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Commission d’enquête visant à évaluer les conséquences sur l'investissement public et les services publics de proximité de la baisse des dotations de l'État aux communes et aux EPCI

Mercredi 16 septembre 2015

Séance de 13 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence de M. Alain FAURÉ, Président

Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Davezies, professeur au département Villes, échanges, territoires du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

L’audition débute à treize heures quarante.

M. le président Alain Fauré. Mes chers collègues, nous consacrons la séquence d’auditions de cette demi-journée, qui a pour thème général « Inégalités et solidarités territoriales », à une mise en perspective de la péréquation des ressources des collectivités territoriales.

Qu’elle soit verticale ou horizontale, la péréquation traduit une solidarité au profit des collectivités les moins bien dotées. Elle veut être un remède à des inégalités dont les déterminants et les manifestations sont multiples. Les finances de nos collectivités ne peuvent donc s’abstraire de leur substrat géoéconomique. C’est pourquoi nous allons commencer par entendre M. Laurent Davezies, professeur au département Villes, échanges, territoires du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Monsieur Davezies, vous êtes un éminent chercheur dont les travaux portent essentiellement sur les politiques régionales, les politiques urbaines et de développement économique local et les politiques financières publiques, aussi bien en France que dans d’autres pays industriels. Dans La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, paru en octobre 2012 dans la collection « La république des idées », aux Éditions du Seuil, vous vous demandez si, avec la crise des finances publiques et sociales, on pourra toujours soutenir les régions en difficulté sans freiner le développement des grandes métropoles. Plus récemment, vous avez analysé les interactions entre territoires productifs et territoires résidentiels, ce qui vous a amené à rédiger une note pour l’institut Terra Nova, intitulée « La nouvelle question territoriale », parue en septembre 2014.

Par le passé, la France a réussi à maintenir une certaine égalité entre territoires « riches » et territoires « pauvres » grâce à de complexes transferts financiers, mais la crise et les transformations de ce que vous appelez les « systèmes productivo-résidentiels » font que cette époque s’achève peut-être. La péréquation est-elle aujourd’hui une idée désuète ou, au contraire, est-elle plus que jamais nécessaire ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Davezies prête serment.)

M. Laurent Davezies, professeur au département Villes, échanges et territoires du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Je précise que j’ai juré de dire ce que je pensais : ce ne sera pas forcément la vérité, même si, bien sûr, je le souhaite…

J’ai répondu à l’invitation de votre commission d’enquête en insistant sur le fait que je m’efforçais de n’écrire et de ne prendre la parole que sur des sujets sur lesquels j’avais vraiment travaillé. Or je ne n’ai pas travaillé sur les dotations aux collectivités locales depuis vingt ans, entre autres raisons parce que l’accès à l’information statistique en la matière est extraordinairement difficile. Des chercheurs aussi connus que Guy Gilbert ou Alain Guengant sont en revanche vraiment compétents sur ces sujets. Ils ont travaillé pour la direction générale des collectivités locales, ce qui leur a permis d’avoir accès à tous les fichiers et de beaucoup produire sur les finances publiques locales et leurs effets de redistribution et de solidarité. Pour ma part, j’évoquerai devant vous la question des tendances territoriales actuelles et des mécanismes de solidarité interterritoriaux.

Dans la note que nous avons cosignée, Thierry Pech et moi, il y a un an, pour Terra Nova, nous tirions la sonnette d’alarme en constatant le bouleversement de la géographie de notre système productif. Alors que l’économie de la transformation industrielle de la matière n’en finit pas de s’effondrer – et cette évolution, déjà ancienne, a des conséquences géographiques très cruelles, par exemple sur le nord-est de la France ou la Franche-Comté –, des activités nouvelles émergent autour du numérique et du traitement de l’information. Cependant le nombre d’emplois hautement qualifiés, à haut niveau de valeur ajoutée, créés dans les métiers d’ingénierie et d’études techniques de ces secteurs ne parvient pas à compenser les pertes enregistrées par ailleurs : alors que la France a perdu environ 400 000 emplois salariés du privé entre 2007 et 2014, les secteurs émergents n’en ont créé durant la même période que 170 000 à 180 000. De plus, sachant que la géographie de ces deux tendances est différente, une véritable distorsion territoriale voit le jour au profit des très grandes villes désormais appelées « métropoles ». Ce phénomène touche tous les pays européens, du Royaume-Uni à la Suède, mais aussi, par exemple, les États-Unis. Aujourd’hui, New York, qui avait perdu de son aura, vit un véritable regain : les chiffres montrent que la création nette d’emplois et de valeur ajoutée est meilleure à New York que dans le reste du pays, ce qui n’était pas vrai il y a encore dix ans.

En France, les nouveaux secteurs d’activité liés au traitement de l’information se développent aujourd’hui presque exclusivement dans six ou sept grandes métropoles. Disons que six des quatorze métropoles que vous venez de créer fonctionnent très bien tandis que les autres sont encore en culottes courtes – ne le leur répétez pas, je travaille pour elles. (Sourires.)

M. Laurent Furst. Quelles sont les métropoles qui prospèrent ?

M. Laurent Davezies. Toulouse, Nantes, Lyon – qui connaît un véritable réveil –, Aix-Marseille, le Grand Paris, c’est-à-dire Paris et ses vingt-huit communes limitrophes, et Bordeaux – qui s’en sort bien, dopée par sa démographie, mais dont la croissance ne passe bizarrement pas par les emplois supérieurs. On pourrait éventuellement aussi citer Lille, qui n’a tout de même pas une situation flamboyante, ou Rennes.

M. Claude Sturni. Il ne se passe rien à l’est de la France ?

M. Laurent Davezies. On a très longtemps pensé que Strasbourg était riche et allait très bien, sans se rendre compte que ce n’est plus le cas depuis dix ans. La métropole connaît désormais un véritable déclin économique. En matière d’investissement et de coopération, les Allemands ont notamment totalement tourné le dos à l’Alsace et regardent vers l’est.

Le problème, c’est que le lien entre métropoles et territoires se délite. Le phénomène de solidarité fonctionnelle qui les faisait autrefois concourir à la fabrication d’un même produit – la conception d’un modèle de l’industrie automobile se faisait en région parisienne, et les usines se trouvaient dans les territoires – est désormais cassé. Les secteurs de l’économie de l’information sont en effet globalement autosuffisants, et la fabrication éventuelle est largement décentralisée.

Par ailleurs, les changements technologiques très rapides réduisent le cycle de vie des produits et accentuent ainsi la concentration de la richesse dans les secteurs centraux. Alors que la 2 CV Citroën a été produite durant cinquante ans, le microprocesseur qui arrive aujourd’hui sur le marché verra un nouveau modèle lui succéder dans quelques mois. Le partage de la richesse créée est donc différent : la présence d’un produit sur le marché durant de longues années minimisait la part de richesse créée revenant aux concepteurs urbains – même s’ils étaient mieux rémunérés au plan individuel – et maximisait la part revenant à ceux qui fabriquaient le produit dans les territoires périphériques. C’est tout le contraire aujourd’hui, que ce soit dans le cas de l’automobile ou dans le cas du microprocesseur vendu durant six mois après avoir demandé un an et demi de conception, d’autant qu’il est le plus souvent produit à l’étranger.

Ces mécanismes ne sont pas tout récents, mais le délitement de la solidarité fonctionnelle avait pu, jusqu’alors, être très largement compensé – notamment depuis les années 1980 – par l’augmentation considérable du poids des dépenses publiques et sociales dans le PIB dont témoigne la progression de la dette et du déficit. Je suis surpris que les économistes publient en permanence des études sur le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail en oubliant le « tiers masqué » qui a empoché la plus grosse part : l’État au sens large. Les prélèvements et les dépenses de l’État comme de la sécurité sociale bénéficient finalement à la population, donc plutôt au travail qu’au capital.

Certes, depuis les années 1980, la production de la valeur ajoutée s’est concentrée dans les grandes métropoles, mais il ne faut pas négliger les phénomènes de redistribution. Entre 1980 et aujourd’hui, la part de l’Île-de-France dans le PIB national est passée de 27 % à 31 %, soit une augmentation de quatre points et, en conséquence, un recul de quatre points de la part des territoires. Pourtant, les ménages d’Île-de-France, qui disposaient en 1980 de 25 % du revenu disponible brut des ménages français, ne concentrent plus que 22 % de ces revenus aujourd’hui. On constate donc un très fort effet de ciseau, qui amène l’Île-de-France à « travailler plus pour gagner moins », pour paraphraser une célèbre formule. De façon générale, les grandes métropoles ont une contribution de plus en plus forte à la production de richesses alors que les inégalités de revenu par habitant entre les territoires n’ont cessé de décroître. Suivant son humeur, on pouvait donc, de façon paradoxale, constater soit une terrible fracture productive territoriale, soit un extraordinaire recul des inégalités territoriales de revenus. J’ai établi ce constat il y a longtemps – ce qui a fait hurler beaucoup de gens –, mais, aujourd’hui, l’INSEE fait les mêmes observations. Des mécanismes de redistribution extrêmement puissants – qui se reflètent dans le niveau des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires en proportion du PIB – expliquent la décroissance des inégalités.

Pour comprendre le fonctionnement de cette solidarité, il serait essentiel de disposer, territoire par territoire, des montants prélevés en termes fiscaux et sociaux et des dépenses publiques et sociales dont ils ont bénéficié. Or ce calcul n’est jamais effectué. À plusieurs reprises, dans les années 1960 et 1970, l’Assemblée nationale a demandé que soit opérée une régionalisation du budget de l’État. Cela n’a jamais été fait. Il y a une quinzaine d’années, des administrateurs de l’INSEE ont produit des chiffres officieux qui n’engageaient qu’eux-mêmes, montrant, comme je l’avais fait de mon côté, que de très puissants mécanismes de redistribution étaient à l’œuvre des territoires riches vers les territoires pauvres.

Une fiscalité non progressive, voire régressive, ou bien une dépense publique distribuée de façon « régressive », n’empêche pas ces phénomènes. J’ai travaillé sur la situation territoriale du Mexique lors de son entrée dans l’OCDE : le Nord, très riche, payait en impôts un pourcentage de son revenu inférieur à celui du Sud, pourtant pauvre, et bénéficiait de davantage de dépenses publiques par habitant. Certains criaient à l’injustice et dénonçaient le manque de solidarité mais, en valeur absolue, les transferts du Nord vers le Sud étaient colossaux. En travaillant, en 1996, pour la Commission européenne, au premier rapport sur la cohésion, j’avais constaté le même phénomène dans tous les pays européens entre les grandes métropoles et les territoires – environ 10 % de la richesse produite par le Grand Londres ou l’Île-de-France était ainsi redistribuée vers le reste du pays. Si cette proportion reste valable aujourd’hui, cela signifie que l’Île-de-France, qui génère 31 % du PIB, distribue 3 % de la richesse nationale aux territoires. Je prends même le pari que cette proportion est supérieure, car plus les déséquilibres territoriaux sont grands, plus le mécanisme joue.

Tous ces calculs, malheureusement, sont faits sur un coin de table. Alors que je n’entends partout parler que de solidarités interterritoriales – la question obsède les élus qu’ils soient de droite ou de gauche –, elle ne fait jamais l’objet d’aucune statistique : nous avons affaire à une boîte noire. Or, cette année, miraculeusement, pour la première fois, Mme Mireille Elbaum, présidente du Haut Conseil du financement de la protection sociale, a décidé de lancer des travaux permettant de mesurer la contribution des budgets sociaux à la lutte contre les inégalités de revenu entre les territoires. Immodestement, j’imagine que mes propres travaux, que Mme Elbaum connaît bien, ne sont pas étrangers à cette décision.

Sans doute protesterais-je bruyamment, si j’étais à la place de monsieur Sansu, en apprenant que l’on supprime une part de la dotation globale de fonctionnement (DGF) de Vierzon. Cela dit, il faut considérer les 11 milliards d’euros supprimés sur trois ans au regard des quelque 1 000 milliards que représentent chaque année les prélèvements et les dépenses. Monsieur Sansu prendra sans doute mal mon propos, mais le rabotage des dotations est presque anecdotique par rapport à ce qui nous attend en matière de décrue des dépenses publiques. Les économistes proches du Gouvernement parlent de faire chuter les dépenses publiques de 57 % à 52 % du PIB ; ceux qui sont plus proches de l’opposition proposent de les ramener à 50% ou 51 %. Autrement dit, tout le monde s’accorde sur une baisse des dépenses de cinq à sept points de PIB, soit un montant annuel de 100 ou 140 milliards d’euros – à comparer aux 11 milliards en trois ans.

Dans ce contexte, les territoires les plus vulnérables au regard des tendances économiques, ceux qui sont déjà pénalisés, risquent de l’être plus encore, même si ce déclassement ne signifie pas que ces territoires soient morts. De très nombreuses activités, comme le tourisme ou la charpente métallique, se développent parfaitement hors des grandes métropoles, et ils bénéficient aussi de l’argent de la moitié la plus aisée des retraités, ceux qui quittent les métropoles. Je ne parle pas de ceux qui, ayant des carrières « à trous », se retrouveront dans des situations épouvantables dans les prochaines années – en la matière, nous n’avons encore rien vu : les travaux universitaires montrent que les inégalités ne cessent de s’accroître au fil de la vie, tendance que la période de crise que nous traversons ne pourra qu’accentuer. On note un accroissement du revenu par ménage des retraités des catégories supérieures, lié à l’explosion, en trente ans, de l’emploi des femmes de la classe moyenne et moyenne supérieure. Retenez ce conseil d’une démographe de l’INED : passé cinquante ans, ne divorcez plus ! (Sourires.) Les ménages « bipensionnés » connaîtront en effet une situation particulièrement favorable, et seront nombreux à s’installer sur les territoires, où ils injecteront énormément d’argent. Il s’agit d’un phénomène appréciable, le poids des retraites dans le PIB étant appelé à croître mécaniquement au cours des dix à quinze prochaines années. Plus de retraités aisés, c’est plus de recours à des services locaux et plus de travail pour les jeunes sur les territoires. Le tableau n’est donc pas apocalyptique : la baisse des dépenses publiques de 57 % à 51 % du PIB ne nous ramènera pas à l’âge de pierre, mais plutôt au niveau des dépenses des années 1990 ou 2000.

Il n’en demeure pas moins que les territoires les plus vulnérables économiquement sont ceux qui dépendent le plus de la dépense publique et sociale. Dans mon ouvrage, en 2012, je signalais que, dans une centaine des quelque 300 zones d’emploi françaises qui constituent ce que l’on appelle, de façon effrayante, la « diagonale du vide », la dynamique de l’emploi entre 1997 et 2007, veille de la crise, a surtout été imputable à l’emploi public. On y a créé plus d’emplois publics que d’emplois privés, et l’on a même créé des emplois publics là où l’on perdait des emplois privés. Mais cette période est terminée et ce mécanisme ne peut plus fonctionner, car on ne pourra pas continuer à augmenter le nombre d’emplois publics comme depuis quinze ou vingt ans. Si l’on réduit la voilure – et la baisse des dotations de l’État n’est qu’un avant-goût du phénomène à venir –, les territoires les plus vulnérables seront les premiers touchés.

Aujourd’hui, nous avons donc besoin d’abaques, d’instruments de calcul nous donnant une vision très claire des effets redistributifs des différents mécanismes budgétaires ou sociaux, en termes de prélèvements comme de dépenses, car nous n’en disposons pas. Les derniers travaux officiels que l’on cite encore aujourd’hui datent de 1996 : rien n’a été publié depuis l’étude que j’ai effectuée avec Rémy Prud’homme et une équipe britannique pour la Commission européenne. Nous avons besoin d’abaques, car l’équilibre territorial constitue aussi un enjeu essentiel, même s’il ne peut pas primer les enjeux majeurs en termes macroéconomiques, de justice sociale ou autres. Nous devrions avoir, au moment où nous amorçons les réformes, une vision beaucoup plus claire des effets qu’auront, pour chaque territoire, des mesures de portée macroéconomique comparables, car ces effets peuvent être plus ou moins lourds pour les territoires les plus défavorisés.

Je vous souhaite bonne chance pour trouver un chercheur qui pourra vous faire un exposé sur la géographie des effets d’une réduction de 11 milliards d’euros de la DGF, car les jeunes chercheurs qui veulent travailler sur ces sujets sont très peu nombreux. Nous manquons d’une relève universitaire. L’omerta sur les données est telle qu’il faudrait être un jeune doctorant suicidaire pour se lancer dans un tel travail sans disposer de matériaux. La panne est donc à la fois statistique et intellectuelle : il nous manque le capital humain pour mener ces travaux à bien. C’est un véritable problème, sachant qu’au-delà de la baisse des dotations sur laquelle vous m’interrogiez, en période de croissance atone, la réduction générale, qu’elle soit absolue ou relative, des dépenses publiques et sociales aura des effets extrêmement différents selon les territoires, effets que nous ne sommes pas en mesure de chiffrer sérieusement. Nous sommes donc mal à l’aise pour répondre aux élus locaux qui veulent savoir à quelle sauce ils seront mangés, et je ne suis même pas certain que nous disposions des instruments qui permettent d’effectuer un choix entre deux mesures de même effet macroéconomique mais aux conséquences territoriales très différentes.

M. le président Alain Fauré. Je constate que la France abrite 1 % de la population mondiale, qu’elle produit 6 % de la richesse mondiale, et qu’elle consomme 15 % des « dépenses sociales » au sens large. Je me demande si la question des frontières ne se posera pas bien au-delà de celles qui séparent nos métropoles de nos territoires. Bientôt, à l’échelle mondiale, nombreux sont ceux qui s’interrogeront sur le partage des richesses produites.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Monsieur Davezies, vous nous expliquez que les conséquences de la baisse des dépenses publiques et sociales, dont celle des dotations de l’État au bloc communal, seront diverses selon les territoires. Cela corrobore les propos tenus la semaine dernière devant nous par M. Michel Klopfer, qui nous expliquait que les villes de 10 000 à 100 000 habitants – qui connaissent aujourd’hui les plus grandes difficultés budgétaires – auront aussi le plus de mal à absorber le choc de la baisse des dotations. J’emploie le mot « choc » car, si j’entends bien qu’à l’échelle macroéconomique les montants en jeu sont minimes, il en est autrement à l’échelle d’une commune ou d’une intercommunalité. Et ce choc remet en cause les dynamiques de transfert de richesses au sein de la collectivité, puisque le service public constitue bien l’un de ces transferts.

Cela dit, puisque vous indiquez que les 11 milliards d’euros économisés ne représentent pas grand-chose par rapport aux baisses de dépenses publiques et sociales à attendre, et que vous soulignez que les territoires les plus fragiles risquent d’être encore plus fragilisés par des économies faites à leurs dépens, la question qui se pose légitimement est : le jeu en vaut-il la chandelle ? En diminuant d’un peu plus de 2 milliards d’euros les dotations au bloc communal, l’effet sur les communes est multiplié en raison de l’effet d’élasticité que nous décrivait hier le président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : la perte d’un euro de dotations pourrait entraîner pour une commune une perte de 1,3 euro voire, à plus long terme, de 2 euros.

M. Laurent Davezies. Les économistes sont aujourd’hui un peu fâchés avec les mesures d’élasticité… Depuis que l’économiste en chef du FMI, M. Olivier Blanchard, a reconnu publiquement que les études longtemps menées sur l’élasticité entre solde des finances publics et PIB étaient complètement fausses, ceux qui utilisent cet outil font un peu figure de Mme Soleil.

Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? En somme, dites-vous, 3 ou 4 milliards d’euros par an ne représentent que 0,25 % du PIB français : « Tout ça pour ça ? » Le problème, c’est que l’argument risque d’être utilisé à chaque fois que l’on proposera une réduction des dépenses, quel que soit l’interlocuteur concerné. Si l’on ne dispose que d’une petite cuillère pour vider une baignoire, on n’a le sentiment que rien ne change avec les premières cuillerées et qu’elles n’ont eu aucun effet, mais il faut bien s’y mettre et chaque cuillerée a, en fin de compte, la même valeur.

Une alternative que nous n’avons pas évoquée repose sur les critères qui s’appliqueront pour différencier la réduction des dépenses selon les territoires. Ils pourraient permettre d’atténuer le choc en question.

Toutefois, nous nous situons dans un contexte – je peux en parler à l’Assemblée un peu plus sereinement qu’au Sénat, où j’ai été entendu à plusieurs reprises dans une ambiance un peu tendue – où tout le monde – même le très sérieux INSEE – a constaté un « banquet de la dépense publique locale » depuis une quinzaine d’années, notamment une explosion de l’emploi public, en particulier dans les intercommunalités pourtant créées pour réaliser des économies d’échelle. En 1999, la loi relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, dite loi Chevènement, était une intelligente loi de rationalisation qui visait à faire mieux avec moins. L’INSEE, qui manie plutôt la litote, note qu’en dépit des intentions du législateur, l’emploi a explosé dans les intercommunalités. Les responsables des grandes fédérations de l’intercommunalité parlent d’un « effet d’ajustement » : l’emploi augmente dans un premier temps, mais a vocation à diminuer ultérieurement ; mais il faudrait attendre trente ans pour observer son recul ! En tout cas, je crains que nous observions le même phénomène avec les grandes régions en cours de création. Je me suis rendu sur le terrain dans tout le pays : il est partout évident que la complexité démoniaque de la mise en musique des mariages prévus amènera à embaucher du personnel – surtout lorsque l’on connaît les échéances auxquelles la réforme doit être mise en œuvre.

Il faudrait un juge de paix. Je suis très surpris que l’on ait récemment lancé de nombreuses réformes sans avoir fait le bilan général de trente années de décentralisation, ce qui aurait permis de s’interroger sur l’évolution de la dépense publique locale. Sur quelle dynamique les effets des mesures en cours viennent-ils se greffer ? À vrai dire, nous n’en savons rien.

Par ailleurs, depuis des décennies, nous entendons le brame permanent de ceux qui déplorent la perte d’autonomie financière des collectivités locales. En guise de théorie de la décentralisation, nous disposons essentiellement de celle de l’économiste et géographe américain Charles Tiebout qui, en appliquant à l’action publique les règles du marché de l’offre et de la demande, montre que la présence de services publics locaux dépend de la demande spécifique à chaque territoire. Une sorte de système d’offre et de demande joue entre les électeurs et les candidats aux élections concernant ces services, dont le prix d’équilibre correspond à l’impôt local acquitté.

On peut retenir une idée centrale : l’autonomie de la collectivité locale repose sur le fait que les électeurs locaux supportent une grosse partie des prélèvements qui financent les dépenses. Or ce n’est pas du tout ce qui s’est produit, car la décentralisation n’a pas été mise sous pression des recettes – ce qui pourrait aussi être théorisé positivement, je ne porte pas de jugement. Au contraire, nous avons même plutôt eu une décentralisation de la dépense. Finalement, les élus locaux se sont retrouvés dans une situation dans laquelle ils devaient moins chercher à rationaliser l’action publique locale dans une confrontation avec l’électeur-contribuable qu’endosser le rôle de l’avocat de leur collectivité pour obtenir davantage de la part de l’État.

Cette situation élimine en quelque sorte les avantages de la réforme majeure qu’ont connue tous les pays industriels au milieu des années 1980, à savoir le passage de dotations conditionnelles non garanties à des dotations globales garanties, qui était pour les gouvernements centraux un moyen de responsabiliser les pouvoirs locaux : au-delà de la dotation globale garantie, le reste des dépenses locales devait être financé par appel à l’électeur-contribuable. Ce mécanisme visait à établir une cloison étanche entre l’argent dépensé localement et les budgets nationaux, à une époque où se posait déjà la question des effets macroéconomiques pénalisant d’une forte dépense publique dans une rhétorique étonnamment semblable à celle répandue aujourd’hui. Ce mécanisme ne joue plus, et les élus demandent désormais toujours plus, en même temps que plus d’autonomie. Je ne sais pas si je dois citer son nom, mais mon collègue Philippe Estèbe résume très bien cela en disant que les collectivités se comportent comme nos adolescents qui demandent leur argent de poche en même temps qu’ils veulent nous interdire l’entrée de leur chambre. C’est un peu dans ce genre de situation que se sont installées nos collectivités locales. Je ne dis pas qu’il est bon de réduire les dotations mais…

M. le rapporteur. Lorsque l’on supprime la taxe professionnelle (TP), cela ne relève pas d’un choix des collectivités alors que cela représente pour elles une perte sèche considérable de ressources directes ! Un certain nombre de ressources ont tout de même été retirées aux collectivités par le législateur.

M. le président Alain Fauré. De tels choix attribuent d’ailleurs étrangement une prime aux fainéants : moins vous en faites pour votre territoire, moins vous aurez d’ennuis et plus grande sera la récompense. On tire les gens vers le bas !

M. Laurent Davezies. Sur la TP, nous sommes absolument d’accord ! Le législateur de 1999 s’imaginait que les communes riches bénéficiaient de davantage de TP que les autres. Nos travaux pour le ministère de l’intérieur sur les cent premières aires urbaines françaises ont montré que, de façon générale, les communes les plus favorisées en assiette de TP, qui pouvaient d’ailleurs fixer un taux élevé sans pénaliser leurs entreprises – puisque l’État se substituait alors à elles – étaient les communes « populaires ». La TP dont tout le monde disait beaucoup de mal – sauf les communistes qui avaient conscience de la réalité et sont restés très discrets durant les débats – favorisait les communes « populaires » et non les communes « bourgeoises ». Un mécanisme extraordinairement distributif a été supprimé dans un véritable consensus, parce que le législateur a cru, de façon erronée, que ce dispositif bénéficiait d’abord aux communes les plus riches.

M. le président Alain Fauré. En donnant la parole à Mme Marie-Lou Marcel, députée de l’Aveyron, permettez-moi de constater, en pensant à Rodez, ville dynamique qui se porte plutôt bien et qui a su se rénover, que lorsque les élus et ceux qui les entourent ont des idées et qu’ils bougent, ils obtiennent des résultats – contrairement à ce qui se produit lorsque l’on se laisse aller et que l’on ne s’interroge pas sur les forces et les faiblesses d’une collectivité pour la rendre attractive.

Mme Marie-Lou Marcel. Vous avez évoqué la rupture des solidarités fonctionnelles entre les territoires. La baisse des dotations n’est-elle pas susceptible de créer des solidarités nouvelles, plus fortes, entre les territoires ? En particulier, ne verra-t-on pas se multiplier les mutualisations de personnels et d’investissements ?

Vous avez également évoqué l’explosion de la dépense des collectivités locales, en prenant exemple sur le développement de l’intercommunalité. Permettez-moi de souligner que les transferts de compétences de l’État vers une collectivité s’accompagnent de transferts de personnels qui expliquent ce phénomène, d’autant que la compensation financière est loin de s’être faite à l’euro près, et que le nombre d’agents transférés n’était parfois pas du tout satisfaisant au regard des besoins – je pense particulièrement aux agents régionaux des lycées. Quelles dépenses faut-il selon vous envisager de réduire ? Quels leviers suggérez-vous de mobiliser pour y parvenir ?

Le Gouvernement a annoncé la création d’un fonds d’un milliard d’euros, fléché vers certains investissements et certains territoires, la moitié du montant devant être consacrée aux zones rurales. Par ailleurs, il est prévu d’engager une réforme de la DGF dans le cadre du prochain projet de loi de finances. Que pensez-vous de ces mesures ? Sont-elles, selon vous, à la hauteur des enjeux ?

M. Laurent Davezies. Madame la députée, vous avez vous-même énoncé des réponses dans certaines de vos questions. Oui, la crise peut permettre à de nouvelles solidarités d’émerger ; oui, elles pourront être de nature fonctionnelle et se fonder sur des mutualisations. Quant aux économies à réaliser sur du fonctionnement, elles portent, comme vous l’indiquez, sur les dépenses de personnels. Si l’INSEE, par nature extrêmement prudent, ose écrire que l’explosion des recrutements dans les intercommunalités entre en contradiction avec les objectifs de la loi qui a créé ces établissements publics, c’est sans doute que ce qu’il pense sur le sujet est bien plus radical et plus sévère.

Depuis Paris, il semble logique, dès lors que l’on veut réduire les dépenses de fonctionnement, de faire jouer les mutualisations. Dans mon bureau, derrière mon ordinateur, je fais moi-même ce type d’analyse, mais je ne suis pas dupe : si l’on descend sur le terrain – ce que j’essaie de faire le plus souvent possible –, on prend conscience que tout cela est très compliqué. Dans un monde rural où les territoires peuvent être très vastes, il n’est pas si simple de dire à un agent qu’il doit, au nom des mutualisations de personnels et des harmonisations en cours, aller travailler à 50 kilomètres ! L’informatisation pourrait peut-être permettre des gains élevés de productivité, mais nous n’en sommes pas certains.

La situation actuelle incite en tout état de cause à des mutualisations que vous appelez des solidarités. Il s’agit de solidarités fonctionnelles et non distributives. Depuis 1999, le système de l’intercommunalité a surtout profité aux communes riches – notamment avec les mécanismes de la taxe professionnelle unique. En France, il existe très peu d’exemples de véritables mécanismes de solidarité distributive spontanée issue du terrain. Ce fut le cas à Saint-Brieuc, du fait de la volonté des élus PSU de l’époque, où s’opéra un réel partage des ressources fiscales entre les communes qui constituent aujourd’hui l’agglomération de Saint-Brieuc.

Les réductions de dotations ne seront pas les mêmes pour tous, et les critères qui seront utilisés n’ont toujours pas été précisés.

M. le rapporteur. Ces réductions se font de manière indifférenciée !

M. Laurent Davezies. Vous pouvez négocier afin que certains soient davantage épargnés. Il reste que, même s’il y a égalité de traitement, le coup porte précisément à l’endroit où le système prête le flanc à une attaque, puisque la mutualisation attendue de la création des intercommunalités n’a pas eu lieu. Je ne dis pas que l’usage du martinet soit de bonne politique, mais on peut considérer cet événement, très coûteux sur le terrain, comme une action publique menée à distance pour obliger les collectivités locales, en leur tordant le bras, à faire ce qu’elles n’avaient pas fait auparavant.

Madame Marcel, vous avez évoqué le fonds d’un milliard, en partie fléché vers le monde rural. Une espèce d’épouvantable inquiétude est aujourd’hui répandue concernant le monde rural, notamment alimentée par l’ouvrage de Christophe Guilluy, La France périphérique. Il s’agit d’un véritable sujet politique. Ce qui est frappant, c’est que toute la littérature scientifique sérieuse sur la question, à commencer par celle produite par Hervé Le Bras, par les travaux de l’INSEE ou ceux de ma propre équipe, montre un véritable regain, même si l’on ne peut pas parler d’un monde rural unique. En Picardie, vous trouvez un monde rural délabré, alors que, quand vous quittez le Nord-Est, dans les deux tiers du pays, vous rencontrez un monde rural qui compte de nombreux atouts. Il regagne aujourd’hui de la population grâce aux soldes migratoires, et il a complètement changé de fonction : d’agricole, d’industrielle et d’artisanale, son économie est devenue globalement « résidentielle ». De plus en plus, ses habitants vivent et travaillent au même endroit.

Dans le même temps, une grosse étude à l’initiative du ministère du tourisme a montré que le peuplement effectif du monde rural français, décompté en nuitées – ce qui inclut, au-delà des habitants au sens du recensement, toute personne ayant dormi une nuit sur ces territoires –, est aujourd’hui comparable à celui des années 1960, soit avant l’exode rural. Autrement dit, le monde rural est aujourd’hui très « utilisé ». Les hurlements que nous entendons actuellement auraient eu un sens dans les années 1980. Désormais, je ne dis pas que tout va bien, mais la dynamique du monde rural est plutôt positive.

M. le président Alain Fauré. Je partage votre analyse. L’amélioration des infrastructures a rapproché le monde rural des grandes villes. Dans mon département de l’Ariège, la population a augmenté de 30 000 habitants en vingt-cinq ans et le taux d’industrialisation est désormais de 25 %. La qualité de vie constitue aussi un atout, mais il faut faire preuve de créativité pour assurer une dynamique. Des contrats doivent être passés avec les grandes villes les plus proches pour installer, par exemple, des circuits courts de transformation qui constituent une chance historique d’avancer, notamment pour le monde agricole.

M. Laurent Furst. Je suis convaincu que nous nous sommes trompés lorsque nous avons créé les intercommunalités : notre objectif était financier, mais nous avons ouvert une porte qui ne s’est pas refermée.

Mme Marcel a évoqué ce qui s’est produit avec les transferts de compétence, mais il faut ajouter que, depuis trente ans, de nouveaux besoins sont apparus dans la population, et qu’ils ont souvent été pris en charge par les collectivités locales et par les intercommunalités. C’est l’État qui annonce qu’il faut des crèches partout, mais ce sont le plus souvent les communautés de communes qui gèrent les services à la petite enfance. Une partie des dépenses reprochées aux intercommunalités correspond à des charges qui auraient de toute façon existé sans elles.

Par ailleurs, un coût réglementaire considérable est aujourd’hui à la charge des collectivités locales. En France, nous devons embaucher deux personnes pour surveiller une piscine dès lors qu’il y a une personne dans l’eau, alors qu’en Allemagne une seule suffit : cette disposition coûte des dizaines de millions d’euros au niveau national. Ce ne sont pas les élus locaux qui élaborent la réglementation. Alors qu’ils ne demandaient rien en la matière, elle a par exemple rendu nécessaire la création de centaines et de centaines de postes pour gérer les schémas de cohérence territoriale (SCOT).

Je suis véritablement révolté par le procès qui est fait aux élus de ce pays au motif qu’ils seraient « dépensiers ». C’est trop facile ! Il faudrait faire la part des choses entre les dépenses liées aux besoins nouveaux de la population ou aux coûts réglementaires, et celles qui sont vraiment dues à la gestion par les élus.

Le déclin de l’industrie est au cœur de la problématique française. Ses conséquences sur le développement sont considérables. En Allemagne, l’industrie représente 7,5 millions d’emplois quand elle en totalise moins de 2,5 millions dans notre pays. Cette simple réalité collective a des effets directs sur l’équipement, l’aménagement et la vie des territoires. Lorsque des industries se retirent des territoires, c’est la vie qui s’en va, et cela signe notre échec collectif à maintenir en France une industrie puissante. Nous ne pouvons que constater que les emplois des nouveaux secteurs sont plutôt des emplois de techniciens et d’urbains que des emplois industriels de périurbanité ou de ruralité.

Pour avoir un peu travaillé sur le sujet, j’ai constaté qu’il n’existait aucun lien en Europe entre la taille des régions et leur prospérité économique : on trouve de très petites régions florissantes et de très grandes régions très peu prospères. En France, existe-t-il selon vous une corrélation entre la taille des collectivités et leur dynamisme ? Par ailleurs, cette corrélation existe-t-elle entre la taille de la collectivité et le niveau de ses dépenses ? J’ai constaté que plus les communes étaient grandes, plus elles dépensaient par habitant : on fusionne des petites communes pour en faire des grandes en croyant que l’on fera des économies mais, comme dans les intercommunalités, on crée de nouveaux postes de fonctionnaires, des directeurs, des sous-directeurs, des sur-directeurs…

M. le président Alain Fauré. Monsieur Furst évoquait les SCOT : un schéma de cohérence territoriale n’a-t-il pas aussi son utilité dans les territoires afin de veiller à ce que des équipements ou des services ne soient pas juxtaposés dans une même aire géographique ? Évidemment, la demande existe, et tout le monde voudrait avoir chez soi une zone d’activité, un stade ou une salle de spectacles.

M. Laurent Davezies. La question de savoir si les dépenses forcées des collectivités expliquent l’explosion de la dépense publique locale est extrêmement importante. Le problème, c’est que nous n’avons pas la réponse et que nous ne disposons d’aucun bilan. Il est tout de même extraordinaire que des milliers d’universitaires travaillent sur des sujets économiques – j’ai failli laisser entendre qu’ils disaient tous la même chose, mais nous sommes enregistrés… –, mais que nous ne disposions d’aucune étude sur la dépense publique locale en France. Il s’agit pourtant d’une énorme part du PIB. Le sujet reste néanmoins totalement opaque. Seuls les députés, plus encore les sénateurs, et deux ou trois fédérations d’élus locaux parviennent à s’y retrouver. Cela s’arrête là. C’est dommage ! On peut mettre en cause les dépenses forcées, la question posée à ce sujet est légitime et vous avez raison de l’évoquer, monsieur Furst ; mais on ne sait pas si vous raison ou tort.

M. Laurent Furst. Elles expliquent au moins une partie de l’augmentation des dépenses !

M. Laurent Davezies. C’est certain, mais nous ne savons rien de l’effet relatif du phénomène par rapport à la tendance globale.

En ce qui concerne le déclin de l’industrie, je suis particulièrement attentif en ce moment à l’émergence de l’imprimante 3D. Alors que je vous décrivais, en commençant cette audition, le passage d’une économie matérielle des années 1980 à une économie totalement immatérielle, je suis fasciné par le fait que l’immatériel nous ramène aujourd’hui à l’objet avec l’imprimante 3D. Cela peut avoir de nombreuses implications fortes, négatives ou positives, que nous ne mesurons pas encore, et véritablement redistribuer les cartes, y compris en termes de géographie. Il existe des imprimantes de la taille de la salle dans laquelle nous nous trouvons qui produisent des pièces pour fabriquer des maisons, des voitures… La délocalisation industrielle cherchait à produire avec des coûts de main-d’œuvre réduits ; l’imprimante 3D peut changer la donne. Je serais Chinois, je commencerais à m’inquiéter, ou je m’y mettrais – ce qu’ils font déjà à fond, sans aucun doute !

Vous avez raison, il n’existe pas de corrélation entre la taille et la prospérité pour ce qui concerne les régions, on peut en revanche en trouver une pour les nations des pays industriels. L’économiste Éloi Laurent a publié plusieurs articles qui tendent à montrer que les petites nations des pays industriels s’en sortaient plutôt mieux que les grandes. Disons qu’elles ne sont pas encombrées par certains de leurs territoires qui marchent moins bien : le Luxembourg n’assume pas beaucoup de solidarité avec la Lorraine – même s’il pourvoit à un certain nombre d’emplois pour ses habitants…

M. Laurent Furst. Mais il y a aussi le cas de l’Autriche !

M. Laurent Davezies. Ce qui semble vrai pour certains types de nations ne l’est plus pour les régions mais le redevient pour les villes – plus exactement les agglomérations. William Alonso, économiste américain, en avait déjà fait la démonstration dans les années soixante, et les travaux récemment effectués à la suite de ceux de Paul Krugman sur les effets de la concentration font le même constat : dans les pays industriels, le succès économique et la forte productivité sont au rendez-vous dans les très grandes villes, à la fois denses et fluides. Les « trois S » mis en avant par les Anglo-Saxons – size, sprawl, speed, c’est-à-dire taille, densité et vitesse – constituent la pierre philosophale. La taille ne suffit évidemment pas : Lagos ou Kinshasa sont immenses mais sans aucune accessibilité, sans transports, sans marchés qui puissent fonctionner.

Qu’en est-il de la dépense selon la taille d’une collectivité ? Le débat sur la taille optimale des villes date des années 1960. Les Soviétiques estimaient qu’une ville ne devait pas compter plus de 200 000 habitants environ, et qu’au-delà d’une certaine taille les coûts des services publics devenaient trop élevés. Le même débat existait dans les pays occidentaux, où de nombreux géographes défendaient la théorie de la taille optimale. Les économistes, parmi lesquels William Alonso que j’ai déjà cité, ont répondu que si le coût unitaire en services publics du citoyen d’une grande ville était supérieur au coût unitaire du citoyen d’une petite ville, le bénéfice unitaire retiré était plus important dans la grande ville que dans la petite. En toute rationalité économique, la taille maximale de la ville ne serait atteinte que lorsque les coûts excéderaient les bénéfices. Ce dernier calcul échappant aux études, il apparaît que l’action publique ne doit pas viser à réduire la dépense, mais qu’elle doit la rendre la plus productive possible, maximiser le rapport coûts-bénéfices de la ville et de la relation urbaine. S’il existait une corrélation entre taille et dépenses dans les conditions que vous indiquez, cela nous aurait amenés à limiter la taille des villes. Le débat a été tranché différemment dans les années 1960 et 1970.

M. Jean-Luc Bleunven. Je m’inquiète pour l’avenir des territoires périphériques sans métropole. Les raisons du succès des métropoles et des grandes villes ont-elles été étudiées au-delà des éléments que vous nous avez présentés de taille, de densité et de vitesse ? Existe-t-il des sortes de contre-exemple en Europe de cas de succès de territoires qui ne seraient pas des métropoles et où se produiraient des mêmes effets positifs que dans ces dernières ? La concentration est-elle vraiment la clef de la réussite ?

M. Laurent Davezies. Vous posez une question qui agite toute la communauté des économistes qui travaillent sur le problème des territoires depuis les années 1990. Paul Krugman a obtenu le prix Nobel d’économie en 2008 pour sa théorie de la localisation des activités – pour la première fois, le prix récompensait un travail comportant un élément de géographie économique – selon laquelle le territoire est en quelque sorte l’expression concrète d’un marché.

Pour qu’il fonctionne, il faut que s’y confrontent beaucoup d’offres et beaucoup de demandes, ce qui renforce la probabilité qu’une demande particulière ou qu’une offre particulière soit satisfaite. Paris est la ville du monde où l’on trouve le plus grand choix de films de cinéma en salle à quarante minutes de déplacement en moyenne. Certaines métropoles du monde comptent plus de salles de cinémas, mais il faut, en moyenne beaucoup plus de temps pour y accéder – une heure et demie de voiture à Los Angeles. L’avantage quantitatif du nombre se transforme en avantage qualitatif. Si vous souhaitez voir ce soir le film de Marguerite Duras, Le Camion, par exemple, vous avez plus de chances qu’il soit projeté à Paris qu’à Quimper étant donné que, dans une agglomération de douze millions d’habitants, il est possible de remplir une salle qui projette ce film dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas « grand public ». À Quimper, vous n’aurez le choix qu’entre huit films et peu de chances de voir Le Camion sur grand écran, le nombre d’habitants ayant cette demande spécifique ne permettant pas de remplir une salle. Ce qui vaut pour le marché du cinéma vaut pour le marché de l’emploi et, demain, pour celui des sous-traitants. Plus le marché est large, mieux les demandes sont satisfaites.

Au-delà de la question de la taille, le marché fonctionne si les distances à parcourir ne sont pas trop grandes : les déplacements à effectuer sur le marché quel qu’il soit ne doivent pas excéder quarante minutes, tous modes de transports confondus – au-delà, nous savons qu’il n’existe plus de marché de l’emploi – ou bien marginalement.

Par ailleurs, la distance entre le domicile et l’emploi doit être la plus réduite possible ce qui peut être obtenu grâce à l’urbanisation et à la mise en place de SCOT et de plans locaux d’urbanisme (PLU).

Les règles que je viens d’exposer ont été vérifiées de façon économétrique dans les grandes villes des pays industriels, aux États-Unis et au Brésil. On les retrouve systématiquement partout. La métropole permet d’offrir tous ces avantages.

J’ajoute un élément très frappant : dans un rapport rédigé pour l’OCDE il y a quinze ans, je montrais que la libéralisation des économies a produit de très forts effets de concentration des activités dans ce que l’on n’appelait pas encore les métropoles ; je montrais également que cela nécessitait non pas une moindre action publique mais, au contraire, un développement des politiques locales menées à la bonne échelle – ce qui nous renvoie aux SCOT et aux EPCI. Pour que le territoire, expression concrète de ce qu’est le marché, fonctionne de façon efficace, et que l’offre et la demande se rencontrent, il faut en effet davantage de politiques publiques car c’est l’action publique territoriale qui dessine le territoire, qui décide des distances, c’est-à-dire de la densité, et qui décide des vitesses qui résultent nécessairement d’un cocktail extraordinairement complexe entre transports collectifs et transports individuels.

Il faut plus d’action publique territoriale pour « libérer » les avantages économiques des marchés que constituent les grands territoires. Dans ce contexte, la gestion intégrée de façon globale constitue un enjeu majeur, que ce soit pour le Grand Paris, la métropole de Lyon ou celle de Marseille, pour les SCOT ou l’intercommunalité. L’intérêt de chacune des parties ne doit pas piloter l’action publique, à laquelle reviennent des tâches essentielles en termes d’organisation des transports, de planification urbaine ou de gestion, qui sont déterminantes pour l’efficacité des villes.

Il faut à coup sûr des SCOT, mais certains sont ridiculement petits : lorsque huit SCOT ridicules se battent autour d’une ville, ils ne forment plus que des bastions d’intérêts corporatistes territoriaux. En revanche, d’autres SCOT, comme celui de la métropole Nantes-Saint-Nazaire, sur lequel j’ai travaillé, ont permis de mettre en commun de très nombreux intérêts territoriaux, industriels et écologiques et de parvenir à un mode de gestion qui régule les concurrences entre les territoires, les industries, les activités, les loisirs… Évidemment, le second modèle est meilleur que le premier car une multitude de petits SCOT ne forment pas un SCOT.

M. le président Alain Fauré. En vous remerciant, monsieur Davezies, j’ajouterai que nous avons beaucoup évoqué l’effet de la taille des territoires, mais que les hommes font finalement aussi la différence grâce à leur créativité. L’Albanie et le Luxembourg sont tous deux de petits États, mais qui ne connaissent pas la même réussite…

L’audition s’achève à quinze heures.

Membres présents ou excusés

Commission d’enquête visant à évaluer les conséquences sur l'investissement public et les services publics de proximité de la baisse des dotations de l'État aux communes et aux EPCI

Réunion du mercredi 16 septembre 2015 à 13 heures 30.

Présents. – M. Éric Alauzet, M. Olivier Audibert Troin, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Calmette, M. Alain Fauré, M. Jean-Marc Fournel, M. Laurent Furst, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Christine Pires Beaune, Mme Régine Povéda, M. Nicolas Sansu, M. Claude Sturni.

Excusés. – M. François de Mazières M. Martial Saddier.