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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mardi 12 janvier 2016

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 30

Présidence de M. Philippe Nauche, vice-président

— Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, sur les opérations en cours

La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

M. Philippe Nauche, président. Monsieur le ministre, nous sommes heureux de vous accueillir. Je vous prie de bien vouloir excuser Mme Patricia Adam, qui ne peut présider cette réunion, mais qui a souhaité la maintenir pour assurer l’information régulière de notre commission sur les opérations en cours. Monsieur le ministre, depuis votre dernière audition, le 1er décembre 2015, nos forces ont continué d’agir, en particulier dans la bande sahélo-saharienne où elles ont conduit, le 19 décembre, une opération à Ménaka contre des groupes armés terroristes, ainsi que dans le cadre de l’opération Chammal en Irak et en Syrie. Je n’oublie pas la forte contribution des armées à la sécurité des Français dans le cadre de l’opération Sentinelle, marquée par l’agression de plusieurs militaires devant une mosquée à Valence, le vendredi 1er janvier. Les sujets ne manquent pas ; je vous laisse donc la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Je tiens d’abord à vous présenter mes meilleurs vœux.

J’évoquerai en premier lieu les opérations extérieures, et avant tout la situation au Levant et l’évolution de l’opération Chammal. C’est un fait : Daech recule. Bien sûr, il faut rester prudent et patient, mais ce recul est réel. Sous les assauts des forces irakiennes, les villes de Ramadi et de Baiji – qui abrite une centrale électrique – ont été en grande partie perdues par l’État islamique. Ramadi a été reprise fin 2015, avec l’appui aérien français, par les forces de l’Iraki Counter Terrorism Service (ICTS), fleuron de l’armée irakienne, qui fait partie des forces que nous formons. Dans le Nord du pays, face aux Peshmergas, c’est Sinjar que l’organisation islamiste a été contrainte d’abandonner. Cette ville, qui avait vu se dérouler de multiples épisodes, lieu du drame des Yézidis, était hautement symbolique. Les combattants kurdes se rapprochent par ailleurs de Mossoul. En Syrie, les forces de Daech font également face à de nouvelles contraintes. Dans le Nord du pays, depuis Hassaka jusqu’à la région de Kobané, les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) – qui ne sont pas forcément proches du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, actif en Irak, mais liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – avancent également. Daech est également bloqué par le renforcement des forces armées syriennes loyales à Bachar el-Assad, en particulier dans le centre du pays, et singulièrement dans la région de Palmyre.

Dans le même temps, l’organisation et le commandement de Daech se trouvent perturbés, notamment par la rupture des axes logistiques importants. La récente perte du barrage de Tishreen – point de passage majeur entre Raqqa et le Nord-Ouest de la Syrie – lui est particulièrement préjudiciable.

Mais si Daech n’est plus en mesure de mener des attaques d’envergure, l’organisation terroriste conserve néanmoins une très forte capacité de résistance et de nuisance. Elle harcèle les Kurdes sur le front Nord, résiste aux troupes irakiennes dans la centrale électrique de Baiji et mène toujours des attaques d’opportunité en Syrie et de nombreuses attaques suicides en Irak. Douze policiers irakiens ont ainsi trouvé la mort dans une attaque de ce type conduite au début du mois contre un camp des forces de sécurité. Ainsi, le constat que je fais à ce jour m’inspire un optimisme mesuré et prudent.

Le rôle de la France est important. Depuis le mois de septembre 2014, la France a mené 400 frappes au total, tirant plus d’un millier de munitions. D’un point de vue quantitatif, la France réalise 50 % des frappes non américaines et fréquemment, avec le groupe aéronaval, jusqu’à 25 % du total des frappes. Qualitativement, nous sommes le seul pays à déployer la totalité des moyens nécessaires à la lutte contre Daech. Comme je l’ai exposé à la réunion que le Premier ministre avait organisée avec les présidents de groupes et les présidents de commissions, nous avons à la fois des instructeurs au sol – à Erbil et à Bagdad – qui aident à former les Peshmergas et l’ICTS, des avions de renseignement électroniques et des chasseurs qui viennent de notre base en Jordanie, de la base des Émirats arabes unis et du porte-avions. Celui-ci, après avoir passé quelques jours en Méditerranée orientale, est entré dans le golfe Arabo-persique vers le 18 décembre 2015 et a fait arrêt à Bahreïn pour les fêtes de fin d’année. Fort de ses dix-huit Rafale, huit Super-étendards et deux Hawkeye, il participera aux opérations jusqu’au mois de mars. Nous disposons en plus d’un appareil de ravitaillement en vol et de chasseurs-bombardiers équipés de munitions de précision et de missiles de croisière SCALP, que nous avons déjà utilisés à plusieurs reprises.

Accompagné de la présidente de la commission, Mme Patricia Adam, de la présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale et du vice-président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, je me suis rendu dans la zone au moment des fêtes. Nous avons passé le réveillon du nouvel an avec les marins du Charles-de-Gaulle ; le lendemain, nous sommes allés sur notre base en Jordanie, puis aux Émirats arabes unis, où nous avons rencontré la treizième demi-brigade de Légion étrangère (DBLE). Celle-ci rejoindra bientôt le Larzac ; ce sera un régiment de cavalerie qui assurera la continuité de la présence française dans la zone. Nous sommes acteurs dans l’ensemble des opérations dont le succès m’inspire plus d’optimisme que par le passé.

Je n’oublie pas non plus le rôle essentiel joué par nos alliés, et avant tout par les États-Unis, avec lesquels les échanges opérationnels sont intenses en matière de renseignement, de ciblage et de ravitaillement en vol. Nos deux pays travaillent ensemble d’une manière extrêmement efficace. Le Secrétaire américain à la défense, Ashton Carter, s’est rendu sur le Charles-de-Gaulle le 19 décembre ; le 20 janvier, il viendra à Paris pour participer à une rencontre qui réunira les ministres de la Défense des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Italie, dont le principe a été décidé lors du passage de M. Carter sur le porte-avions. Ce sera l’occasion de réaffirmer notre politique de lutte militaire contre Daech sur l’ensemble du Levant.

Depuis notre dernière rencontre, nous avons constaté l’engagement concret des forces britanniques en Syrie, le vote des Communes ayant été directement suivi de frappes et d’interventions. Les avions de reconnaissance et de renseignement allemands annoncés – des Tornado – sont aujourd’hui en place sur une base turque et contribuent à l’effort de la coalition. Les Pays-Bas, le Danemark et la Pologne ont fait des propositions de présence et d’action sur l’ensemble du théâtre d’opérations, à la suite du recours à l’article 42-7 du traité de Lisbonne. La prise de conscience du danger que représente Daech semble désormais largement partagée par nos amis européens et se traduit par des actes et des engagements que je tiens à saluer.

La semaine dernière, je me suis également rendu en Turquie, à la demande du président de la République. J’ai échangé avec mon collègue turc et rencontré le président Erdogan. Au-delà de la tension entre les autorités turques et russes à la suite de l’incident de l’avion abattu, la Turquie est très préoccupée par les 2,5 millions de réfugiés sur son territoire et par les attentats : à la frontière syrienne le 20 juillet dernier, à Ankara le 10 octobre et ce jour même à Istanbul. Notre dialogue a été franc et se traduira par un renforcement de la coopération en matière de renseignement contre les filières des groupes terroristes. La Turquie met ses bases militaires à la disposition de la coalition et contribue à la formation sur son sol de l’opposition syrienne. Je souhaitais pour ma part inciter les Turcs à renforcer la sécurité de leur frontière avec la Syrie, objet de longues discussions. J’attire votre attention sur l’importance stratégique de la zone située entre le territoire kurde et le territoire occupé par Daech, dans la partie ouest de la frontière ; tenue par l’opposition modérée, elle représente actuellement un lieu de conflit majeur, terrain d’affrontements et de bombardements. Les chasseurs russes y bombardent en particulier l’opposition modérée. La situation est donc complexe, mais la franchise de nos échanges avec les Turcs devrait permettre d’y réfléchir.

Accompagné de Laurent Fabius et de moi-même, le président de la République s’était rendu à Moscou fin novembre 2015 pour y rencontrer le président Poutine. À la suite de cette démarche, j’ai rencontré mon homologue Sergeï Choïgou. Ensemble, nous avons décidé de prendre deux initiatives. Tout d’abord, renforcer nos échanges en matière d’identification de combattants russophones et francophones dans les rangs de Daech, par échange d’information entre nos services ; cet accord fonctionne. Deuxièmement, M. Poutine s’était défendu, devant le Président Hollande, de ne frapper que l’opposition modérée, et avait proposé de confier aux ministres de la Défense de nos deux pays la mission d’identifier ensemble les zones où sont situés des groupes qu’il faut éviter de toucher. Le ministre Choïgou m’a affirmé que les Russes travaillaient déjà dans cet esprit avec les Jordaniens, dans la région de Deraa, évitant de frapper les groupes indiqués par les Jordaniens. Dans les jours qui viennent, nos services doivent commencer à dialoguer pour identifier les groupes que les forces aériennes russes ne frapperaient pas, ainsi que les territoires correspondants. C’est un défi ; nous verrons si cet accord s’avère efficace, mais le chef d’état-major jordanien que j’ai rencontré lors de ma visite m’a assuré que la proposition des Russes avait dans l’ensemble été suivie d’effet. La Jordanie est particulièrement préoccupée par le fait qu’une percée de Daech dans la zone amènerait dans ce pays un flux considérable de réfugiés, le rendant encore plus fragile qu’il ne l’est déjà. Au Nord de la zone, la Turquie partage la même préoccupation.

Où en est l’évolution politique du dossier syrien ? Le processus de Vienne a constitué un réel tournant, puisqu’il a réuni l’ensemble des parties concernées par un règlement de la situation en Syrie et conduit à l’adoption à l’unanimité de la résolution 2254 par le Conseil de sécurité, le 18 décembre dernier. Cette résolution prévoit la mise en œuvre d’un cessez-le-feu et d’une transition politique. En ce moment même, l’envoyé spécial des Nations unies, Staffan de Mistura, a pour mission d’identifier les représentants de l’opposition en vue des négociations inter-syriennes qui doivent commencer le 25 janvier. Cette procédure intègre les résultats de la conférence de Riyad qui s’est tenue début décembre sous la responsabilité de l’Arabie saoudite, mais en accord avec le processus de Vienne, visant à créer une représentation de l’ensemble des groupes de l’opposition dite modérée, à l’exclusion des groupes terroristes. Cette conférence a permis la constitution d’un Haut Comité de l’opposition syrienne, réunissant l’ensemble des forces modérées, chargé d’entrer en négociation avec les représentants du régime à la suite de la résolution des Nations unies et des accords de Vienne. Je me suis entretenu ce matin avec le coordonnateur général du Haut Comité, M. Riyad Hijab, ancien Premier ministre de Bachar el-Assad, qui a tenu des propos peu encourageants. Les négociations ne pouvant être entamées en l’absence d’un cessez-le-feu, il nous demande d’agir pour établir au moins un cessez-le-feu aérien et pour convoyer l’aide humanitaire – éléments qui donneraient au Haut Comité davantage de légitimité. Nous sommes donc circonspects sur les fenêtres d’opportunité qui s’étaient ouvertes avant Noël. Entre-temps, la tension entre l’Arabie saoudite et l’Iran est venue compliquer la situation.

Notre stratégie de lutte contre Daech repose sur trois piliers. D’abord, le soutien au processus de Vienne et aux réformes du Premier ministre irakien Haïder al-Abadi qui tente de mettre un terme aux confrontations entre chiites et sunnites. Le deuxième pilier, l’endiguement de Daech, vise à éviter que celui-ci n’étende ses emprises ailleurs qu’au Levant ; il passe par le soutien à la Jordanie et au Liban. Nous avons renforcé notre coopération dans le domaine des forces spéciales. Au Liban, en plus de notre présence au sein de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), nous avons fait aboutir, à la fin de l’année et après de nombreuses difficultés, le programme « Don Arabie Saoudite » (DONAS) de dons d’équipement aux forces libanaises, financé par l’Arabie saoudite et approvisionné par nos soins. Ces dons vont désormais se poursuivre. Enfin, nous cherchons à neutraliser Daech et continuerons à mener toutes les actions qui peuvent y contribuer : le soutien aux forces irakiennes et kurdes en Irak et les opérations contre Daech en Syrie, visant en particulier les capacités de ravitaillement, les convois, les sites d’exploitation des matières premières, les positions de combat et les capacités d’organisation et de coordination de l’État islamique. Fin décembre, nous avons pour la première fois utilisé des missiles de croisière en Syrie, comme en témoigne l’enregistrement vidéo que nous vous présentons.

Colonel Éric Autellet, membre de la cellule opérations et relations internationales du cabinet militaire. Le raid filmé, datant du 17 novembre, était constitué de six Mirage 2000 équipés de bombes standard et de quatre Rafale équipés de missiles SCALP. Il s’agissait du premier raid de SCALP, qui a détruit un site de commandement de Daech. Le site avait été surveillé depuis soixante-douze heures par des drones, ce qui nous a permis de nous assurer qu’il était bien occupé par les forces de l’État islamique et d’étudier l’environnement pour estimer les dégâts collatéraux. Les tirs représentent un mix de missiles SCALP, tirés à quelque 150 kilomètres, et de bombes GBU-12, tirées à courte distance pour parachever la destruction des bâtiments.

M. le ministre. L’armée syrienne a mis en place des batteries sol-air dans les environs d’Alep, ce qui rend les vols de surveillance plus complexes. Les SCALP permettent d’éviter cet inconvénient. Je conclus cette partie consacrée aux opérations au Levant en réitérant l’expression d’un optimisme mesuré en matière militaire et d’un pessimisme mesuré en matière diplomatique.

Je craignais depuis longtemps l’arrivée de Daech en Libye. Aujourd’hui, l’organisation est implantée à Syrte, mais également à Sabratha. À partir de Syrte, elle a pénétré à l’intérieur des terres, s’appuyant tant sur la présence de combattants étrangers – quelque 3 000 – que sur l’allégeance intéressée ou sincère des groupes lassés des confrontations armées entre Tripoli et Tobrouk. Daech descend aujourd’hui vers le Sud, cherchant à atteindre les sites pétroliers, comme en Irak et en Syrie, et donc de payer davantage de combattants sur ce territoire. La situation est préoccupante, mais il existe également des motifs d’espoir. Les initiatives du haut représentant des Nations unies, M. Martin Kobler, semblent davantage couronnées de succès que celles de son prédécesseur, M. Bernardino León : il existe désormais un Premier ministre d’union, M. Fayyez al-Sarraj. Entouré d’un groupe de haut niveau de neuf personnes, il doit étendre son assiette politique et militaire pour constituer un gouvernement d’union nationale avant la fin du mois de janvier. Nous essayons de convaincre l’ensemble des acteurs de soutenir ce gouvernement, reconnu par les Nations Unies – une nette avancée –, qui doit permettre de mettre un terme au chaos et aux trafics dont se nourrit Daech. J’ai défendu ce dispositif et cette stratégie auprès des autorités turques et égyptiennes ; Laurent Fabius est également chargé de le promouvoir. Cette importante mobilisation politique vise à aboutir à un véritable gouvernement qui doit au plus vite s’installer à Tripoli. Nous soutenons toutes les initiatives qui peuvent y contribuer, l’Italie étant au premier rang des pays intéressés. Une fois constitué, ce gouvernement pourra demander à la communauté internationale les moyens de soutien qui lui permettront d’assurer sa sécurité et de combattre Daech, à l’aide de l’ensemble des milices et de l’armée nationale libyenne.

Passons à l’opération Barkhane. Depuis le 1er décembre, peu d’événements sont intervenus sur ce théâtre où restent engagés plus de 3 500 militaires. Globalement, l’armée française a indéniablement pris l’ascendant sur les groupes terroristes, privant ceux-ci d’une part importante de leur liberté d’action. Les terroristes restants se sont réorganisés : ils ne s’opposent plus à nos troupes, évitent le contact, fuient nos zones de déploiement et mènent des opérations ponctuelles. Ainsi, un véhicule blindé a récemment explosé sur une des mines artisanales, blessant quatre de nos hommes ; nos camps de Tessalit, Kidal et Gao ont à plusieurs reprises été la cible de tirs indirects ; vous connaissez également l’attentat de Bamako. Mais ces attaques à distance sont le signe que les groupes terroristes n’ont plus guère que ces modes d’action, globalement peu efficaces et mal coordonnés, et ne sont pas en mesure de s’opposer à notre déploiement militaire.

Toutefois, est en train d’émerger, au Sud du Mali, un regroupement de certaines katibas – le Front du Macina – qui s’en prennent directement à l’armée malienne. En réaction, et à la suite des événements de Bamako, le gouvernement malien a prorogé l’état d’urgence jusqu’au 31 mars. Cette menace demeure à ce stade localisée et ponctuelle. Deuxièmement, dans la nuit du 19 au 20 décembre, nos forces spéciales sont intervenues contre un groupe terroriste, en neutralisant dix membres, et en capturant neuf autres. Il s’agissait d’un groupe qui dépendait du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), un des partenaires des accords d’Alger et de Bamako. En réalité, ce groupe était allié au groupe al-Mourabitoune sur la base de trafics. La porosité est donc grande entre différents mouvements, et c’est à la fin des combats, en identifiant les combattants, qu’on a pu se rendre compte de la situation. Ce cas exemplaire est arrivé dans la zone de Ménaka.

Nous restons présents et vigilants, et continuons à mener notre action, dont les résultats sont positifs. En 2015, la force Barkhane a conduit 150 opérations et découvert une centaine de caches d’armes et seize tonnes de munitions – preuves de la qualité du travail effectué.

Après les accords d’Alger, puis de Bamako, signés en juin dernier entre le gouvernement, la plateforme et la coordination, le processus politique doit désormais avancer. Deux décrets ont été adoptés, portant création de la commission « Désarmement, démobilisation, réintegration » et de la commission « Intégration ». Le dispositif se met progressivement en place. En dehors de l’incident majeur que j’ai évoqué, le gouvernement soutient la création des patrouilles mixtes entre la plateforme, la coordination et l’armée malienne, qui ont commencé à fonctionner – une avancée significative. Il faut désormais que l’European Union Training Mission (EUTM) Mali aide à la mise en œuvre de ces deux décrets pour que l’armée malienne intègre progressivement les membres des différents groupes de la plateforme et de la coordination qui renoncent à l’action autonome. Je pense pouvoir valider ces éléments à la réunion des ministres de la Défense qui se tiendra début février. Un nouveau représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, M. Mahamat Annadif, a récemment pris ses fonctions ; il semble capable d’une action diligente et intelligente.

En ce qui concerne Boko Haram, le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun font face à la dangereuse capacité de résilience de l’organisation. Malgré les opérations des pays frontaliers et l’intensification des opérations locales, la secte résiste toujours dans le Nord du Nigeria et dans la forêt de Sambisa. La difficulté vient du manque de coordination, sur le terrain, entre les membres de la force multinationale mixte composée de bataillons des pays concernés. L’état-major de cette force ne parvient pas encore à s’imposer, mais l’arrivée du nouveau gouvernement au Nigeria permet de lui donner une impulsion nouvelle. Dans ce contexte, l’action de la France consiste à fournir à nos partenaires africains un appui en matière de renseignement et de formation, à travers les moyens de Barkhane. En effet, l’état-major de la force multinationale mixte se trouve à N’Djamena, ce qui permet de multiplier les contacts.

En République centrafricaine, la situation de ces dernières semaines montre des signes encourageants. Le processus électoral a bien eu lieu, dans la mesure où le référendum constitutionnel du 13 décembre, puis le premier tour des élections présidentielle et législatives du 30 décembre se sont bien déroulés. Le deuxième tour aura lieu le 7 février, et les résultats définitifs seront proclamés le 4 mars. Il s’agit d’une avancée considérable puisqu’on attendait l’organisation de ces élections depuis le début de l’opération Sangaris. Plus de 79 % des électeurs se sont exprimés – un chiffre exceptionnel. Le prochain tour des élections opposera deux anciens Premiers ministres, M. Anicet Dologuélé et M. Faustin-Archange Touadera – la surprise du scrutin. Nous sommes à la charnière du processus de transition et en début de sortie de crise définitive. Il appartiendra au président et au parlement élus d’asseoir leur autorité en sécurisant leur force armée. Je demanderai donc à l’Union européenne, à l’occasion de la réunion du Conseil des ministres de la Défense du mois de février, de créer une initiative du type de l’EUTM Mali pour permettre la reconstitution de l’armée centrafricaine. Les nouvelles sont donc positives, même si des incidents ne sont pas exclus. Sangaris a joué son rôle durant toute la période ; nous restons à un haut niveau de présence jusqu’à la fin de l’élection présidentielle, continuant à déployer 900 militaires et une compagnie pour l’occasion. Ensuite, nous poursuivrons le repli d’ores et déjà commencé pour arriver à une présence minimale, comme avant le début des événements.

Sur le territoire national, l’opération Sentinelle se poursuit, conformément au contrat de protection des armées validé par la loi de programmation militaire actualisée, que vous avez votée en juillet dernier. En ce moment, 10 000 hommes assurent la sécurité des Français en complément des forces de gendarmerie et de police. Malgré les inquiétudes que nous avons eues au moment des fêtes de fin d’année et de la COP21, le dispositif a permis d’assurer une sécurité optimale pendant cette période. Le niveau d’engagement de nos armées reste toujours très élevé.

J’ai été heureusement marqué par la manière dont les soldats du 93e régiment d’artillerie de montagne de Varces ont réagi, la semaine dernière, à Valence, à l’intervention d’un personnage qui a voulu les menacer, voire les tuer. Le professionnalisme et le sang-froid dont ils ont fait preuve sont exemplaires. Je suis allé les saluer.

Il faut souligner les insuffisances concernant les conditions de vie des militaires, à plusieurs endroits. En même temps, cet engagement a des conséquences sur l’entraînement et le soutien. J’ai à plusieurs reprises visité les sites et les lieux d’action, notamment en région parisienne. Ce dossier représente une priorité pour 2016. Nous avons fait des efforts importants en matière de logement afin d’assurer un hébergement satisfaisant pour tous nos soldats, le plus près possible des lieux de patrouille, notamment en région parisienne où trois groupements tactiques interarmes (GTIA) ont été organisés, permettant une meilleure cohérence de l’ensemble. L’une de nos principales difficultés réside dans le temps qu’exige la conduite des recrutements décidés à la suite des attentats de janvier 2015 et engagés après l’actualisation de la loi de programmation militaire. Après avoir recruté 7 297 soldats en 2014, l’armée de terre en aura incorporé 11 070 en 2015 et 12 227 en 2016, ce qui lui permettra d’atteindre l’objectif d’une force opérationnelle terrestre (FOT) à 77 000 hommes. La pression restera importante jusqu’à l’été prochain, où les recrues supplémentaires seront formées et opérationnelles ; nous pourrons alors remplir nos engagements de manière plus souple. D’ici là, il ne faut pas baisser notre vigilance.

Je saisis cette occasion pour vous confirmer que notre réflexion sur la nouvelle doctrine d’emploi des forces armées est en voie d’achèvement. Je m’étais engagé à remettre un rapport au Parlement avant la fin du mois de janvier ; ce travail est en cours, complété par celui qui est mené sous l’égide du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et nous serons au rendez-vous. Le rapport qui vous est destiné fera ensuite l’objet d’un débat. L’enjeu est de préparer le nouveau concept d’emploi des armées sur le territoire national, qui partira de l’analyse des évolutions des menaces pour mettre en valeur les spécificités des apports de l’armée professionnelle dans les opérations relevant de la sécurité sur le territoire national et placées, de ce fait, sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur. Il posera les principes et le cadre juridique de l’action des forces armées, en complément de celle des forces de sécurité intérieure. Enfin, il précisera les aptitudes, capacités et modes d’action qu’il convient de développer pour faire face à ces nouvelles situations. Je viendrai présenter ce document devant votre commission.

Malgré les inquiétudes que certains d’entre vous avaient exprimées, la mise en œuvre des arbitrages de fin de gestion 2015 a permis d’assurer tous les engagements que j’avais pris. La défense a bénéficié d’une ouverture de 2,8 milliards d’euros, qu’il a fallu mobiliser en deux journées pour être au rendez-vous de la loi de programmation militaire. Les surcoûts OPINT et OPEX ont été intégralement couverts, avec une annulation de crédits purement symbolique et marginale.

M. Joaquim Pueyo. Vous avez dit que les forces de Daech étaient en perte de vitesse…

M. le ministre. Non, elles sont en recul.

M. Joaquim Pueyo. Selon les médias, 2 500 soldats de Daech auraient été tués en Syrie et en Irak. Ces chiffres sont-ils exacts ou plausibles ?

Vous vous êtes toujours montré inquiet à propos de la Libye, un pays en décomposition partagé entre deux gouvernements. Une solution semble toutefois aujourd’hui émerger. Quelles relations la France et la coalition internationale entretiennent-elles avec les pays directement concernés : l’Égypte, l’Algérie et la Tunisie ?

M. Alain Marty. Pouvez-vous revenir sur la mise en œuvre de l’article 42-7 ? Quelles sont les contributions des différents partenaires qui ont décidé de nous soutenir ? Qu’attendez-vous des pays qui n’ont pas répondu à votre appel ?

À quel niveau financier terminons-nous les opérations extérieures ? L’intensification des frappes en Syrie a dû augmenter le nombre de nos interventions et donc l’addition. Existe-t-il des tensions sur l’armement de nos avions ou bien les bruits qu’on entend ne sont-ils pas fondés ?

Avez-vous des informations, quantitatives et qualitatives, sur les tirs de missiles russes depuis la mer Caspienne ? Ces tirs, qui visent Raqqa, semblent massifs au point d’amener l’aérodrome d’Erbil à fermer à plusieurs reprises. Quelle est l’intensité de ces tirs et le résultat sur le terrain ?

M. Jean-Jacques Candelier. Quel est l’état actuel des forces de l’État islamique ? Sont-elles vraiment en train de diminuer ? Certes, Daech essuie des pertes, mais il reçoit également des renforts, et son recul sur le terrain ne signifie pas une diminution des effectifs.

Pensez-vous que le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran peut mettre en péril le processus de règlement politique du conflit syrien ?

Le Conseil de sécurité a-t-il réagi à la forte répression menée actuellement par la Turquie vis-à-vis des Kurdes ?

Quand prévoyez-vous la relève de l’équipage du Charles-de-Gaulle ? Jusqu’à quand le porte-avions doit-il rester en opérations ? À quand une visite de routine ? Quand le Charles-de-Gaulle bénéficiera-t-il d’une grande révision ?

M. Yves Fromion. Existe-t-il aujourd’hui des signes indiquant qu’il serait nécessaire de s’engager dans une opération militaire en Libye ? Pouvons-nous attendre un concours des Européens ou d’autres pays qui auraient intérêt à stabiliser la Libye et à empêcher les débordements de Daech ?

Pouvez-vous faire un point sur l’opération Sophia en Méditerranée ?

M. Damien Meslot. Ce n’est pas la première fois que vous nous faites part de votre inquiétude concernant l’implantation de plus en plus forte de Daech en Libye. Une solution politique – que vous favorisez – semble se dessiner, mais reste virtuelle. Ne faudrait-il pas prendre les devants, pour éviter que Daech ne fasse jonction avec Boko Haram ou d’autres groupes de la bande sahélienne ? La coalition ne doit-elle pas intervenir rapidement en Libye, avant que la situation ne s’aggrave trop ?

M. le ministre. Monsieur Pueyo, pour ce qui est des pertes de Daech, les chiffres dont je dispose sont plus significatifs. Certes, le comptage est délicat, mais la coalition estimerait que nous en sommes à quelque 25 000 tués, dont 150 combattants français – chiffre dont nous sommes sûrs. En effet, l’intervention dure depuis deux ans, et il y a eu beaucoup de combats. Cependant – et je réponds en même temps à M. Candelier – Daech se renouvelle. Le nombre de ses combattants est estimé à 40 000 ou 50 000, et n’a pas vraiment diminué. Depuis deux ans, d’autres combattants étrangers sont en effet venus rejoindre l’organisation à partir de pays divers, non uniquement européens. Les recrutements concernent les Australiens, les Tchétchènes, les Russes, bien sûr les Tunisiens… Il s’agit d’une force internationale, et ces combattants étrangers, qui participent aux combats en première ligne, sont tués en premiers.

Sur la Libye, l’Égypte, l’Algérie et la Tunisie sont enfin tous d’accord sur le processus à mener : ils soutiennent le Premier ministre al-Sarraj, même s’il n’est pas certain qu’ils font tous l’effort d’imposer ce point de vue auprès de leurs propres amis. Nous devons continuer à soutenir ce processus politique, validé par une résolution des Nations unies, pour aboutir à un résultat. Plusieurs questions se posent néanmoins. D’abord, le Premier ministre, qui bénéficie du soutien international, doit également acquérir une assise politique et militaire la plus large possible sur son propre territoire – ce qui n’est pas acquis. Si cela ne se produit pas, on risque de se retrouver avec un troisième gouvernement au lieu d’un gouvernement unique d’union nationale. Ce mois de janvier est donc crucial. Il faudra ensuite que le Premier ministre intègre dans l’armée libyenne tous ceux qui pourraient en faire partie, et la solidifie sous un commandement central. Enfin, il faudra combattre Daech avec cette armée et les soutiens que le Premier ministre demandera à la communauté internationale. Cependant, nous n’en sommes pas là. Actuellement, seul le Premier ministre est reconnu internationalement ; il faut qu’il forme un vrai gouvernement.

Quant à la Tunisie, nous coopérons activement avec elle. Je m’y suis rendu à deux ou trois reprises, et nous apportons un soutien à l’armée de ce pays, en particulier dans le domaine des forces spéciales. Mais l’armée tunisienne reste extrêmement vulnérable. Donc, monsieur Fromion, peut-être que les Européens seront appelés à intervenir ; mais il faut qu’ils le soient par le biais d’une initiative politiquement validée. En tout état de cause, les Européens ne devront pas y aller seuls ; dans une opération de combat contre Daech, les voisins de la Libye doivent être présents.

Ce sont les forces du général Haftar qui ont combattu dans l’opération à Brega qui visait à empêcher Daech de conquérir des puits de pétrole. Les combats contre Daech sont donc déjà en cours, mais l’autorité nouvelle doit réunir les forces officielles libyennes, dites forces de Tobrouk, et les diverses milices ayant fait allégeance à Tobrouk ou à Tripoli. Cette synthèse sera délicate.

M. Yves Fromion. Le général Haftar a-t-il pris position ?

M. le ministre. Il est évidemment dans le coup, mais il ne participe pas au processus politique. Ses soutiens – en particulier l’Égypte – ont pris position.

Monsieur Marty, l’application de l’article 42-7 est marquée par deux actes très importants. Le vote des Communes a été suivi de l’envoi, par les Britanniques, de chasseurs qui interviennent désormais en Syrie. En tout, une quinzaine d’avions britanniques – des Tornado et des Typhoon – sont mobilisés. Le vote est intervenu le 2 décembre et a été immédiatement suivi de frappes. Il s’agit d’un acte fort, et l’engagement britannique est appelé à durer.

Les Allemands ont également fait un geste important, qui révèle l’évolution de l’opinion publique et des responsables politiques allemands. La chancelière comme mon homologue allemande, Ursula von der Leyen, se sont beaucoup investies. L’Allemagne a envoyé une frégate au sein du groupe aéronaval, six Tornado de reconnaissance – stationnés sur une base turque – et un ravitailleur ; elle a également renforcé les actions de formation à Erbil, où sont présents 150 instructeurs. Enfin, l’Allemagne envoie 650 hommes au Mali. L’attentat d’Istanbul, revendiqué par Daech, qui a coûté la vie à neuf Allemands, a encore accru la prise en compte du danger par les Allemands.

Parmi les autres pays, le Danemark envoie des forces spéciales sur le théâtre du Levant, la Pologne fournit du transport stratégique, les Pays-Bas participent à la formation. Les Belges ont envoyé une frégate. De petits pays ont également apporté des contributions modestes.

Le coût global des OPEX en 2015 s’élève à 1,1 milliard d’euros, dont 450 millions d’euros de provision en loi de finances initiale et 625 millions d’euros de décrets d’avance. Ce coût a été entièrement couvert par le dispositif habituel, à l’euro près.

Nous ne connaissons pas de tensions en matière de munitions. Nous avons puisé dans les stocks, mais nous les reconstituons. Malgré les rumeurs propagées à ce sujet dans la presse, il n’y a pas de souci particulier.

Je n’ai pas d’informations sur les tirs russes depuis la mer Caspienne, ni sur l’ampleur des dégâts.

M. Alain Marty. Sont-ils anecdotiques ou massifs ? L’aéroport d’Erbil a été fermé à plusieurs reprises.

M. le ministre. Les tirs russes visant Daech sont à la fois ponctuels, lourds et symboliques. Les précautions que nous prenons – Français comme Américains, et plus largement membres de la coalition – pour éviter les dégâts collatéraux en procédant à des frappes ciblées, voire chirurgicales, ne font pas partie des pratiques militaires russes.

M. Yves Fromion. Les Russes font de la chirurgie lourde…

M. le ministre. Monsieur Candelier, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran ne remet pas pour l’instant en question le processus politique, mais la tension est extrêmement forte. Les autorités militaires saoudiennes et émiraties sont également très préoccupées par l’intervention de leurs forces au Yémen : ce conflit dure, coûte cher et attise les tensions avec l’Iran qui soutient directement ou indirectement leurs adversaires. Ce problème préexiste aux tensions qui ont suivi la décision de l’Arabie saoudite d’exécuter quarante-sept prisonniers. Mais pour l’instant, il n’a pas conduit à la rupture du processus de Vienne ou de celui de Riyad. La question principale reste de déterminer quels groupes l’on désigne comme terroristes ; le Haut Comité issu de la conférence de Riyad représente l’ensemble des groupes qui ne sont pas réputés comme tels, et si la qualification d’un ou deux d’entre eux fait débat, cela n’a pas entraîné de situation conflictuelle.

Le Charles-de-Gaulle reviendra en mars et sera placé en indisponibilité périodique pour entretien et réparations (IPER) début 2017. Actuellement, il remplace un porte-avions américain au sein de la coalition ; lorsqu’il partira, c’est un porte-avions américain qui le remplacera. Nous avons aujourd’hui un rôle de leader dans ce dispositif.

Les forces de l’opération Sophia interviennent uniquement en dehors des eaux territoriales ; le dispositif a donc des limites, mais il a le mérite d’exister. Y participent la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, la France et l’Allemagne ; c’est une force qui effectue des patrouilles à bord de frégates et d’avions, soumise à l’autorité d’un amiral italien basé à Rome, dont le second est un amiral français. Le dispositif fonctionne, mais les règles d’engagement ne permettent pas aux patrouilles de pénétrer dans les eaux territoriales libyennes, puisqu’il faudrait pour cela une demande du gouvernement libyen. Sophia ne pourra y agir que lorsque le gouvernement d’union nationale sera entièrement validé par les Nations unies. J’espère que le processus vertueux qui semble se mettre en œuvre permettra de le faire.

M. Yves Fromion. Que fait-on des personnes qu’on récupère en pleine mer, en dehors des eaux territoriales libyennes ?

M. le ministre. Nous les remettons aux Italiens, conformément aux règles internationales applicables.

M. Yves Fromion. Nos contrats d’armement se déroulent-ils bien ? Sommes-nous payés ?

M. le ministre. Oui, nous sommes bien payés pour tous nos contrats d’exportation, dont celui sur lequel vous vous interrogez.

Quant au lien avec Boko Haram, monsieur Meslot, cette organisation a fait allégeance à Daech, mais ce lien reste pour l’heure plus publicitaire que concret. Cependant l’on ne peut pas exclure que la pénétration actuelle de Daech en Libye puisse un jour faire naître des vocations. Nous restons vigilants.

Mme Danielle Auroi. En tant que présidente de la commission des Affaires européennes, je note que le choix de l’Allemagne montre l’évolution des consciences en Europe. Nous devrions conforter ce changement, à condition de rester solidaires, notamment avec les Italiens. En effet, Daech se développe très vite en Libye, en particulier dans le Sud. Les Tunisiens sont en première ligne ; ils ont subi beaucoup d’attentats et il est fondamental de les soutenir.

Les 2 et 3 janvier derniers, vous avez effectué une visite dans les Émirats arabes unis pour échanger sur les moyens de renforcer la coopération militaire entre ce pays et la France. Comment cette coopération peut-elle s’articuler avec le respect du droit international ? Des bruits courent à propos d’un projet de vente de Rafale ; or les associations de défense des droits humains – Amnesty international, mais également Médecins sans frontières, qui a récemment été touché au Yémen par les tirs meurtriers de la coalition – demandent que nous respections le traité sur le commerce des armes qui interdit expressément le transfert d’armes à des pays responsables de violations du droit international humanitaire. Quel a été votre sentiment à ce sujet ?

M. Charles de La Verpillière. Vous avez évoqué l’action de la brigade ICTS, qui avait été formée par la France. Pouvez-vous nous en dire plus sur les actions de formation de l’armée irakienne ?

M. Philippe Vitel. La situation en Libye m’inquiète au plus haut point. Les marges de manœuvre dont nous y disposons sont très étroites. Je suis moins optimiste que vous, monsieur le ministre, sur une éventuelle solution politique et diplomatique. Nous sommes sur un terrain très instable : ce brave monsieur que l’on vient de mettre à la tête du gouvernement, Fayyez al-Sarraj, sort de nulle part ; sans envergure, il ne bénéficie pas du soutien – essentiel – des groupes armés et des tribus. Parmi les pays environnants, beaucoup sont aujourd’hui favorables à une action armée. C’est notamment le cas des pays du Sud – le Tchad, le Niger, le Mali et le Sénégal –, mais également de l’Égypte et des Émirats arabes unis, alors que l’Algérie et la Tunisie y restent opposées, tout comme la Turquie et le Qatar. Si l’action politique et diplomatique en venait à échouer, comment pourrait-on associer tous ces pays pour parvenir à une action internationale coordonnée en Libye ?

Lorsque le Charles-de-Gaulle était en Méditerranée, il y a quelques semaines, ses avions ont effectué des vols de reconnaissance au-dessus de la Libye ; les Américains en font également. Aujourd’hui, sa nouvelle position fait que ces vols ont cessé. Cela signifie-t-il que nous n’avons plus aucune action militaire en Libye ? Envisagez-vous de reprendre ces actions de reconnaissance, qui seraient très utiles en anticipation de ce qui se présente comme un échec politique et diplomatique annoncé ?

M. Jacques Lamblin. L’attitude des Turcs vis-à-vis des Kurdes est à l’évidence ambiguë. Que fait la France pour clarifier la position de ce pays ?

Il semblerait que très peu de réfugiés – voire pas du tout – s’orientent vers l’Arabie saoudite. Comment l’expliquer et comment faire évoluer la situation ? En effet, il est aussi légitime de se réfugier dans un territoire proche que de traverser la moitié de l’Europe.

M. Alain Moyne-Bressand. Pour combattre, l’État islamique a besoin de moyens. Où les trouve-t-il ? Ne peut-on assécher la guerre en frappant les puits de pétrole ? En effet, il faut bien que les combattants de Daech s’arment, s’équipent et se nourrissent, et le but de l’action menée par la France et les autres pays est bien de détruire leurs sources de financement. Où en est la situation dans ce domaine ?

M. Michel Voisin. Un article de Valeurs actuelles, numéro 4124, m’a beaucoup interpellé. Il semblerait qu’un militaire de l’opération Sentinelle qui devait être hébergé sur les lieux d’intervention ait refusé de loger dans un lieu de culte. Malgré les injonctions de la hiérarchie militaire, il a fallu l’intervention d’un aumônier pour le faire obéir. Monsieur le ministre, nous sommes nombreux ici à avoir appris, lorsque nous avons été incorporés, que la discipline faisait la force principale des armées. Quelles sanctions ont été prises par rapport à cette attitude ?

M. le ministre. Madame Auroi, nous n’avons pas connaissance de plaintes qui auraient été déposées contre les Émirats arabes unis auprès d’instances compétentes. Vous évoquez les rumeurs dans la presse, mais il existe dans ce domaine des procédures internationales. Par ailleurs, notre présence militaire dans ce pays est importante et va bien au-delà des éventuelles ventes d’avions.

S’agissant des actions de formation, Monsieur de La Verpillière, nous avons un groupe d’une centaine de militaires à Erbil, qui forment essentiellement les forces spéciales des Peshmergas. À Bagdad, l’ICTS est instruite par un peloton d’instruction qui vient de la 13e DBLE basée aux Émirats arabes unis, en particulier dans une orientation de lutte contre les Improvised Explosive Devices (IED) – engins explosifs improvisés –, domaine où nous avons malheureusement de l’expérience. La sixième division de l’armée irakienne bénéficie également de notre formation. Les instructeurs, que j’ai rencontrés aux Émirats arabes unis, reviennent du terrain enthousiasmés. Ils sont les seuls, parmi les formateurs, à partager complètement la vie quotidienne des soldats irakiens – détail qui est très apprécié.

Monsieur Vitel, j’attire depuis longtemps l’attention sur la Libye. J’avais annoncé que Daech y viendrait ; c’est chose faite. Désormais, Daech se répand vers le Sud. Pour la première fois, l’on dit aux groupes libyens et à leurs tuteurs et amis que s’ils ne se mettent pas d’accord, c’est Daech qui l’emportera dans leur pays. Cette conscience a aidé à parvenir à un compromis. La résolution des Nations unis et la reconnaissance par le Conseil de sécurité du Premier ministre al-Sarraj constituent une vraie nouveauté. Tous les éléments sont donc réunis pour que les choses avancent, et l’on ne va pas choisir ce moment pour essayer de trouver une autre solution. Nous devons rester dans une logique politique. Si d’aventure le processus n’aboutissait pas, la situation deviendrait bien plus complexe.

Monsieur Lamblin, la posture des Turcs à l’égard des Kurdes relève de la gestion politique interne du gouvernement de M. Erdogan, dont la position a beaucoup varié au cours des dernières années. De plus, l’ensemble kurde est loin d’être homogène, et M. Erdogan semble avoir des relations fortes avec les Kurdes d’Irak, notamment avec M. Barzani qui s’est rendu à Ankara. En revanche, les Kurdes de l’YPG sont associés au PKK qui, malgré des périodes d’ouverture, est considéré comme une organisation terroriste. À ma grande surprise, lors des entretiens que j’ai eus à Ankara la semaine dernière, personne ne m’a parlé des Kurdes, sans doute en raison de la position française sur le sujet. Mais je suis conscient, comme vous, que l’aviation turque intervient contre Daech – de façon parcimonieuse –, mais aussi contre les Kurdes de l’YPG qui eux-mêmes attaquent Daech très fortement et avec beaucoup de succès, comme en témoigne l’opération récente de Tishreen. Cette situation nous oblige à essayer de parler avec tous les interlocuteurs. Nous avons ainsi des relations avec l’YPG, et les Turcs le savent. Nous parlons aussi avec les Turcs, pour essayer de trouver une issue non dramatique à cette crise.

En revanche, je n’ai pas de réponse à votre question concernant l’absence de réfugiés en Arabie saoudite. Les réfugiés vont d’abord au Liban, en Jordanie et en Turquie. Les Jordaniens et les Turcs craignent d’ailleurs que les actions militaires actuelles n’entraînent un afflux de réfugiés pouvant être à l’origine de nouveaux développements ou infiltrations terroristes. En même temps, j’ai été frappé par la qualité du contrôle effectué par l’armée jordanienne sur ses frontières – sa tâche principale.

Monsieur Moyne-Bressand, les moyens de l’État islamique sont connus : les matériels pris aux forces irakiennes – neufs, fournis par les Américains –, les ressources pétrolières, la banque de Mossoul, le trafic d’œuvres d’art et les ponctions sur les trafics en tout genre et l’impôt sur la population. La manière dont la coalition intervient désormais en Irak limite certaines de ces ressources puisque nous visons les convois et les pôles de ravitaillement.

Notre relation avec les Américains s’est considérablement renforcée sur ce théâtre d’opérations. Je reçois d’ailleurs le Secrétaire à la défense la semaine prochaine. Cela s’est traduit par de nouvelles facilités dans le domaine du renseignement et par une modification des règles d’engagement de la coalition sous commandement américain. Nous frappons désormais des sites industriels et économiques, et tout ce qui relève de la logistique, contrairement au début des opérations où l’on ne visait que des centres d’entraînement et de commandement, de manière très ponctuelle. On passe aujourd’hui à une phase nouvelle. Les Américains viennent de frapper des banques, ce qui représente une avancée ; la coalition bombarde les camions et les sites pétroliers. Les ressources financières de Daech sont donc en train de se réduire. Ses forces sont en recul, même si elles gardent une résilience et bénéficient d’un constant renouvellement. Il faut rester prudent, mais la situation a beaucoup évolué depuis l’été dernier, et dans le bon sens.

Monsieur Voisin, je ne peux pas répondre à votre question car je ne suis pas au courant de cette affaire.

La séance est levée à vingt heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. David Comet, Mme Geneviève Fioraso, M. Yves Fromion, M. Claude de Ganay, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Jean-Claude Perez, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Alain Rousset, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Daniel Boisserie, M. Philippe Briand, M. Jean-David Ciot, Mme Catherine Coutelle, M. Lucien Degauchy, Mme Carole Delga, M. Philippe Folliot, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Philippe Meunier, Mme Nathalie Nieson