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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 13 janvier 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 31

Présidence de M. Philippe Nauche, vice-président

— Audition, ouverte à la presse, de Mme Myriam Benraad, affiliée au Centre de recherches internationales et chercheur à l’Institut de recherches sur le monde arabe et musulman, de M. Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, et de M. Didier François, journaliste, sur Daech

— Information relative à la commission

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. Philippe Nauche, président. Je suis heureux d’accueillir Mme Myriam Benraad, affiliée au Centre de recherches internationales et chercheuse à l’Institut de recherche sur le monde arabe et musulman, M. Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), et M. Didier François, journaliste, pour une audition sur Daech.

Je dois vous transmettre les excuses de la présidente, Patricia Adam, qui ne peut malheureusement pas assurer la présidence de cette réunion mais qui a souhaité son maintien, afin que le travail de la Commission et son information puissent se poursuivre. En effet, nous avons traité à de nombreuses reprises, au cours des deux années écoulées, des questions relatives à notre intervention militaire au Proche-Orient, en entendant les responsables politiques et militaires concernés. Il est malheureusement patent que nous faisons face à un conflit de longue durée et à un adversaire redoutable. Aussi a-t-il paru intéressant d’entendre des chercheurs au fait du sujet ainsi qu’un journaliste spécialisé ayant eu une « expérience de terrain » difficile s’il en fut.

Mme Myriam Benraad, affiliée au Centre de recherches internationales et chercheuse à l’Institut de recherches sur le monde arabe et musulman. Il me semble fondamental de rappeler en préambule l’extrême complexité des conflits à l’œuvre, conflits qui n’en sont plus réellement depuis l’émergence, en 2014, de l’État islamique entre le terrain irakien et le terrain syrien. La situation sur ces deux terrains se présente aujourd’hui comme un enchevêtrement de dynamiques conflictuelles et d’acteurs, qui rend l’analyse extrêmement compliquée. À cela s’ajoute le fait que nous disposons d’une abondance d’informations mais d’une pénurie de sens, ce qui compromet davantage encore l’intelligibilité de ces conflits. C’était déjà le cas durant l’occupation américaine en Irak. J’avais couvert à l’époque l’insurrection irakienne, à laquelle j’ai consacré une partie importante de ma thèse de doctorat, et il était déjà extrêmement difficile d’identifier les acteurs présents sur le terrain et de dresser des classifications opérationnelles.

Il est donc frappant de constater aujourd’hui la déconnexion entre les informations qu’on peut glaner à partir de la Syrie et ce qu’on lit ici ou là, notamment dans la littérature militaire américaine, sachant par ailleurs que la fiabilité des informations obtenues sur le terrain est difficile à évaluer, dans la mesure où s’y affrontent des récits antagoniques du conflit, ce qui rend le travail du chercheur extrêmement difficile.

Au-delà de cette complexité, je veux insister sur le caractère très antérieur de l’État islamique par rapport aux conflits en cours. C’est en octobre 2006 qu’est proclamé l’État islamique d’Irak, qui couvrait à l’époque six provinces d’Irak, à l’ouest et au nord de Bagdad – ce qui correspond à la zone aujourd’hui sous contrôle de l’État islamique –, avant que l’organisation s’étende, à partir de 2011, vers la Syrie.

Cette implantation originelle en Irak explique la résilience du groupe. Au-delà de l’effet d’attraction globale exercé sur les Arabes et les djihadistes venus d’Occident ou d’ailleurs, l’État islamique est une mouvance irakienne. Son avant-garde et ses leaders, al-Abou Bakr al-Baghdadi et ses lieutenants, tous les individus promus et distingués par Abou Moussab al-Zarqaoui dès 2004 sont des Irakiens. L’expansion de l’État islamique en 2014 est donc moins le fruit de fulgurantes victoires militaires que d’un ancrage profond en Irak ce que confirme le fait que la première ville tombée en janvier 2014 ait été Falloujah, qui, dix ans plus tôt, avait subi deux sièges américains, lesquels avaient entièrement ravagé la ville, semant les germes de ce qui deviendra par la suite l’État islamique.

Après l’expansion fulgurante de 2014, nous avons assisté à la formation d’une coalition hétéroclite plus ou moins opérationnelle autour des États-Unis. Ayant d’abord réagi en représailles à l’assassinat des deux otages américains, les États-Unis sont ensuite passés à une logique de containement, avec l’idée de s’impliquer le moins possible. Ils ont alors laissé passer un certain nombre d’occasions, en particulier en ne suivant pas comme il l’aurait fallu les recommandations du général Allen, qui suggérait de mobiliser tôt dans la campagne des relais locaux.

Aujourd’hui, les attentats du 13 novembre ainsi que d’autres événements ayant eu lieu au cours des dernières semaines ont fondamentalement changé la donne. Les Américains ont clairement choisi d’intensifier leurs opérations en intensifiant leur effort de réflexion sur la tactique contre-insurrectionnelle à adopter.

Au plan militaire, l’État islamique n’est pas défait. Je prendrai le cas de Ramadi, qui illustre le problème de la fiabilité des informations qui nous sont diffusées : tombée en mai 2015 aux mains de l’État islamique, la ville qu’on a annoncée libérée ne l’est en vérité pas totalement, et l’État islamique y conserve des positions importantes, ainsi que des sympathisants. Se pose par ailleurs la question des forces qui libèrent les zones occupées. Les populations sunnites détestent en effet les milices chiites, réputées s’être adonnées par le passé au nettoyage ethnique, y compris pendant la campagne américaine du surge, qu’on a voulu présenter à l’époque comme une campagne salvatrice pour l’Irak mais qui comporte une face bien plus obscure. C’est l’une des raisons qui pousse depuis plusieurs mois le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi à tenter de convaincre les miliciens chiites de rejoindre les rangs de l’armée irakienne pour mieux asseoir sa légitimité et atténuer la dépendance de Bagdad à l’égard de l’Iran.

La libération de Ramadi illustre bien cette prise en compte du facteur communautaire par les Américains et les Irakiens qui se sont efforcés, dans les quartiers libérés, de donner la main à des acteurs tribaux, ainsi que – je l’ai dit – l’avait proposé le général Allen en 2014. Cette stratégie me paraissait d’autant plus adaptée que le général Allen était fort respecté dans les territoires aujourd’hui tenus par l’État islamique, en vertu de quoi il aurait aisément pu négocier avec les acteurs locaux. Je vous renvoie, sur la question des tribus sunnites et de leur mobilisation à une note que j’ai écrite pour la Fondation pour la recherche stratégique.

Dans un contexte de dévastation aussi avancée, en Irak comme en Syrie, cette approche locale est fondamentale. Je ne crois pas au succès d’une stratégie militaire globale mais plutôt à des actions menées localement. Dans cette perspective, les positions prises par les Nations unies et l’accent mis sur les cessez-le-feu locaux vont dans le bon sens. Compte tenu de la multiplication des groupes armés sur le terrain qui rend toute négociation globale impossible, il faut faire preuve de pragmatisme et discuter avant tout avec les acteurs locaux.

Pour ce qui est, cela étant, de l’avancée de la campagne, si Ramadi a été partiellement libérée, l’objectif obsessionnel des Irakiens reste Mossoul, avec l’idée de rendre à l’armée irakienne un rôle de premier plan, ce qui passe, aux yeux du Gouvernement irakien, par la réintégration dans cette armée d’anciens officiers sunnites. Certains d’entre eux, ont fait savoir depuis leur exil étranger, qu’ils étaient prêts à s’engager dans la bataille à certaines conditions, ce qui pourrait faire toute la différence au plan militaire.

Pour ce qui concerne la Syrie, les médias ont tendance à présenter la situation sur le terrain comme beaucoup plus complexe qu’en Irak. En réalité, l’État islamique est selon moi en très mauvaise posture en Syrie actuellement, en particulier à l’ouest de l’Euphrate où il subit les offensives d’une coalition arabo-kurde en formation, plus ou moins liée à Moscou et en tractation avec le régime syrien ainsi qu’avec d’autres groupes de l’opposition. La stratégie des Américains est aujourd’hui de couper les voies d’accès et d’approvisionnement vers la Turquie, ce qui devrait bientôt se produire. La suite ne sera pas simple pour autant mais il est probable que le véritable enjeu de la bataille sera l’Irak, où l’État islamique a pris corps, qui restera sa base et dont il sera long et difficile de le déloger, contrairement à ce qu’on peut lire dans une certaine presse.

M. Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. L’État islamique, Daech, est une construction complexe, et l’on ne peut comprendre son émergence sans faire référence à ses origines irakiennes. C’est entre 2003 et 2006 que cette organisation se structure – même si elle ne porte pas encore ce nom-là – sous l’égide du charismatique Abou Moussab al-Zarqaoui, Jordanien passé par l’Afghanistan et le Pakistan. Le mouvement, au départ, adhère à Al-Qaïda, avant de s’en séparer à cause de désaccords doctrinaires importants, notamment concernant le massacre systématique des chiites, contesté par Al-Qaïda par la voix du docteur al-Zawahiri, qui reprochera même en 2005 à al-Zarqaoui de s’acharner sur les chiites. De l’autonomisation progressive, Daech est passé à une position franchement antagoniste, comme en témoignent les quinze pages consacrées à la réfutation d’Al-Qaïda dans le n° 4 de la revue Dar al-Islam, revue écrite par des Français de Daech, où il est expliqué que cette organisation originelle de l’islamisme radical armé n’est plus conforme à ce qui doit guider les « vrais » croyants.

Cet antagonisme n’est pas sans importance, car ce sont sur ces divergences que Daech a construit sa légitimité : alors qu’Al-Qaïda prônait la violence comme une légitime défense par rapport à l’Occident, Daech a théorisé la violence, la « gestion de la barbarie », ce que l’anthropologue spécialiste de l’Irak Hosham Dawood préfère appeler le « management de la sauvagerie ». De ce modèle d’action fondé sur le recours systématique à une violence extrême, démonstrative, dans un but à la fois symbolique et publicitaire, découlent naturellement la mise en scène des exécutions ainsi que le fait que les touristes japonais, les camionneurs turcs, (par le passé) les chiites, les juifs ou autres croisés sont autant de cibles visées.

Il faut ici insister sur l’orientation anti-chiite de Daech, indissociable des racines irakiennes du mouvement, ainsi que sur la territorialisation de son action, domaine dans lequel Al-Qaïda avait échoué, lui substituant le concept d’« ennemi lointain » développé par le docteur al-Zawahiri, pour compenser par des actions extérieures les échecs locaux.

Toute l’ambivalence de Daech – à l’origine de bien des erreurs d’analyse et qui pourrait un jour se retourner contre le groupe – se retrouve dans cette double dimension, universaliste et globale d’une part, avec l’ambition de construire un islam réinventé, et territoriale d’autre part, avec l’objectif d’établir un État à cheval sur l’Irak et la Syrie.

Ce projet territorial remet non seulement en cause les frontières issues de la colonisation et des accords Sykes-Picot mais celles également héritées de l’Empire ottoman, pour redessiner l’État islamique idéal d’après le Prophète, celui des quatre califes fondateurs. La vulgate de Daech énumère pour cela quatre étapes stratégiques : un âge sauvage, la jâhilîya, âge de l’ignorance, et d’un monde sans l’islam ; la période actuelle celle de la gestion de la sauvagerie, où l’ultra-violence doit permettre de modifier cet état de fait ; l’aptitude ensuite à créer de l’État ; enfin, le califat, but ultime qui n’est pas comme pour Al-Qaïda renvoyé dans un futur lointain mais s’inscrit dans l’avenir immédiat, comme en témoigne la proclamation du califat par Abou Bakr al-Baghdadi.

Ce sont les ambitions universalistes de Daech qui nous concernent directement, puisqu’elles attirent de jeunes Français qui aspirent à jouer un rôle dans la bataille exceptionnelle censée se jouer en Syrie, en Irak mais également sur le sol français. Quant aux populations locales, soumises à cet État en formation qui bat monnaie, lève l’impôt, assure l’éducation, elles peuvent en arriver à ce paradoxe de se trouver mieux sous le contrôle de Daech, qui assure l’ordre public que sous le contrôle d’un État irakien oppresseur des tribus sunnites, ou sous la domination de Bachar el-Assad en Syrie, coupable de violences extrêmes à l’égard de sa population.

En ce qui concerne les capacités militaires de Daech, il faut raison garder et relativiser sa toute-puissance. Quand bien même une trentaine de milliers de combattants étrangers ont rejoint ses rangs en Syrie, l’organisation s’appuie en réalité sur une infanterie légère d’une dizaine de milliers d’hommes réellement actifs et motivés, le plus souvent d’anciens cadres de Saddam Hussein, entre les mains de qui repose l’essentiel de la compétence militaire de Daech.

J’ajoute que, ces trois dernières années, la progression militaire de l’État islamique s’est faite dans le vide, vide militaire laissé par l’armée incompétente et corrompue de l’État irakien et vide stratégique en Syrie puisque, de manière extrêmement astucieuse, depuis le commencement de la guerre civile syrienne, contrairement à l’opposition syrienne libre et aux autres mouvements radicaux, qui ont engagé les combats sur l’axe Homs-Alep entre le nord-ouest et le sud-ouest, Daech s’est bien gardé d’aller au contact direct, mais a choisi d’avancer dans les espaces désertiques situés près de la frontière irakienne en longeant l’Euphrate, pour faire ensuite tâche d’huile jusqu’à Palmyre, sans rencontrer d’opposition significative à l’exception de quelques petites garnisons. D’ailleurs, lors de la seule grande confrontation qui a eu lieu à Kobané – (Aïn al-Arab pour les cartes géographique d’avant 2011) – Daech a été tenu en échec. La force de l’État islamique est donc essentiellement liée à la faiblesse de l’opposition, qu’il s’agisse de la coalition internationale, qui limite ses interventions à des bombardements aériens ou des forces irakiennes appuyées, le cas échéant, par des milices iraniennes.

Je conclurai en disant que la force de Daech est le fruit de la faiblesse générale des acteurs locaux, régionaux, et internationaux. Sa destruction est possible, mais elle exige l’élaboration d’une véritable politique, sur le long terme.

M. Didier François, journaliste. M’étant fait enlevé par Daech, qui m’a détenu pendant dix mois et demi, je ne suis pas nécessairement la personne la plus objective et la plus lucide sur cette organisation. Je m’efforcerai néanmoins de vous exposer les spécificités de l’État islamique par rapport aux autres composantes de la mouvance islamique, en le faisant de notre point de vue, c’est-à-dire en insistant sur sa dangerosité pour nous : il s’agit en effet de parvenir à empêcher que des individus se réclamant de cette organisation viennent rafaler sur les terrasses des cafés parisiens.

Aujourd’hui, l’État islamique représente la forme d’organisation islamiste radicale la plus aboutie dans sa stratégie, dans ses structures et dans son recrutement. Il s’agit d’une organisation extrêmement moderne, même si ses fondements idéologiques sont, eux, parfaitement archaïques, ce qui prouve que l’on peut parfaitement penser le monde avec des valeurs moyenâgeuses tout en sachant utiliser de manière très efficace la haute technologie et la mondialisation.

Il est de ce point de vue essentiel de comprendre la différence entre Al-Qaïda et l’État islamique, lequel, à la différence d’Al-Qaïda, n’est pas par nature une organisation terroriste, mais bien davantage : une organisation révolutionnaire armée qui, si elle a recours parfois à des modes d’action terroristes est également capable de mener parallèlement des actions militaires coordonnées, comme on a pu le constater en Syrie et en Irak au cours de l’été 2014. Il s’agit enfin d’un mouvement politique global, qui propose au monde sunnite un modèle alternatif qu’il met en œuvre immédiatement sur les territoires qu’il contrôle. À cela s’ajoute le fait que l’État islamique refuse tout compromis, ce qui en fait un ennemi redoutable.

J’ai commencé à travailler sur l’islamisme radical en 1983, en tant que jeune chercheur affilié à la Fondation des études de la défense nationale, ancêtre de la FRS. Nous étions trois ans après la création, à Peshawar, du Maktab al-Khadamāt, le Bureau de services, du cheikh Abdullah Azzam, qui fut le creuset de ce vaste mouvement qui nous pourrit la vie depuis plus de trente ans. J’ai vu cette mouvance évoluer. Devenu journaliste en 1985, correspondant de guerre, j’ai croisé ces islamistes radicaux en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak et enfin – un peu trop longtemps à mon goût ! – en Syrie. Je les ai souvent interviewés, les ai accompagnés dans les zones de combat ; ils ont essayé de me convertir, ce qui, même si mon approche n’est pas très académique, me permet de savoir assez précisément ce qu’ils ont dans la tête.

Je voudrais ici rappeler un postulat de base que l’on a tendance à oublier : tous les islamistes radicaux, quelle que soit leur obédience ou leur allégeance – État islamique, Al-Qaïda, Tawhid wal Djihad et j’en passe –, tous nous détestent et se font un devoir de nous combattre, indépendamment de tout ce que l’on peut penser d’eux et de la manière dont nous pouvons agir. Les djihadistes ont une pensée politique autonome et n’agissent pas uniquement en réaction aux fautes de l’Occident, même s’ils les utilisent. C’est donc une erreur de penser qu’il suffit d’attendre ou de ne pas les provoquer pour avoir la paix, et cette théorisation de l’inaction relève d’une méconnaissance totale de ces mouvements pour qui la démocratie est une forme moderne de paganisme. Y participer nous rend automatiquement complices de rébellion envers Dieu, ce qui légitime à leurs yeux les attentats, les massacres et les assassinats de civils, infidèles ou musulmans, tout musulman qui ne les rejoint pas étant considéré comme apostat.

Tout ceci est clairement exposé dans leurs écrits, accessibles sur le net, qu’il s’agisse de ceux d’Abdallah Azzam, d’Abou Qatada, d’Abou Moussab al-Souri ou encore d’Abou Mohammed al-Maqdissi. Tous, en bons militants, élaborent des théories, échafaudent des stratégies, inventent de nouvelles structures organisationnelles et réfléchissent aux meilleurs moyens de nous détruire. En bons militants également, ils s’adaptent, tirent les leçons de leurs échecs, analysent nos erreurs et savent mettre à profit nos failles et nos faiblesses. Notre plus grave erreur serait, je le répète, de croire que les attaques qu’ils lancent contre nous ne seraient que des options tactiques commandées par nos ingérences à tel ou tel endroit. Il y a bien longtemps qu’ils ont dépassé le stade du djihad défensif pour passer au djihad global, très offensif, et dont la théorisation est bien antérieure aux déploiements de l’armée française en Afghanistan ou au Sahel.

Le djihadisme actuel est la queue de comète d’un mouvement né en Afghanistan au tournant des années quatre-vingt, avec le premier appel au djihad par Abdallah Azzam en 1979 et la création, en 1980, de la première maison pour moudjahidines, destinée à accueillir les volontaires désireux de se battre en Afghanistan – à l’époque, ce sont essentiellement des Arabes, Égyptiens ou Algériens, défaits dans leurs projets de révolution islamiste nationale.

Dans un contexte marqué par la victoire des chiites en Iran, en 1979, chacun, dans le monde arabe comme en Occident, s’en est accommodé sans anticiper que le mouvement pourrait gagner en autonomie, prendre de l’ampleur et nous revenir dans la figure comme un boomerang. C’est ainsi qu’en 1988 Abdallah Azzam, dans un texte intitulé Rejoins la caravane, propose la création d’une légion internationale permanente pour mener le combat à l’échelle mondiale, inspirant la création d’Al-Qaïda par Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri.

Le Saoudien et l’Égyptien font évoluer la doctrine en prônant le regroupement de l’avant-garde du djihad dans une petite structure clandestine vouée à frapper l’Occident. Cela implique une sélection rigoureuse des combattants, triés sur le volet – donc peu nombreux – et soumis à un long entraînement en vue d’opérations complexes, dont le meilleur exemple restent les attentats du 11 septembre 2011, qui vont consacrer l’hégémonie d’Al-Qaïda sur l’ensemble de la mouvance islamiste.

Al-Qaïda devient dès lors pour nous la menace majeure, contre laquelle se concentre l’essentiel de nos moyens, l’ensemble de nos services étant réorganisés dans cette perspective, non sans efficacité d’ailleurs, puisque, de 2004 jusqu’à la liquidation de Ben Laden en 2011, le noyau dur d’Al-Qaïda sera traqué et contraint à la relégation dans des zones très isolées. Al-Qaïda ne doit alors sa survie qu’à la distribution de franchises à des groupes qui, à l’origine étaient en désaccord avec lui et avaient refusé, en 1998 de rejoindre le Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés. C’est le cas du GIA algérien, des jordano-palestiniens ou des Irakiens, qui forment cette frange, dissidente au départ, avant d’intégrer dans un second temps les rangs d’Al-Qaïda puis de fournir ensuite les cadres et les théories à l’origine de l’État islamique.

Ce mouvement, qui se développe dans les marges de la mouvance islamique, moins internationalisée et donc jugée moins dangereuse qu’Al-Qaïda, les Occidentaux n’y ont guère prêté attention, d’autant qu’Abou Moussab al-Zarqaoui n’étant pas véritablement considéré comme un intellectuel doté d’une véritable envergure conceptuelle, on s’est assez peu intéressé à lui. Grave erreur, car al-Zarqaoui est bien la figure tutélaire de l’État islamique, le fondateur de son ancêtre irakien le Tawhid wal Djihad, créé avec le comité des moudjahidines de Falloujah et dans lequel il intègre les premiers membres des anciens services de sécurité baasistes

Cette première structure militaire clandestine, implantée localement, reproche au départ à Al-Qaïda d’être une organisation « hors-sol », privilégiant le terrorisme et focalisée sur la bataille internationale. Al-Zarqaoui mettra ainsi huit mois à faire allégeance à Ben Laden, en octobre 2004. Les négociations ont lieu par l’intermédiaire d’un émissaire pakistanais et, en échange de son ralliement, al-Zarqaoui obtiendra d’être nommé émir de l’ensemble de la région, de garder la main sur ses factions armées, sans de surcroît être obligé de renoncer à ses principes doctrinaux pour adopter ceux d’Al-Qaïda.

L’organisation va ancrer sa légitimité sur le terrain local en tissant des liens avec les tribus et les mouvements nationalistes, jusqu’à siphonner progressivement, sur la base de leur projet, les réseaux internationaux d’Al-Qaïda, notamment le réseau yéménite d’Anwar al-Awlaqi. En 2013 intervient la rupture définitive avec Al-Qaïda : par un véritable coup de force que nul n’a vu venir, l’organisation s’empare du nord de la Syrie et de l’ouest de l’Irak ; le califat est proclamé.

D’Al-Qaïda à Daech, on est passé d’une dimension à l’autre, d’une organisation fondée sur une logique de cellules et de réseaux – le nom d’Al-Qaïda ne signifie-t-il pas « la base » ? – à une organisation qui développe une culture de l’action immédiate, simple, rapide, brutale mais efficace. Ici, le nom choisi, « État islamique » renvoie d’évidence à la construction d’une entité proto-étatique, assise sur une base territoriale où la charia s’applique immédiatement, sans être renvoyée à la fin des temps.

L’État islamique offre ainsi un cadre, une expérience concrète mais aussi un salaire à des jeunes en déshérence ou en recherche d’identité, qu’ils soient d’ascendance musulmane ou convertis. Le modèle fonctionne sur nos jeunes mais aussi sur les vieilles tribus bédouines qui rêvent d’un retour aux règles ancestrales et ne sont pas mécontentes à l’idée d’être débarrassés des chiites qu’ils ont toujours considérés comme des moins que rien. La clef du succès de Daech réside ainsi dans sa capacité à faire le grand écart entre ces deux sources de recrutement, les jeunes djihadistes étrangers faisant office de garde prétorienne, tandis que les tribus sunnites, recrutées sur une rhétorique anti-chiite, constituent le gros des troupes.

Notre problème est que nous ne pouvons attendre d’avoir réglé les questions syriennes et irakiennes et l’antagonisme entre sunnites et chiites pour empêcher l’État islamique de servir de base arrière à ceux qui viennent décharger leurs armes sur nos terrasses de café. Il nous faut donc mener de front la lutte contre-insurrectionnelle en Irak et en Syrie et la lutte contre le terrorisme sur notre territoire. C’est d’autant plus complexe que, à la différence d’Al-Qaïda, l’État islamique s’adresse à un public large pour le recrutement duquel ses critères et ses attentes opérationnelles sont beaucoup plus lâches, ce qui accroît d’autant le flux de la menace terroriste, jusqu’à saturer nos systèmes de sécurité et de protection, taillés et organisés à la mesure de la menace précédente, plus qualitative et moins quantitative. Tandis que les volontaires au djihad en Afghanistan se comptaient par dizaines, il y a aujourd’hui un réservoir d’environ trois mille jeunes Français – dont 25 % de convertis – susceptibles de rejoindre la Syrie.

Face à cette menace en mutation, la faiblesse de nos services de sécurité, qui ont été centralisés à l’extrême au détriment du maillage territorial, éclate au grand jour. Ils souffrent d’une organisation en tuyaux d’orgue et de certaines rigidités au sommet qui ne facilitent pas le partage et la diffusion de l’information. Par ailleurs, il nous manque cette culture du retour d’expérience pourtant indispensable si l’on veut combler nos lacunes, qu’il s’agisse de la détection et du croisement des fichiers, de la surveillance et de la gestion des fameuses fiches S ou des interventions.

Il faudra tirer des bilans, définir clairement le rôle des dix mille militaires déployés sur le territoire national dans le cadre de l’opération Sentinelle. En bref, il va nous falloir adapter, de manière structurelle, la réponse globale que nous devons apporter à cette menace spécifique que représente l’État islamique. Cela impose de vrais choix et notamment celui de l’endroit où situer le curseur entre sécurité et liberté.

En regard, la menace exogène semble plus simple à traiter. En disposant des moyens militaires adaptés, nous sommes capables d’agir sur les théâtres d’opération extérieurs. Nous le faisons en Irak et au Sahel, en Syrie également, et la progression militaire de Daech s’est arrêtée depuis octobre 2014, grâce aux bombardements de la coalition.

La formation des supplétifs locaux prend du temps mais elle fonctionne et a permis de grignoter du terrain dans le nord de la Syrie. Les effets conjugués de la formation, de l’encadrement discret par les forces spéciales et de l’appui aérien commencent à porter leurs fruits, même si le chef d’état-major de l’armée de terre rappelle que la guerre, c’est le temps long.

J’ajoute qu’en réglant le problème au plan exogène et en affaiblissant Daech sur son territoire, on court le risque de voir rentrer en France certains des djihadistes. D’où l’importance d’assurer une ligne de défense solide sur le territoire national.

M. Jean-Jacques Candelier. Pensez-vous que l’exécution du dignitaire religieux chiite al-Nimr par l’Arabie saoudite puisse mettre en péril le processus de règlement politique du conflit syrien ?

Selon les éléments en votre possession, quels sont exactement les liens financiers, logistiques et humains entre l’Arabie saoudite, le Qatar et les forces terroristes de Daech ?

Comment peut-on qualifier le comportement de la Turquie vis-à-vis du PKK et des Kurdes ? Ce qui s’est produit à Kobané est-il le signe de sa complicité avec Daech ?

Enfin, Daech perd du terrain mais qu’en est-il de ses effectifs ? Chaque jour, de nouvelles recrues semblent venir remplacer les morts.

Mme Geneviève Fioraso. J’aimerais pouvoir entendre dans les médias des propos aussi clairs que ceux qu’a tenus Didier François. Or l’information qui nous est servie est souvent factuelle, fragmentée et très anxiogène pour la population française, qui a besoin au contraire qu’on lui fournisse analyses et perspectives pour mieux comprendre la situation. Dans ces conditions, pensez-vous qu’en tant qu’experts vous avez pour mission d’intervenir dans les médias et le débat public pour informer les citoyens comme le personnel politique ? Que comptez-vous faire pour améliorer la diffusion de l’information ? Lorsqu’on ne comprend pas quelque chose, on en a généralement peur. Or la peur n’enlève pas le danger ; au contraire, elle est une menace pour la cohésion sociale.

On sait par ailleurs avec quelle maîtrise Daech utilise le web et les réseaux sociaux : quels contre-feux peut-on allumer contre cela ? Y a-t-il des sites internet qui remplissent cet office ?

M. Yves Fromion. Je vous ai déjà interrogée hier matin, madame Benraad, sur le poids du paramètre religieux dans la situation que connaît actuellement le Moyen-Orient. S’il a réellement le poids qu’on lui prête, je crains que l’antagonisme entre chiites et sunnites, constante qui traverse les siècles, ne rende la recherche d’une solution complexe. Comment peut-on imaginer que ces populations puissent un jour coexister pacifiquement ?

Mme Myriam Benraad. Je tiens d’abord à déclarer que Didier François minimise trop, selon moi, le rôle des Occidentaux dans l’expansion de Daech, les États-Unis, comme certains de nos alliés actuels, ayant, à l’époque, largement soutenu les activités d’Abdallah Azzam. Il a également omit de parler de la brutalisation des populations irakienne sous l’occupation américaine et de la manière dont les dérives et les abus de cette occupation ont alimenté une logique revancharde. On ne peut se contenter de constater que ces gens nous détestent intrinsèquement, car il existe des raisons à cette haine. Certes, leur radicalisme n’alimente plus aujourd’hui un discours défensif mais un discours offensif, mais on ne peut faire abstraction du contexte, notamment pour ce qui concerne l’Irak.

Je tiens par ailleurs à affirmer devant cette commission que les bombardements font aujourd’hui, en Syrie et en Irak, des centaines, voire des milliers de morts.

M. Didier François. C’est faux. Ce ne sont pas les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

Mme Myriam Benraad. Ce n’est à mes yeux pas une référence, et je m’efforce d’échapper à la propagande ambiante. Je répète que les bombardements russes et américains font des centaines de morts, ce qui contribue à alimenter la propagande de l’État islamique, qui diffuse sur internet les images des populations civiles bombardées pour s’ériger en dernier défenseur de celles-ci contre les tyrans. C’est souvent ce qui décide les jeunes Français à s’engager dans le djihad, car, avant même d’être convaincus par des arguments religieux – la plupart ne maîtrisent d’ailleurs pas l’arabe –, ils sont convaincus de partir défendre la bonne cause. C’est un de mes importants points de divergence avec Didier François : nous avons notre part de responsabilité dans cette déchéance morale à laquelle nous assistons aujourd’hui, et nos interventions militaires ont eu des conséquences dramatiques dans la région. (Quelques vives protestations se font entendre sur les bancs des commissaires.)

M. Philippe Nauche, président. Messieurs, l’esprit de cette commission est de pouvoir entendre des gens dont on ne partage pas nécessairement les opinions.

Mme Myriam Benraad. On m’a interrogée sur l’exécution d’un dignitaire chiite par l’Arabie saoudite et sur les relations de cette dernière avec l’Iran. Comme je l’ai dit hier, j’ai la conviction que ce n’est pas grâce aux acteurs régionaux que l’on parviendra à une sortie de crise en Irak et en Syrie. Nous avons échoué à soutenir suffisamment les acteurs locaux susceptibles de porter la reconstruction et d’assurer le rétablissement de ces États à long terme. La dégradation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran confirme ce que j’ai toujours pensé, à savoir que la stratégie de Barack Obama consistant à déléguer le règlement de la crise aux acteurs régionaux alors même qu’ils sont profondément impliqués dans le conflit, pour certain à travers le soutien financier ou armé qu’ils apportent à certains groupes, est irréaliste.

Quant à la Turquie, qui a fait passer et entrer en Syrie des milliers de djihadistes, elle est très clairement complice. C’est tout le sens aujourd’hui des efforts américains sur le terrain pour couper les voies d’accès de Daech à la Turquie, par où transitent l’essentiel de ses trafics, de ses flux financiers et de son recrutement en hommes. Et, si le renouvellement des effectifs ne semble pas devoir se tarir, c’est qu’aujourd’hui encore des centaines de jeunes sont victimes de la propagande de Daech qui diffuse sur internet les images de civils meurtris par les bombardements. Je n’invente rien, c’est ce dont témoignent les jeunes Français qui sont partis, lorsqu’on les interroge. Daech joue sur l’émotion que suscite l’humiliation des populations par les tyrans – Bachar el-Assad, le gouvernement Irakien, les Occidentaux. Encore une fois, j’assume mes positions en tant que voix indépendante de la société civile.

M. Philippe Nauche, président. Je rappelle que le chef d’état-major des armées a soutenu ici même une position identique à propos des dommages dits « collatéraux ».

M. Jean-François Daguzan. Ce qui rend la situation plus compliquée encore au Proche et au Moyen-Orient, c’est l’émergence d’acteurs étatiques qui luttent pour la prééminence régionale. L’Irak de Saddam Hussein, éliminé au plan politique et stratégique par les États-Unis, l’Egypte de Moubarak, défaite par sa propre révolution, ayant perdu leur rôle de leaders, l’Iran et l’Arabie saoudite, même si cette dernière n’en a pas forcément les moyens, ambitionnent de leur succéder. À cela s’ajoute un troisième acteur, la Turquie, mue par une volonté de s’autonomiser par rapport à ses alliés de l’Otan pour exister de manière forte dans un Moyen-Orient dont les anciennes frontières sont remises en question, soit par Daech soit par l’effondrement de la Syrie, de l’Irak ou du Yémen.

En d’autres termes, l’objectif principal de l’Arabie saoudite consiste à empêcher l’Iran d’étendre son influence sur l’Irak devenu, avec le soutien des Américains, un pays pro-chiite, mais également en Syrie, où le Hezbollah soutient le régime alaouite d’Assad considéré comme proto-chiite, ou encore au Yémen en appuyant les Houthis. Elle le fait par des moyens contournés, en finançant notamment l’opposition sunnite à Bachar el-Assad, également concurrencée sur ce terrain par le Qatar, qui entend bien lui disputer le leadership sur le Moyen-Orient sunnite. L’Iran agissant de même, cette lutte d’influence interfère avec le combat mené contre Daech, qui, dans une certaine mesure, s’en trouve neutralisé. J’abonde de surcroît dans le sens de Myriam Benraad en ce qui concerne la Turquie, qui a fait preuve d’une véritable complaisance envers l’État islamique, par intérêt économique d’abord puisque l’essentiel du marché noir quitte la région par la frontière turque.

Madame Fioraso nous a interrogés sur la diffusion de l’information sur le web et dans les médias. Il est très difficile de lutter contre la propagande de Daech sur un web en perpétuelle évolution. On a beau fermer les sites, ils rouvrent sous d’autres formes, quels que soient les efforts entrepris par le Gouvernement. On peut ainsi trouver très aisément sur internet, via Twitter ou Facebook, la dernière livraison de Dar al-Islam, consacrée pour partie aux attentats du 13 novembre.

Quant à l’information diffusée par les médias, il est évident qu’avec la montée en puissance des chaînes d’information en continu, on échappe difficilement à un matraquage d’informations immédiates et factuelles qui saturent rapidement l’espace, et sont commentées par de soi-disant « experts », lesquels en vérité ne proposent aucune analyse mais répètent ad libitum des lieux communs quand il ne s’agit pas d’erreurs. Nous autres, chercheurs, tentons comme nous le pouvons de répondre aux sollicitations, si tant est qu’on nous offre le temps de nous exprimer et de réfléchir en plus de trente secondes. Par ailleurs, nos métiers nous obligent à travailler, ailleurs qu’à la radio ou à la télévision…

Un mot enfin pour confirmer une évidence : la violence dont font montre les Occidentaux nourrit la dialectique de Daech comme elle a pu nourrir celle d’Al-Qaïda. Elle alimente une rhétorique à l’œuvre depuis les années quatre-vingt, qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien ou de l’invasion soviétique en Afghanistan. Elle a pris en Irak une dimension toute particulière car non seulement les Américains ont envahi l’Irak mais ils l’ont envahi sur des bases internationales illégales et à partir d’un mensonge, ce dont n’a pas manqué évidemment de s’emparer la vulgate islamique. Toute action mal ordonnée de notre part peut conduire à de mauvaises interprétations.

Mme Myriam Benraad. Je n’ai inventé ni les tortures, ni les bavures, elles figurent sur Wikileaks. Je tenais simplement à indiquer ici que le débat sur les dommages collatéraux est beaucoup plus libre aux États-Unis qu’il ne l’est en France.

M. Didier François. Nous sommes en effet en désaccord avec Myriam Benraad sur un point, même si je considère en effet que les islamistes, en bons révolutionnaires, utilisent nos erreurs. Pour autant, lorsqu’ils décident d’une stratégie, qui consiste en l’occurrence à nous affronter et à nous détruire, cela n’a rien à voir avec de la tactique. Cela a d’ailleurs commencé avec des prises d’otages en Irak, alors que la France avait pris position contre la guerre en Irak.

Mme Myriam Benraad. Il faut pourtant tenir compte de la population, puisqu’elle les soutient.

M. Didier François. Toutes les populations ne les soutiennent pas, et ils prennent parfois le pouvoir par la contrainte. Par ailleurs, on peut parler des dommages collatéraux, mais les Occidentaux ne tueront jamais autant de civils dans la zone qu’en ont tué l’État islamique ou les différents pouvoirs locaux. Ces comptes morbides n’ont d’ailleurs aucun sens, car le but du jeu n’est pas de savoir s’ils sont légitimes à nous dénoncer comme des tyrans mais de faire en sorte qu’ils recrutent le moins de djihadistes possible. Moins nous ferons d’erreurs, moins ils recruteront, mais croire que le jour où nous arrêterons d’en commettre ils arrêteront de nous attaquer est une bêtise. Quant aux raisons qui poussent les jeunes à la radicalisation, sans être spécialiste de la question, je pense qu’il y a d’autres raisons que celles mises en avant par Myriam Benraad.

Je souscris en revanche à ce qu’elle dit sur la maladresse de l’intervention de 2003 en Irak, qui a brutalement déplacé de deux cent cinquante kilomètres vers l’ouest une frontière vieille de sept cents ans entre le monde chiite et le monde sunnite, provoquant un tremblement de terre géostratégique. Je persiste néanmoins à penser qu’on ne peut pas attendre que chiites et sunnites s’entendent pour résoudre le problème du terrorisme. Nous devons faire avec le monde réel, cela s’appelle la politique. Au-delà de l’analyse, il nous faut déboucher sur de l’action.

Quant aux Turcs, c’est moins les terroristes qui les embêtent que les Kurdes, ce qui en a fait des alliés objectifs de l’État islamique au nom d’un ennemi commun. Reste qu’ils sont aussi dans l’Otan et que, depuis juillet dernier, sous la contrainte des Américains, ils ont changé de conduite, avec pour conséquence de subir à leur tour des attentats.

M. Daniel Boisserie. Il est intéressant de vous entendre, y compris exposer vos divergences, dont il y a nécessairement des choses à tirer.

Dans sa revue Dar el-Islam, Daech a lancé un appel à tuer les professeurs qui enseignent la laïcité. Peut-on aujourd’hui laisser faire ce genre de choses ? Pensez-vous que nous luttons contre l’État islamique avec des moyens adaptés ? L’opération militaire est-elle suffisante ? Que peut-on faire au plan financier ?

Beaucoup de musulmans, français ou étrangers, considèrent que les fondamentalistes de Daech ne sont pas des religieux mais des politiques. Quelle est selon vous la différence entre l’un et l’autre ?

Peut-on, et à quelle échéance, espérer voir disparaître l’État islamique ?

M. Jean-Michel Villaumé. Quelle analyse faites-vous de ce que l’on appelle le « djihad familial » et du risque de voir naître une nouvelle génération de djihadistes ?

Que pensez-vous de la thèse de Gilles Kepel qui analyse les attentats du 13 novembre comme un échec pour Daech ?

M. Charles de La Verpillière. Il existe au moins trois paradigmes de lecture de la situation au Moyen-Orient, mais qui ne se superposent pas : le paradigme étatique, qui oppose la Turquie, l’Iran, l’Irak et Daech, le paradigme ethnique, qui oppose Turcs, Arabes et Perses, et enfin le paradigme religieux, qui oppose les sunnites aux chiites – sans parler des juifs. Restent les Kurdes, dont on ne sait trop dans quelles catégories les ranger. Ils sont sans doute une partie de la solution – notamment militairement –, mais ils sont aussi une partie du problème. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

M. Malek Boutih. Le débat et la confrontation sont certes intéressants mais parler de centaines de milliers de victimes de nos bombardements relève de la propagande…

Mme Myriam Benraad. J’ai parlé de centaines, voire de milliers de victimes.

M. Malek Boutih. En tant que scientifique, votre devoir est d’étayer vos affirmations lorsque vous vous exprimez devant la commission de la défense nationale. Or, jusqu’à présent, à en croire la presse, la stratégie de la France n’est pas de bombarder à l’aveugle, même si, j’en conviens, il n’y pas de guerre propre. Vos propos sont lourds de conséquences pour notre pays.

Mme Myriam Benraad. Monsieur, je n’ai pas accusé la France.

M. Malek Boutih. Ici, je représente la France. Vous direz aux Américains ce que vous avez à leur dire, devant la commission américaine.

M. Philippe Nauche, président. Cher collègue, le procès-verbal fait foi : madame Benraad n’a pas fait référence à l’armée française.

M. Malek Boutih. Par ailleurs, vous êtes un peu rapide en imputant à l’émotion et au manque d’intelligence l’enrôlement des jeunes aux côtés de Daech. J’ai moi-même produit un rapport pour le Premier ministre intitulé « Génération radicale », dans lequel j’explique la dynamique politique profonde à l’œuvre derrière la radicalisation, qui touche non pas des gosses décérébrés mais des jeunes animés de profondes convictions.

Quoi qu’il en soit, la France, forte de son histoire et de son siège au Conseil de sécurité de l’ONU qui lui donne des responsabilités internationales, a-t-elle eu raison de ne pas s’engager dans la deuxième guerre d’Irak ? La posture politique et le choix stratégique qui ont consisté à refuser cette intervention nous donnent-ils aujourd’hui un avantage ? Lors de la première guerre irakienne, notre participation à la coalition n’avait-elle pas contribué à garantir l’unité territoriale du pays et à éviter le chaos ? N’avons-nous donc pas commis une erreur en adoptant par la suite une position diamétralement opposée ?

Enfin, à entendre les chercheurs spécialistes de la Syrie et de l’Irak, ces pays longtemps dirigés par des baasistes ultranationalistes, sont en train de se désagréger, remplacés par un morcellement de tribus et de clans religieux. Cela signifie-t-il qu’ils sont voués à disparaître définitivement ? Faut-il maintenir coûte que coûte des pays où les gens ne souhaitent plus vivre ensemble ou doit-on envisager une conférence pour redessiner de nouvelles frontières dans cette zone ?

M. Jacques Lamblin. Votre audition est sans doute l’une des plus intéressante à laquelle j’ai eu l’occasion d’assister depuis que je suis député, et notre échange nous permet d’appréhender le sujet de manière non conventionnelle, ce qui est fort utile.

Vous avez insisté sur l’enracinement de Daech en Irak. Dans les secteurs sous son contrôle quel est le pourcentage de la population qui adhère à son projet ? Cette adhésion est-elle due à l’espoir d’être enfin en sécurité ou ne s’agit-il que d’une adhésion apparente liée à la peur ? A-t-elle, par ailleurs, tendance à s’émousser ou, au contraire, se renforce-t-elle ?

Enfin, Daech utilise-t-il de façon délibérée le flux des migrants pour déstabiliser l’Europe ?

M. Christophe Léonard. Qu’en est-il de la contagion qui gagne la Lybie ? Comment voyez-vous les choses à court et moyen termes sur ce nouveau théâtre d’opérations pour ce qui concerne une éventuelle intervention de la France et de ses alliés ?

J’aimerais que vous nous en disiez davantage sur l’opération Sentinelle. Comment jugez-vous la présence et l’emploi des forces militaires sur le territoire national ? Quelle est l’efficacité de ce déploiement pour assurer la sécurité de nos concitoyens ?

M. Jean-François Daguzan. Les moyens avec lesquels nous luttons contre l’État islamique sont-ils adaptés ? Pour répondre à cette question fondamentale, il faut garder à l’esprit que, dans l’émotion suscitée par les attentats du 13 novembre, la réponse du Président de la République a été de désigner un ennemi, Daech, qu’il fallait combattre en priorité. Il avait raison dans la mesure où, du fait des facilités d’accès à la Syrie via Istanbul, Daech est bien le pôle d’attractivité principal des islamistes radicaux.

Le danger c’est que, lorsqu’on montre la lune, on ne voit que le doigt. Daech, dont l’idéologie totalitaire et globalisante a fait souche parmi nos jeunes, n’est qu’une des manifestations de l’islamisme radical armé, et rien ne dit qu’en éliminant l’État islamique en Syrie et au Levant, nous réglerons le problème en France. Il sera en effet extrêmement difficile d’extirper cette idéologie totalitaire de la tête de jeunes qui y ont adhéré soit parce qu’ils traversaient une crise d’identité, soit en raison de leurs frustrations, soit encore par soif d’idéal et goût de l’aventure – il y a en ce sens et avec toutes les précautions nécessaires, des parallèles à dresser avec la formation des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole.

Daech peut, demain, être remplacé par une autre entité, mais la bataille intellectuelle, éducative et religieuse qu’il nous faut mener pour combattre ses idées est une bataille franco-française, contre des Français qui tuent d’autres Français. La gagner est essentiel pour la cohésion de la communauté nationale, et la réponse ne peut donc être uniquement sécuritaire.

En ce sens et pour ce qui concerne l’opération Sentinelle, faire incessamment défiler des patrouilles militaires dans les rues de Paris n’est pas forcément d’une très grande efficacité pour garantir la sécurité du territoire ; c’est surtout un message adressé à la population pour lui rappeler que l’État a pris les choses en main. D’ailleurs, nous n’avons pas échappé aux derniers attentats, même si, depuis le 11 septembre 2001, les services de sécurité français sont parvenus à déjouer entre deux et quatre projets d’attentats majeurs. Les trous dans la raquette ont tendance à se multiplier, ce qui s’explique par le nombre exponentiel de terroristes potentiels : lorsqu’on nous assure que dix mille fiches S ont été établies, il y a de quoi se poser des questions. Si ce nombre est justifié, cela signifie que le niveau de contamination de la société française par l’islamisme radical a pris des proportions considérables, et l’offensive militaire contre Daech ou la guerre au Mali ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt, une forêt d’autant plus dense que, comme le soulignait M. Villaumé, la propagande de Daech nourrit désormais un djihad familial et appelle à fuir l’État impie en mettant sa famille à l’abri.

En ce qui concerne la thèse de Gilles Kepel, je reste d’autant plus circonspect qu’on avait voulu faire la même analyse avec Al-Qaïda au moment du 11 septembre. S’agit-il du chant du cygne d’une organisation acculée ? On ne pourra selon moi parler d’échec que lorsqu’il ne restera plus sur notre territoire qu’un nombre résiduel de terroristes candidats au suicide.

Quant aux Kurdes, ils représentent un problème pour le Moyen-Orient depuis la chute de l’Empire ottoman. En ne créant pas d’État kurde après la Première Guerre mondiale, la communauté internationale a semé les germes d’une crise qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Si les Kurdes irakiens ont gagné une forme d’indépendance informelle au sein d’une structure fédérale, les Kurdes de Syrie posent un problème majeur aux Turcs qui perçoivent dans la reconstitution d’une entité kurde – laquelle reste extrêmement difficile à appréhender pour les Occidentaux – une menace majeure pour la cohésion de l’État, ce qui fait que, quitte à choisir son ennemi entre Daech et les Kurdes, la Turquie opte pour ces derniers.

Monsieur Boutih, il est clair à mes yeux que la France a eu raison de ne pas participer à la deuxième guerre d’Irak. Je rappelle que la décision américaine était illégitime et illégale, et la France, qui s’efforce de respecter les principes des Nations unies, ne pouvait donc cautionner une intervention qui plus est justifiée par le mensonge des armes de destruction massives irakiennes et dont on pouvait déjà anticiper à l’époque qu’elle aurait des effets dévastateurs sur le monde arabe et la montée de l’islamisme radical : envahir l’Irak, c’était servir la soupe aux islamistes. Je n’ai en revanche aucun doute sur le fait que la première guerre du Golfe était, elle, justifiée.

Pour ce qui concerne l’extension de la contagion en Lybie, Daech y a recours aux mêmes moyens qu’il a utilisés en Irak, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur les anciens réseaux kadhafistes. Tous ceux qui sont frustrés de ne plus être au pouvoir rejoignent ses rangs, ce qui explique notamment son emprise sur Syrte, la ville natale de Kadhafi. Nous devons donc nous inspirer du précédent irakien pour tenter de circonscrire la progression de l’État islamique de façon plus efficace.

Je ne crois pas enfin que les migrants participent d’un complot contre l’Europe, même s’il peut être utile à Daech d’utiliser le flux de réfugiés pour franchir les frontières européennes. Encore une fois, ne l’oublions pas : ce sont des Français qui tuent des Français.

Mme Myriam Benraad. En ce qui concerne mes sources, je serai claire : pour m’informer, je ne lis pas la presse mais je vais sur le terrain, je rencontre les Irakiens et les déplacés.

M. Malek Boutih. Apportez des preuves de ce que vous avancez devant des parlementaires qui incarnent la France !

Mme Myriam Benraad. Monsieur, en tant que citoyenne, je suis tout autant la France que vous et suis indignée par ce qui se passe.

Pour en revenir aux déplacés, lorsque Ramadi a été prise en mai 2015 par l’État islamique, les civils ont massivement quitté la ville, menacés à la fois par l’État islamique et par les bombardements de la coalition. Contraints à la fuite, ils ont tenté de rejoindre Bagdad, où l’on a voulu les cantonner dans des ghettos au prétexte qu’ils ne pouvaient qu’être complices des djihadistes, qui tiennent le gouvernorat d’Al-Anbar depuis plusieurs années. Ces populations sunnites ont donc fait route vers le sud chiite où il s’avère qu’elles ont été beaucoup mieux accueillies.

J’en viens à la question du nationalisme qui, loin d’avoir disparu, connaît même une certaine résurgence, face aux ingérences de l’Iran qui dérangent jusqu’aux chiites, de la même façon que de plus en plus de sunnites rejettent l’État islamique.

L’un de vous nous a interrogés sur le degré d’adhésion des populations à Daech. La communauté sunnite est extrêmement morcelée, et la progression des djihadistes à travers le pays ne s’est faite qu’au prix de négociations avec les chefs de tribus et les dignitaires religieux pour la traversée des villes et leur prise. Les civils, quant à eux, n’ont eu d’autre choix que de se taire ou de mourir. C’est ainsi qu’à Mossoul, d’après les informations qui me sont parvenues, si les gens ne bougent pas, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Ils attendent en revanche le gouvernement et l’armée irakienne, dont ils espèrent qu’elle ne les brutalisera pas. Rappelons en effet que, si Mossoul est tombée aux mains de l’État islamique, c’est par lassitude de la population face à la corruption, au racket et à la violence des forces de sécurité irakiennes. En quelques semaines, il a pourtant bien fallu se rendre à l’évidence et constater que les sunnites n’échappaient pas aux atrocités commises par l’État islamique, alors même qu’il prétendait les protéger. Il est pourtant difficile à ces populations de se rebeller, lorsque les groupes d’auto-défense qui se sont constitués n’ont pas d’armes. Le général Allen, qui a une longue expérience du terrain et est suffisamment apprécié des Irakiens pour pouvoir travailler avec eux, avait pourtant insisté auprès de Barack Obama sur la nécessité d’armer les tribus, mais aucune de ses propositions n’a été retenue, ce qui l’a conduit à démissionner.

Pragmatique, je ne suis pas contre les bombardements, mais il faut procéder à des bombardements ciblés, en coopération avec les acteurs locaux, comme cela a été fait au Kurdistan autonome, où l’armée américaine a agi en coopération avec les Kurdes au sol, ce qui a permis d’éviter les victimes. D’où l’importance des relais locaux qu’il faut absolument identifier. On ne sortira pas de la crise avec de grandes stratégies militaires mais en négociant au niveau local pour parvenir à des cessez-le-feu, épargner les populations civiles et mettre un terme au désastre humanitaire.

Pour répondre à M. Boisserie sur la nature religieuse ou politique du fondamentalisme de Daech, je dirais qu’il procède d’une réinvention de la tradition en développant et en cherchant à atteindre l’utopie du premier califat. En ce sens, c’est bien un phénomène totalitaire, la notion même de tawhid – dogme fondamental de l’islam signifiant « l’unification » – dérivant vers l’idée d’une purification ethnique et de l’élimination de tout ce qui n’est pas l’État islamique ou s’oppose à lui. J’irai même plus loin : toujours d’après mes sources, les Irakiens et les Syriens, expropriés de leurs lieux de vie tandis qu’ils voient les djihadistes français s’installer dans des villas avec piscine, considèrent que nous leur avons envoyé nos ordures ; à leurs yeux, il s’agit ni plus ni moins que d’une nouvelle invasion coloniale.

Quant aux Kurdes, ils sont à la fois une partie du problème et de la solution. En Irak, ceux sont eux qui, indiscutablement s’en sortent le mieux, à tel point que, même si aucun Arabe irakien ne vous le dira, ils sont un modèle pour les autorités fédérales. En adoptant dans les années 2006-2007 leurs lois sur les investissements et les hydrocarbures, ils ont su accompagner le développement économique de leur région, et pris une longueur d’avance sur Bagdad, qui s’enfonçait dans une impasse parlementaire. Cela n’empêche ni l’existence de phénomènes de corruption ni d’importantes divisions entre factions, qui prennent aujourd’hui la dimension d’une vraie crise politique, mais le Kurdistan irakien reste un modèle, notamment pour les Kurdes de Syrie, qui s’efforcent de le reproduire, en coopération avec l’armée américaine.

L’élimination de l’État islamique est indissociable, en Irak comme en Syrie, de la question de l’État et de ses contours. Ces deux pays, selon moi, ne pourront se reconstruire que sur des bases fédérales et non sur l’ancien modèle hypercentralisé. Si les tribus sunnites soutenues par les Américains sont prêtes à prendre les armes contre Daech, ce n’est pas sans contrepartie, et elles exigent d’obtenir dans le futur État une part du budget fédéral, et l’autonomie de leurs provinces. Et cela vaut également pour les provinces chiites du sud de l’Irak, riches en pétrole.

Il faut cesser d’agiter le spectre d’une partition de l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite et, à titre personnel, j’appelle la France à soutenir avec davantage de fermeté les autorités irakiennes dans leur processus de réformes, de reconstruction d’une armée nationale et de réconciliation, plutôt que d’aller chercher des apprentis sorciers pour en faire des médecins.

M. Didier François. Myriam Benraad a fort bien expliqué l’enchevêtrement des logiques à l’œuvre sur le terrain et démontré comment les chefs de tribus sunnites avaient un temps pu considérer que le pouvoir de nuisance de Daech pouvait leur être utile contre les chiites. Reste qu’ils doivent comprendre qu’ils ont plus de chances de parvenir à leurs fins dans le cadre d’un État fédéral que sous le drapeau noir. Mais, pour les en convaincre, les Occidentaux doivent empêcher, mieux que par le passé, le gouvernement chiite de les opprimer. Impliquer les acteurs locaux est essentiel, et c’est bien dans cette perspective que les Français ont travaillé avec les Américains à l’époque du général Dempsey.

Je suis d’accord avec Jean-François Daguzan pour répondre à Malek Boutih que participer à la deuxième guerre d’Irak n’aurait pas élargi, au contraire, nos marges de manœuvre. Cette guerre illégitime a ouvert la boîte de Pandore. Il est préférable d’avoir opté, comme nous le faisons actuellement, pour des actions d’accompagnement. Ainsi, je rappelle qu’à Ramadi, l’unité la plus engagée, la fameuse « division dorée », a été formée par le détachement d’instruction opérationnelle (DIO) de la 13e demi-brigade la Légion étrangère, en particulier sur les engins explosifs improvisés (IED). Si la libération de la ville est loin d’être totalement acquise, il semble qu’elle soit en bonne voie et que le dispositif consistant à soutenir à distance les forces locales, appuyées en outre par les bombardements massifs de la coalition, fasse ses preuves.

En Syrie, le barrage de Tichrin a également été repris à Daech, et il est fort probable que la situation continue à évoluer dans les prochaines semaines. Ce qui doit, comme le soulignait Jean-François Daguzan, nous inciter à coordonner nos actions sur le territoire national et à l’extérieur, car les progrès accomplis sur les théâtres extérieurs peuvent augmenter les risques d’attentat en France, où l’on ne se sera pas mis en ordre de bataille.

En ce sens l’opération Sentinelle et le déploiement permanent de sept à dix mille militaires sont une bonne chose mais, la protection du territoire étant d’ordinaire du ressort de la police et de la gendarmerie, il est indispensable d’élaborer une doctrine d’emploi pour ne pas user les forces. Il est essentiel de ne pas faire des militaires des supplétifs de la police et de miser sur les avantages qu’offre l’armée sur le reste des forces de sécurité, à savoir sa capacité à assurer dans la durée une veille permanente et sa capacité à faire du contrôle de zone en quadrillant le terrain.

Pour ce qui concerne la Libye, la principale difficulté est d’intervenir efficacement et avec légitimité sur un terrain où s’affrontent les partisans de Fajr Libya, soutenus par le Qatar, et ceux du général Haftar soutenus par l’Égypte, sachant que cet antagonisme augmente dans les deux camps les chances d’alliances ponctuelles avec l’État islamique. Il est d’autant plus important de clarifier la situation que, si l’État islamique se retrouve acculé en Irak et en Syrie, c’est vers la Libye qu’il concentrera ses velléités d’expansion.

Au sujet des migrants, je dois admettre que j’ai d’abord commis l’erreur de ne pas voir que Daech pouvait les utiliser pour infiltrer des terroristes, ce qui prouve qu’ils sont particulièrement vicieux, car ce n’était pas le moyen le plus simple de les acheminer vers l’Europe. On ne les a pas vu partir, pas vu passer, pas vu arriver, ce qui fait beaucoup. Prenons garde dans certains cas à ce que notre bonne conscience ne nous aveugle pas.

M. Jacques Lamblin. Nous avons en effet auditionné un responsable du renseignement qui nous a indiqué que, comme pour vous, cette infiltration avait été pour eux une mauvaise surprise. Mais ma question était surtout de savoir si Daech, en amplifiant le volume des flux migratoires, n’entendait pas déstabiliser davantage encore les pays européens.

M. Didier François. Je ne pense pas que Daech ait aujourd’hui la capacité de contrôler les flux migratoires. Je n’en dirais en revanche pas autant des Turcs.

Pour terminer enfin avec Gilles Kepel, son analyse est intéressante au sens où Daech est actuellement traversé de tensions fortes entre les djihadistes étrangers et les forces locales. J’en ai moi-même eu la preuve lors de ma détention : lorsque Medhi Nemmouche a voulu me faire la peau, ce sont les gardes syriens et irakiens qui m’ont protégé. Les étrangers sont traités par une cellule particulière dirigée par Abou Mohammed al-Adnani, à la fois chef des opérations extérieures et chef de la propagande. C’est cette nébuleuse qui a progressivement remplacé Al-Qaïda dans la péninsule arabique mettant en place des structures, des méthodes de propagande – Dabiq, c’est Inspire en mieux – plus élaborées et plus dangereuses.

Par ailleurs, Daech, entendait à l’origine privilégier la consolidation territoriale de l’État islamique sur la confrontation directe avec les Occidentaux. Acculée militairement depuis octobre 2014, l’organisation a franchi une étape. Mais, en déplaçant ainsi le centre de gravité de son action, elle attise sur son terrain les tensions entre les tribus irakiennes, ce qui peut compromettre son projet politique. C’est le sens de ce que dit Gilles Kepel. Il y a peut-être là une faille qu’il nous faut examiner de près pour la mettre à profit.

M. Philippe Nauche, président. Merci, madame et messieurs, pour ces trois points de vue très éclairants.

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Information relative à la commission

La commission a désigné Mme Nathalie Chabanne, rapporteure pour avis sur le projet de loi, adopté par le Sénat, relatif à la violation des embargos et autres mesures restrictives (n° 732).

La séance est levée à douze heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Nicolas Bays, M. Daniel Boisserie, M. Malek Boutih, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. David Comet, M. Bernard Deflesselles, M. Guy Delcourt, Mme Geneviève Fioraso, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, M. Claude de Ganay, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, M. Serge Grouard, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Christophe Léonard, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, M. Stéphane Saint-André, M. Thierry Solère, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Laurent Cathala, M. Jean-David Ciot, Mme Catherine Coutelle, M. Lucien Degauchy, Mme Carole Delga, M. Philippe Folliot, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Philippe Meunier

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Jean-François Lamour