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Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Mercredi 22 juin 2016

Séance de 17 heures 45

Compte rendu n° 32

Présidence de M. Olivier Falorni, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur la vidéo-surveillance, avec la participation de M. Grégoire Loiseau, professeur à l’Université Paris-1, de M. Frédéric Géa, professeur à la Faculté de droit, sciences économiques et gestion de Nancy-Université de Lorraine, et de M. Paul Hébert, directeur-adjoint, et Mme Wafae El Boujemaoui, chef du service des questions sociales et ressources humaines, à la Direction de la conformité de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

La séance est ouverte à dix-huit heures vingt.

M. le président Olivier Falorni. Cette table ronde est consacrée à deux questions importantes qui se sont posées de façon récurrente durant toutes nos auditions depuis la création de cette commission d’enquête : le contrôle et la formation des opérateurs en abattoirs. Ces deux préoccupations nous ont amenés à nous interroger, de façon tout aussi récurrente, sur la vidéosurveillance. Doit-on et peut-on l’introduire dans les abattoirs, et tout particulièrement aux postes, particulièrement sensibles, d’étourdissement et d’abattage ?

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Paul Hébert, directeur adjoint à la conformité de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), et Mme Wafae El Boujemaoui, chef du service des questions sociales et ressources humaines. Je rappelle que la CNIL est une autorité administrative indépendante chargée de veiller à ce que l’informatique soit au service du citoyen, et qu’elle ne porte atteinte ni à l’identité humaine, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles et publiques. La CNIL est également compétente pour toutes les questions relatives à la mise en place de la vidéosurveillance sur le lieu de travail.

Nous recevons également M. le professeur Grégoire Loiseau, professeur à l’Université Paris I, Panthéon Sorbonne, où il enseigne depuis 2003. Monsieur Loiseau, vous êtes directeur du master 2 recherche « Personne et droit », et du master 2 professionnel « Juristes de droit social ». Vous assumez de nombreuses responsabilités éditoriales, et vous êtes un spécialiste de la question de la vidéosurveillance des salariés sur leur lieu de travail.

Participe enfin à cette table ronde, M. le professeur Frédéric Géa, professeur à la faculté de droit, sciences économiques et gestion de Nancy-Université de Lorraine. Vous dirigez notamment, monsieur Géa, le master droit du travail et de la protection sociale. Spécialiste en droit du travail, vous avez publié, dans diverses revues, de nombreux articles sur la vidéosurveillance.

Je rappelle que, comme toutes nos auditions, cette table ronde est publique, ouverte à la presse, et diffusée en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Elle pourra être visionnée à tout moment sur le site internet de l’Assemblée, comme l’ensemble de nos travaux dont certains sont diffusés en direct ou en différé sur la Chaîne parlementaire.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Paul Hébert, Mme Wafae El Boujemaoui, M. Grégoire Loiseau, et M. Frédéric Géa prêtent successivement serment.)

M. Paul Hébert, directeur adjoint à la direction de la conformité de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Les dispositifs vidéo peuvent être soumis à deux régimes juridiques distincts : celui de la vidéosurveillance et celui de la vidéoprotection.

La vidéosurveillance, mise en œuvre dans des lieux qui ne sont pas ouverts au public, comme les bureaux ou les entrepôts, est soumise aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978, dite « informatique et libertés », alors que la vidéoprotection concerne la voie publique ou des lieux ouverts au public et relève du code de la sécurité intérieure. Mon propos sera évidemment centré sur la vidéosurveillance.

Au quotidien, la CNIL accompagne divers acteurs, notamment les entreprises et l’administration, dans la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance. Pour répondre à la demande, elle a publié, sur son site internet, des fiches qui expliquent aux employeurs les précautions à prendre pour installer des caméras dans leur entreprise en respectant les dispositions de la loi informatique et libertés. En 2015, nous avons reçu 12 500 déclarations de la part d’employeurs, relatives à l’installation de systèmes de vidéosurveillance. Nous sommes également destinataires de plaintes de citoyens, de salariés ou de syndicats. Sur un total d’environ 7 900 plaintes enregistrées en 2015, cinq cents concernaient la vidéosurveillance dans des lieux de travail. La CNIL a également pour mission d’opérer des contrôles de l’application de la loi de 1978, et de prononcer des sanctions en cas de manquement à la loi.

Je rappellerai les grands principes à respecter en cas d’installation d’un système de vidéosurveillance, comme c’est le cas pour tout traitement informatique de données à caractère personnel.

Le premier est le principe de finalité. La finalité de la mise en place d’un système de vidéosurveillance doit, aux termes de la loi, être « déterminée, explicite et légitime ». Il s’agit très fréquemment de la sécurité des biens et des personnes, par exemple lorsque l’on installe des caméras dans un entrepôt pour lutter contre le vol, mais il en existe d’autres – la formation peut constituer une finalité en tant que telle. Même si les animaux ne sont juridiquement ni des biens ni des personnes, par extension, la préservation de leur sécurité, pour tout ce qui touche aux mauvais traitements, me paraît être une finalité tout à fait légitime.

J’insiste sur le principe de finalité car la loi informatique et libertés exclut que des images soient utilisées pour une autre finalité que celle qui est initialement prévue. Un employeur qui aura, par exemple, installé des caméras pour surveiller un stock de matériels coûteux ne peut pas en visionner les images pour s’assurer de la productivité de ses salariés. Il est donc essentiel que les finalités d’un dispositif vidéo soient parfaitement établies. Peut-être serez-vous amenés, dans les conclusions de vos travaux, à déterminer les finalités qui pourraient être poursuivies par des systèmes de vidéosurveillance installés dans les abattoirs.

Deuxième principe : la proportionnalité. Tous les dispositifs qui relèvent de la loi de 1978 doivent être « proportionnés » par rapport à la finalité qui leur a été assignée. Quelle que soit cette dernière, la CNIL considère en général que ces dispositifs ne doivent pas conduire à placer des salariés dans un système de surveillance constante et permanente, sauf si des circonstances particulières le justifient, par exemple en raison de la nature de la tâche à accomplir. Très concrètement, et de façon assez casuistique, la délégation de la CNIL qui viendrait s’assurer du respect de ce principe vérifiera l’orientation des caméras, leur nombre, leurs horaires de fonctionnement, leur capacité à conserver les images, à enregistrer le son, la possibilité de visionnage à distance, etc..., autant d’éléments qui lui permettent d’apprécier la proportionnalité du dispositif par rapport à la finalité poursuivie et la nature des opérations effectuées. Par exemple, si l’objectif consiste à surveiller qu’il n’y a pas de vol à une caisse, la caméra doit être davantage orientée vers la caisse que vers le caissier lui-même. On pourrait tenir un raisonnement similaire si un dispositif de vidéosurveillance visait à éviter les maltraitances sur les animaux. En tout état de cause, le dispositif retenu doit évidemment limiter au maximum les atteintes à la vie privée des salariés.

Troisième principe : il est impératif d’informer les personnes filmées, qu’il s’agisse des salariés ou des visiteurs éventuels. Cette information se fait par affichage ou de manière individuelle. Le droit du travail prévoit également que les représentants du personnel sont consultés. Il ne peut y avoir de surveillance à l’insu des personnes qui doivent être informées des finalités du dispositif, ainsi que de leurs propres droits. Toute personne filmée dispose, au titre de la loi informatique et liberté, d’un droit d’accès à ses propres données, comme c’est le cas pour tous les fichiers. Elle peut demander à consulter les images où elle apparaît, voire à en obtenir une copie.

Dernier principe essentiel : la sécurité des données et la limitation du nombre de personnes habilitées à visionner les images enregistrées. Le responsable d’un dispositif de vidéosurveillance doit garantir la confidentialité de toutes les informations collectées qui ne doivent pas être diffusées. À l’instar de nombreuses autres obligations imposées par la loi informatique et libertés, la violation de ce principe de sécurité est sanctionnée pénalement. Il appartient au responsable en question de prendre des mesures, telles que la mise en place de codes d’accès ou de systèmes de traçabilité, afin d’éviter l’accès de tous aux images et leur circulation incontrôlée.

Selon la finalité de la vidéosurveillance, finalité qui constitue la pierre angulaire du dispositif, une réflexion devra donc être menée sur ceux qui seraient amenés à visionner d’éventuelles images filmées dans les abattoirs. S’il s’agit d’assurer la sécurité des travailleurs, on pourrait imaginer que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ait accès aux images ; s’il s’agit davantage de lutter contre la maltraitance subie par les animaux, les autorités sanitaires pourraient être compétentes.

M. Grégoire Loiseau, professeur à l’Université Paris I. L’essentiel a été dit, et les règles posées par la CNIL se retrouvent dans la jurisprudence car elles sont appliquées par la chambre sociale de la Cour de cassation. Cette dernière se comporte en effet en excellent élève puisque les décisions qu’elles rendent reprennent quasiment mot pour mot celles de la CNIL.

Le salarié concerné peut-il s’opposer à la mise en place d’un système de vidéosurveillance ? Non. On considère que la surveillance fait partie du pouvoir de contrôle de l’employeur et que, dans l’exercice de ce pouvoir de contrôle, il est fondé à imposer aux salariés le fait d’être filmé, sous réserve des principes de finalité, de proportionnalité – les juristes parlent parfois de « principe de loyauté » car il s’agit d’éviter qu’un enregistrement serve à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été déclaré –, et de transparence. Les salariés doivent être informés non seulement de l’existence du dispositif, mais aussi de sa finalité. Les institutions représentatives du personnel doivent être informées et consultées lors de sa mise en place – le comité d’entreprise dans les entreprises de plus de cinquante salariés, et le ou les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHCST). Le salarié ne peut pas s’opposer à la vidéosurveillance : les quelques petits litiges marginaux dans lesquels des salariés invoquaient leur droit à l’image ont fait long feu.

Il faut aussi évoquer le cas de l’employeur. Nous sommes partis d’une hypothèse classique et bien connue selon laquelle un employeur, dans l’exercice spontané de son pouvoir de contrôle, souhaite mettre en place un système de vidéosurveillance. Il doit dès lors déclarer le dispositif à la CNIL et est tenu à un certain nombre d’obligations et de règles. Mais il me semble que la question posée en l’espèce est un peu différente et un peu plus complexe, car il s’agit d’imposer à l’employeur d’installer des caméras dans l’établissement d’abattage dont il est propriétaire.

Je pense que, par la loi ou le règlement, il est possible de l’obliger à agir ès qualités d’employeur : il est déjà soumis à un certain nombre d’impératifs d’intérêt général auxquels on peut aujourd’hui considérer que la protection des animaux se rattache. Si l’on pouvait encore en douter jusqu’à l’année dernière, l’introduction de l’amendement Glavany dans la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures l’a confirmé en modifiant le code civil qui précise désormais, dans son article 515-14 que les animaux sont « doués de sensibilité ».

J’ai en revanche une toute petite hésitation lorsque je considère non plus l’employeur, mais le propriétaire de l’abattoir, même si je pense que l’impératif d’intérêt général resterait un élément suffisant pour l’obliger à agir. L’exploitant d’un abattoir en est généralement le propriétaire, et il n’est pas évident d’imposer à un propriétaire d’installer, dans l’enceinte d’un lieu dans lequel il est souverain, des dispositifs qui n’auraient pas son agrément. Voilà pourquoi, telle qu’elle est assurée par les instances juridiques de notre pays, la protection du droit de propriété qui a valeur constitutionnelle pourrait nous faire émettre une petite réserve sur la possibilité d’imposer, non à l’employeur ès qualités, mais au propriétaire des locaux, l’installation d’un système de vidéosurveillance.

M. Frédéric Géa, professeur à la faculté de droit, sciences économiques et gestion de Nancy-Université de Lorraine. L’essentiel a été dit, et bien dit. La question de la vidéosurveillance, comme d’autres techniques, nous place au cœur d’une dialectique bien connue entre, d’un côté, les pouvoirs de l’employeur qui peut légitimement contrôler l’activité de ses salariés, et, de l’autre, le respect des droits des salariés, notamment de leur vie privée.

Si l’on se pose, de façon générale, la question de principe de savoir si l’employeur peut surveiller ses salariés, la réponse est évidemment affirmative. Il peut le faire, mais pas à n’importe quelles conditions, car il doit satisfaire à plusieurs exigences. L’exigence de transparence se décline aux plans individuel et collectif, avec la consultation des représentants du personnel. L’exigence de proportionnalité résulte d’un article phare du code du travail, l’article L.1121-1 ainsi rédigé : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » L’employeur se trouve aussi dans l’obligation de déclarer à la CNIL les aspects techniques du dispositif, et le fait qu’il envisage par ce moyen de recueillir des données personnelles sur ses salariés, ce qui entre dans le champ d’application de la loi informatique et libertés.

Il faut aussi souligner que ces principes se déclinent de façon nuancée. Par essence, le principe de proportionnalité donne lieu à une appréciation. Cette dernière s’exprime en particulier par rapport à une finalité que l’employeur est supposé avoir clairement définie. Un certain nombre d’arrêts de la Cour de cassation portent sur des systèmes de vidéosurveillance qui visaient un objectif, mais qui ont été utilisés à d’autres fins. Je pense, par exemple, à un arrêt de février 2011 sur la validité des images d’un système de vidéosurveillance d’un bar, dont l’objet initial était d’assurer la sécurité des biens et des personnes, mais qui a finalement servi à montrer qu’un salarié omettait d’encaisser des consommations. À cette époque, la Cour de cassation ne paraissait pas très sensible au respect de la finalité initiale du dispositif, considérant que les salariés du bar avaient été préalablement informés de la mise en place de caméras – mais pas de ce à quoi, le cas échéant, elles pouvaient servir. Mais en 2012, la Cour a fait évoluer sa position. Elle se demandait si un dispositif de caméras pouvait être légalement accepté comme preuve des horaires de présence de salariés qui se rendaient chez un client extérieur ; or la vidéo n’a pas été admise comme preuve au motif que l’employeur n’avait jamais informé ses salariés que les caméras installées chez le client pouvaient servir au besoin à décompter leur temps de travail et à contrôler leur activité. Il faut aujourd’hui que la finalité annoncée corresponde à la finalité mise en œuvre. La CNIL est très vigilante sur ce point : elle exige depuis longtemps que les finalités soient clairement exprimées.

L’enjeu est d’autant plus sensible que, d’un point de vue juridique, on peut distinguer deux types de vidéosurveillance : celle qui concerne les salariés, soumise au régime juridique que j’ai décrit avec ses exigences de transparence et de proportionnalité, mais aussi celle qui porte sur des lieux où ne se déroule pas l’activité des salariés – comme des lieux de stockage par exemple. Dans cette dernière catégorie de vidéosurveillance, les conditions que nous avons évoquées ne s’appliquent pas ; autrement dit, cela n’interdirait pas d’utiliser, le cas échéant, ces images pour sanctionner un salarié. Un arrêt relativement récent a permis qu’une vidéo provenant d’un dispositif de cette nature soit utilisée pour licencier un salarié qui avait été filmé en dehors de son temps de travail.

Les conditions très précises qui ont été présentées s’appliquent lorsque le système de vidéosurveillance filme des salariés ; il faut alors être extrêmement rigoureux sur la finalité déclarée. Elles ne s’appliquent pas aux dispositifs qui ne visent pas à filmer les salariés ou leur activité, mais qui servent principalement à surveiller des pièces, des matériaux, des biens, des phases du processus de traitement ou certains éléments des ateliers dans le cas des abattoirs, et qui dès lors échappent aux justifications précédemment évoquées.

M. le président Olivier Falorni. Nous pouvons tirer une première conclusion du début de cette table ronde : la mise en place de la vidéosurveillance au poste d’abattage est d’ores et déjà possible en droit français. Quelle serait la procédure à suivre, et quelles modifications législatives ou réglementaires vous paraissent-elles éventuellement nécessaires ou souhaitables ?

Par ailleurs, durant combien de temps les images enregistrées peuvent-elles être conservées ? Doivent-elles l’être durant une durée minimale ?

La loi peut-elle comporter des précisions s’agissant des personnes ayant accès aux images de la vidéosurveillance ? Une entreprise peut-elle, si elle le souhaite, donner un accès plus large à ces vidéos ? Si c’est le cas, peut-on l’en empêcher ?

M. Paul Hébert. Vous l’avez compris, il n’y a pas d’obstacle en droit français à la mise en place un système de vidéosurveillance au poste d’abattage.

La procédure à suivre dépend un peu de l’orientation que l’on souhaite prendre, et de l’encadrement que l’on souhaite donner. Sauf erreur de ma part, un abattoir pourrait, dès aujourd’hui, installer un système de vidéosurveillance à condition qu’il déclare sa finalité à la CNIL. Chaque abattoir pourrait définir la finalité, et choisir les destinataires ou la durée de conservation des données. Une autre possibilité consiste à prendre un texte général qui préciserait la finalité de la vidéosurveillance dans les abattoirs…

M. le président Olivier Falorni. Selon vous, s’agirait-il d’un texte législatif ou réglementaire ?

M. Paul Hébert. À mon sens, il n’y a pas besoin de passer par la loi ; une modification des textes réglementaires serait suffisante. Tout dépend évidemment de la finalité retenue. De manière générale, je rappelle en effet que tout ce qui touche à la vie privée est traité par la voie législative, car la loi assure une meilleure protection en la matière – en l’espèce la vie privée des salariés. Cependant, je le répète, en première analyse, il ne me semble pas indispensable de passer par un véhicule législatif pour prendre un texte général qui préciserait les finalités de la vidéosurveillance dans les abattoirs, les destinataires et les durées de conservation des données.

Par défaut, la CNIL recommande à un employeur qui installe dans sa société lambda un système de vidéosurveillance pour surveiller son stock de ne pas conserver d’images au-delà d’un mois. Un texte pourrait évidemment déroger à ce délai : tout est affaire de proportionnalité au regard de la finalité retenue.

S’agissant de l’accès aux images, la déclaration d’un système de vidéosurveillance oblige actuellement à lister les destinataires des données recueillies, mais il existe des « tiers autorisés ». Cette notion recouvre toutes les personnes légalement habilitées à accéder aux images, comme les forces de police sur réquisition judiciaire par exemple.

Un texte aurait l’avantage d’être bien précis en termes de finalités. Il faudra ensuite se poser la question des moyens. Comment se déclenche le système, conserve-t-il les images ? Les questions sont nombreuses. Le dispositif de la loi informatique et libertés s’appuie sur l’existence d’un « responsable de traitement » qui détermine la finalité et les moyens du système, mais les choses peuvent également être précisées par un texte.

M. Grégoire Loiseau. On pourrait sans doute mettre en place la vidéosurveillance dans les abattoirs à droit constant ; on ferait toutefois beaucoup mieux avec un texte.

Si l’on voulait conserver les images au-delà du délai d’un mois recommandé par la CNIL, un texte serait le bienvenu. Il pourrait aussi poser une obligation d’archivage. Et je reviens au problème de l’entrepreneur qui ne voudrait pas installer un système de vidéosurveillance dans son entreprise. Cela se comprend car le contrôle exercé sur les salariés n’est, en fait, qu’incident ; le contrôle porte d’abord sur les conditions d’abattage – même si indirectement il suppose bien que les salariés soient filmés dans l’exercice de leur activité. C’est d’ailleurs pour cette raison que la question de l’atteinte à la vie privée me paraît assez résiduelle. Je le répète : la finalité du système est de filmer les conditions d’abattage et non les visages des salariés durant leur travail.

Si tant est que certains employeurs soient rétifs à l’installation du système, un texte serait nécessaire pour les y obliger. Et si l’on se place sur le terrain de la défense du droit de propriété, il est clair qu’un texte réglementaire n’y suffirait pas : il faudrait une loi.

En vous écoutant, je songeais à un autre moyen possible. Il faudrait vérifier à quelle branche d’activité appartient l’abattage, et passer éventuellement par une obligation de négocier au niveau de la branche d’activité. Les partenaires sociaux pourraient ainsi être contraints de négocier au niveau de la branche les conditions de mise en œuvre de la vidéosurveillance. Cette solution aurait un immense mérite car la convention de branche, une fois étendue par arrêté, s’appliquerait à tous les employeurs et à tous salariés du secteur. Autrement dit, le problème d’un exploitant hostile à la vidéosurveillance ne se poserait plus, puisqu’il sera tenu d’exécuter les dispositions de l’accord de branche. De plus, nous sommes en terrain connu : nous savons comment obliger les partenaires sociaux à négocier, alors qu’un texte contraignant les employeurs à installer un système de vidéosurveillance serait assez difficile à rédiger. L’obligation serait aussi forte pour ces derniers dans l’un ou l’autre cas.

M. Frédéric Géa. Je pense également qu’il vaut mieux passer par une solution négociée plutôt que par une obligation légale. Je ne vois d’ailleurs pas très bien quel serait l’objet de cette dernière au regard de l’état du droit existant.

Le précédent du chronotachygraphe donne une idée de l’enjeu. L’installation de ce dispositif dans les véhicules de transport routier permet d’enregistrer la vitesse du véhicule, mais aussi le temps de conduite et d’activités du salarié. Il s’agit d’une obligation qui résulte d’un règlement européen, et qui s’impose à toutes les entreprises concernées. De ce fait, et pour la première fois, la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 14 janvier 2014, que le fait qu’un employeur n’ait pas déposé de déclaration du dispositif auprès de la CNIL, ne lui interdisait pas de se prévaloir des données enregistrées. L’enjeu juridique de l’obligation est donc considérable : elle autorise, d’une certaine manière l’employeur, à se dispenser de respecter la procédure habituelle. La CNIL a cependant précisé que les employeurs qui installaient des chronotachygraphe dans leurs véhicules devaient respecter un certain nombre d’obligations relatives notamment à l’information fournie aux personnes concernées, aux droits de ces dernières, à la durée de conservation des données collectées, ou aux mesures de sécurité prises pour le traitement des données. Une modulation de l’encadrement juridique de ce dispositif technique a donc été effectuée par la CNIL elle-même. Ce processus alternatif me semble intéressant : une prescription initiale libère l’employeur de l’obligation du respect de la procédure classique de déclaration, mais des normes souples sont définies par la CNIL elle-même, qui ont l’avantage de s’ajuster éventuellement au secteur concerné. Un schéma similaire pourrait s’appliquer en matière de vidéosurveillance. Nous ne serions alors plus dans l’obligation de passer par la négociation collective.

M. William Dumas. Le problème de la vidéosurveillance revient en permanence dans les auditions que nous conduisons. Il faut incontestablement que notre Commission prenne une décision à ce sujet, mais tout le monde n’y est pas favorable. M. Bigard notamment nous a dit qu’il n’était pas partisan de la vidéosurveillance. Or ce monsieur est employeur, mais également très souvent propriétaire des locaux…

Vous dites que les enregistrements peuvent être conservés un mois. Si l’on filme un poste de travail en permanence, le film ne peut être visionné sur toute la durée ; il faut procéder au coup par coup. Les vidéos diffusées par L214 montrent quatre ou cinq minutes de maltraitance animale sur cinquante heures – et peut-être plus – de film. Nous avons reçu tout à l’heure des personnes qui ont réalisé des reportages sur des abattoirs, et ils nous ont dit n’avoir rencontré aucun problème, que ce soit à la bouverie ou aux postes d’abattage. S’ajoute la question de l’abattage halal, mais les gens que nous avons vus nous ont affirmé que, dès lors qu’il y a une bonne contention et que l’animal est retourné, les choses se passaient bien. Au départ, j’étais plutôt favorable à la vidéosurveillance ; mais, plus nous avançons dans nos travaux et plus j’ai des doutes : un tel contrôle pourrait être prétexte à licencier des personnes, surtout si les images sont gardées un mois, voire archivées. Je suppose que la CNIL ne verrait aucun inconvénient à ce que le poste d’abattage soit filmé à une double fin : contrôle et formation.

M. le président Olivier Falorni. Vous m’avez répondu que le maximum était d’un mois. Un minimum est-il prévu ?

M. Paul Hébert. Le minimum, c’est de ne pas garder les images. Il est possible d’avoir un système permettant de visualiser des images sans les conserver. Tout dépend de la finalité.

M. William Dumas. Quand je travaillais dans l’audit bancaire, je me servais de vidéosurveillance sur des caisses où se produisaient beaucoup d’erreurs, dans le but d’en déterminer les causes. Dans un cas, c’était une femme de ménage qui se servait dans une caisse que l’employée de la banque ne fermait pas correctement. Mais nous ne gardions pas les images aussi longtemps ; au bout d’une semaine elles étaient effacées, sauf celles qu’il fallait éventuellement donner à la police – mais, à l’époque, on nous disait que de telles images ne pouvaient servir de preuve.

Mme Wafae El Boujemaoui. La durée d’un mois a été déterminée à la suite d’une concertation avec des professionnels. Nous avons constaté qu’elle était suffisante pour visionner les images et exploiter les informations en cas de besoin. Mais la durée réelle de conservation peut varier en fonction de l’entreprise. S’il s’agit de vérifier que le salarié manipule bien l’animal ou les outils, l’employeur peut visionner les images toutes les semaines, par exemple, et, ne constatant aucun incident, les supprimer au fur et à mesure, dans la mesure où les informations ont été exploitées et l’objectif atteint. Tout dépend de la finalité retenue : s’agit-il de contrôler l’activité du salarié, ou simplement d’identifier la cause d’un incident – mauvaise manipulation par le salarié ou défaillance de la machine, par exemple. Dans un cas ou dans l’autre, la durée de conservation des images ne sera pas forcément la même.

M. le président Olivier Falorni. Un visionnage collectif des salariés est-il possible ? C’est l’aspect « formation » dont je parlais : peut-on utiliser les vidéos archivées à titre pédagogique, en vue de montrer les bonnes et les mauvaises pratiques ?

M. Grégoire Loiseau. Autant le salarié, dans l’exercice du pouvoir de contrôle de l’employeur, a le devoir d’accepter une vidéosurveillance, autant l’exploitation d’une vidéo, même à des fins non lucratives, comme la formation, implique l’accord des salariés filmés. Il existe toute une jurisprudence civile à ce sujet, sur le respect du droit à l’image du salarié, qui doit impérativement donner son accord – pour peu évidemment que la personne soit être identifiable sur l’enregistrement ; si l’on ne voit que ses mains, il n’y a pas de problème. Mais si le masque ne couvre pas suffisamment le visage, par exemple, il faut obligatoirement l’accord de l’intéressé.

M. Paul Hébert. Par ailleurs, les technologies du floutage se développent. Si les visages sont floutés, on sort des problématiques du droit à l’image.

M. Arnaud Viala. Vous avez beaucoup insisté sur l’environnement du salarié, ses droits, l’accord qu’il doit donner pour l’utilisation de son image. Or les images peuvent aussi porter sur les pratiques imposées par l’employeur à ses salariés. Quel est le cadre juridique à cet égard ? Comment gère-t-on l’utilisation d’images par l’employeur, qui peut être aussi le propriétaire des lieux, en vue de porter une appréciation sur ses propres instructions ?

Ma seconde question concerne l’opportunité. Faut-il ou non légiférer pour mettre en place de la vidéosurveillance dans les abattoirs ? Avez-vous un panel d’activités professionnelles où l’utilisation de la vidéosurveillance est déjà développée, qui nous permette d’apprécier si une extension aux abattoirs est justifiée ?

M. le président Olivier Falorni. Un terme n’a pas encore été prononcé dans nos échanges, alors qu’il est au cœur du problème : le contrôle, qui doit être pris en charge par l’administration. Aujourd’hui, sans inspecteur vétérinaire dans l’abattoir, la chaîne d’abattage ne démarre pas. Chaque entreprise d’abattage, publique ou privée, est soumise à un contrôle administratif. Les actes filmés par L214 ont été commis alors qu’un inspecteur vétérinaire était forcément présent quelque part : on ne le voit jamais, mais il était là. Cela pose question. Il ne s’agit pas seulement de la relation employeur-employé : nous sommes bien dans le cadre d’un contrôle administratif.

M. Paul Hébert. S’il s’agit d’un contrôle de nature administrative et pas seulement de relations entre employeur et salariés, il ne fait pas de doute qu’il faudra un texte, législatif ou réglementaire.

M. le président Olivier Falorni. Nous en sommes seulement au stade des hypothèses, mais une des plus probables est celle d’une utilisation aux fins de contrôle administratif, dans la logique de ce qui se fait aujourd’hui de façon humaine et directe. Le contrôle administratif existe déjà par une intervention humaine directe, l’inspection vétérinaire devant contrôler à la fois l’aspect sanitaire et le bien-être animal, jusqu’à présent négligé. La vidéosurveillance sur la bouverie et le poste d’abattage peut-elle être un complément pour ce contrôle administratif ?

M. Paul Hébert. La vidéo se développe, par exemple la vidéo-verbalisation, notamment du fait qu’il n’y a pas assez de personnes pour assurer la surveillance. Mais la CNIL n’est pas en mesure de dresser un bilan de son efficacité, faute d’études poussées sur ce type de dispositifs.

Il peut aussi y avoir des mécanismes à la main du salarié : certains chauffeurs de bus utilisent un système vidéo qu’ils activent eux-mêmes en cas de danger. Si l’objectif est de protéger les salariés contre d’éventuelles pressions, on peut concevoir un système de vidéo qui soit à leur main.

Mme Wafae El Boujemaoui. La question de la finalité est fondamentale. Si la vidéo a pour objectif de contrôler la productivité du salarié, c’est l’employeur qui aura la main sur les images. S’il s’agit en revanche de vérifier que les consignes données par l’employeur sont respectueuses des textes et de l’animal, ce devra être bien évidemment l’administration, dans le cadre de sa mission de contrôle.

M. le président Olivier Falorni. Qui pourrait avoir la main sur ce contrôle, justement ?

Mme Wafae El Boujemaoui. Les autorités compétentes, mais ce n’est pas à nous de dire lesquelles. Il faudrait en tout cas que ce soit prévu par un texte.

M. Arnaud Viala. Parmi les vidéos qui ont conduit à la création de cette commission d’enquête, l’une montre des pratiques non conformes, mais l’employeur affirme qu’il ne savait pas que le salarié se laissait aller à de telles pratiques. Il faut donc aussi que le texte prévoie que, si le salarié ne respecte pas les consignes qui lui sont données, sa responsabilité individuelle est engagée.

Mme Wafae El Boujemaoui. Je pense que s’appliquent les règles classiques de la responsabilité de l’employeur du fait des actions commises par ses salariés ; je ne crois pas qu’il y ait de règles spécifiques aux abattoirs en la matière. Dans toute société, le règlement intérieur fixe le cadre et rappelle ce que peut faire et ne pas faire le salarié.

M. Jacques Lamblin. Je constate que vous êtes unanimes pour dire que l’installation de vidéosurveillance sur une chaîne de travail est tout à fait possible. C’est très important parce que, tout au long de nos auditions, nous avons entendu à ce sujet des points de vue différents selon que l’on était du côté de l’industriel et, parfois, des représentants du personnel ou du côté de ceux qui ont pour objectif la protection animale.

Maintenant que nous savons qu’on peut utiliser la vidéosurveillance, la question est de savoir si l’on peut la rendre obligatoire. Vous avez expliqué, monsieur Loiseau, que ce serait plus facile par le biais d’une loi, qui permettrait en particulier de lever les difficultés qu’un propriétaire pourrait soulever s’il était seulement soumis à une injonction.

Supposons que nous rendions obligatoire par la loi un dispositif de vidéosurveillance : peut-on déterminer des finalités minimales ? Si nous n’en disons pas plus, l’installateur pourrait se contenter de filmer le plafond plutôt que les postes de travail… Je vois deux finalités à prendre en compte : éviter les mauvais traitements aux animaux et assurer la sécurité des travailleurs, l’ergonomie du poste de travail. La première est plutôt au bénéfice de l’administration, puisque c’est elle qui pourrait exploiter ces images, la seconde davantage au bénéfice du patron. Jusqu’où peut-on aller, selon vous, dans les exigences qui pourraient être formulées ?

Même si la loi dit que c’est obligatoire, n’est-ce tout de même pas constitutionnellement une atteinte au droit de propriété que d’imposer à un propriétaire d’installer un équipement de ce type ? Vous avez évoqué la possibilité d’un accord de branche. Le législateur ne peut imposer un quelconque résultat en la matière puisque cela se passe entre les syndicats et les organisations d’employeurs.

Enfin, dans le cas où une information se dégage de l’exploitation des images, où il est avéré par exemple qu’un membre du personnel a eu des gestes répréhensibles envers les animaux, l’image peut-elle être gardée pour servir de preuve, à charge, ou au contraire à décharge, pour réfuter des accusations infondées ?

Mme Wafae El Boujemaoui. Si une faute du salarié est constatée en visionnant les images enregistrées pour vérifier qu’il fait bien son travail, il semble logique d’utiliser ces images, puisque c’est en lien avec la finalité du dispositif. Il est également possible d’extraire les images à des fins contentieuses. Même en fixant une durée de conservation d’un mois, la CNIL permet d’extraire les images intéressantes ; le reste sera supprimé.

M. Grégoire Loiseau. En ce qui concerne la négociation collective, le législateur a déjà posé des obligations de résultat en imposant aux entreprises de parvenir à un accord, assorties d’une sanction non négligeable de 1 % de la masse salariale pour celles qui n’auraient pas négocié et, à défaut de parvenir à un accord, élaboré un plan de l’employeur de façon unilatérale. Cela n’existe pas au niveau de la branche mais je ne vois pas d’impossibilité juridique à l’imposer à ce niveau. Il existe une seule obligation de négocier au niveau des branches, depuis la loi du 14 juin 2013, qui a fixé un minimum de seize heures hebdomadaires pour les salariés au temps partiel ; les entreprises des branches où sont employés beaucoup de salariés à temps partiel ont eu l’obligation de négocier sur cette question. Mais le résultat n’est pas très probant, il faut le dire : de nombreuses branches n’ont toujours pas négocié alors que la négociation aurait dû aboutir il y a un an et demi. Mais il peut être de l’intérêt bien senti des syndicats d’employeurs comme des salariés de négocier un accord plutôt que de se voir imposer une obligation par le bâton de la loi…

À ce propos, plus cette discussion se prolonge, plus je pressens qu’il faudra un texte législatif plutôt que réglementaire, ne serait-ce que pour surmonter l’obstacle lié au respect du droit de propriété. Ce droit, aussi absolu soit-il, est aménageable ; on admet depuis toujours que l’intérêt général puisse justifier des limites.

Ces limites, j’en vois deux, liées aux finalités et des modalités de consultation de ces enregistrements. La première est la sécurité des personnes, autrement dit tout ce qui relève des prérogatives du CHSCT. Il est à noter qu’une loi de 2013 a élargi les compétences de celui-ci aux matières environnementales. De ce fait, les préoccupations de sécurité et d’environnement pourraient faire office de leviers pour exciper du principe d’intérêt général. On pourrait par ailleurs imaginer un accès des représentants du personnel, et notamment du CHSCT, aux images pour vérifier que les pratiques supposées être l’exécution des ordres de l’employeur sont conformes aux textes.

Seule la loi, me semble-t-il, pourrait permettre un visionnage par l’administration. Dans ce cas également, je crois que l’on pourrait utiliser le biais de l’intérêt général, lié à la sécurité – entendue au sens large, dans la mesure où, si le sort de l’animal est scellé, encore doit-il disparaître dans les conditions les plus acceptables ou les moins inacceptables possibles. Je rappelle à cet égard que, dans le code pénal, l’animal n’est ni dans le titre relatif aux personnes ni dans celui relatif aux biens, mais dans celui des « autres infractions ». Cela montre la préoccupation du législateur pour les questions de santé et de sécurité des animaux, même sur leur dernier chemin.

M. Frédéric Géa. Les différents contrôles appellent des outils juridiques différenciés et probablement des acteurs différents. S’il s’agit de déterminer la responsabilité du salarié, dans la mesure où celui-ci exerce son activité sous le contrôle de l’employeur, c’est ce dernier qui est juridiquement responsable. Si l’on souhaite, à l’inverse, vérifier que l’employeur respecte les normes d’ergonomie ou de conditions de travail, cela relève de la DIRECCTE, et l’on peut tout à fait concevoir que les abattoirs soient une priorité de l’administration du travail – même si je n’ai pas connaissance que nos abattoirs, en Lorraine, posent quelque problème de cet ordre. Enfin, le rôle du comité d’entreprise a été renouvelé en 2013, au point qu’il en vient à jouer un véritable rôle de lanceur d’alerte, y compris dans des sujets comme le CICE, qui ne sont pas a priori de sa compétence directe. On pourrait imaginer que le comité d’entreprise, ou les délégués du personnel, ou le CHSCT, disposent du moyen de saisir tel ou tel organe au sein de la structure ou telle autorité à l’extérieur en dehors, en présence de tel ou tel type de problème, par exemple lié au traitement des animaux. Une telle approche nécessitera à l’évidence de passer par une loi. Attention toutefois à ne pas élargir de manière exponentielle les attributions des représentants du personnel, qui ont déjà bien du mal à faire face à leurs compétences historiques.

M. le président Olivier Falorni. Dans le cas de l’abattage rituel, sans étourdissement, il peut arriver que les « sacrificateurs » ne soient pas directement salariés par l’entreprise. Est-il légal de les filmer même s’ils n’appartiennent pas à l’entreprise ?

Par ailleurs, un certain nombre de professionnels ont exprimé la crainte d’un possible détournement des images. Si des associations de protection animale détournent ces images et les rendent publiques, quelles sanctions juridiques pourraient-elles encourir ?

M. Paul Hébert. La première question peut être rapidement évacuée : les dispositifs de vidéosurveillance s’appliquent souvent à des personnes qui ne sont pas salariées de l’entreprise : les visiteurs, par exemple, sont eux aussi filmés. Tous les principes que j’ai développés, notamment pour ce qui touche à l’information des personnes sur la finalité de l’enregistrement, sont applicables indépendamment de la qualité de salarié.

Le détournement des images pose une vraie question. La loi Informatique et libertés dit que celui qui est responsable du traitement et du stockage des images l’est également de la sécurité. Si ces images fuitent à l’extérieur, c’est jusqu’à sa responsabilité pénale qui peut être engagée. La CNIL peut même aller jusqu’à infliger des sanctions pécuniaires pour violation de la vie privée.

M. Jacques Lamblin. Même si les images sont volées ?

M. Paul Hébert. Le cas du vol est un peu différent mais, en tout état de cause, le responsable doit prendre les mesures de sécurité nécessaires. Si aucune précaution n’est prise conformément aux règles de l’art, sa responsabilité sera engagée. Il faut qu’il soit sensibilisé au fait que le stockage et la transmission des images doivent être sécurisés.

Le fait de filmer des salariés de manière permanente et continue constituant une atteinte à la vie privée, un vecteur législatif paraît nettement plus protecteur pour les personnes.

M. Jacques Lamblin. On peut donc imposer une ou deux finalités, mais, à l’inverse, peut-on imposer un usage maximal, c’est-à-dire imposer une vidéosurveillance mais en exigeant qu’elle n’aille pas au-delà des finalités prévues ? On peut imaginer par exemple qu’un exploitant installe la vidéosurveillance qu’on l’oblige à installer, et qu’il soit tenté de s’en servir pour mesurer la cadence de travail, c’est-à-dire qu’il la fasse servir au profit de son établissement. Peut-on prévoir, en plus d’un plancher, un plafond ?

M. Grégoire Loiseau. Oui, les finalités du dispositif peuvent être circonscrites, à plus forte raison si l’on passe par un vecteur législatif. La Cour de cassation reprend du reste la position de la CNIL selon laquelle, dès l’instant où le dispositif est utilisé à d’autres fins que celles pour lesquelles sa création a été motivée, les enregistrements sont juridiquement irrecevables. Cela se fait aujourd’hui au regard de ce que l’employeur a déclaré lors de la mise en place du dispositif, mais cela peut être a fortiori le cas si la loi a précisément énuméré les finalités.

M. Jacques Lamblin. Si les finalités énumérées sont a minima, l’employeur peut ajouter celles qui lui sont propres, la productivité ou autre. Votre réponse est claire : un plafond est possible.

M. Grégoire Loiseau. De la même façon que certaines finalités peuvent être imposées, d’autres peuvent être clairement interdites à l’employeur. C’est parfaitement conforme à la philosophie de la CNIL : dans le cas des dispositifs biométriques, par exemple, la CNIL a bien précisé qu’ils pouvaient être utilisés à telles fins et non à telles autres. Si telle est déjà la position de l’autorité administrative indépendante, il n’y a aucun problème à ce que la loi le dise également.

M. Paul Hébert. La loi Informatique et Libertés prévoit déjà ce principe : toute autre finalité que celles prévues est un détournement de finalité. Rien n’empêche non plus d’exclure explicitement des finalités dans un texte.

M. Frédéric Géa. J’introduirai une nuance : la Cour de cassation admet que certains dispositifs de vidéosurveillance qui n’avaient pas vocation à permettre un contrôle de l’activité des salariés puissent au final servir à licencier un salarié, si l’on s’est aperçu, par exemple, qu’il a volé un objet. C’est une jurisprudence constante. Cela signifie donc, de mon point de vue, qu’il est souhaitable de fixer clairement les finalités du dispositif afin qu’il ne soit pas détourné avec la bienveillance de la Cour de cassation. Nous sommes là sur un terrain délicat : il y a encore cinq ans, la Cour ne semblait pas y voir problème. Elle a resserré son approche en janvier 2012, mais il serait plus net de l’inscrire dans un texte.

Mme Wafae El Boujemaoui. La CNIL établit une distinction s’agissant du détournement de finalité. Admettons qu’un système de vidéosurveillance ait été mis en place à des fins de sécurité des biens et des personnes, et qu’un feu se soit déclaré dans l’entreprise. Si l’on se rend compte, en examinant les vidéos pour essayer de déterminer la cause de l’incendie, qu’il a été causé par un salarié pyromane, il semble cohérent d’utiliser ces images à l’encontre du salarié, même si ce n’est pas l’objectif initial ; on ne parlera pas dans ce cas de détournement de finalité. En revanche, si l’employeur visionne les images tous les jours afin de trouver un motif pour licencier tel ou tel salarié, il s’agit clairement d’un détournement de finalité.

M. William Dumas. On parle beaucoup de vidéosurveillances à la suite des agissements de L214. Or ces gens-là ont agi en dehors de la loi : c’est par effraction qu’ils se sont introduits dans un abattoir de ma circonscription pour y placer des caméras un peu partout. À la suite de la diffusion de leurs vidéos, un employé a vu son contrat non renouvelé et un autre est bien mal en point… Vous venez nous expliquer tout ce que les employeurs doivent faire pour rester dans la légalité. Et nous discutons dans le cadre d’une commission d’enquête qui s’est constituée en s’appuyant sur ce qu’on rapporté des gens qui ont délibérément bafoué tout ce que vous nous expliquez ! Je trouve que c’est grave. Nos invités nous expliquent que les images ne peuvent être conservées plus d’un mois, mais les images de L214 sont visibles tant qu’on veut, et cela fait des mois que cela dure ! Je suis pour le bien-être animal, mais il faut respecter la loi, et c’est ce que nous nous attachons à faire. Mais ces gens-là ne respectent rien et je ne les respecte pas.

M. le président Olivier Falorni. Je précise que, dans le cadre de la loi Sapin, nous avons voté, il y a quelques jours, un amendement qui a fait de la maltraitance sur les animaux, dans les abattoirs comme dans les transports, un délit pénal, avec une protection de ce que l’on peut considérer comme des lanceurs d’alerte.

Cela étant, William Dumas a raison : nous avons eu affaire à des vidéos clandestines. Il se trouve qu’elles reflétaient la réalité et qu’elles ont ému l’opinion publique. En tant que législateur, nous devons voir comment substituer à des vidéosurveillances clandestines une vidéosurveillance légale. C’est aussi le sens de notre réflexion.

En conclusion, j’aimerais avoir votre sentiment sur l’opportunité d’installer de la vidéosurveillance dans les abattoirs en vue du bien-être animal. Je m’adresse aux spécialistes autant qu’aux citoyens : cela vous semble-t-il être un moyen de contrôle pertinent, certes insuffisant, mais nécessaire et souhaitable ?

M. Paul Hébert. La réponse n’est pas facile… La CNIL, je l’ai dit, reçoit des plaintes. La vidéo peut être une forme de pression sur les salariés. Autrement dit, ce n’est pas un procédé ordinaire, même s’il se banalise : il faut être très attentif aux modalités concrètes de sa mise en œuvre. Se pose également la question de son efficacité réelle : la CNIL est mal placée pour y répondre, d’autant qu’il existe très peu d’études poussées sur le sujet, y compris sur ce qui touche à la vidéoprotection installée sur la voie publique et à ses effets sur la délinquance. Ce n’est sans doute pas la solution miracle ; il faut en tout cas que cela se fasse dans le cadre de la loi. Cela se justifie à mon avis bien plus dans le cadre d’un contrôle administratif, mais prenons garde tout de même aux dérives possibles, aux fuites d’images, aux détournements.

Mme Wafae El Boujemaoui. La CNIL n’est pas très favorable à la surveillance permanente des salariés, mais elle l’admet lorsque c’est nécessaire, dans des cas exceptionnels. Sur la question du bien-être animal, il faudrait plutôt conduire un travail sur les pratiques au sein des abattoirs d’une manière générale. La CNIL a l’habitude de rappeler qu’il faut toujours réfléchir à une solution qui soit la moins intrusive possible. Dans le cas qui nous occupe, est-ce les outils qui posent problème ou la manière de faire ? Ne faudrait-il pas dès lors plutôt songer à revoir les pratiques, voire à en imposer de nouvelles ? En tout état de cause, il faut toujours raisonner en fonction de la finalité.

M. Grégoire Loiseau. On peut sans doute se passer de la vidéosurveillance : il existe d’autres leviers, et je reste convaincu que les représentants du personnel sont bien placés pour signaler des excès. Il existe aujourd’hui un dispositif appelé le droit d’alerte : un représentant du CHSCT ou tout salarié saisissant un représentant du CHSCT peut lancer une alerte qui oblige l’employeur à mener une enquête, et, si celle-ci n’aboutit pas, il faut s’en remettre à l’inspection du travail. Ce droit d’alerte existe en matière environnementale ; il suffirait donc d’ajouter la question animale, qui s’inscrirait très facilement dans ce cadre.

J’ai une autre réponse, beaucoup plus théorique que pratique. Certains juristes attendaient beaucoup de l’amendement Glavany du 7 février 2015 selon lequel les animaux sont des « êtres vivants doués de sensibilité ». Bon nombre ont été déçus, considérant que cette disposition visait avant tout à faire plaisir aux associations de protection des animaux mais n’aurait pas de conséquences directes. La vidéosurveillance sera la première manifestation d’une conséquence de cette législation, qui marque à mon avis un pas fondamental. Et à ceux qui doutent que cela puisse se concrétiser par des avancées législatives, en voilà une…

M. Frédéric Géa. La vidéosurveillance est une technique qui n’est pas neutre, pour les salariés en particulier : elle peut engendrer du stress et donc une dégradation de leurs conditions de travail. C’est une réalité, et qui fait que le CHSCT pourrait être compétent au même titre que le comité d’entreprise lorsqu’est mis en place un dispositif de ce type. C’est la raison pour laquelle je ne suis a priori pas très favorable à la vidéosurveillance ; j’aurais tendance à privilégier d’autres mécanismes et d’autres acteurs, que nous avons évoqués.

Si vous optez pour la voie de la vidéosurveillance, il faudra se demander, de manière très pratique, où l’on place les caméras : c’est un enjeu majeur. Il ne faut pas que ce dispositif permette le contrôle de l’activité des salariés, en tout cas pas une surveillance permanente et continue que réprouvent la CNIL comme le juge judiciaire, sauf circonstances particulières. S’il s’agit en particulier de vérifier que le caissier encaisse bien les sommes qu’on lui remet, on aura plutôt intérêt à braquer la caméra sur la caisse, et non sur le caissier…

Il faudra sans doute revoir certaines pratiques des abattoirs, mais cela ne passe pas nécessairement par un système de vidéosurveillance. Il ne faudrait pas sacrifier les droits des salariés ni faire empirer leurs conditions de travail sans être assuré de l’efficacité d’un tel dispositif. Et si on ne l’est pas, il faudra privilégier d’autres moyens, et d’autres acteurs.

M. le président Olivier Falorni. Merci à tous.

La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Réunion du mercredi 22 juin 2016 à 18 h 15

Présents. - M. Jean-Luc Bleunven, M. William Dumas, M. Olivier Falorni, M. Jacques Lamblin, M. Hervé Pellois, M. Arnaud Viala

Excusés. - M. Christophe Bouillon, M. Thierry Lazaro