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Commission des affaires étrangères

Mardi 18 octobre 2016

Séance de 17 heures

Compte rendu n°006

Présidence de M. Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Réunion, ouverte à la presse, avec M. Hagi Hasan Brita, président du Comité civil de la ville d’Alep, M. Abdulrahman Almawwas, vice-président des Casques blancs syriens, et M. Tammam Allodami, Casque blanc syrien.

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Réunion, ouverte à la presse, avec M. Hagi Hasan Brita, président du Comité civil de la ville d’Alep, M. Abdulrahman Almawwas, vice-président des Casques blancs syriens, et M. Tammam Allodami, Casque blanc syrien.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous sommes heureux d’accueillir pour une audition ouverte à la presse une délégation de citoyens syriens qui vont nous présenter leur témoignage sur la situation humanitaire en Syrie, particulièrement à Alep.

M. Hagi Hasan Brita est président du Comité civil de la ville d’Alep, lequel est élu chaque année depuis 2013 dans les quartiers d’Alep-Est afin de coordonner les secours, d’organiser les services publics et de répartir quotidiennement les stocks de produits alimentaires. Certains d’entre nous ont déjà reçu une délégation de ce comité en mai 2015. M. Abdulrahman Almawwas est vice-président des Casques blancs syriens, chargé de la coordination opérationnelle des équipes de secours. M. Tammam Allodami, enfin, est l’un des derniers médecins à être parvenu à sortir d’Alep. Ils sont accompagnés de deux médecins franco-syriens qui exercent dans les hôpitaux français et qui font beaucoup pour acheminer l’aide humanitaire en Syrie. J’ajoute que le président des Casques blancs syriens, M. Raed Saleh, sera présent à Paris demain ; le Président de la République le recevra avec les autres membres de la délégation. Je salue également les membres de l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM) en Syrie, qui accomplissent un travail admirable sur le terrain en mobilisant les réseaux de la diaspora syrienne, en France comme ailleurs en Europe.

Si j’ai pris l’initiative de vous inviter à Paris, c’est avant tout pour que nous rendions hommage à votre courage au service de la population civile d’Alep et de la Syrie. À titre personnel, j’estime que votre action aurait mérité que vous soit décerné le prix Nobel de la paix, et j’avais écrit au comité Nobel en ce sens ; vous avez malgré tout obtenu un prix prestigieux en récompense de vos efforts.

Les civils sont les principales victimes de cette guerre qui a fait environ 300 000 morts et chassé de chez eux 12 millions de Syriens. Depuis le 22 septembre, la population civile d’Alep est frappée par des bombes incendiaires et des bombes au phosphore, mais aussi des bombes à charge pénétrante pouvant atteindre les sous-sols, qui vous empêchent d’enseigner aux enfants dans les caves. Toutes ces armes sont naturellement prohibées par le droit de la guerre. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU estime que 406 personnes auraient été tuées et 1 384 autres blessées à Alep-Est entre le 23 septembre et le 8 octobre. À Alep-Ouest, 91 personnes auraient été tuées et 492 autres blessées entre le 20 septembre et le 12 octobre. Vous nous direz si ces chiffres vous semblent exacts. Alep subit un siège et même un blocus depuis de longs mois ; la faim sert peut-être même d’arme de guerre, la population devant se contenter du pain accumulé dans les stocks stratégiques que vous avez constitués – et qui s’épuisent. L’approvisionnement en eau potable est très perturbé. Les médecins, les hôpitaux et les organisations humanitaires sont devenues des cibles. Le 19 septembre, un convoi humanitaire de l’ONU et du Croissant-Rouge a été bombardé à Alep, ce qui a conduit l’ONU à suspendre ses convois humanitaires en Syrie. Vous comptez de nombreuses victimes dans vos rangs : plusieurs centaines de morts et de blessés à l’échelle du pays tout entier. Un représentant de l’UOSSM nous a indiqué l’an dernier que 150 hôpitaux avaient été la cible de frappes aériennes depuis 2011, et que 670 membres du personnel médical avaient trouvé la mort. Le président de Médecins sans frontières nous confirmait que le système de santé syrien était brisé. Cette organisation a décidé en janvier 2014 de se retirer des territoires contrôlés par Daech suite à l’enlèvement de cinq de ses médecins ; d’autre part, le régime syrien ne lui a toujours pas accordé l’autorisation de travailler dans les territoires qu’il contrôle. Le Comité international de la Croix-Rouge, quant à lui, a dû quitter Alep-Est il y a quelques mois en raison de la dégradation des conditions de sécurité, mais il continue de fournir une assistance à la population d’Alep-Ouest. Quelle est votre évaluation de la situation humanitaire dans la ville d’Alep ? Où intervenez-vous précisément ?

Notre objectif n’est pas d’établir les responsabilités des uns et des autres dans cette tragédie qui est sans doute la plus grave dans la région depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Nous souhaitons plutôt vous entendre car vous êtes les seuls à porter secours aux populations civiles. Qu’attendez-vous de la communauté internationale, de l’Europe et de la France, tant sur le plan humanitaire que diplomatique ? Chacun sait en effet que la seule solution est la paix ; à ce stade, néanmoins, elle ne semble pas possible à court terme, surtout depuis le rejet de la proposition française de résolution aux Nations Unies.

M. Hagi Hasan Brita, président du Comité civil d’Alep. Alep subit depuis fin 2013 le bombardement systématique du régime Assad, décuplé ces derniers temps par l’aviation russe. À l’époque, la ville comptait 2 millions d’habitants ; aujourd’hui, seuls 325 000 civils y demeurent. Ils sont totalement assiégés depuis le 8 juillet, c’est-à-dire depuis une centaine de jours, et manquent des produits les plus nécessaires.

Le Comité civil fait de son mieux pour les leur fournir, compte tenu des moyens dont il dispose. Nous fournissons aux civils des services d’électricité, d’eau, d’assainissement, d’infrastructures – y compris routières – et de nettoyage de la voirie. Nous coopérons avec les associations qui exercent dans la ville assiégée.

Il reste 100 000 enfants à Alep, mais le système éducatif est gelé à 70 % en raison du bombardement incessant de l’aviation du régime et de l’aviation russe, qui prennent pour cible les infrastructures essentielles : fours à pain, points de rassemblement des civils, centres de défense civile, bureaux du Comité civil, hôpitaux et cliniques, réserves de denrées alimentaires et de médicaments. Pendant la récente trêve, un convoi du Croissant-Rouge et de l’ONU a été pris pour cible : douze personnes ont été tuées. Telle est la stratégie du régime syrien, qui entend resserrer l’étau autour de la ville d’Alep et faire pression sur les civils afin qu’ils se rendent.

Plusieurs directions de notre Comité – celle de l’éducation, celle des soins et la défense civile – sont chargée d’apporter les premiers secours suite aux bombardements. Les services fournis par le Comité permettent à la population de tenir bon malgré le siège. Pourtant, la situation d’Alep demeure catastrophique : chaque jour, des dizaines de personnes sont tuées ou blessées et les centres névralgiques de la ville sont pris pour cible. Au fond, le véritable problème est moins le siège que le bombardement incessant de l’aviation russe et de celle du régime. Les civils souffrent le martyre. Nous avions d’abord lancé le slogan « Alep brûle » mais, désormais, Alep est anéantie. Parmi les quelque 300 000 habitants encore présents dans la ville, 20 000 enfants ont moins de deux ans et 70 % des enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. Les services les plus élémentaires font défaut, de même que les denrées alimentaires indispensables. La station de pompage d’eau a été ciblée par les bombardements, et les puits qui subsistent contiennent des eaux contaminées qui pourraient provoquer un grave problème sanitaire. De même, les principales centrales électriques ont été bombardées. Encore une fois, l’aviation russe cible tous les services publics.

La trêve décrétée par la Russie et les États-Unis n’a duré que quarante-huit heures avant d’être rompue. À peine une heure et demie plus tard, 48 personnes ont trouvé la mort dont douze travaillaient pour le Croissant-Rouge et acheminaient de l’aide destinée aux civils. Le régime syrien et les forces russes ont plusieurs fois refusé l’accès des convois d’aide humanitaire à Alep, notamment au poste frontalier de Bab-el-Hawa, comme en a témoigné un responsable de l’ONU, ainsi qu’à plusieurs points de passage vers la ville. Cela revient de facto à anéantir la population de la ville.

Tout ce que nous demandons à la communauté internationale est de faire cesser le bain de sang que provoquent les bombardements des aviations russe et syrienne à Alep et dans toute la Syrie. Plusieurs solutions pourraient aboutir en ce sens : l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et l’interdiction pour les avions de cibler la population civile, par exemple. Le monde entier compatit avec Alep et la Syrie ; pourtant, aucune mesure n’a été prise pour que cesse ce bain de sang. Avant que M. Almawwas ne vous donne des statistiques plus précises, rappelons que derrière les chiffres se trouvent des êtres humains. Nous ne sommes pas des nombres ; nous appartenons à l’humanité.

M. Abdulrahman Almawwas, vice-président des Casques blancs syriens. N’oublions pas, en effet, qu’au-delà des chiffres, les victimes du siège d’Alep, qui dure depuis cent jours, sont des hommes, des femmes, des enfants. Plus de 9 000 raids aériens ont eu lieu au cours de cette période, qui ont fait plus de mille blessés accueillis dans sept cliniques, également visées par les bombardements. Le 21 septembre, les deux plus grands hôpitaux de la ville ont été pris pour cible et des ambulances ont été incendiées. De même, 23 écoles ont été touchées, ainsi que huit fours à pain. Nous avons documenté plusieurs crimes de guerre : ainsi, des bombes à phosphore blanc ont été utilisées à six reprises contre la population d’Alep. Un convoi humanitaire du Programme alimentaire mondial a été bombardé ; la réaction de l’ONU a consisté à suspendre l’aide humanitaire, comme s’il s’agissait là d’une solution adaptée ! Il est aisé de désigner le responsable de ce bombardement, puisqu’il est aérien : c’est l’armée de l’air du régime.

Ces statistiques peuvent sembler abstraites ; j’espère qu’elles retiendront votre attention. Vous nous demandez ce que vous pouvez faire pour nous aider : ce qu’il nous faut de votre part, c’est surtout de la volonté. Nous parlons aujourd’hui d’Alep, mais n’oublions pas que la Syrie entière est touchée ; c’est partout sur son territoire que nous nous sommes donnés pour mission de sauver des vies.

M. Tammam Allodami, casque blanc syrien. J’ai quitté Alep – où j’exerçais comme médecin pour une organisation internationale de secours – le 13 août, quelques jours avant le début du siège. La situation dans la ville est catastrophique. Le manque de fournitures médicales est criant et les hôpitaux sont pris pour cibles. Nous avons recensé 115 victimes parmi le personnel médical en Syrie. Les hôpitaux d’Alep ont été bombardés à 46 reprises et les médecins ne disposent plus de lieu où prodiguer des soins. Il reste 21 médecins à Alep, pour une population de 300 000 habitants. Il faudrait au moins cent fois plus de médecins pour satisfaire à leurs besoins ! Je tiens néanmoins à souligner la détermination dont font preuve ces médecins qui ont choisi de rester à Alep au service de la population. L’un d’entre eux a été blessé il y a six mois ; nous avons voulu l’évacuer pour qu’il puisse se faire soigner, mais il a insisté jusqu’aux larmes pour rester dans la ville. Lorsque le siège a été levé pendant une dizaine de jours, un autre médecin est revenu à Alep à pied avec sa femme et son enfant âgé de six mois seulement ; il accomplit aujourd’hui son devoir auprès des civils assiégés, en dépit du fait que le personnel médical est lui aussi pris pour cible par les bombardements systématiques et court à toute heure un danger mortel.

Pour nous, la priorité la plus urgente est de mettre un terme à la guerre. En tant qu’organisation humanitaire, les Casques blancs appellent la communauté internationale – y compris le Gouvernement et les députés français – à faire tout son possible pour que cesse cette effroyable boucherie, dont j’ai moi-même été témoin. Surtout, nous avons un besoin urgent de matériel médical, car nous souffrons en la matière d’une grave pénurie.

M. François Rochebloine. L’hommage qui vient de vous être rendu lors des questions d’actualité témoigne du soutien particulier que notre Assemblée vous apporte, et je m’y associe pleinement.

Il resterait aujourd’hui 325 000 civils à Alep. Combien ont quitté la ville ? Vers quels pays sont-ils partis ? Combien sont venus en France ? Quels sont les obstacles auxquels se heurtent les candidats au départ ? J’ai moi-même aidé deux familles à venir en France : elles ont fait face à de nombreuses difficultés d’obtention des visas, soit en Turquie soit au Liban. Que peut-on faire pour améliorer le processus ? D’autre part, les civils qui restent à Alep ne sont-ils pas les plus pauvres, les autres ayant pu quitter la Syrie grâce à des amis et à des relations, par exemple ?

Quelles sont les conditions d’exercice des journalistes sur place ? De quelle protection bénéficient-ils ?

Il semble que de nombreuses mines antipersonnel aient été disposées en guise de pièges. Quelles sont les ONG présentes sur place dans ce domaine d’intervention ?

M. Jacques Myard. Je ne vous cache pas le sentiment de malaise que me procure cette audition, madame la présidente. Plusieurs questions doivent en effet être posées. Tout d’abord, il resterait plus de 300 000 personnes à Alep-Est, nous disent les intervenants. De nombreux experts, pourtant, observent que la ville s’est vidée et qu’il n’y reste plus 300 000 personnes.

Ensuite, si vous étiez à Alep, comment en êtes-vous sortis malgré le blocus ?

Enfin, il est établi que votre organisation reçoit des fonds de la part de USAID, l’agence américaine. Or, les Casques blancs que vous représentez ont notamment été accusés d’avoir sabordé l’aide humanitaire de l’ONU en concourant directement à son discrédit.

En somme, je suis très dubitatif. Je suis naturellement solidaire de la population civile, car il est inacceptable de bombarder des civils comme on bombarde des groupes islamistes. Je ne vous cache cependant pas mes interrogations et mes doutes quant à votre présence aujourd’hui devant la commission des affaires étrangères. Je me demande dans quelle mesure il ne s’agit pas d’une manipulation, en quelque sorte – vous me pardonnerez ce mot fort, que je suis navré de devoir employer.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Toutes les interrogations sont légitimes, comme il est légitime que la commission des affaires étrangères entende toutes les voix. Il ne saurait être question qu’elle soit manipulée – ou alors, nous pourrions tous nous accuser mutuellement de manipulation. Nous entendons des témoignages divers avant de nous faire une opinion, voilà tout. En l’occurrence, nous écouterons avec la plus grande attention la réponse de nos invités, à qui ce type de questions a déjà été posé lors de leurs précédents entretiens.

Mme Valérie Fourneyron. À chacune de ses séances ou presque, la commission des affaires étrangères aborde la question du martyre d’Alep. Vos témoignages, messieurs, sur ce que subissent les dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui vivent encore dans la ville, et votre appel au secours méritent que nous prenions le temps non seulement de vous entendre, mais aussi de reconnaître le travail qu’accomplissent les acteurs sur le terrain, qu’ils soient médecins, ouvriers, ingénieurs ou autres, dont la seule motivation est de sauver un maximum de civils de la « boucherie », selon votre propre formule.

Ma question porte sur l’aide diplomatique et humanitaire que vous nous demandez, suite au bombardement du convoi du Croissant-Rouge – lequel, sauf erreur, agit en Syrie sous l’autorité du régime. Comment faire en sorte que l’aide humanitaire et l’expertise nécessaire en cas de bombardements – qui affectent non seulement la santé humaine, mais aussi les services publics – parviennent sur place ? Comment, dans les circonstances actuelles, acheminer cette aide à destination des populations civiles, des 21 médecins encore sur place, des 30 % d’enfants qui vont encore à l’école et des autres, sachant que chaque cessez-le-feu permettant d’accéder à la ville se mesure en heures, et non en jours ?

M. Pierre Lellouche. Je partage avec M. Myard plusieurs interrogations que je formulerai néanmoins autrement. Nous avons reçu au fil des ans de nombreux interlocuteurs se présentant comme le gouvernement démocratique provisoire de la Syrie ; j’ai même rendu visite à certains d’entre eux à Gaziantep, du côté turc de la frontière. Or, tous ces gens se sont évaporés dans la nature, de même que l’aide – armes, équipement, matériel humanitaire et autres – qui leur a été accordée par les Français, entre autres. La question que pose M. Myard n’est donc pas aberrante : qui représentez-vous ? Qui vous finance ? Quelles perspectives proposez-vous ? La commission des affaires étrangères pas plus que la France ne sont des ONG. La France tâche de mener une action diplomatique en déployant dans la région des moyens humains, militaires et autres dans la région, même si la dimension humanitaire de cette action est importante.

Qui êtes-vous au juste ? Je comprends que vous êtes reçus en France au plus haut niveau de l’État, mais j’ignore toujours qui fait quoi. Voici ce que je souhaite vous demander : qui se bat à Alep contre le régime ? Quelles sont les milices présentes sur place et que représentent-elles ? S’agit-il de progressistes, de démocrates, ou de groupuscules islamistes – et lesquels ?

Quel est votre sentiment plus personnel, étant donné la violence que vous subissez depuis cinq ans comme les autres Syriens, sur l’avenir de votre pays ? La réconciliation est-elle possible avec les Alaouites et les autres minorités qui leur sont alliées et qui combattent chez vous, à Alep, mais aussi à Raqqa et ailleurs dans le pays ? Ce pays peut-il redevenir celui que la France a créé jadis, il y a une centaine d’années, ou faut-il envisager une configuration différente ?

Enfin, quel rôle jouent les Turcs dans la région, en particulier dans l’arrière-pays d’Alep ?

Mme Nicole Ameline. Je tiens d’emblée à vous dire toute notre considération pour le courage et l’engagement dont vous faites preuve sur le terrain. L’impasse diplomatique à l’ONU n’empêche pas la vigilance, et surtout l’évaluation précise des crimes de guerre qui ont été commis en Syrie. Entretenez-vous des relations particulières avec le représentant des Nations Unies afin d’entreprendre cette évaluation ? Nous sommes tous convaincus, en effet, que l’impunité est inacceptable – même si nous sommes collectivement impuissants à obtenir la paix.

Puisque vous vous dites neutres, quelle est votre vision de Daech et de la manière dont cette question, qui nous intéresse à un autre point de vue, peut être résolue ?

M. Hagi Hasan Brita. En décembre 2013, Alep comptait deux millions d’habitants. Où sont-ils partis pour qu’il n’en reste plus aujourd’hui que 325 000 ? Beaucoup sont dans les camps de réfugiés, à la campagne ou en Turquie, et certains sont même arrivés en Europe ; d’autres sont morts, assassinés par les bombardements de l’aviation du régime et de l’aviation russe. Je vous confirme qu’il reste aujourd’hui 325 000 personnes dans la ville. Sont-ils restés parce qu’ils sont les plus pauvres et qu’ils n’ont pas les moyens de partir ? De nombreuses manifestations et autres rassemblement populaires ont eu lieu avec ce slogan : « Nous ne sommes pas encerclés et nous accrochons à notre terre ». Les Alépins aiment leur maison, leur terre, leur pays, et c’est pourquoi ils sont restés. La menace du blocus est apparue en février 2016, mais le blocus n’est devenu intégral que le 8 juillet ; dans l’intervalle, les habitants ont eu des milliers d’occasions de fuir la ville.

Comment sommes-nous sortis de la ville, nous demandez-vous. Pour ce qui me concerne, je me suis rendu à une réunion en Turquie quelques jours avant le blocus, et je ne suis pas parvenu à retourner à Alep. J’ai pourtant essayé, et j’ai été blessé lors d’une attaque aérienne russe ; j’ai subi une opération chirurgicale, puis j’ai de nouveau essayé de regagner Alep, en vain. J’en suis très triste : il m’est extrêmement difficile d’être loin de la ville.

J’en viens à l’aide internationale bloquée au poste frontalier de Bab el-Hawa, dont j’entends dire qu’elle serait refusée par l’opposition, voire le Comité civil. Nous n’avons jamais refusé cette aide ; c’est le régime et la Russie qui l’empêchent de nous parvenir. Je suis en contact à ce sujet avec M. Steffan de Mistoura, le représentant de l’ONU ; je lui ai proposé d’entrer en ville avec le convoi qui attend dans la campagne, mais le régime et la Russie s’y sont opposés.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Pouvez-vous nous préciser à quelle date exacte vous êtes sortis de la ville ?

M. Hagi Hasan Brita. Le 4 juillet 2016, trois jours avant l’instauration du blocus. Lorsque j’ai essayé de regagner la ville, j’ai été blessé ; nos amis français en ont d’ailleurs été informés et je suis resté en lien permanent avec eux.

M. Abdulrahman Almawwas. Nous représentons ceux qui sont encore à Alep. Nous sommes 120 volontaires pour servir 300 000 personnes. J’ignore sur quelles informations vous vous fondez, monsieur le député, pour mettre en doute le nombre de civils qui restent dans la ville, puisque vous n’avez pas cité vos sources. Ce qui nous importe, ce sont les civils syriens. Si vous disposez de documents attestant qu’il ne reste pas 300 000 personnes dans notre ville, nous sommes prêts à les accepter. En attendant, nous distribuons de l’aide à 300 000 personnes. Nous pouvons prouver que 5 170 personnes ont été blessées et 1 700 tuées. J’ai honte de devoir répondre à votre question. Nous savons qui nous représentons. Les Casques blancs ont été créés en 2013 sur la base du volontariat. Nous avons sauvé 70 000 personnes, dont nous pouvons vous fournir les noms. Nous recevons un soutien provenant de cinq pays : l’agence américaine USAID, ainsi que les gouvernements du Royaume-Uni – pour 5 millions de livres –, des Pays-Bas, de l’Allemagne et du Danemark. Ces données sont vérifiables auprès des ministères des affaires étrangères des pays concernés. Nous pouvons également vous fournir la copie de notre budget et attester de la manière dont nos fonds sont dépensés, car notre direction financière est très claire ; vous constaterez alors quelle part de notre budget est consacrée aux dépenses d’équipement, de fonctionnement, de transport et autres.

Vous jetez une lumière négative sur l’aide, mais nous avons joué un rôle extrêmement utile. Nous avons rencontré le représentant du Bureau de la coordination des affaires humanitaires en Syrie. Je ne sais comment vous vous êtes forgé l’image que vous avez, mais ce sont le régime et la Russie qui ont fermé le passage du Castello pour empêcher l’acheminement de d’aide jusqu’à la ville.

De même, le convoi humanitaire du PAM touché le 19 septembre a clairement été visé par un raid aérien, chacun en convient. Qui a empêché l’aide humanitaire d’atteindre la ville ? Qui a voulu tuer des civils ? Il nous importe beaucoup de le savoir, en effet, car les générations futures, en Syrie comme chez vous, nous demanderont à tous pourquoi les choses se sont passées ainsi, et pourquoi vous êtes restés les bras croisés à regarder les gens mourir. Nous serions donc très intéressés de consulter les documents sur lesquels vous fondez vos déclarations, monsieur Myard.

Sans doute savez-vous mieux désormais qui nous sommes et qui nous représentons, M. Lellouche. Nous sommes syriens, issus de parcours différents : j’ai une formation d’ingénieur, d’autres sont médecins, ouvriers du bâtiment, avocats, enseignants. Nos milliers de volontaires croient en une Syrie libre et démocratique, qui sont convaincus qu’il s’agit là d’une révolution populaire comme celle de 1789, qui ont foi dans les principes sur lesquels les pays européens se sont fondés pour bâtir leurs systèmes démocratiques. J’ai ressenti une grande fierté aujourd’hui, lorsque l’Assemblée nationale, qui représente le peuple français, nous a applaudis, à gauche comme à droite. Voilà ce à quoi nous voulons parvenir ; nous n’attaquons personne et nous en remettons au droit. Le fait même de déclarer un cessez-le-feu pour permettre l’entrée dans la ville de l’aide humanitaire revient de facto à reconnaître que les bombardements empêchent l’acheminement de cette aide, de même que le fait de déclarer la levée du blocus revient de facto à reconnaître que le blocus est imposé. Je ne sais comment dire les choses autrement qu’ainsi : si l’on ne voit pas la réalité, c’est qu’on ne veut pas la voir. Nous pouvons vous donner toutes les informations que vous demandez.

M. Pierre Lellouche. Mes questions n’avaient rien d’agressif, monsieur Almawwas. Nous essayons simplement de comprendre. Où est basée votre organisation : à Gaziantep, à Londres, en Syrie ? Pouvez-vous nous donner des informations sur les combattants qui se trouvent dans la ville d’Alep ? Défendent-ils les mêmes idées que vous, qui sont aussi celles des Européens puisque vous faites référence à la révolution française, ou d’autres idées ?

M. Abdulrahman Almawwas. Pardonnez-moi de m’être quelque peu emporté ; cela n’avait rien de personnel. Notre siège principal se trouve en Syrie, dans la ville de Sarmada ; nous ne citons pas les autres lieux dans lesquels nous sommes présents. Nous disposons également d’un bureau à Gaziantep où quatre personnes sont chargées des questions logistiques et financières. Je vous fournirai davantage de détails si vous le souhaitez.

Le Comité civil d’Alep se compose de personnes aux parcours variés, par exemple des enseignants, qui incarnent le peuple syrien et combattent pour ses droits. Le peuple syrien est un, partout. Il ne se fait pas l’ennemi de tel ou tel par plaisir. Il a beaucoup souffert.

M. Hagi Hasan Brita. Le Comité civil est élu. Il est régi par un règlement intérieur et son assemblée générale représente l’ensemble de la population d’Alep, y compris les 63 conseils de quartier, les syndicats et les ordres professionnels comme celui des avocats ou celui des ingénieurs, par exemple, ainsi que des indépendants. L’élection du Comité est démocratique et paritaire. La dernière élection a eu lieu en mars 2016.

Le Comité emploie 600 personnes et fournit tous les services municipaux. Ses vingt-cinq membres sont élus chaque année pour un mandat d’un an. En tant que président, je souffre de ne pas être dans la ville. Quoi qu’il en soit, je peux vous affirmer que ce comité est représentatif de toute la population alépine.

Quant aux combattants qui luttent contre le régime à Alep, ce sont ceux de l’Armée syrienne libre, que le régime a contraint à prendre les armes au début de la révolution, laquelle avait pourtant commencé avec des roses et des branches d’olivier, par des manifestations réclamant la démocratie, la liberté et la chute du régime totalitaire d’Assad. Celui-ci y ayant répondu avec ses chars et ses canons, les manifestants ont été obligés de s’armer. Aujourd’hui, l’Armée syrienne libre se compose d’enseignants, de médecins, d’ingénieurs, d’avocats, d’employés : voilà qui sont les combattants qui luttent contre le régime à Alep. Ce sont eux qui ont libéré 70 % de la ville, avant l’intervention de l’aviation russe et alors que le régime allait s’effondrer.

M. Abdulrahman Almawwas. Nous pouvons vous confirmer que les mines antipersonnel n’ont pas été utilisées dans la partie encerclée d’Alep. En revanche, nous avons été visés par des bombes à fragmentation. Nous rassemblons celles qui n’explosent pas et tâchons de les détruire, mais nous ne disposons pour ce faire que de moyens primitifs – enfouissement ou détonation. À l’extérieur de la ville, nous disposons de deux équipes spécialisées dans le démantèlement des explosifs et des bombes à fragmentation. En ce qui concerne les mines, nous ne disposons ni des compétences, ni des équipements pour intervenir.

J’en viens à nos relations avec le représentant de l’ONU. Après cinq années de conflit, nous tentons encore d’ouvrir la voie diplomatique à New York grâce au soutien de pays européens comme la France. Nous voulons surmonter cet obstacle pour que soit au moins reconnue l’humanité du peuple syrien, que le blocus soit levé et que l’aide humanitaire puisse être acheminée. Certaines zones comme Deraya sont encerclées depuis quatre ans sans recevoir aucune aide. Nous luttons pour que ce blocus soit levé un jour. Nous sommes en lien avec le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, et nous transmettons au Conseil de sécurité toutes les preuves que nous recueillons des violations et crimes de guerre commis en Syrie.

M. Chadi Homedan, médecin. Permettez-moi de revenir sur la question de l’aide humanitaire en commençant par vous dire qui nous sommes : nous sommes tous des Syriens qui aiment la Syrie, que nous vivions en Syrie ou ailleurs. Il ne faut pas négliger le rôle essentiel de la diaspora syrienne, qui compte environ 10 millions de personnes – la Syrie avant la guerre en comptait 17 millions – et s’est construite au fil de plusieurs générations d’émigration. Dans chaque hôpital français exercent plusieurs médecins syriens ou d’origine syrienne. Comme leurs collègues du monde entier, bon nombre d’entre eux sont très sensibles à ce qui se passe en Syrie, où il se sont sentis appelés en tant que médecins mais aussi concitoyens.

Nous avons donc entrepris de nous organiser. Notre association, créée en mars 2011 sous le nom d’association d’aide aux victimes en Syrie (AAVS), a tenu sa première réunion dans un appartement ; jamais nous n’aurions imaginé nous retrouver un jour dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Mus par notre volonté d’aider, nous avons recueilli la confiance des bailleurs et des donateurs en leur donnant des gages de notre fiabilité autour de projets concrets, comme en attestent nos hôpitaux en Syrie. L’UOSSM emploie désormais un millier de salariés en Syrie, étant entendu que leurs salaires sont financés par l’aide internationale, en particulier celle de la diaspora syrienne – nombreux sont ceux qui, comme moi, donnent une partie de leurs revenus et de leur temps à ces fins depuis des années.

Comment acheminer l’aide sur place ? Le système de santé s’est effondré sur près des deux tiers du territoire syrien. Les hôpitaux relevant de l’État ont cessé de fonctionner ou ont été endommagés et les fonctionnaires hospitaliers ne percevaient plus leurs salaires. Précisons que même avant 2011, ce système était loin d’être exemplaire, car la corruption le paralysait.

Nombreuses sont les ONG les plus importantes dans le secteur de l’aide médicale – la Croix-Rouge française et le Comité international de la Croix-Rouge, par exemple – qui ne peuvent travailler dans un pays qu’avec l’autorisation de son gouvernement, en l’occurrence celui de Damas. Plusieurs vidéos attestent que l’aide apportée par le Croissant-Rouge ou la Croix-Rouge française se retrouve vendue à la sauvette, sur les trottoirs, ou saisie par les troupes d’Assad à des fins militaires. Ceux qui le connaissent bien devraient interroger M. Assad pour obtenir des réponses sur ce point.

Dans ces conditions, les ONG indépendantes ont créé depuis 2011 un système parallèle de santé qui dispose d’hôpitaux, de centres de soins primaires et de hangars pour stocker l’aide humanitaire faite de produits recyclés et non utilisés par les établissements de santé français et autres, que nous sommes en mesure d’acheminer et de trier. Nous souhaitons obtenir une autorisation spéciale en faveur de la cause syrienne, de sorte que nous puissions acheminer des médicaments non utilisés avant leur destruction, et que notre personnel sur place se charge de leur répartition adéquate.

M. Hagi Hasan Brita. Un mot sur notre vision de Daech : Daech est une organisation terroriste qui a été éjectée d’Alep à la fin 2013, mais qui demeure dans l’arrière-pays de la ville. Ces deux dernières semaines, l’Armée syrienne libre l’a repoussée de plusieurs villages situés au nord et à l’est de la ville. L’ALS lutte sur plusieurs fronts, contre Daech mais aussi contre l’armée d’Assad – en clair, contre ceux qui réprouvent les principes et les objectifs de notre révolution.

Pour ce qui concerne l’avenir de la Syrie, notre tentative de démocratisation du pays n’a pas pu aboutir en raison de la situation de guerre dans le pays. Nous souhaitons l’instauration d’un État de droit dont les institutions représentent toutes les composantes de la société. Le régime en place a toujours prôné le confessionnalisme, mais nous n’y croyons pas. Nous ne luttons pas contre telle ou telle confession, et nous ne tuons pas les civils ; au contraire, nous les sauvons quelle que soit leur appartenance confessionnelle, et nous condamnons les crimes commis contre eux quelle que soit leur foi.

Rappelons que la révolution a commencé pacifiquement avec des manifestants qui brandissaient des roses et des rameaux d’olivier. Il y a cinq mois, une trêve a duré dix jours pendant lesquels les manifestations ont repris dans toute la Syrie. Bon nombre de combattants ont alors remisé leurs armes pour participer à ce mouvement pacifique, interrompu par les bombardements continus. Aujourd’hui, des civils sont tués dans toute la Syrie, y compris dans les territoires contrôlés par Daech. Nous n’avons guère entendu parler de terroristes tués hormis ceux qui l’ont été par l’Armée syrienne libre qui, au fond, est le seul acteur du conflit qui lutte réellement contre Daech – et qui a d’ailleurs connu des avancées au nord et à l’est de la ville. En contrepartie, l’aviation russe a tué 1 700 civils, dont une majorité de femmes et d’enfants, car l’objectif de la Russie et du régime consiste à cibler les civils. Comment prétendre lutter contre le terrorisme lorsque l’on commet soi-même des actes de terreur contre les 300 000 habitants d’Alep ?

M. Abdulrahman Almawwas. Nous espérons œuvrer ensemble à la reconstruction de la Syrie afin que tous les réfugiés puissent y retourner dans un avenir proche.

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 18 octobre 2016 à 17 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Guy-Michel Chauveau, M. Édouard Courtial, M. Michel Destot, Mme Françoise Dumas, Mme Valérie Fourneyron, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Pierre Lellouche, M. Bernard Lesterlin, M. Alain Marsaud, M. Jacques Myard, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine

Excusés. - M. Éric Elkouby, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Noël Mamère, M. Jean-René Marsac, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. Michel Vauzelle