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Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Jeudi 9 juin 2016

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 25

Présidence de M. Olivier Falorni, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Geffroy, auteur du livre « À l’abattoir ».

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Olivier Falorni. Nous reprenons nos auditions dans le cadre de la commission d’enquête sur les conditions d’abattage dans les abattoirs français. Ce matin, nous avons le plaisir d’auditionner Stéphane Geffroy, auteur d’un livre remarquable intitulé « À l’abattoir ». À travers votre ouvrage et votre expérience, nous souhaitons connaître le vécu quotidien de quelqu’un qui travaille dans un abattoir depuis longtemps, vingt-cinq ans en l’occurrence. Tel est le sens de notre rencontre, dirais-je, puisqu’il s’agit d’un échange destiné à nous faire mieux connaître le quotidien des salariés des abattoirs.

Dans ce livre, vous relatez votre carrière au sein de l’abattoir de bovins de Liffré, qui appartient au groupe Société Vitréenne d’Abattage Jean Rozé (SVA Jean Rozé). Cet abattoir emploie 200 personnes et traite en moyenne 1 400 animaux par semaine, dont 200 selon le rituel halal. Vous êtes entré à l’abattoir de Liffré à l’âge de dix-neuf ans, sans formation spécifique, alors que vous étiez à la recherche d’un emploi d’appoint. Au bout de vingt-cinq ans vous y travaillez toujours et vous y êtes devenu délégué du personnel.

Dans votre ouvrage, vous évoquez « les images de mort et d’enfer » que vous avez eues dès votre entrée à l’abattoir de Liffré. Vous dénoncez « la foutue cadence » que subissent les ouvriers, un des facteurs de la pénibilité du travail en abattoir en plus des bruits, des odeurs, des charges et des postures qui engendrent des troubles musculaires et des maladies professionnelles. Si vous soulignez la pénibilité d’un travail « toujours aussi physique qu’autrefois », vous évoquez aussi sa pénibilité psychologique et les difficultés à en discuter avec les personnes étrangères au milieu.

Grâce à nos auditions, nous essayons d’être des personnes de moins en moins étrangères à ce milieu. Nous vous remercions de votre présence ce matin pour cette audition qui est diffusée en direct sur le portail de l’Assemblée nationale. Je vais vous laisser la parole pour que vous puissiez nous dire, en quelques minutes, quel est le sens de votre ouvrage et quel est le message que vous souhaitez faire passer.

Au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Stéphane Geffroy prête serment.)

M. Stéphane Geffroy. Bonjour à tous.

La prise en charge de la souffrance animale à l’intérieur des abattoirs dépend beaucoup de la taille de ces entreprises et des moyens économiques dont elles disposent. Les abattoirs de dimension industrielle, qui appartiennent à de grands groupes, ne connaissent pas de déficit de prise en charge des animaux de boucherie, contrairement aux structures de petite taille qui manquent souvent de moyens.

Les cas de souffrance animale sont réduits au minimum lorsque la formation des salariés est assurée, lorsque la procédure d’accueil et le protocole d’abattage des animaux sont formalisés et respectés. Cela dit, il faut faire attention à ne pas prendre des mesures de contrôle généralisé à partir d’un cas particulier. Il existe déjà des organismes d’État comme les directions départementales des services vétérinaires (DDSV) qui permettent ce niveau de contrôle ; malheureusement, nous assistons depuis plusieurs années à un manque d’agents en abattoir. La tendance ne va donc pas dans le sens du risque zéro. Les petits abattoirs auraient besoin d’être accompagnés dans la mise en place de procédures d’accueil par des mesures renforcées.

À l’extérieur de l’abattoir, les éleveurs ont une part de responsabilité dans la prise en charge des animaux. Le nombre de vaches gestantes qui se retrouvent dans les abattoirs est significatif ; il est même arrivé que certaines d’entre elles vêlent à proximité du piège. Rappelons qu’au cours de l’épisode de sécheresse de 2011, les éleveurs de l’association France Milk Board (FMB) avaient organisé le transfert de milliers de jeunes bovins vers la Turquie, par bateau au départ de Sète. De nombreux cadavres avaient été retrouvés en mer car les conditions de transports n’avaient pas été respectées.

Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Pierre Rosanvallon m’a convaincu que mes propos ne seraient pas détournés et qu’ils toucheraient un très large public. Je voulais faire découvrir la pénibilité de notre métier, raconter ce que cela signifie d’être sur une chaîne d’abattage cadencée ou continue. Nous sommes oubliés des gouvernements et, après les vidéos sur la maltraitance animale, on nous montre encore du doigt.

Avec ce livre, j’espère que la pénibilité de notre travail sur les chaînes d’abattage cadencées ou continues sera reconnue par les pouvoirs publics. Car on cumule tout : les cadences, le bruit, l’odeur, la vue du sang, le stress, les gestes de force répétitifs, l’humidité, les dangers et les effets psychologiques. Et on n’a pas le droit d’être malade : chez nous, le délai de carence est de sept jours en cas d’arrêt maladie… Après quarante années de cotisation, on devrait donc avoir le droit à une retraite entière.

Nous aussi, nous avons on a été choqués par les vidéos sur la maltraitance animale. En plus, ces comportements sont contraires à la logique de l’entreprise qui cherche à faire de la qualité : la viande d’un animal stressé devient poisseuse ; celle d’un animal battu présente des hématomes qui la rendent impropre à la consommation et provoquent son retrait du circuit alimentaire par le service vétérinaire.

Chaque personne en contact avec les animaux vivants doit recevoir une formation sur le bien-être animal. Il faut aussi former le délégué du personnel du hall d’abattage, quand il y en a un, pour qu’il puisse défendre ou condamner le salarié en cas de problème. On parle beaucoup d’installer des systèmes de vidéosurveillance dans les abattoirs. Pourquoi pas, à condition que la caméra ne filme que l’approvisionnement de la chaîne, que la direction de l’établissement n’ait pas de droit de regard sur ces images dont le visionnage serait réservé au service vétérinaire, et qu’il n’y ait pas d’enregistrement.

M. le président Olivier Falorni. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez vu ces vidéos diffusées par l’association L214 Éthique et animaux ? Avez-vous été surpris ? Quel a été votre sentiment en voyant ces images ? Pensez-vous que ce genre de pratiques est généralisé ou exceptionnel ? Comment l’expliquez-vous, si tant est que l’on puisse l’expliquer ?

Évoquant le manque de considération du grand public par rapport à votre métier, vous écrivez que les personnels d’abattoirs sont vus comme « de gros ouvriers un peu primaires dont on préférerait ne pas trop entendre parler ». D’après vous, qu’est-ce qui pourrait faire changer le regard porté par le grand public sur les opérateurs en abattoir ?

Qu’est-ce qui vous a motivé pour continuer à travailler sur le site de Liffré après y être entré à la recherche d’un travail temporaire ? Au départ, vous n’imaginiez pas rester aussi longtemps dans cet abattoir, semble-t-il.

Voici les trois questions que je voulais vous poser pour comprendre à la fois votre parcours et votre point de vue concernant en particulier les vidéos qui ont été à l’origine de la création de cette commission d’enquête.

M. Stéphane Geffroy. En tant qu’ouvriers de chaînes d’abattage, nous avons été surpris. Comme je l’ai dit précédemment, ce n’est pas une chose à faire quand on veut produire de la viande de qualité. Comment expliquer cette chose ? Dans de petits abattoirs publics, bien localisés, peut-être que cela peut se produire. Le risque zéro n’existe pas. Les images sont fortes, c’est vrai. Est-ce que cette personne a pété les plombs ? Y a-t-il un suivi des services vétérinaires dans ces abattoirs ? Le vétérinaire était-il présent ?

M. le président Olivier Falorni. Est-ce que vous avez été surpris ?

M. Stéphane Geffroy. Bien sûr ! Nous sommes encore montrés du doigt.

M. le président Olivier Falorni. Mais vous n’avez jamais assisté à de tels comportements dans votre entreprise ?

M. Stéphane Geffroy. Ah non, pas du tout.

M. le président Olivier Falorni. Un pétage de plombs peut arriver. Dans l’abattoir où vous travaillez, avez-vous vu des salariés péter les plombs à un moment donné ?

M. Stéphane Geffroy. Non, pas du tout. D’autant que dans mon établissement, nous avons affaire à des bovins : ce sont de gros animaux, plus difficiles à maltraiter que d’autres…

M. le président Olivier Falorni. Comment pouvez-vous éventuellement expliquer ces faits ? Est-ce une histoire de cadence, d’inadaptation du matériel, d’absence de formation ? Il y a trois vidéos…

M. Stéphane Geffroy. À mon avis, il n’y a pas eu de suivi au niveau des formations, c’est certain. Chez nous, toutes les personnes qui sont en contact avec les animaux vivants reçoivent une formation sur le bien-être animal, validée par le service vétérinaire. Y a-t-il de telles formations dans ces structures-là ? Je ne sais pas.

M. le président Olivier Falorni. Que faudrait-il faire pour redorer le blason de votre profession aux yeux du grand public ? Inciter les abattoirs à une plus grande transparence ? Instaurer un contrôle accru par le biais d’un système de vidéosurveillance susceptible de rassurer les gens sur la manière dont les animaux sont tués ? Ouvrir les établissements à une association de protection animale agréée par le préfet ? Pensez-vous que les abattoirs doivent s’ouvrir davantage pour améliorer l’image de marque des salariés ? À mon avis, la question du bien-être des salariés est intimement liée à celle du bien-être des animaux. C’est l’une des conclusions globales de nos travaux.

M. Stéphane Geffroy. C’est sûr, mais comme nous avons toujours été cachés et ignorés des pouvoirs publics, cela va être très long et difficile de changer les choses. Les images de chaînes d’abattage sont très fortes. À notre époque, elles peuvent choquer le public. Je pense qu’il est très difficile de montrer des images de notre travail au public.

M. le président Olivier Falorni. En tout cas, j’entends que vous n’êtes pas hostile par principe à la vidéosurveillance à condition que le dispositif soit encadré.

M. Stéphane Geffroy. Il faut faire très attention à l’utilisation de la vidéosurveillance. Pour ma part, je ne suis pas contre, à condition que l’on filme l’approvisionnement du piège, mais pas la mise à mort, l’assommage ou l’anesthésie de l’animal.

M. le président Olivier Falorni. Pour quelles raisons ?

M. Stéphane Geffroy. Parce que ce sont des images fortes qui pourraient être détournées.

M. le président Olivier Falorni. Elles ont vocation à être utilisée en interne.

M. Stéphane Geffroy. Certes, mais beaucoup de gens sont contre la vidéo. Il faut trouver un juste milieu.

M. le président Olivier Falorni. Il n’y en a pas tant que cela : nos auditions montrent que l’idée de la vidéosurveillance est de plus en plus acceptée, même dans votre profession. Elle peut apparaître comme une garantie vis-à-vis du consommateur qui est de plus en plus exigeant à ce niveau-là.

M. Stéphane Geffroy. C’est possible. Mais la mise en route du système doit être réservée au service vétérinaire. Ce service doit aussi être le seul à avoir un accès direct à ces images qui ne doivent pas être enregistrées. La direction ne doit pas y avoir accès.

M. le président Olivier Falorni. L’enregistrement des images pourrait être utilisé comme un matériel pédagogique, à des fins de formation des salariés. Ne pensez-vous pas que cela pourrait être intéressant ? On peut citer d’autres expériences dans des domaines très différents. À la veille de l’Euro 2016, rappelons que les joueurs de football regardent les vidéos de leurs matchs pour améliorer leur jeu ; sans vouloir pousser la comparaison, on peut se demander si les images filmées dans les abattoirs ne pourraient pas être utilisées comme un outil pédagogique au sein de l’entreprise, et servir à analyser les techniques et les manquements éventuels.

M. Stéphane Geffroy. Un outil de travail ? Je ne sais pas, il faudrait étudier la chose. C’est complexe et il y a déjà des formations pour les gens au contact avec les animaux.

M. le président Olivier Falorni. Quelle a été votre motivation à continuer à travailler dans un abattoir, celui de Liffré en l’occurrence.

M. Stéphane Geffroy. À l’époque où j’ai commencé, nous avions de bonnes rémunérations, et des augmentations… Dans ces conditions, on investit dans une maison, dans une voiture, on a des enfants… Une fois qu’on s’est adapté à un budget, reprendre une formation, repartir au SMIC, tout remettre en question, ce n’est pas évident. Et comme tout le monde restait, l’ambiance était bonne. À présent, il y a un turn over important parmi les jeunes qui entrent dans les abattoirs. Et pour ce qui me concerne, je suis devenu délégué du personnel et membre du comité d’entreprise, ce qui m’a permis de suivre des formations, de m’ouvrir aux questions sociales et syndicales, de découvrir autre chose.

Mme Geneviève Gaillard. Merci, monsieur, pour votre livre et pour votre témoignage. Pourriez-vous nous donner des précisions concernant les moyens des petits abattoirs dont l’insuffisance pourrait être à l’origine des problèmes dont nous parlons ? Ces petits abattoirs manquent-ils de moyens pour rénover ou aménager les bâtiments, pour recruter du personnel ?

Vous parlez des cadences. J’en suis un peu convaincue : les cadences jouent un rôle important dans la capacité des agents à faire leur travail dans de bonnes conditions. Au cours des vingt-cinq dernières années, avez-vous constaté une augmentation assez substantielle des cadences dans votre abattoir ? Il est important de pouvoir éventuellement quantifier le phénomène.

Pour expliquer la longueur de votre carrière dans cet abattoir, vous nous avez indiqué qu’avant l’ambiance était bonne, ce qui veut dire qu’elle l’est moins à présent. Le changement d’ambiance s’explique-t-il par autre chose que le turn over ? Comment la direction de votre établissement gère-t-elle ces problèmes de qualité de vie du personnel, même si ce n’est pas facile dans un abattoir ? Vous semblerait-il utile de mettre en place des groupes de travail, d’accueil, de parole, afin de faire en sorte que l’ambiance s’améliore et que tout le monde y trouve son compte ?

Vous avez évoqué la responsabilité des éleveurs et indiqué que des vaches gestantes arrivaient à l’abattoir. Que pourrait faire l’éleveur en amont, afin de s’assurer d’une bonne prise en charge des animaux qu’il amène ?

M. Stéphane Geffroy. Il y a quelques années, les éleveurs accompagnaient très souvent leurs bêtes. Ils faisaient un suivi depuis l’arrivée de leurs bêtes jusqu’à la pesée des carcasses, en passant par l’abattage. Cela a complètement disparu.

Mme Geneviève Gaillard. Pour quelles raisons ? Parce qu’ils ne veulent plus le faire ou parce que la direction de l’abattoir s’y oppose ?

M. Stéphane Geffroy. Je pense que les éleveurs ont d’autres préoccupations, et sont moins disponibles pour suivre leurs troupeaux.

Pour les cadences, nous sommes contraints par une norme : il ne doit pas s’écouler plus d’une heure entre l’abattage de l’animal et la pesée de la carcasse. En plus, une fois que la chaîne d’abattage est lancée, il faut bien l’approvisionner en continu. Je n’ai jamais vu de « trou » sur ces chaînes cadencées.

Mme Geneviève Gaillard. Même il y a vingt-cinq ans ?

M. Stéphane Geffroy. Même il y a vingt-cinq ans.

Mme Geneviève Gaillard. Dans ces conditions, comment se fait-il que la cadence a augmenté ?

M. Stéphane Geffroy. Parce qu’on a modernisé les chaînes d’abattage. Les têtes et les pattes sont déjointées à la pince hydraulique et non plus au couteau ; des passerelles pneumatiques, qui ont remplacé des postes fixes, permettent de monter et de travailler en hauteur ; des postes ont été rajoutés sur les chaînes. Automatiquement, cela a fait augmenter les cadences.

Mme Geneviève Gaillard. Quant aux moyens limités des petits abattoirs, comment se manifestent-ils ? On peut imaginer, par exemple, que la configuration d’un établissement vieillissant ne permet pas d’accueillir les animaux dans de bonnes conditions, ce qui contribue à stresser le personnel. Est-ce que le manque de moyens se traduit par un manque de personnel ? Comment voyez-vous les choses ?

M. Stéphane Geffroy. Quasiment tous les abattoirs fonctionnent avec des effectifs à flux tendu. Les entreprises ont du mal à recruter, les jeunes ne restent plus. Dans ces petits abattoirs, y a-t-il un bon suivi des formations ? Je ne sais pas. Pour en avoir discuté avec un vétérinaire, j’ai compris que certains petits abattoirs ont des amplitudes horaires très larges car les éleveurs veulent que leurs bêtes soient tuées de bonne heure le matin ou tard le soir. Du coup, il arrive que certaines bêtes soient tuées en l’absence de vétérinaire.

Mme Geneviève Gaillard. C’est alors une question d’organisation ?

M. Stéphane Geffroy. Une question d’organisation et de manque d’effectifs dans les services vétérinaires.

M. Alain Rodet. Dans votre abattoir, avez-vous été concerné par des accidents du travail ? Y avez-vous vécu des mouvements sociaux durant ces vingt années ?

Avez-vous un souvenir assez précis de la crise de la vache folle qui s’est traduite par une baisse brutale de l’activité des abattoirs ? Peut-être vous a-t-on obligé à prendre des congés en plein mois de novembre ou de décembre à cette époque ?

Ressentez-vous la pression des chevillards ou l’abattoir de Liffré est-il intégré dans un groupe ? Les gens du négoce ont l’habitude du coup de feu et ils peuvent exiger beaucoup de la direction et des personnels d’un abattoir.

Je terminerai par un commentaire lié aux interrogations de ma collègue Geneviève Gaillard : il vaut mieux fermer les petits abattoirs, car l’expérience montre qu’il est impossible de faire fonctionner de telles unités dans de bonnes conditions.

M. Stéphane Geffroy. C’est délicat de fermer les petits abattoirs parce qu’il faudra alors faire de longs trajets avec les animaux – dans des créneaux horaires à respecter – alors que le transport les stresse.

M. Alain Rodet. J’ai vu fermer quatre ou cinq abattoirs au cours de ma vie publique et heureusement que nous les avons fermés ! Au départ d’une exploitation agricole, que vous fassiez dix ou trente-cinq kilomètres, cela ne change pas grand-chose. En général, les abattoirs sont près des zones de forte production et il n’y a pas beaucoup de différence de durée de trajet.

M. Stéphane Geffroy. Peut-être. Mais les grands abattoirs pourront-ils supporter le flux supplémentaire d’animaux si de nombreux petits établissements sont fermés ? Je ne sais pas. Les bouveries et les parcs sont déjà bien remplis…

M. Alain Rodet. Tout dépend de ce que l’on entend par petit abattoir. Pour moi, c’est un établissement qui produit moins de 5 000 tonnes de viande par an. Et pour ceux qui produisent entre 5 000 et 10 000 tonnes par an, ce n’est pas la gloire non plus. En plus, ils ont tendance à générer des déficits abyssaux quand ils sont publics.

M. Stéphane Geffroy. Il y a certainement aussi de petits abattoirs qui font très bien leur travail.

Lors de la crise de la vache folle, notre site a été mis en stand by et le personnel a été redéployé dans les deux autres sites d’abattage.

En ce qui concerne les mouvements sociaux, il m’est arrivé une fois d’organiser un débrayage parce que nous faisions beaucoup d’heures supplémentaires et que nous avions du mal à prendre nos congés. Quant aux accidents du travail, j’en ai vu beaucoup. À une époque, il y avait de graves accidents tous les ans : une éventration, un jeune qui s’était planté un couteau entre les deux yeux…

Mme Geneviève Gaillard. Il est mort ?

M. Stéphane Geffroy. Heureusement non… Il arrive assez souvent des accidents. Les gens se plantent un couteau dans les cuisses, les bras, un peu partout. Cela dit, on est maintenant très bien protégé, je dirais même surprotégé : il n’est pas évident de travailler pendant neuf heures avec des manchettes, des tabliers en cotte de maille. C’est pour notre sécurité, mais au fil de la journée, cela finit par peser…

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Sur cette question des accidents du travail, nous avons auditionné des représentants syndicaux. Ils nous ont dit que la protection individuelle s’alourdit considérablement face à la course qui s’est engagée entre la rapidité des gestes demandée et la dangerosité des outils utilisés. Il vaudrait peut-être mieux ralentir un peu les cadences pour que les salariés soient moins exposés aux risques d’accidents et qu’ils puissent travailler dans des conditions moins pénibles. Qu’en pensez-vous ? Ne peut-on pas éviter les accidents autrement que par une protection accrue ?

M. Stéphane Geffroy. Tout à fait. On revient au même problème des cadences : plus on modernise, plus on nous protège, plus les cadences augmentent.

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Vous allez finir en armure ?

M. Stéphane Geffroy. À certains postes, on travaille avec des gants métalliques qui arrivent au niveau du coude. Si un opérateur se coupe plus haut, les ouvriers qui occupent ce poste auront dès le lendemain des manchettes qui partiront de l’épaule…

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Vous avez parlé de la question du contrôle que vous jugez insuffisant dans certains établissements, notamment au moment où les animaux sont amenés et tués. Vous n’êtes pas opposé à la vidéo, à certaines conditions. Mais le contrôle est parfois une protection pour les agents : ils peuvent s’en servir pour prouver qu’ils ne sont pas à l’origine de l’accident. Pensez-vous que ce type de surveillance vidéo pourrait être aussi déclenché par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou par le salarié lui-même s’il estime que les conditions qu’on lui impose ne lui permettent pas de travailler correctement ? Le salarié pourrait alors démontrer les difficultés qu’il rencontre en cas de contestation de ses conditions de travail. La vidéo peut aussi être une protection, directe ou à travers le CHSCT, et pas seulement une surveillance destinée à le mettre en cause en cas de dysfonctionnement. Qu’en pensez-vous ?

M. Stéphane Geffroy. Par l’intermédiaire du CHSCT, je pense que c’est faisable. Mais on serait obligé d’enregistrer les images et ça…

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Tout dépend de l’usage qu’on en fait ensuite.

M. Stéphane Geffroy. Exactement. Ces images enregistrées ne doivent pas sortir de l’établissement. Elles ne doivent être visionnées que par les membres du CHSCT ou du service vétérinaire.

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Ou par la justice, en cas de soucis.

M. Stéphane Geffroy. Oui.

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Dans votre ouvrage, vous évoquez le côté fermé des abattoirs : on y est dans un entre-soi, méconnu et non reconnu à l’extérieur. Pour y remédier, il faudrait ouvrir. Or, vous le dites vous-même, c’est un milieu particulier que personne ne regarde. Si on se met à tout regarder d’un seul coup, cela va provoquer des chocs… Ne pourrait-on pas imaginer une sorte de sas – la réunion périodique d’élus, d’associations de consommateurs et de défense des animaux comme l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA), de salariés, etc., – qui serait une manière de laisser la lumière pénétrer dans la boîte noire, sans passer pour autant du secret à la transparence totale ?

M. Stéphane Geffroy. Oui, je pense que ce serait possible. Mais il faut savoir que lors des opérations portes ouvertes, la chaîne d’abattage n’est pas en marche. J’ai déjà visité d’autres abattoirs où moi-même je n’avais pas accès à l’assommage ou à l’anesthésie des animaux.

M. le rapporteur. On peut le comprendre lors de journées portes ouvertes qui s’adressent à un large public. On peut penser que certains postes ne peuvent être vus que par des regards un peu avertis. Mais du coup, personne ne voit jamais ces postes. C’est pourquoi je vous proposais cette idée de sas pour que quelques personnes puissent porter le message à l’extérieur, en posant un regard averti sur ce qui se fait de bien et de moins bien dans l’établissement.

Suite à la diffusion des vidéos, une inspection spécifique annuelle sur le bien-être animal a été déclenchée par Stéphane Le Foll dans tous les abattoirs. Le ministre a ainsi fait remonter un certain nombre d’anomalies, ce qui prouve que le contrôle habituel n’avait pas été suffisamment attentif à cet aspect des choses. Pensez-vous que c’est une solution ? Une fois par an, sans que ce soit programmé, il pourrait y avoir une inspection spécifique sur ces questions de bien-être animal, d’assommage, de sensibilité et autres, parce que ce ne sont pas celles qui suscitent spontanément l’attention. Au jour le jour, on s’intéresse davantage aux normes sanitaires ou au contrôle ante mortem. Pensez-vous qu’une telle inspection annuelle serait un moyen intéressant de corriger les dérives ?

M. Stéphane Geffroy. Ce serait bien. Mais tous les abattoirs, sauf les petits publics, sont très fermés : il y a des caméras partout, il faut des badges d’accès, etc. Si vous vous annoncez à l’entrée, le chef de l’entreprise sera prévenu et tout le monde sera au courant de l’inspection dans les dix minutes. Tout étant informatisé, un chef de chaîne d’abattage peut réduire la cadence en deux clics, et dire à un ouvrier de passer un coup de jet d’eau pour nettoyer au lieu de faire autre chose. Ça me paraît compliqué…

M. le rapporteur. Mais tout cela ne milite-t-il pas pour l’installation d’une vidéo qui pourrait être déclenchée par l’inspection de l’extérieur et de manière inopinée ?

M. Stéphane Geffroy. Elle serait déclenchée par le biais du service vétérinaire ?

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Bien sûr, pour éviter que tout le monde soit prévenu.

M. Stéphane Geffroy. Cela peut être envisagé.

M. le rapporteur. J’ai une dernière question concernant les vidéos diffusées par l’association L214 Éthique et animaux. Au départ, comment avez-vous eu connaissance de leur existence ? Par la presse ? Je ne suis pas sûr que les agents qui travaillent en abattoir passent toute la journée les yeux rivés sur Twitter et internet. Comment ont-elles circulé dans le milieu ? Ont-elles vraiment circulé ?

M. Stéphane Geffroy. Ah oui, parce que l’information a été donnée à la télévision et dans les journaux. Tout le monde l’a su dès le lendemain.

M. le rapporteur. Une fois l’information donnée à la télévision et dans la presse, vous êtes allé voir les vidéos ?

M. Stéphane Geffroy. Bien sûr !

M. le rapporteur. Et vous en avez parlé entre vous ?

M. Stéphane Geffroy. Bien sûr !

M. le rapporteur. C’était un besoin d’en parler ?

M. Stéphane Geffroy. Tout à fait parce qu’on est caché du public et que les images étaient très fortes et incompréhensibles. Ce n’est pas parce qu’on fait de l’élevage qu’il faut maltraiter les animaux.

M. le rapporteur. Le regard des gens a-t-il changé après ces vidéos ? Avez-vous été interrogé par des personnes qui vous connaissent et qui savent que vous travaillez dans un abattoir ?

M. Stéphane Geffroy. Pas forcément. En revanche, après le film qui a été réalisé sur la chaîne d’abattage, j’ai eu des regards différents, y compris dans ma propre famille qui connaissait déjà mon travail par le biais de ce que je leur racontais et du livre. Ils ont été un peu choqués par les images, on peut le dire.

M. le rapporteur. Que vous ont-ils dit ?

M. Stéphane Geffroy. Qu’ils ne pensaient pas que c’était cela, mon travail.

M. le rapporteur. Était-ce de l’empathie pour vous parce qu’ils ne pensaient pas que c’était aussi dur ? Ou vous ont-ils mis en cause en disant qu’ils ne pensaient pas que vous puissiez faire ça ?

M. Stéphane Geffroy. Ce n’était pas une mise en cause. Ils réagissaient surtout à la pénibilité.

M. le président Olivier Falorni. Le film sur la chaîne d’abattage auquel vous faites référence est Saigneurs, n’est-ce pas ?

M. Stéphane Geffroy. Oui.

M. le président Olivier Falorni. Nous diffuserons ce documentaire le mardi 21 juin pour les parlementaires et les journalistes qui souhaitent le voir. Le lendemain, nous recevrons son auteur.

Mme Françoise Dubois. Monsieur Geffroy, je vous félicite d’avoir eu le courage d’écrire ce livre : il ne doit pas être évident de raconter ce qu’on fait, surtout dans ces conditions.

Je voudrais revenir sur l’aspect humain de votre travail. En préambule, vous avez dit que vous étiez un peu des oubliés du Gouvernement – je suppose que vous faites référence à tous ceux qui se sont succédé. Il se trouve que la nouvelle loi travail comporte une clause de pénibilité. En tant que délégué syndical, pensez-vous que vous pouvez intégrer ces clauses de pénibilité ? Personnellement, je le souhaite.

Vous dites être entré à dix-neuf ans dans cet abattoir, sans aucun bagage. Comment avez-vous appris ce métier ? Avez-vous reçu une formation ou avez-vous seulement observé avant de pratiquer ? Comment les choses se passent-elles pour les jeunes qui arrivent maintenant ? S’ils reçoivent une formation, considérez-vous qu’elle est suffisante ?

Le grand public manifeste peut-être plus d’indifférence que d’ignorance à l’égard de votre métier. On fait l’autruche : on ne tient pas à savoir ce qui se passe entre le moment où on voit la vache brouter tranquillement dans son pré et celui où on achète un beefsteak. Tout à coup, les images ont interpellé les gens. Ce manque de considération n’est certainement pas facile à vivre. On parle d’inspections pour vérifier le bien-être animal. Y en a-t-il pour s’occuper du bien-être humain ? Des services s’en chargent, je pense.

Qu’en est-il du retour à la maison, le soir, pour des gens qui pratiquent ce métier qui peut troubler ? Les jeunes qui entrent pour la première fois dans un abattoir pour y travailler doivent être dans une situation compliquée. Psychologiquement, comment surmontez-vous ce décalage qui existe entre la vie de l’abattoir et celle de l’extérieur ?

M. Stéphane Geffroy. À l’époque où je suis entré dans le hall d’abattage, il n’y avait pas de pré-visite. Quand je suis arrivé, on m’a laissé un couple d’heures pour observer mon collègue et pour me mettre petit à petit au travail sur ce poste. Les jeunes bénéficient maintenant d’une pré-visite parce que certains peuvent être choqués d’emblée par la vue de ces gros animaux, au point de ne pas pouvoir travailler dans ce milieu. En tant que formateur d’intégration, je prends en charge les nouveaux arrivants jusqu’à ce qu’ils soient totalement autonomes dans l’entreprise.

Mme Françoise Dubois. Vous êtes formateur dans votre entreprise uniquement, pas au niveau départemental ou régional ?

M. Stéphane Geffroy. Je ne suis formateur que dans mon entreprise. À mon époque, on était conditionnés pour travailler sur un poste et on y restait pendant des années. Ce n’est plus le cas : quand on connaît un poste parfaitement, on en change ; on peut passer d’un bout à l’autre de la chaîne si on le veut. On peut aussi passer des certificats de qualification professionnelle (CQP). Ce sont aussi des formations qui n’existaient pas avant. Les choses ont bien évolué de ce point de vue.

Au retour à la maison, il faut un petit moment de décompression… On va jardiner, promener le toutou…

Mme Françoise Dubois. On n’entre pas dans le conflit tout de suite…

M. Stéphane Geffroy. Surtout pas !

me Françoise Dubois. À l’extérieur, vous n’avez jamais été traité d’assassin comme le ministre de l’agriculture ?

M. Stéphane Geffroy. Non, seulement dans les journaux ces temps derniers.

Mme Laurence Abeille. Je voudrais revenir sur la question des rémunérations des salariés. Vous avez dit que le salaire fait partie des raisons qui vont ont fait rester dans ce métier. Pourriez-vous nous dire ce que représentait votre salaire par rapport au SMIC de l’époque ?

M. Stéphane Geffroy. Je ne me souviens plus trop, mais je sais qu’au bout de deux ou trois ans, je gagnais quasiment autant que mon père qui était menuisier depuis une vingtaine d’années.

Mme Laurence Abeille. Lors de l’audition d’hier, nous avons appris que la politique actuelle des abattoirs était d’embaucher des étrangers – des Roumains et plus récemment des Guinéens – à des salaires bien inférieurs à ceux qui se pratiquent habituellement. Connaissez-vous ce genre de pratiques qui consiste à changer le profil des salariés pour pouvoir diminuer les salaires, y compris en engageant des gens qui ne maîtrisent pas la langue française ?

M. Stéphane Geffroy. C’est arrivé il y a deux ou trois ans, surtout parmi les tâcherons du désossage, mais pas sur le haut de l’abattage. Pas chez nous en tout cas.

Mme Laurence Abeille. D’après vous, les services vétérinaires font-ils bien leur travail ?

M. Stéphane Geffroy. Chez nous oui, très bien, je peux vous l’assurer. Depuis la maladie de la vache folle, les services vétérinaires ont beaucoup changé et le suivi est devenu plus strict sur le plan sanitaire.

Mme Laurence Abeille. Et au niveau du bien-être animal ?

M. Stéphane Geffroy. Il y a eu aussi des progrès dans ce domaine-là. Notre entreprise a été l’une des premières à pailler les bouveries des animaux ; début 2013, un protocole a été mis en place et toutes les personnes en contact avec des animaux vivants ont été formées.

Mme Laurence Abeille. Au regard de ce qu’on a pu voir sur les vidéos, pensez-vous que ces formations sont suffisantes ?

M. Stéphane Geffroy. Oui, je pense. Il y a quelques années, on recrutait des jeunes issus du milieu agricole et ils étaient au contact avec les animaux, en début de chaîne. Maintenant, on a du mal à recruter ce personnel. Ces formations sont très bien pour les gens qui ne connaissent pas ce milieu.

Mme Laurence Abeille. Avez-vous eu connaissance, dans votre entreprise ou ailleurs, de pratiques consistant à fournir des boissons alcoolisées aux personnels pour leur « donner du courage » et la force d’accomplir les gestes ?

M. Stéphane Geffroy. Ah non, je n’ai jamais vu de telles choses !

Mme Laurence Abeille. Je vous pose la question parce que ce sont des éléments qui nous ont été rapportés.

Votre métier s’exerce dans le secret, le confinement. On en parle beaucoup depuis le début des auditions. Vous êtes visiblement opposé à l’enregistrement d’images vidéo. Même si ces images ne sont pas à montrer à n’importe qui, ne pourraient-elles pas servir à la défense des salariés en cas de problème et à garantir que les animaux sont le mieux traités possible dans la chaîne ? Je ne comprends pas très bien votre refus de l’enregistrement.

M. Stéphane Geffroy. Qui va gérer et conserver ces enregistrements ? Il ne faut pas qu’on retrouve ces images partout, que l’on voie tout et n’importe quoi.

Mme Laurence Abeille. Et pourquoi ?

M. Stéphane Geffroy. Parce que cela pourrait conduire à des polémiques alors que, à mon avis, il n’y en a pas besoin.

Mme Geneviève Gaillard. Qu’entendez-vous par n’importe quoi ?

M. Stéphane Geffroy. Il est peut-être possible de fabriquer des vidéos. Personnellement, je n’y vois pas trop d’inconvénients, mais il faut que ce soit contrôlé.

Mme Geneviève Gaillard. Encadré.

M. Stéphane Geffroy. Très encadré.

Mme Laurence Abeille. Vous ne seriez pas forcément contre un enregistrement à partir du moment où il y aurait un encadrement précis de l’utilisation des images.

M. Stéphane Geffroy. Oui, et je pense que cette gestion est compliquée à mettre en place.

Mme Laurence Abeille. Je vais revenir sur le dur métier que vous exercez : c’est difficile de voir arriver un être vivant qu’on va tuer pour la consommation. Dans quel état d’esprit faut-il se trouver pour arriver à effectuer ces gestes de violence ? Au cours de l’audition d’hier, il a été question de l’impossibilité d’éprouver de la compassion, et du fait que les agents des abattoirs devaient plutôt se mettre dans une posture de combattant vis-à-vis de l’animal pour arriver à effectuer ce geste. Est-ce que ce que je vous dis correspond à quelque chose que vous avez pu vous-même ressentir ou observer autour de vous ?

M. Stéphane Geffroy. Peut-être sur certains postes, quand on commence. Il faut aussi se rappeler que ce sont des animaux d’élevage, nés de la main de l’homme pour subvenir à nos besoins en lait, viande, cuir, laine. Sans cela, beaucoup d’animaux n’existeraient pas.

Mme Laurence Abeille. Autrement dit, pour vous, comme ils sont destinés à la consommation, ils ne peuvent pas être considérés de la même façon que d’autres animaux ?

M. Stéphane Geffroy. Tout à fait, mais ce n’est pas une raison pour les maltraiter.

Mme Laurence Abeille. Ce n’est pas ce que je voulais vous faire dire. Mais c’est un aspect important : l’état d’esprit qui permet de travailler dans ces conditions.

Autre caractéristique de votre profession où il y a beaucoup d’accidents du travail : on est obligé de porter des protections pour éviter les blessures et maintenir les cadences. Dans d’autres métiers – le travail du bitume, l’abattage d’arbres, etc. – les gens doivent porter des masques pour se protéger d’émanations toxiques ou de la poussière. Or on constate souvent que ces travailleurs enlèvent leurs équipements de protection dès qu’ils ne sont plus trop surveillés. Avez-vous observé ce genre de comportement ? Avez-vous constaté que, pour être plus libre de leurs mouvements, des gens enlèvent leurs protections même dans des cadences difficiles ?

M. Stéphane Geffroy. Non, pas chez nous. Le service de sécurité passe tous les jours et à n’importe quelle heure de la journée. Quand une personne n’a pas ses équipements de protection individuelle (EPI), elle ne peut pas prendre son poste ou y rester. C’est impératif.

M. le rapporteur. Dans ce domaine de la sécurité et dans d’autres, y a-t-il une « culture maison » ? Vous dites qu’il y a un contrôle pour les équipements de protection et j’imagine que tout le monde sait qu’il n’est pas toléré de ne pas les mettre. De la même façon, on fait les gestes d’une manière et pas d’une autre quand on appartient à cette entreprise. Est-ce qu’il y a une émulation pour bien faire, une culture maison qui conforte la règle ? N’y a-t-il pas, au contraire, une tendance à passer à côté ?

M. Stéphane Geffroy. Quand on se met à passer à côté, c’est lié à la pénibilité et à la cadence : il faut finir et on a peu de moyens pour arrêter une chaîne d’abattage. C’est là qu’un coup de couteau sera mal donné à un moment précis. Sinon, il y a des règles à respecter : on apprend au jeune à mettre toujours la pointe de son couteau vers le bas quand il circule, etc.

M. le rapporteur. Si un jeune oublie cette consigne au début, qui va le rappeler à l’ordre ? Son formateur, son responsable hiérarchique, son voisin de chaîne ?

M. Stéphane Geffroy. Tous ces gens-là vont le rappeler à l’ordre.

Mme Sylviane Alaux. Dans les articles qui lui sont consacrés, chacun s’accorde à trouver que votre livre est un bel hymne à la camaraderie et à l’entraide. Dans l’un d’eux je lis que l’entraide est ce qui permet « de ne pas sombrer, même si avec la multiplication des contrats à durée déterminée ces dernières années, il est de plus en plus difficile de tisser des liens. » De votre côté, dans ce turn over qui s’inscrit dans le quotidien de l’entreprise, avez-vous noté l’arrivée d’une main-d’œuvre étrangère avec tout ce que cela peut entraîner en termes de manque de formation et de difficultés de communication quand les nouveaux arrivants ne maîtrisent pas la langue ?

En m’intéressant à vous et à votre livre, j’ai aussi lu que votre surnom était « Cactus ». Vous déclarez ouvertement que vous entendez bien faire bouger le Gouvernement. Quels sont vos projets et les prochaines étapes de votre militantisme ?

M. Stéphane Geffroy. Les jeunes surfent sur internet et ils voyagent plus que nous à leur âge. Ils se voient moins fonder une famille, acheter une maison, rester dans un coin. Ils sont plus ouverts d’esprit. C’est pour cela qu’il y a un grand turn over au niveau des jeunes, d’autant plus que la pénibilité du métier n’est pas prise en compte. C’est vrai aussi qu’on voit davantage d’étrangers dans les abattoirs : des Africains, Mexicains, Italiens. Mais tous ces jeunes sont tous pris en charge ; on ne les laisse pas dans l’entreprise tant qu’ils ne sont pas aptes à s’y déplacer seuls.

Vis-à-vis du Gouvernement, je suis content de me faire entendre, parce qu’on nous a oubliés pendant des années. On ne nous a jamais entendus ni regardés. Et pour faire reconnaître la pénibilité de notre métier, on ne peut pas bloquer le pays… J’aimerais bien qu’un gouvernement se pose un jour les bonnes questions et reconnaisse la pénibilité de notre travail.

Mme Sylviane Alaux. Ces images, qui ont déclenché une indignation nationale, peuvent-elles être exploitées en ce sens ?

M. Stéphane Geffroy. C’est possible. Jusqu’à présent, rien n’a été fait parce que tout le monde estime que son métier est pénible. Nos revendications porteront-elles leurs fruits un jour ? Je l’espère.

M. Thierry Lazaro. Il serait peut-être utile de repréciser votre position sur les enregistrements. Si j’ai bien compris, vous seriez rassuré par la présence d’un organisme public, telle que suggérée par le rapporteur, ce qui pourrait d’ailleurs engendrer d’autres problèmes administratifs et légaux. Dès lors que les images vidéo du poste d’abattage seraient consultables par un organisme public, l’enregistrement pourrait-il être l’une des solutions ? À juste titre, vous émettez un doute sur les directions d’entreprise…

M. Stéphane Geffroy. C’est très compliqué. Beaucoup de gens sont hostiles à l’idée d’être filmé sur leur lieu de travail, tout en sachant qu’ils le sont déjà dans la rue, à la banque, au supermarché, et partout. Personnellement, je ne vois pas où est le problème ; mais la direction et le personnel appartiennent à des milieux assez différents. Pour ma part, je ne suis pas favorable à ce que la direction ait un droit de regard sur ces images-là.

M. le président Olivier Falorni. Monsieur Geffroy, au nom de tous les membres de la commission, je vous remercie pour votre témoignage très intéressant.

La séance est levée à dix heures vingt.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Réunion du jeudi 9 juin 2016 à 9 heures

Présents. - Mme Laurence Abeille, Mme Sylviane Alaux, Mme Isabelle Bruneau, Mme Françoise Dubois, M. Olivier Falorni, Mme Geneviève Gaillard, M. Thierry Lazaro, M. Alain Rodet

Excusés. - M. François Rochebloine, M. Arnaud Viala, Mme Paola Zanetti