants : en mai, lors d’une réunion sous l’égide du ministre de l’intérieur, ils ont souhaité renforcer la coopération avec Frontex. Envisagez-vous d’autres coopérations de ce type, la mobilisation des pays d’origine étant essentielle pour régler ce problème ?

M. Jacques Myard. Messieurs, je ne voudrais pas saluer en vous les derniers Mohicans d’un système épuisé, mais je crains fort que ce soit le cas !

Le système de Schengen est à bout de souffle, le contrôle aux frontières extérieures est illusoire, compte tenu de la myriade d’entrées sur le territoire et du rôle des mafias, et les quotas, qui vont créer un appel d’air, seront rapidement dépassés. Quant à vos « places chaudes », ce sera des Calais multipliés par dix ou vingt !

Par ailleurs, l’accord de Dublin est international : vous ne pouvez pas le mettre entre parenthèses sans consulter les parlements nationaux.

Le travail avec les pays d’origine est le seul moyen efficace, sur lequel nous devrions concentrer nos efforts, sachant qu’il faut être ferme et que l’affichage compte.

M. Jean-Claude Guibal. Je suis d’un scepticisme absolu à l’égard de la politique migratoire de l’Union européenne. Je ne comprends pas l’analyse qui est faite et comment pourraient être efficaces les procédures envisagées. La contribution des États membres se fait-elle sur la base du volontariat ou y a-t-il des ratios et des quotas en la matière ?

Je sais que l’Italie ne fait rien pour garder ses migrants et fait tout, en revanche, pour qu’ils repassent la frontière – ceux-ci sachant bien qu’il suffit d’être au-delà de 20 kilomètres de cette dernière pour être tranquilles. On retrouve dans la pratique actuelle de ce pays à l’égard des migrants un atavisme humaniste qui existait déjà sous Mussolini à l’égard des trains chargés de Juifs. On a en outre l’impression que les textes ne tiennent pas compte de l’intelligence des migrants et des passeurs. Avez-vous la possibilité de supprimer les embarcations avant qu’elles ne soient chargées de migrants ?

M. Philippe Baumel. La véritable question n’est-elle pas d’organiser un véritable flux légal de migrants ? Certains pays comme Israël et la Jordanie ont mis en place des permis temporaires de travail pour des emplois peu qualifiés au travers d’agences de placement dans les pays d’origine, ce qui permet de contourner le marché noir des visas, partout présent, de faciliter la reprise de contrôle des flux par les États et d’endiguer le commerce organisé par les mafias. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Lequiller. Quelle est la différence entre les quotas et la répartition solidaire ? Cela a provoqué un certain flottement au sein du Gouvernement.

Je suis scandalisé qu’on ait attendu 4 300 morts pour que le Conseil européen décide quelque chose, qui est d’ailleurs insuffisant.

En outre, ce n’est pas le budget de Frontex qui a été multiplié par trois – mais celui des opérations. Or cela fait des années que je dis que ce devrait être le cas, compte tenu de la faiblesse de vos moyens. Un seul officier de liaison en Turquie est à cet égard totalement insuffisant.

Par ailleurs, où en est-on de la résolution de l’ONU ? Je voudrais qu’on puisse intervenir dans les eaux libyennes.

Enfin, quels sont les effectifs des équipes de Frontex ?

M. Jean-Paul Bacquet. Je suis étonné d’entendre que l’immigration a peu d’impact sur la France. Elle a en tout cas un impact politique évident. Il me semble d’ailleurs que le ministre de l’intérieur ne partage pas du tout votre opinion.

Deuxièmement, tous les centres d’hébergement craquent, comme le relèvent les préfets.

Troisièmement, combien y a-t-il de retours par rapport aux migrants qui doivent rentrer ?

Quatrièmement, 60 à 70 % des migrants qui passent par le Niger, en particulier par Madama, vont en Libye. Or, les militaires français et nigériens sont présents sur ce site, mais il ne s’y passe rien !

Enfin, il m’avait semblé que, pour l’aide au retour, on envisageait des centres de formation pour que les migrants puissent s’installer chez eux, mais qu’il était difficile de faire passer un migrant d’un pays africain à un autre en raison des conventions entre ces pays.

M. Philippe Cochet. Qu’en est-il de Malte, qui a certainement le plus grand nombre de migrants au monde et qui est une des portes d’entrée majeures ?

Je rappelle qu’il y avait 42 600 demandeurs d’asile en 2008 et 64 536 en 2014, contre 66 251 en 2013. Mais l’élément le plus important est le nombre d’attributions de l’asile, qui était de 11 428 en 2013 et de 14 564 en 2014, soit plus de 27,4 % d’augmentation.

Si Frontex est un organisme servant seulement à constater, on peut mettre tous les moyens du monde, cela ne servira pas à grand-chose. L’agence conduit-elle une action à l’égard des bateaux de migrants ?

Mme Seybah Dagoma. Vous avez évoqué, sans le citer, le traité du Touquet conclu entre la France et le Royaume-Uni, qui a pour conséquence une externalisation des politiques d’asile et d’immigration de ce pays sur le territoire français, dans le Calaisis. Ce traité fait l’objet de nombreuses critiques, notamment des acteurs de terrain. D’aucuns estiment qu’il a pour conséquence de concentrer en France un nombre très important de migrants vivant dans des conditions indignes et une insécurité croissante, alors qu’ils devraient être pris en charge par le Royaume-Uni. Qu’en pensez-vous et faut-il renégocier ce traité ?

M. François Rochebloine. Quelles relations entretenez-vous avec les différentes ONG ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Combien coûte un passage de migrant ?

Par ailleurs, on voit qu’il y a beaucoup moins de flux en provenance de l’Afrique subsaharienne. Comment les Marocains et les Espagnols se sont-ils débrouillés pour aboutir à ce résultat ?

M. Fabrice Leggeri. S’agissant de la coopération avec les pays tiers, les départs d’Afrique subsaharienne impliquent une traversée du désert et il y a de fait des milliers de victimes dans celui-ci qui ne font l’objet ni de statistiques, ni de procès-verbal documenté.

Les prix de passage sont de l’ordre de 5 000 à 7 000 euros, ce qui signifie que, pour des Érythréens ou des personnes de la corne de l’Afrique, toute la famille ou le village a dû se cotiser dans l’espoir d’un « retour sur investissement », c’est-à-dire qu’une fois arrivé en Europe, le migrant puisse renvoyer de l’argent au pays.

Les profils sont différents lorsqu’il s’agit de Syriens et de demandeurs d’asile du Proche-Orient, qui sont davantage accompagnés d’une famille. Le migrant subsaharien est, lui, généralement un homme jeune, qui souhaite travailler.

Les modèles des organisations criminelles peuvent aussi varier. Il y a souvent des relais pour effectuer plusieurs segments du parcours. Parfois, les migrants s’arrêtent pendant plusieurs mois dans certains pays, en essayant de travailler de façon informelle pour gagner un peu d’argent et payer la suite du trajet. On peut aussi penser qu’il y a des relais en Europe.

Une coopération entre Europol et Frontex a été nouée dans le cadre d’une opération en Méditerranée, lancée par le commissaire européen en charge des affaires intérieures et des migrations. Frontex fournit les résultats des moyens d’observation des bateaux en Méditerranée, qui doivent permettre à Europol de faire des enquêtes et de remonter les filières. Mais cette action est très complexe, notamment lorsque les criminels sont dans des pays tiers avec lesquels nous n’avons pas d’accord de coopération judiciaire. On peut espérer découvrir leurs complices en Europe et faire un travail de plus long terme tendant à développer la coopération. Frontex a participé au G5 Sahel et d’autres initiatives de ce type sont prévues. Nous avons aussi des partenariats avec des régions plus à l’est, qui peuvent être sensibles en cas de déstabilisation de l’Ukraine ou du Caucase. Il en est ainsi notamment du partenariat oriental.

La Tunisie, le Maroc et l’Égypte font aussi partie des pays avec lesquels nous développons la coopération.

Frontex n’a pas ciblé spécifiquement la question climatique, qui a des conséquences économiques. Mais la dynamique démographique nous amènera à nous en occuper pendant encore longtemps.

De fait, les routes ouest par le Maroc et la côte occidentale africaine ne sont pas des points de préoccupation. Cela tient d’abord à l’existence d’États qui fonctionnent dans cette région – c’est le cas du Maroc, qui octroie l’asile statutaire à des personnes qui en ont besoin. En outre, l’Espagne a su développer depuis une décennie des coopérations avec les pays de l’Ouest africain. Cela doit être notre modèle. Mais pour des raisons évidentes tenant à la situation de la Libye, nous ne pouvons, malgré tous nos efforts, faire la même chose avec le même succès et il faudra encore beaucoup de temps pour que ce soit le cas.

Concernant le mode de fonctionnement de Frontex, l’Union européenne est organisée de telle manière que la responsabilité première du contrôle de la frontière appartient aux États. Le budget de Frontex est donc un budget additionnel, permettant à l’agence d’apporter un supplément de moyens européens. Le budget total de contrôle des frontières de l’Union est la somme des budgets nationaux des États de celle-ci et de Schengen plus celui de l’Union elle-même.

Les instances européennes ont fait passer le budget de Frontex de 95 millions d’euros en 2014 à 135 millions aujourd’hui, ce qui est un effort substantiel dans un contexte de restriction budgétaire. La question porte sur les mandats de l’agence, qui fait l’objet d’une évaluation. La Commission prévoit un élargissement de ceux-ci, notamment en matière de retour. Une réflexion est également menée sur un système européen de gardes-frontières. Mais ces questions sont sensibles car on est parfois à la limite de la souveraineté nationale. Je préfère en tout état de cause une augmentation progressive du budget, qui s’accompagne d’une redéfinition des mandats.

Cela passe par une réflexion sur ce qui doit être fait aux niveaux national et de l’Union. Je rappelle que le système de Schengen fait l’objet de règlements européens, qui doivent s’appliquer ; la Commission y veille. Le dispositif d’évaluation du système a été rénové il y a deux ans et les premières missions d’étude sont en cours. Frontex a un rôle d’expertise au profit de la Commission en la matière. Se posent aussi des questions de visas et de coopération policière et judicaire. En tout état de cause, les États membres doivent accepter une surveillance européenne. Si la frontière extérieure ne fonctionne pas correctement et que l’espace Schengen n’est pas maîtrisé, la libre circulation, qui est un des acquis fondamentaux de l’Union sera en danger. Et quand je vois des contrôles quasiment systématiques introduits à certaines frontières intérieures, je pense qu’on n’en est pas loin.

Pour empêcher des bateaux de transporter des migrants en Méditerranée, l’Union européenne propose une mission dans le cadre de la politique commune de sécurité et de défense (PCSD). Cette mission militaire, qui est en cours de préparation, a besoin d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies ou d’une autorisation des autorités libyennes.

Si Frontex est une agence civile, nous nous coordonnons avec cette future mission et je rencontrerai demain son futur commandant. Des actions de saisie et de destruction de navires ne sont pas possibles par l’agence, mais l’Union souhaite donner ce mandat à cette opération.

S’agissant de la contribution des États membres, le budget de Frontex est directement alimenté par celui de l’Union européenne. En outre, l’agence a ses propres personnels et fait des appels à contribution pour que les États, qui n’y sont pas obligés, mettent à disposition des gardes-frontières pour ses opérations. Nous travaillons aussi avec la Commission à ce qu’il y ait un juste retour lorsque le budget de l’Union finance des moyens opérationnels. Il existe à cet égard le Fonds de sécurité intérieure, doté de plus de 2 milliards d’euros pour 2014-2020, ainsi que le Fonds asile, immigration, intégration. J’estime que lorsque la Commission offre de l’argent pour que les États membres achètent des moyens nationaux, tels que des avions ou des bateaux, il est normal que pendant un certain temps et pour une certaine période de l’année, Frontex puisse bénéficier de leur concours.

J’ajoute que la mise à disposition par les États n’est pas un geste de solidarité gratuite. L’essentiel du budget des opérations de Frontex sert en effet à dédommager et à rembourser ceux-ci.

Concernant les ONG, un forum consultatif est constitué dans le cadre de l’agence, associant aussi certaines institutions, telles que le HCR ou le Conseil de l’Europe, qui peuvent nous apporter des conseils sur l’application des droits fondamentaux.

Quand des personnes se noient en mer, il faut leur porter secours : c’est une obligation morale et juridique – sachant que la situation géopolitique, notamment au Proche-Orient, fait que, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 600 000 personnes sont arrivées en Europe comme demandeurs d’asile ou de protection en 2014. Mais il ne faut pas alimenter le trafic d’organisations criminelles. Il s’agit d’une question complexe, qui touche à nos valeurs fondamentales et à la libre circulation pour tous à l’intérieur de l’espace Schengen. Frontex est à cet égard chargée de mettre en œuvre les décisions politiques de l’Union européenne, en appui des États membres qui en ont le plus besoin.

M. Luc Derepas. Le coût du passage pour les migrants est très variable selon l’origine géographique. Il est de 5 000 à 15 000 euros par personne pour les ressortissants d’Afrique du Nord ou subsaharienne souhaitant venir en Europe. Ce coût fait souvent l’objet de plusieurs paiements et son montant n’est pas forcément détenu en une seule fois par le migrant, qui s’arrête fréquemment quelques mois dans un pays pour gagner la somme nécessaire pour aller plus loin – en participant parfois au réseau de trafic lui-même.

Quant au profil des migrants, il s’agit en général de personnes qualifiées ayant en général une intention précise.

Monsieur Myard, on ne peut évidemment mettre entre parenthèses les règles de Dublin par le seul biais de l’action politique de la Commission ou des États membres. Il faut une base juridique pour cela. C’est la raison pour laquelle la Commission, dans son agenda pour les migrations, a proposé un projet d’acte législatif pris sur le fondement de l’article 78 paragraphe 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui permet, dans des cas d’urgence liés à des migrations massives, au Conseil européen de prendre à la majorité qualifiée une décision après seulement consultation du Parlement européen.

M. Jacques Myard. C’est une captation de la démocratie ! Un totalitarisme démocratique !

M. Luc Derepas. L’organisation de flux légaux de migrants est une des voies que la Commission a essayé de creuser lorsqu’elle a proposé que 20 000 personnes soient accueillies en tant que réfugiés depuis les zones de conflit – ce qui est une première façon d’organiser une migration légale au titre de l’asile. Se pose aussi la question de l’organisation de flux à d’autres titres, sachant que la politique de séjour reste une compétence nationale, empêchant l’Union de prendre une initiative dans ce domaine.

Or les politiques de séjour et de migration légale dépendent beaucoup de la situation démographique et économique des pays. Il est clair que l’Allemagne, qui a une démographie déclinante, n’aura pas les mêmes besoins d’immigration que la France, dont la démographie est au contraire très positive.

Nous avons effectivement constaté l’an dernier, parallèlement à une baisse légère de la demande d’asile, une augmentation de l’octroi de la qualité de réfugié, avec 15 000 statuts et protections subsidiaires accordés par an, contre 10 000 dans les années précédentes. Mais cela est lié à la répartition des nationalités au sein de cette demande. Nous avons mené depuis quelques années une politique visant à dissuader les demandes abusives, en provenance notamment des Balkans, de l’Albanie ou du Kosovo, et nous enregistrons à cet égard des succès puisqu’elles baissent sensiblement, ce qui entraîne mécaniquement une augmentation du taux d’octroi de la protection.

S’agissant des accords du Touquet, la position du Gouvernement est qu’ils constituent la loi applicable s’agissant de la frontière avec le Royaume-Uni dans le Calaisis. Nous voulons amener nos partenaires britanniques à prendre leur part des effets négatifs de ces accords, notamment en termes de présence de migrants dans cette zone. C’est la raison pour laquelle Bernard Cazeneuve et Theresa May ont conclu l’an dernier un accord prévoyant une augmentation significative de la contribution financière britannique, avec une somme de 15 millions d’euros sur trois ans, qui a permis d’entamer des travaux de sécurisation sur le port de Calais et dans la zone du tunnel. L’idée est qu’en sécurisant mieux les zones de passage, on arrivera à remédier à la situation. S’ajoute à cela une politique active de proposition de l’asile aux migrants présents à Calais et d’exfiltration des personnes vulnérables, notamment les femmes avec enfants, pour éviter leur maintien dans des conditions très difficiles. Nous demandons donc aux Britanniques de faire le maximum pour nous aider à résoudre les situations humanitaires et de présence de migrants illégaux. Cela étant, si la situation dans la région devait à nouveau s’aggraver, la question d’une renégociation des accords serait posée.

Concernant les efforts conjoints menés par le Maroc et l’Espagne, celle-ci a conduit il y a quelques années une politique très intelligente avec le Sénégal, la Mauritanie et le Maroc, en vue d’établir une coopération avec ces pays qui les rende eux-mêmes responsables de la préservation de leurs propres frontières et de l’empêchement d’un grand nombre de passages de migrants illégaux vers les îles espagnoles et l’Europe, ou à travers Ceuta et Melilla. Cela a entraîné une chute drastique des départs vers les îles espagnoles des Canaries. Si un État existait en Libye, c’est la politique que nous devrions mettre en œuvre avec ce pays, afin qu’il joue le même rôle en partenariat avec l’Union européenne.

Quant à la situation à Ceuta et Melilla, elle est plus dramatique et complexe, avec un grand nombre de migrants massés de l’autre côté de la frontière souhaitant passer dans les enclaves espagnoles.

Plus généralement, un travail doit être mené avec nos partenaires marocains – que nous avons engagé il y a quelques années, mais qui a connu quelques vicissitudes compte tenu des relations avec ce pays ces derniers temps. Cependant, nous avons bon espoir que la coopération puisse reprendre. Le Maroc a entrepris une politique très intelligente au sujet des migrations, d’un droit d’asile plus protecteur et d’une législation sur la régularisation des migrants irréguliers et leur intégration : nous sommes à ses côtés pour travailler avec lui sur ces questions.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie.

La séance est levée à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 3 juin 2015 à 9 h 45

Présents. - M. Kader Arif, M. Jean-Marc Ayrault, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Édouard Courtial, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Cécile Duflot, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean-Paul Dupré, Mme Marie-Louise Fort, Mme Valérie Fourneyron, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Linda Gourjade, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, M. Benoît Hamon, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Armand Jung, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. Pierre Lequiller, M. Bernard Lesterlin, M. François Loncle, M. Noël Mamère, Mme Marion Maréchal-Le Pen, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Didier Quentin, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, M. François Scellier, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - M. Alain Bocquet, M. Gwenegan Bui, M. Lionnel Luca, M. Jean-Luc Reitzer, Mme Odile Saugues

Assistait également à la réunion. - M. Yves Foulon