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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 8 juillet 2015

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 75

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition, ouverte à la presse, de MM. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, et Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, sur la situation à l’est de l’Europe 

— Communication de Mme la présidente, ouverte à la presse, sur le déplacement organisé auprès du 61e régiment d’artillerie

La séance est ouverte à neuf heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Je suis heureuse d’accueillir MM. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), et Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), pour une audition ouverte à la presse sur la situation à l’est de l’Europe.

Ce sujet d’actualité avait déjà fait l’objet de débats dans le cadre des travaux du Livre blanc. Depuis, plusieurs dispositions ont été prises, notamment les mesures de réassurance de l’OTAN vis-à-vis de nos alliés à l’est de l’Europe et la mise en œuvre des accords de Minsk 2, signés en février dernier.

M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales. Je concentrerai ma présentation sur le point de vue russe.

Je commencerai par trois remarques liminaires.

D’abord, dès décembre 1994, nous avions à la fois le mémorandum de Budapest et des déclarations de Boris Eltsine indiquant un état de « paix froide » entre la Russie et l’Occident. La situation créée par l’annexion de la Crimée, en mars 2014, traduit la fin d’un cycle de vingt ans, qui est celui d’un échec de la politique occidentale d’ancrage de la Russie. Cette politique avait deux vecteurs principaux : un soutien économique et financier dès 1991, qui s’est notamment traduit par l’accueil de ce pays dans le G8 en 1997 ; un partenariat avec l’OTAN, avec notamment l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997.

Deuxièmement, nous sommes, depuis 2003, dans une situation où quatre membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ont utilisé la force contre des États souverains, provoquant une forte fragmentation et déstabilisation : les États-Unis et la Grande-Bretagne en Irak, la France et la Grande-Bretagne en Libye, la Russie en Géorgie et en Ukraine. Ces pays sont donc vus à la fois comme des garants de l’ordre international et des acteurs déstabilisants. Le conflit en Ukraine ne doit pas être analysé uniquement dans un cadre euro-russe, mais apprécié en fonction d’autres conflits, en particulier de la situation au Moyen-Orient et des négociations sur l’Iran, où la Russie joue un rôle actif.

Troisièmement, on sent une tonalité plus conciliante de la part de Moscou depuis quelques semaines : il existe une volonté de sortir de cette crise, qui s’explique également par le fait que nous sommes engagés sur d’autres fronts, notamment contre l’État islamique, qui représente une menace directe.

Il ne faut pas pour autant nous détourner du comportement de la Russie, qui est une puissance classique, cherchant à modifier les frontières et l’ordre de sécurité européen.

Nous avons une vision différente de l’ordre international : Moscou considère que les Occidentaux sont les principaux responsables de l’instabilité internationale. Or il nous est nécessaire de penser simultanément les théâtres ukrainien et irako-syrien. Le schisme russo-occidental que nous observons plonge ses racines dans des lectures différentes de la situation au Proche et Moyen-Orient. Il est important de comprendre le point de vue russe, dans la mesure où, pour ce pays, ces crises irradient au Caucase et en Asie centrale. Nous assistons à une sorte de jeu de réplique entre ces théâtres, avec le Caucase du Nord comme point de jonction, où la situation évolue rapidement.

Le conflit ukrainien n’est pas fini, en dépit de la pause rendue possible par les accords de Minsk. Nous sommes dans une phase « plateau » : l’ordre de sécurité européen est à reconstruire, à un moment où les Européens ont relâché leur effort de défense et où les États-Unis sont dans une logique de désengagement en Europe et au Moyen-Orient. Cela doit nous conduire à comprendre les ressorts du nationalisme russe, compte tenu de la dégradation possible de la situation en Ukraine et des démonstrations de force de la part de la Russie dans l’espace aérien de l’OTAN ou vis-à-vis de pays neutres comme la Finlande ou la Suède.

Il faut maintenir à tout prix la négociation avec la Russie, mais on ne peut pas ne pas réfléchir aux « coups d’après » possibles et aux situations pouvant résulter d’un regain de militarisme de la part de Moscou.

Les trois premiers points que je voudrais faire valoir portent sur le lien entre la culture stratégique russe et les exercices militaires conduits par ce pays ces dernières années.

Depuis le XVIIIsiècle, la Russie articule sa stratégie en fonction de trois grands théâtres d’opérations, avec pour objectif de disposer d’un outil militaire lui permettant d’intervenir sur chacun d’eux. D’abord, le théâtre oriental, qui va de la Volga à l’Altaï, le principal problème stratégique étant la Chine : en juillet 2013, Moscou a conduit l’exercice le plus massif depuis la fin de la Guerre froide, impliquant plus de 160 000 hommes, avec des composantes navale et aérienne tournées vers les États-Unis et le Japon et une composante terrestre vers la Chine. Deuxièmement, le théâtre méridional, qui va du Danube aux montagnes de Perse, l’enjeu principal étant le Caucase : en septembre 2012, le pays a mené des exercices d’envergure dans le cadre de l’exercice Kavkaz, avec une mission de contre-terrorisme qui s’est traduite par un tir de missile nucléaire. Enfin, le théâtre occidental, qui va de la Baltique aux Carpates, l’OTAN y étant vue comme l’élément le plus déstabilisant : en septembre 2013, l’exercice Zapad a impliqué plus de 70 000 hommes et mobilisé des capacités conventionnelles de haute intensité.

À Moscou, on a l’impression d’une sorte de convergence entre le front occidental et le front méridional. Si l’effet sismique entre le théâtre ukrainien et le théâtre syro-irakien n’y est pas formulé de façon aussi claire, une attention plus grande est portée à l’évolution de la situation en Tchétchénie et au Caucase du Nord. Il y a des éléments tchétchènes se battant des deux côtés, celui des séparatistes et celui de Kiev. Par ailleurs, une grande partie des combattants de l’État islamique est composée de combattants tchétchènes et la Russie a régulièrement fait l’objet d’opérations terroristes au cours des dernières années.

Mon deuxième point porte sur les évolutions du régime de Vladimir Poutine. Le raidissement de sa politique étrangère ne s’explique pas seulement par le contexte international, mais aussi par son régime.

Celui-ci est marqué par une concentration du pouvoir et une obsession sécuritaire de plus en plus frappante. La sécurité de l’État russe se confond désormais avec lui. Viatcheslav Volodine, principal conseiller de Vladimir Poutine, a, par exemple,publiquement déclaré en octobre 2014 qu’« il n’y a pas de Russie sans Poutine ».

Le nationalisme apparaît, par ailleurs, comme un dérivatif à la dégradation des conditions socio-économiques. La stagnation du modèle russe est antérieure aux sanctions et à la chute des prix de l’énergie, qui s’observe dès 2013 : depuis lors, celle du cours du pétrole affecte directement le modèle de rente du pays, ce qui est accentué par les sanctions prises par l’Union européenne, les États-Unis, le Japon et l’Australie. On constate un échec de la diversification économique de la Russie et une impossibilité pour elle de s’inscrire dans la mondialisation conformément à la vision qu’elle se fait de son rôle dans le monde.

Enfin, l’évolution idéologique est très forte. Le pays est en train de se refermer, d’où la nécessité de maintenir les contacts avec lui. Certains points sont vus de façon critique par nos alliés est-européens, notamment la loi mémorielle de mai 2014. Toute personne qui qualifierait d’occupés par l’URSS les pays du pacte de Varsovie après 1945 peut en effet être aujourd’hui poursuivie en Russie.

Troisième point : les objectifs directs et indirects de Moscou.

S’il y a eu un échec patent du projet de Novorossiâ, promu par Vladimir Poutine dans son discours de mars 2014, espérant une sorte de soulèvement dans l’Est ukrainien en faveur de ce concept très flou, le président conserve la maîtrise de l’escalade militaire. On observe une volonté de la Russie de maintenir ses positions en Ukraine – dont elle ne peut se désengager à ce stade. Par ailleurs, la présentation du projet de réforme constitutionnelle par le président Porochenko le 1er juillet dans le cadre des accords de Minsk 2 a fait l’objet de vives critiques des séparatistes et du Kremlin, dans la mesure où elle est vue comme un simple pas vers la décentralisation.

Les séparatistes restent l’arme au pied, avec un moral très élevé et une envie d’en découdre. Il ne faut pas exclure l’hypothèse d’une troisième tentative de Kiev de reprendre la situation en mains militairement, ce qui conduirait probablement à une réaction encore plus forte de la Russie.

En outre, Moscou veut à l’évidence tester la cohésion occidentale, pensant que l’Union européenne est en train de se déliter à la faveur des événements en Grèce et d’un possible Brexit en 2016. Démontrer l’inanité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord est par ailleurs son objectif ultime.

Enfin, Moscou souhaite redessiner l’ordre international. S’il a un effet d’entraînement limité au sein du groupe des BRICS à cet égard, on observe de sa part un discours de plus en plus construit, consistant à dire que l’architecture de sécurité internationale doit reposer sur des relations triangulaires entre Moscou, Pékin et Washington. Il y a d’ailleurs une contradiction entre le fait de dire que la crise ukrainienne doit être gérée entre Européens et la volonté claire de Vladimir Poutine de trouver une solution directement avec le président Obama.

En conclusion, il est urgent de renouveler notre logiciel sur la Russie, en sortant d’un bilatéralisme étroit qui oriente notre jugement. Il est important de comprendre qu’une part substantielle de notre politique russe dépend de notre politique arabe. Enfin, il convient de se demander si, compte tenu des ressources politiques, économiques et militaires en présence, l’objectif le plus ambitieux ne serait pas de geler la situation pour éviter une dégradation supplémentaire. Mais cela aboutirait à une situation très problématique pour les dix années à venir, dans laquelle cinq des six pays du partenariat oriental auraient un problème de sécurité aigu : la Moldavie avec la Transnistrie, l’Ukraine avec le Donbass et la Crimée, la Géorgie avec l’Ossétie et l’Abkhazie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan avec le Haut-Karabakh. Resterait à part la Biélorussie, ce qui invite à s’interroger sur la succession ou l’évolution du régime du président Loukachenko.

M. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Je vous remercie de votre invitation.

Je suis relativement d’accord avec ce qui vient d’être dit, notamment le fait que nous assistons à la fin d’une phase, que la crise ukrainienne n’est pas une parenthèse dans une relation simple avec la Russie, mais bien le terme de la période postérieure à la Guerre froide, ainsi que d’un ordre européen. L’attitude russe a d’ailleurs consisté depuis une demi-douzaine d’années à s’opposer à toute une série de piliers de cet ordre, mis en place après la Guerre froide : le traité sur les forces conventionnelles en Europe, dont elle s’est retirée en 2007, le mémorandum de Budapest sur les conditions de dénucléarisation de l’Ukraine, l’acte final d’Helsinki et la charte de Paris sur le respect des frontières héritées de la Seconde Guerre mondiale.

Il s’agit donc d’une crise assez profonde de la relation avec la Russie, qui ne peut plus se concevoir comme une relation coopérative, mais comme devant rester marquée par un engagement. Nous avons en effet beaucoup de terrains de discussion, voire d’entente, comme on le voit par exemple dans la crise iranienne. En même temps, l’idée d’un rapprochement perpétuel entre l’Europe et la Russie et une forme d’occidentalisation de celle-ci ne sont plus à l’ordre du jour, conformément au choix politique de Vladimir Poutine.

Je voudrais me concentrer sur la nature de la posture militaire russe et l’évolution de la menace venant de ce pays.

L’appareil militaire russe a profondément évolué au cours des quinze dernières années. Après s’être très violemment dégradé après la chute de l’Union soviétique, avec une quasi-disparition des capacités militaires et une baisse vertigineuse des budgets, les présidences de Poutine et Medvedev ont tendu à rétablir ces capacités, les dépenses militaires de la Russie ayant triplé pendant les quinze dernières années, pour atteindre environ 90 milliards de dollars, ce qui la place en troisième position dans le monde, après les États-Unis et la Chine. Le rapport de dépenses par rapport aux pays européens, qui était de un à dix il y a quinze ans, n’est plus aujourd’hui que de un à deux.

Les Russes ont été assez marqués par les progrès accomplis par les forces occidentales et ont fait un gros travail de mise à niveau de leurs armées, avec l’idée de remédier aux difficultés constatées notamment lors du conflit en Géorgie en 2008. Si un travail d’interarmisation et d’intégration des forces a été conduit, il est inachevé. Le dispositif militaire est en effet efficace pour les forces spéciales, le cyber ou les menaces hybrides, ainsi que pour la manœuvre nucléaire, mais il n’est pas acquis que les forces conventionnelles classiques soient au niveau souhaité : le mode d’encadrement est encore assez lourd, avec un échelon de sous-officiers qualifiés manquant, l’armée est toujours partiellement de conscription et la modernisation des forces est incomplète, ce qui les rend en partie inefficaces et peut expliquer certaines postures lors de la crise ukrainienne.

Quant à la menace, elle n’est aucunement comparable à celle de la Guerre froide, ni dans les intentions, ni dans les capacités. La Russie n’a pas les moyens d’envahir l’Europe, mais elle peut faire pression sur ses voisins pour mener à bien des objectifs politiques limités de contrôle de l’espace post-soviétique – bref, imposer à ses voisins une « souveraineté limitée », pour reprendre la formule de Brejnev. Ce n’est pas par hasard si les deux pays en conflit ces dernières années sont la Géorgie et l’Ukraine, c’est-à-dire ceux qui ont envisagé de s’intégrer dans l’espace européen ou l’Alliance atlantique. Il s’agit aussi de tester ponctuellement les limites de la solidarité de celle-ci. Se pose à cet égard la question préoccupante des pays baltes, qui sont membres de l’Union européenne et de l’OTAN et à propos desquels la Douma a engagé une réflexion sur la légalité de leur indépendance.

Dans ce contexte, l’OTAN a adopté une série de mesures lors du sommet du pays de Galles en septembre dernier. Rappelons qu’elle a été prise à contre-pied par la nouvelle attitude russe : elle croyait à la fin de la menace militaire en Europe, était devenue une organisation essentiellement expéditionnaire, avec notamment une opération de grande ampleur en Afghanistan, et avait laissé de côté les thèmes de la défense collective. Sur le plan politique, elle avait mis en place le partenariat OTAN-Russie en 1997, et continué, même après la crise géorgienne, une politique de réengagement avec la Russie.

Elle a donc décidé une mise à niveau de ses forces autour de deux ou trois axes principaux. D’abord, l’augmentation des budgets de défense avec l’objectif de 2 % du PIB et de 20 % consacrés à l’investissement. Depuis le sommet, plusieurs pays ont pris des mesures en ce sens, notamment la Pologne, la Roumanie, l’Allemagne ou les pays nordiques. Deuxièmement, le plan d’action réactivité – le RAP –, consistant à augmenter les exercices : l’OTAN va quasiment pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide organiser un exercice de grande ampleur, Trident Juncture, cet automne en Méditerranée avec 30 000 hommes, alors que la plupart des exercices antérieurs ne dépassaient pas 5 000 hommes.

Par ailleurs, a été décidé un renforcement de la force de réaction de l’OTAN, la NRF, dont le volume doit passer de 13 000 à 40 000 hommes, avec la création d’une force opérationnelle à très haut niveau de réactivité – la VJTF –, dotée de 5 000 hommes, capable de se déployer en quarante-huit heures et censée répondre à des crises rapides à l’est ou au sud.

Un travail a aussi été engagé sur les forces navales permanentes, pour créer de petits centres de commandement locaux, ainsi que sur la logistique, de manière à favoriser des redéploiements rapides.

Mais cela semble relativement modeste, l’OTAN n’ayant pas mis en cause le stationnement de forces de combat permanentes dans l’Est de l’Europe – principe unilatéralement posé par elle dans la relation avec la Russie –, ni celui de forces nucléaires sur le territoire des « nouveaux » membres.

La police du ciel des pays baltes et de l’Islande a en outre été renforcée. Il en est de même de la police maritime dans la mer Baltique.

Cela s’accompagne de mesures nationales, notamment le déploiement des équipements pour l’équivalent d’une brigade blindée américaine, qui vont être répartis dans une demi-douzaine de pays d’Europe centrale et orientale – Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Roumanie et Bulgarie. Ce dispositif, qui porte sur 250 véhicules, n’est donc pas massif, même si, pour la première fois, les Américains vont installer du matériel dans ces pays.

La France a d’ailleurs participé à ce type de mesures avec un engagement d’avions en Pologne, puis le déploiement d’une compagnie blindée ayant participé à différents exercices.

S’agissant du nucléaire, il n’y a pas à ce jour de violation par la Russie de l’accord New START signé avec le président Obama, prévoyant un seuil d’environ 1 500 armes nucléaires pour les deux superpuissances de la Guerre froide. Mais la rhétorique est devenue plus agressive, avec la mise en jeu systématique d’armes nucléaires dans les grands exercices de l’armée russe, des survols de bombardiers à capacité nucléaire, y compris dans la Manche – dans des conditions de sécurité aérienne d’ailleurs discutables –, des déclarations de M. Poutine sur la mise en alerte hypothétique des forces nucléaires au moment où les armées russes faisaient mouvement pour annexer la Crimée, des menaces directes sur les pays alliés comme le Danemark dans l’hypothèse où il accueillerait des forces de défense antimissiles, ou de nombreuses déclarations sur la modernisation des forces nucléaires russes comme l’annonce du déploiement de 40 missiles intercontinentaux à capacité nucléaire.

Le danger est que prévale l’idée, dont on débat en Russie, qu’on peut « désescalader » une crise par l’emploi de l’arme nucléaire, autrement dit que l’utilisation localisée d’une arme nucléaire tactique permettrait de couper court à un conflit dans une situation donnée. Les exercices Zapad mettent en jeu de façon quasi systématique l’emploi d’armes nucléaires tactiques et il y a un entraînement régulier des forces russes en la matière. Enfin, la Russie nous rappelle constamment qu’elle est une puissance nucléaire – façon de nous dire de ne pas nous mêler de ce qui se passe dans son environnement.

Dernier point d’inquiétude : les débats sur le respect par la Russie du traité sur les forces intermédiaires en Europe de 1987, certains essais semblant le violer. En face, on est pratiquement au degré zéro de la réflexion sur cette question : nous avons un véritable « thinking gap » dans ce domaine, les pays de l’OTAN ayant cessé d’y travailler depuis une dizaine d’années. Il ne s’agit pas d’entrer dans une course aux armements, mais d’avoir une réflexion face à de telles postures. La France le fait, l’OTAN doit le faire aussi.

Enfin, la France est très engagée dans le processus de Minsk, puisqu’elle en est l’un des sponsors et qu’elle joue pleinement son rôle dans ce dispositif, qui est fragile et marquée par une ambiguïté fondamentale – la Russie étant un médiateur alors qu’elle est partie au conflit. Reste que ce dispositif est le seul à traiter la crise ukrainienne : il ne faut donc pas s’en défaire.

Par ailleurs, la France est attendue par nos alliés d’Europe orientale et centrale : on ne doit pas les décevoir. Elle a souscrit à l’ensemble des mesures de l’OTAN. Reste qu’elle joue dans cette organisation un rôle relativement modeste à l’échelle de son poids militaire : il y a deux soldats français dans l’ensemble des opérations de l’OTAN, ce qui nous place au 27rang, devant l’Islande, qui n’a pas d’armée ! Étant engagés dans d’autres théâtres, il est logique que nous ne soyons pas en première ligne sur ces sujets. Mais je me réjouis à cet égard que la France ait réussi à prendre son tour dans la VJTF en 2017.

M. Jean-Jacques Candelier. L’OTAN accable la Russie de toutes les responsabilités dans la crise ukrainienne. À mon avis, les torts sont partagés : d’un côté, l’OTAN veut affaiblir la Russie et, de l’autre, on a Poutine, qui n’est pas facile. Peut-on donner raison à l’ancien ambassadeur de France à Moscou, qui disait que la France s’est mise dans la main des Américains dans ce dossier ?

Par ailleurs, dans quelle mesure l’accord de Minsk 2 n’est pas respecté ?

M. Frédéric Lefebvre. La Russie utilise à plein l’outil de dissuasion nucléaire, alors qu’il y a des offensives fortes aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour que l’effort soit considérablement réduit en la matière. Cette attitude ne fait-elle pas d’elle un des alliés de la France, le nucléaire étant une des forces de notre pays pour préserver son autonomie de défense ?

S’agissant des sanctions, qui ont été renouvelées le 22 juin, que pensez-vous du respect des accords de Minsk ? On sait à quel point l’Europe est faible et incapable d’être à la hauteur des enjeux de défense aujourd’hui. On évoque souvent la séparation entre l’Europe du Sud, essentiellement préoccupée par le terrorisme et l’État islamique, et l’Europe des Balkans, qui ne pense qu’à la menace russe. La question des sanctions n’est-elle pas en train de recréer d’autres formes de positionnement et d’alliances pour les Russes qui peuvent être dangereuses à l’avenir, par exemple avec l’Arabie saoudite ? Autrement dit, en croyant être fort face aux Russes, n’est-on pas au contraire en train de nourrir de nouvelles alliances et une nouvelle puissance en leur faveur ?

M. Camille Grand. L’accord de Minsk est, encore une fois, le seul dispositif diplomatique existant sur la crise ukrainienne : je me garde donc de trop le critiquer, d’autant qu’il a permis d’établir un cessez-le-feu à un moment où le conflit prenait de l’ampleur. Depuis février, il n’est pas très bien respecté – il y a eu plus de 300 morts –, mais les violations sont locales et il n’y a pas eu de reprise des combats. Tout cela reste néanmoins fragile, même si certaines forces lourdes ont été reculées de la ligne de front.

S’agissant de la mise en œuvre de la partie plus politique de l’accord, on est loin du compte, tant du côté ukrainien que des séparatistes et des Russes, ce qui est préoccupant. S’il y avait une reprise des combats, il faudrait que la France et l’Allemagne, qui sont les garants de ce processus, sachent faire part de ses éventuelles violations. J’espère que la période estivale ne sera pas propice à une telle reprise, comme l’an dernier.

Je ne pense pas que la France se soit mise dans la main des Américains. Le processus a été une initiative franco-allemande, à laquelle les Américains se sont ralliés bon an mal an. La France a aussi essayé de porter une voix un peu différente et l’unité des Européens d’un côté et des Occidentaux de l’autre, qui a été une bonne chose, ne s’est pas faite sur la base des positions américaines – les États-Unis n’ont pu ainsi obtenir raison sur la livraison d’armes non létales à l’Ukraine par exemple. Beaucoup d’Européens se plaignent d’ailleurs que Washington ne s’intéresse pas assez à ce dossier.

Sur le nucléaire, si la France et la Russie partagent des points de convergence, leur pratique est bien différente : la politique dite de « sanctuarisation agressive » de celle-ci n’a rien à voir avec notre approche.

Concernant les sanctions, j’ai été surpris par l’unité des Européens dans la durée. Elles semblent relativement efficaces – elles compteraient pour environ un tiers de la chute du PIB russe l’an dernier –, mais elles ne peuvent tenir lieu de politique : elles doivent être intégrées dans une manœuvre plus générale. Le défaut des Occidentaux et de l’Union européenne est d’avoir adopté des sanctions par défaut, en l’absence d’autres outils à disposition. Il faudrait être clair sur le but qu’on leur assigne, ce qui permettrait de préciser les conditions dans lesquelles elles peuvent être aggravées ou levées.

M. Thomas Gomart. Il y a en effet un partage des torts. L’erreur la plus grande de l’Union européenne est d’avoir encouragé partout à travers le monde des processus d’intégration régionale, sauf dans l’espace post-soviétique.

Nous sommes aussi confrontés à deux conceptions de l’Europe : l’une atlantiste, l’autre paneuropéenne.

Je ne crois pas non plus que nous soyons dans la main des États-Unis. En revanche, nous tenons fortement celle de l’Allemagne, qui assure un leadership dans la gestion de cette crise – qui s’explique par l’importance qu’elle accorde au volet oriental de la politique de voisinage, ainsi que par la force de ses liens avec la Russie et l’Ukraine.

On entend beaucoup dire aux États-Unis qu’il s’agit d’une crise européenne que les Européens ne parviennent pas à gérer. Il y avait au départ un souci délibéré de l’administration Obama d’écarter le dossier russe. Or, il est significatif que pour nos alliés est-européens, les mesures de sécurité les plus crédibles ne sont pas tant les mesures de réassurance que les garanties apportées par les États-Unis.

L’accord de Minsk 2 a été positif : il a permis de remédier à la dégradation rapide et profonde de la situation et de créer une nouvelle phase « plateau ». Cela ne règle pas pour autant la situation. Il y a deux problèmes relativement insolubles : le non-respect de la frontière orientale de l’Ukraine, la possibilité pour la Russie d’injecter de la violence quand elle le souhaite et de maîtriser l’escalade militaire étant toujours de mise ; du côté de Kiev, le fait que les engagements attendus en termes de fédéralisation et de réformes constitutionnelles soient jugés très insuffisants, ce qui provoquera un regain d’activisme des séparatistes, qui ne s’y retrouvent pas.

Concernant les sanctions, elles ont été prises par l’Union européenne faute d’autre outil. On est dans une situation que certains qualifient d’absurde, car elle pénalise en premier lieu des entreprises européennes. Dans le cas où la Russie enverrait des signaux clairs d’un retrait du Donbass et où on pourrait lever les sanctions, un débat serait relancé sur l’accentuation des pressions pour que ce pays quitte la Crimée – ce qui entraînerait la chute immédiate du régime de Poutine. Par ailleurs, la Russie se réserve le droit, s’il n’y a pas d’accord sur l’Iran, considérant qu’elle est désormais un pays sous sanctions, de lui livrer les armes qu’elle souhaite. Il y a donc probablement une sorte de solidarité qui peut se mettre en place entre pays sanctionnés par l’Occident.

Enfin, avec l’Arabie saoudite, La Russie a un rapport très différent des autres membres permanents du Conseil de sécurité, qui ne consiste pas, comme eux, à – pour simplifier – prendre de l’énergie, vendre des armes et faire preuve de tolérance politique. Elle n’a pas besoin de prendre de l’énergie, elle vend des armes et n’a pas de tolérance politique à l’égard du régime de Ryad ou des monarchies du Golfe. Ce point est d’ailleurs vu comme une contradiction très forte dans notre propre politique. En outre, pour la Russie, l’élément déstabilisant au Caucase du Nord est le comportement de l’Arabie saoudite depuis la première guerre de Tchétchénie en 1994. Je reste donc prudent sur la capacité de Moscou à nouer une relation très étroite avec ce pays.

M. Olivier Audibert Troin. La Russie suscite des interrogations, voire des fantasmes. Certains éléments nous empêchent d’avoir des relations franches et directes avec les dirigeants russes : la volonté expansionniste de Vladimir Poutine, sa personnalité ou la question des droits de l’homme dans ce pays. Les sanctions sont une punition sans prévention : on ne pourra continuer longtemps ainsi, d’autant que les Russes trouveront d’autres moyens de se réapprovisionner. Peut-on s’appuyer de façon fiable sur Vladimir Poutine ? La solution du conflit en Syrie et en Irak passe-t-elle selon vous obligatoirement par lui ?

Je suis surpris que nous n’arrivions pas à avoir une relation diplomatique sereine avec les Russes. Aujourd’hui même, une résolution est présentée aux Nations unies concernant le génocide en Serbie : nous ne savons pas encore quelle sera leur position et ils feront probablement jouer leur droit de veto. Ce sont vraisemblablement les questions que se pose aujourd’hui l’homme de la rue, et les spécialistes que vous êtes peuvent peut-être l’aider à mieux comprendre les relations compliquées que nous avons avec nos amis russes.

M. Philippe Vitel. Par sa position géographique, la Russie est amenée à avoir des relations avec l’Europe, comme avec l’Asie, le Pacifique et l’Extrême-Orient. Elle a mis en place avec la Chine il y a près de vingt ans le groupe de Shanghai, qui est devenu, avec une douzaine de pays, représentant près de trois milliards d’habitants, l’Organisation de coopération de Shanghai. On s’est demandé si celle-ci avait pour but de constituer une alternative à l’OTAN, si la Russie et la Chine ne voulaient pas s’entendre contre les États-Unis ou si ce n’était pas un moyen de protéger l’Inde de l’influence américaine. Mais, alors que cette organisation était allée jusqu’à organiser des manœuvres militaires, on a le sentiment que depuis 2010, il ne s’y passe plus grand-chose. A-t-elle disparu corps et biens ou peut-elle encore jouer un rôle ? N’a-t-elle pas motivé les Américains à se déployer davantage vers le Pacifique ?

M. Charles de La Verpillière. L’Union soviétique a en grande partie pu résister à l’Allemagne pendant le Seconde Guerre mondiale car Staline a eu la certitude que le Japon ne l’attaquerait pas et qu’il n’aurait pas un second front en Asie. Pensez-vous que l’attitude de la Russie en Europe est en partie dictée par des accords avec la Chine ?

Par ailleurs, la Malaisian Airlines a subi deux accidents d’avion importants, dont un qui a disparu dans l’océan Indien et l’autre a été détruit au-dessus de l’Ukraine. Avez-vous des informations à cet égard ?

M. Camille Grand. La Russie, qui ne souhaitait pas que le dossier soit traité
– comme il est d’usage – par le pays où a eu lieu le crash et demandait une enquête internationale, s’oppose maintenant à celle-ci, comme les séparatistes. Il est vraisemblable que ceux-ci aient abattu un avion de ligne en pensant qu’il s’agissait d’un appareil de transport de troupes ukrainien, comme tend à le montrer l’enquête méticuleuse menée par les autorités néerlandaises. On ne pourra malheureusement pas aller beaucoup plus loin dans l’établissement des faits, dans la mesure où une partie du travail d’enquête est bloquée, notamment dans l’accès aux témoins.

Au sujet des relations avec l’Asie, je rappellerai le mot de Brzeziński, qui disait que la Russie à long terme n’a pas d’autre choix que d’être un partenaire de l’Occident ou un satellite de la Chine, ce qui est une manière de dire qu’elle n’est plus la grande puissance qu’elle était et qu’elle va devoir choisir entre les deux. Il y a une sorte d’angle mort dans le discours russe sur ce point. Je pense que l’insistance sur le nucléaire est en partie liée à la menace chinoise, puisque ce serait le seul moyen qu’auraient les Russes, dans l’hypothèse d’un conflit avec ce pays, de ne pas être totalement débordés. Mais ils ne le disent jamais : c’est toujours l’OTAN qui justifie la modernisation de leurs forces nucléaires.

La Russie est le premier fournisseur d’armes modernes à ce pays et lui livre presque sa plus haute technologie – un collègue russe avait décrit cela comme la position du vendeur de corde qui doit être pendu et s’assure de ne pas en vendre suffisamment afin qu’on ne puisse faire le nœud…

Il y a une compétition réelle en Asie centrale, que l’Organisation de coopération de Shanghai a été une façon d’organiser. La relation entre les deux pays est très ambiguë, même si affaiblir les États-Unis et l’Europe constitue au moins temporairement un intérêt commun. D’où leur dialogue au sein du groupe des BRICS, sachant que la Russie est une puissance déclinante, par définition plus difficile à gérer, et la Chine une puissance ascendante.

Poutine est l’homme de la restauration d’une certaine idée de la Russie et d’une certaine fierté russe, mais il a une conception héritée de son passé dans les services de renseignement : il souhaite voir son pays « boxer » au-dessus de sa catégorie en quelque sorte et, pour cela, utilise les leviers dont il dispose, malgré la perte de certains moyens, comme les revenus du pétrole. On aime par exemple à dire que la Russie mène le jeu à Damas, alors que je pense que c’est bien plus Téhéran.

Poutine considère au fond que la coopération avec l’Europe est une menace pour son propre pouvoir, ce qui complique la relation. Il ne veut pas de la démocratie, du libre marché et de la transparence que nous promouvons, non seulement en Russie, mais dans son environnement immédiat.

Cela étant, je pense qu’il est là pour encore assez longtemps et qu’il faut travailler avec lui, d’autant que ce qui pourrait lui succéder n’est pas forcément mieux.

M. Thomas Gomart. Je pense que Poutine n’est pas un allié, mais plutôt un partenaire. Et, depuis fin 2013, les relations avec les Russes sont très franches et directes, à un point parfois extrême !

Il n’est pas question de diaboliser Poutine, qui est au cœur du système russe. Sa préoccupation première est l’empreinte qu’il laissera dans l’histoire russe, non ses relations avec la chancelière Merkel ou le président Hollande.

Il est important de saisir l’idéologie du groupe dominant à Moscou, dans laquelle l’expérience vécue est importante. Je rappelle que Poutine était un réprouvé en 1990 : son ascension et le sentiment d’être craint par toute l’Europe provoquent l’impression que la Russie est de retour, alors que le Kremlin est dans une situation d’isolement dans ses contacts internationaux et vis-à-vis de la population russe, en l’absence de contre-pouvoir. La récurrence du discours de Poutine sur les questions nucléaires est un indicateur à prendre en compte.

Pour parvenir à une relation sereine avec la Russie, il faut maintenir les liens, en essayant de faire en sorte que les sociétés civiles se parlent et que les entreprises continuent à s’y rendre. Mais on a raté trois occasions en termes de contacts humains : les JO de Sotchi, en partie boudés par les Occidentaux ; la réaction russe aux attentats contre Charlie Hebdo – la contre-manifestation de Grozny, avec le soutien du Kremlin, contre le droit d’expression est un message à prendre en compte – ; les commémorations du 9 mai, où Xi Jinping était à la tribune, et non les partenaires occidentaux.

Quand on demande à Vladimir Poutine quelle est sa principale réalisation en matière de politique étrangère, il invoque le traité frontalier avec la Chine de 2006, dont l’Organisation de coopération de Shanghai a notamment permis la négociation et la mise en œuvre. Les États-Unis ont d’ailleurs demandé un siège d’observateur au sein de cette instance qui leur a été refusé.

Cela étant, l’Organisation de coopération de Shanghai, dans la mesure où elle associe des pays ayant des relations très tendues, n’a pas forcément un avenir très prometteur. Mais il faut être attentif à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), qui donne lieu à des manœuvres régulières avec certains pays d’Asie centrale et du Caucase et peut être vue comme la volonté de Moscou de construire un outil. Cela étant, je ne pense pas qu’on puisse dire à ce stade qu’il fonctionne.

La Russie pourrait continuer sur la même trajectoire, à mon avis très contradictoire, consistant à créer un pivot vers l’Asie et à faire une guerre limitée en Europe. Si cela montre combien elle est ancrée à l’Europe, elle pourrait aussi se mettre en position de « junior partner » vis-à-vis de la Chine, ce qui constituerait une rupture historique majeure.

Je rappelle qu’elle s’est satisfaite de l’abstention chinoise, comme indienne, brésilienne ou de celle d’autres pays lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies, en mars 2014, condamnant l’annexion de la Crimée. C’est une attitude prudente de la part de la Chine, car prendre parti pour les séparatistes serait créer un précédent pour la situation au Xinjang, sachant que si elle devait mener une opération vis-à-vis des îles Senkaku, elle pourrait habilement se référer au précédent de la Crimée. Sa politique est donc cohérente, mais probablement en deçà des attentes de Vladimir Poutine.

Si, en mai 2014, la Russie a annoncé des accords énergétiques portant sur 40 BCM à partir de 2018 pour montrer qu’existait une alternative vis-à-vis des approvisionnements de l’Europe, je ne pense pas que les flux puissent être inversés par un claquement de doigts. Il faut par ailleurs reconnaître une intensification évidente des relations commerciales entre la Russie et la Chine, celle-ci étant devenue son premier partenaire en la matière en 2012.

Quant aux relations avec l’Inde, elles sont traditionnellement très substantielles en termes de ventes d’armes, mais cela ne donne pas ce que Moscou espérerait. Reste que la décision de non-livraison du Mistral et l’annonce par la Russie qu’elle allait faire notre publicité en Inde n’ont pas empêché la vente de Rafale.

M. Eduardo Rihan Cypel. Comment la Chine voit-elle la question russe à court et à long terme ? Le risque de devenir un satellite de ce pays devrait peut-être conduire les Russes à plus de prudence : y a-t-il un jeu possible pour l’Europe dans ces conditions – sous réserve de définir une position claire ? Que pensez-vous de la question des Mistral, qui montre peut-être qu’il n’y a pas de crise entre nos deux pays ? Quelles opportunités avons-nous pour favoriser une coopération intelligente avec la Russie permettant de créer des interdépendances économiques et commerciales notamment, rendant ce faisant un conflit impossible avec elle ? Comment voyez-vous sa position vis-à-vis de la Grèce et de sa sortie de l’euro ou de l’Union européenne – ce qui serait le début d’un démantèlement de celle-ci au profit de l’Eurasie ?

Par ailleurs, l’isolement de la Russie peut créer des engrenages et des décisions pas toujours rationnelles. De plus, la Chine cherche à proposer une alternative au modèle occidental : quelle est la vision de la Russie s’agissant de la volonté de créer un modèle alternatif ?

M. Philippe Folliot. Notre différence principale par rapport à la Russie – et nos difficultés de compréhension réciproque – ne reposent-elles pas sur notre rapport au temps – notre politique étant davantage marquée par l’immédiateté et l’émotion, la sienne, davantage par la continuité, la persévérance, la tradition ? Je note qu’à partir du moment où nous nous sommes « atlantisés », notre relation avec elle a changé et qu’elle a tendance à vouloir supplanter la France dans son rôle historique de protecteur des chrétiens d’Orient par exemple.

M. Thomas Gomart. La Russie conduit à l’évidence une politique de puissance, avec la reconstruction d’un outil militaire, rendue possible par la renationalisation de la rente énergétique, les deux servant une politique de prestige.

On insiste beaucoup à Moscou sur la perspective d’intégration régionale dans le cadre du projet de route de la soie promu sans cesse par la diplomatie chinoise. La difficulté pour elle est un problème de taille : alors qu’en 1990, les économies chinoise et soviétique sont à peu près comparables, l’économie russe ne représenterait au mieux que 20 % de celle-là aujourd’hui. En même temps, cette faiblesse économique oblige la Russie à rayonner sur un espace correspondant à son territoire et à celui des anciens pays satellites, avec des moyens trop limités pour le faire. L’intégration régionale post-soviétique est maintenue par les liens énergétiques.

S’agissant du modèle alternatif de capitalisme d’État, la Russie a la volonté d’être en avance par rapport à la Chine. Vladimir Poutine serait sans doute heureux de créer une internationale du conservatisme, s’appuyant sur une fine compréhension de nos débats internes – sur la question gay, le multiculturalisme, le regain religieux, la laïcité… Mais il existe aussi une part de tartufferie de la part des élites russes sur ces questions, telle celle de l’orthodoxie.

Les Russes font souvent valoir, à juste titre, qu’il est difficile de savoir quelle sera la forme de l’Union européenne à moyen terme ; ils en tirent la conclusion qu’elle est en train de se déliter. Ils pensent que nous n’échapperons pas à notre moment autoritaire, considérant que notre système de représentation démocratique et la mise en place de l’euro ne seront pas tenables dans la durée. Bref, ils font le pari que nous serons à genoux avant eux.

M. Camille Grand. Je suis d’accord.

Il est vrai que Poutine situe son action dans la durée. Je ne suis pas sûr qu’il ait raison, dans la mesure où il y a des points de vulnérabilité. L’élément de paranoïa qu’on trouve chez Poutine contraste à cet égard avec la popularité affichée dans les sondages. Il souhaite en effet incarner un modèle autoritaire alternatif, beaucoup plus conservateur en termes de valeurs, et mettre l’accent sur les divisions au sein de nos sociétés – au fond, pour certains Russes, l’Union européenne c’est Conchita Wurtz plus l’incapacité à régler la crise grecque. Il a en outre conçu un mariage de raison avec l’orthodoxie, qui donne un nouveau substrat idéologique en l’absence du communisme, mais je ne suis pas sûr que ce soit avec enthousiasme. Dès lors, il est difficile de concevoir une interdépendance avec la Russie, dont elle ne veut pas.

Du coup, il pense le rapport avec l’Union européenne au travers d’une série de relations bilatérales – avec l’Allemagne d’abord, un peu avec la France, moins avec l’Italie et le Royaume-Uni, un moment avec la Pologne… – et en vue de la diviser. On voit ainsi des connivences avec des droites un peu dures, comme celle de M. Orban, ou des formes modernes d’extrême-gauche, comme celle de M. Tsipras – lequel a été le seul dirigeant politique en exercice présent à Saint-Petersbourg au « Davos russe ». Reste qu’il n’est jamais reparti avec un chèque lui permettant de tourner le dos à l’Europe, qui n’est d’ailleurs pas dans les moyens de Moscou.

À long terme, nous avons intérêt à un partenariat avec la Russie – compte tenu notamment de l’idée de l’Allemagne, selon laquelle il y a des ressources dont on a besoin dans ce pays, celui-ci ayant en retour besoin de l’Europe pour se moderniser –, mais elle s’en détourne et prétend construire avec la Chine. Il s’agit probablement d’une mauvaise idée à terme, mais elle correspond au projet géopolitique de Vladimir Poutine pour le moment.

S’agissant du Mistral, je crois que le dossier a été bien géré : il n’y a pas eu d’impact sur nos exportations, bien au contraire. Cela montre que la Russie a besoin de cash et qu’elle a intérêt à sortir plutôt vite de la négociation. Le choix de ne pas livrer ce bateau tout en sortant de cette crise me semble bon – même s’il reste la question des clients à trouver pour que le coût ne soit pas trop élevé pour le contribuable et l’entreprise.

M. Thomas Gomart. La Chine tient avec globalement 2 000 exécutions capitales par an, alors qu’il y a un moratoire en Russie sur la peine de mort depuis 1996. Cela est lié à son appartenance au Conseil de l’Europe. Mais cela la singularise aussi par rapport aux deux grands que sont les États-Unis et la Chine.

Mme la présidente Patricia Adam. Je vous remercie.

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Mme la présidente Patricia Adam. Je souhaite maintenant vous présenter en quelques mots les conclusions que je tire du déplacement que j’ai effectué le 25 juin au 61e régiment d’artillerie, à Chaumont. Ce régiment, les « Diables noirs », est bien connu pour être celui qui met en œuvre les drones de l’armée de terre ; il a donc une place très importante dans notre système de défense. Notre commission avait eu l’occasion d’apprécier toute l’utilité de ces systèmes d’armes, notamment lorsqu’ils ont été déployés en Afghanistan après l’embuscade d’Uzbin. La LPM a prévu le remplacement progressif de l’actuel système de drone tactique intérimaire, plus connu sous le sigle « SDTI ». C’est donc pour faire le point sur l’état de ces matériels, sur leur remplacement et sur leur emploi que j’ai organisé ce déplacement.

En premier lieu, je me suis donc attachée à étudier l’état de nos capacités actuelles en matière de drones tactiques. Nous en possédons vingt, mais en réalité, nos capacités sont plus limitées qu’il n’y paraît. En effet, le SDTI a une « empreinte logistique » assez lourde : pour un drone en vol, il faut dix camions au sol pour assurer son lancement, son pilotage, la récupération des images et leur exploitation. Aussi faut-il mesurer nos capacités en termes de « systèmes de drones » plutôt qu’en nombre d’appareils. Or il s’avère que nos capacités actuelles ne s’élèvent qu’à deux systèmes de drones en théorie. Ils affichent un taux de disponibilité technique opérationnelle de 60 à 70 % – et encore, ce bon taux n’est atteint que parce que le régiment dispose, sur son site, d’une batterie de maintenance intégrée : si le maintien en condition opérationnelle était effectué ailleurs, la disponibilité technique opérationnelle serait inférieure. Aussi, nous n’avons en permanence, en moyenne, qu’un système et demi de drones. Et la ressource est en réalité encore plus limitée, car c’est sur cette ressource que doit être assurée la formation de l’ensemble des opérateurs de drones de l’armée de terre : les capacités sont donc très comptées. C’est là une contrainte qu’il faudra avoir à l’esprit au moment du remplacement du SDTI : assurer la formation sur un parc spécifique, voire sur simulateur, simplifierait les choses.

Ainsi, ce déplacement a permis de prendre la mesure de tout l’environnement nécessaire pour mettre en œuvre nos drones tactiques. Et au sein de cet environnement, j’ai pu voir en particulier ce que fait le groupe d’exploitation des images, c’est-à-dire l’ensemble des personnels chargés de l’analyse des images prises par les drones, mais aussi par d’autres capteurs – des données géographiques, ou des images satellite. Il y a là une expertise de pointe, tout à fait précieuse, et – je crois – trop peu connue. J’ai pu voir comment ces spécialistes assurent la fusion de tous les renseignements d’origine image disponibles au profit de l’armée de terre, bien sûr, mais aussi au profit d’autres organismes, comme la DRM ou, plus récemment, la gendarmerie. Il y a là, assurément, une expertise rare qui pourrait gagner à être davantage employée dans une logique de « continuum sécurité-défense ». Le remplacement des SDTI pourrait constituer l’occasion d’une réflexion approfondie sur ce sujet. Notre commission pourrait utilement s’y attacher.

Ce remplacement, j’ai pu mesurer son urgence. Nos SDTI datent de 2004 – et encore, à l’époque, il s’agissait d’un système « intérimaire », développé en urgence et appelé à être remplacé en 2011. Nous sommes en 2015, et les premiers exemplaires du remplaçant du SDTI ne devraient être livrés à la DGA qu’en 2017, pour une mise en service en régiment en 2018. Aussi, pour assurer le « tuilage » entre les deux systèmes et attendre la montée en puissance de la flotte de remplacement, il faudra conserver le SDTI jusqu’en 2019… Pour son remplacement, quatre candidats sont en lice : le Watchkeeper de Thales, qui serait développé sur la base du Watchkeeper en service au Royaume-Uni moyennant la « francisation » – tout à fait réalisable – de certains éléments ; le Patroller de Sagem ; le Shadow 200 proposé par Airbus sur la base du produit développé par l’américain AAI Corporation ; et le Pelerin de Latécoère, construit sur la base du Heron de Israel Aerospace Industries. Le commandement du régiment s’est naturellement gardé d’exprimer une préférence. Il m’a toutefois assuré que les quatre candidats répondent aux besoins primordiaux exprimés par l’armée de terre. Celle-ci a en effet besoin d’un drone plus endurant que le SDTI, c’est-à-dire capable d’une dizaine d’heures de vol au lieu de cinq, ce qui correspond mieux au tempo des engagements tactiques. Elle souhaite aussi améliorer la précision et le champ de détection des capteurs, en couplant à la charge optique une charge radar. Enfin, le commandement n’estime plus nécessaire le système de lancement par catapulte et de récupération par parachute : il y a selon lui suffisamment de pistes, même sommaires, pour un système classique de décollage et d’atterrissage.

Mais quel que soit le système retenu, encore faut-il que l’on l’utilise. C’est là une des préoccupations majeures de l’armée de terre : que l’on emploie ses drones. Ils ne sont absolument pas utilisés aujourd’hui. Dans la bande sahélo-saharienne comme en République centrafricaine, les armées se sont reposées sur les drones MALE. Nous avons pu apprécier toutes les performances du Reaper, et personne ne les conteste. Mais reste que nous n’avons pas assez de Reaper pour couvrir nos engagements tactiques : l’armée de terre indique que 40 % seulement de ses demandes d’heures de vol de drone MALE sont satisfaites. De plus, le drone tactique est mieux intégré à la manœuvre tactique que le drone MALE, qui relève nécessairement d’un échelon de commandement supérieur : l’outil perd donc en souplesse et en réactivité.

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. Olivier Audibert Troin, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, Mme Marianne Dubois, Mme Geneviève Fioraso, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Frédéric Lefebvre, M. Alain Marty, M. Philippe Meunier, M. Alain Moyne-Bressand, Mme Nathalie Nieson, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel

Excusés. - Mme Danielle Auroi, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-David Ciot, M. Bernard Deflesselles, M. Guy Delcourt, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, M. Serge Grouard, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Damien Meslot, M. Jacques Moignard, M. Philippe Nauche, M. François de Rugy, M. Stéphane Saint-André, M. Michel Voisin