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Commission d’enquête visant à évaluer les conséquences sur l'investissement public et les services publics de proximité de la baisse des dotations de l'État aux communes et aux EPCI

Mardi 6 octobre 2015

Séance de 13 heures 30

Compte rendu n° 25

Présidence de
M. Jean-Marc FOURNEL,
Vice-président

Audition, ouverte à la pesse, de M. Luc Alain Vervisch, professeur associé à l’université de Cergy-Pontoise, membre du conseil d’administration de l’Association Finances-Gestion-Évaluation des collectivités territoriales (AFIGESE).

L’audition débute à treize heures trente-cinq.

M. Jean-Marc Fournel, président. Mesdames et messieurs, je voudrais tout d’abord présenter les excuses de notre président, M. Alain Fauré, qui a m’a demandé de le suppléer.

Avec notre première audition de l’après-midi, nous allons poursuivre la thématique des « visions de managers » que nous avons engagée la semaine dernière avec l’Association des administrateurs territoriaux de France. Je souhaite donc la bienvenue à M. Luc Alain Vervisch, qui est non seulement professeur associé à l’université de Cergy-Pontoise, mais surtout membre du conseil d’administration de l’Association Finances-Gestion-Évaluation des collectivités territoriales (AFIGESE).

Constituée en février 2000, l’AFIGESE réunit sous une même bannière les professionnels territoriaux des finances, de la gestion et de l’évaluation des politiques publiques, et plus largement du management public territorial. Ses travaux se nourrissent de l’expérience concrète de ses adhérents et l’association organise chaque année ses Assises nationales de la fonction financière, du contrôle de gestion et de l’évaluation des politiques publiques. La 20ème édition de ces Assises a eu lieu les 30 septembre, 1er et 2 octobre derniers.

La baisse des dotations de l’État vient s’ajouter à des phénomènes antérieurs – comme la suppression de la taxe professionnelle – pour fragiliser les ressources des collectivités du bloc local. Celle-ci doivent donc à la fois absorber un choc important – qui doit se poursuivre jusqu’en 2017 – et trouver un nouvel équilibre structurel. Faut-il réduire la voilure des services publics locaux ? Optimiser la gestion du patrimoine public local ? Mutualiser à tout va ? Mettre en place de nouvelles ressources ? Comment revoir les rôles respectifs de l’État, de l’usager et du contribuable national ou local ? Les interrogations sont multiples et nous espérons que cette audition de l’AFIGESE permettra à la commission d’y voir plus clair et d’entendre des propositions innovantes.

Monsieur Vervisch, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Luc Alain Vervisch prête serment.)

M. Luc Alain Vervisch, membre du conseil d’administration de l’AFIGESE. Monsieur le président, mesdames et messieurs, votre invitation est un honneur pour l’AFIGESE. Je vous prie tout d’abord d’excuser le président Laurent Mazière, qui aurait dû être à ma place, mais qui a pris hier ses fonctions de directeur général des services au Conseil départemental de l’Allier et qui a jugé inapproprié – même pour une excellente raison – d’être absent dès le deuxième jour.

Je suis très heureux de participer à vos réflexions, à la fois comme membre du conseil d’administration de l’AFIGESE – dont je fus le président, entre 2002 et 2006 – et comme professeur associé à l’université de Cergy-Pontoise. J’ajoute que je suis également aujourd’hui consultant à titre privé ; je travaille notamment beaucoup sur les questions liées à la métropole du Grand Paris.

L’AFIGESE rassemble aujourd’hui près de 360 collectivités locales, représentées par l’intermédiaire de leurs cadres territoriaux : directeurs des finances, responsables de services financiers, responsables de services de contrôle de gestion, évaluateurs des politiques publiques. À ce titre, ce sont plus de 600 personnes qui participent régulièrement aux travaux de notre association.

Ces travaux ont pris la forme de nos dernières Assises, les vingtièmes, qui se sont tenues la semaine dernière à Tours. Ils prennent également la forme de séances de formation à caractère technique relativement poussé, mais aussi – et c’est sans doute le plus important – de groupes de travail qui réfléchissent, dans une configuration associant des cadres territoriaux et, le cas échéant, des partenaires publics et privés, à la professionnalisation de nos métiers, à la mise en œuvre et au partage de bonnes pratiques, et à la définition d’outils permettant aux collectivités territoriales d’améliorer et de qualifier davantage encore leur gestion. Si vous le permettez, monsieur le président, l’AFIGESE enverra à votre commission un certain nombre de documents, dont vous pourrez apprécier la pertinence et, éventuellement, l’intérêt de la généralisation.

Dans un premier temps, j’interviendrai sous l’angle managérial, pour vous montrer – ce qui est notamment ressorti des réflexions de la semaine dernière – comment les cadres financiers, gestionnaires, évaluateurs, prennent aujourd’hui en compte la contrainte budgétaire, pour tenter de dégager au bénéfice de leurs élus des pistes d’amélioration, des éléments de choix, une objectivation des priorités, et leur permettre de décider dans les meilleures conditions.

Dans un deuxième temps, je mettrai ma casquette de professeur à l’université pour revenir sur certaines questions de fond au regard du nouveau contexte budgétaire. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt la majeure partie des contributions qui ont été apportées à votre commission par les intervenants précédents. Cependant, sur certains points, je tiendrai un propos un peu différent. Cela appellera naturellement le débat.

Il est donc important de remarquer qu’aujourd’hui, une bonne partie des outils de gestion qui existent depuis longtemps – comme le travail sur la fiscalité, sur la qualité de la comptabilité, sur l’introduction du contrôle de gestion dans des éléments de tarification, etc. – évoluent dans un sens beaucoup plus large autour de la meilleure identification du coût des politiques publiques dans leur ensemble.

Le premier exemple qui me vient à l’idée est celui du pacte financier et fiscal construit entre les communes et leurs groupements, historiquement pour faciliter la redistribution d’une partie de la ressource fiscale, soit au bénéfice des communes sur lesquelles étaient implantées des bases de taxe professionnelle importante, soit au bénéfice des communes considérées comme défavorisées. Aujourd’hui, en effet, le pacte financier et fiscal évolue beaucoup plus comme un outil de politique partagée : définition des grandes orientations d’action, des maîtrises d’ouvrage, de la répartition des responsabilités, voire des choix. Par exemple, en matière patrimoniale, ces choix doivent être faits ensemble : par la structure intercommunale quand elle assume la compétence, mais aussi par les communes quand elles accueillent les publics.

C’est le cas de la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise, qui a travaillé sur son pacte financier et fiscal dans une optique de maîtrise de son urbanisation jusqu’en 2020, pour définir avec ses communes un certain nombre de choix et, notamment, prendre des orientations clés en matière d’équipement scolaire – par exemple, en déterminant que le temps des constructions neuves était terminé, et qu’il fallait admettre que l’extension des capacités scolaires passerait désormais uniquement par l’extension des groupes existants. C’est évidemment un choix technique, mais c’est aussi un choix politique, dans la mesure où il répond peut-être moins favorablement aux demandes des familles qui souhaiteraient avoir accès à des équipements plus proches de leur domicile.

Autre exemple : celui de l’analyse économique. Conçue depuis très longtemps, notamment au niveau de l’État, comme un élément d’appréciation des choix d’investissement, elle avait été très fréquemment négligée dans les collectivités locales, en partie faute de capacités techniques. Aujourd’hui c’est devenu un élément important d’aide à la décision.

On pourrait aussi citer certains travaux – menés dans les années 1980 et oubliés depuis – d’analyse des coûts de la croissance urbaine. Il s’agit de mieux anticiper ce que représentera, en termes d’infrastructures, de superstructures, d’équipements collectifs et de services offerts à la population, telle ou telle augmentation démographique.

Je pense également à la comptabilité analytique, relativement peu répandue et qui l’a souvent été dans une logique d’identification des coûts des services, pour faciliter les choix en matière de tarification, et éventuellement en matière de modes de gestion. Or la tendance actuelle, dans les collectivités les plus avancées, est de généraliser la comptabilité analytique à l’ensemble des actions, pour identifier le coût des politiques publiques dans leur ensemble. Je peux vous citer le cas du conseil départemental du Bas-Rhin, qui a mené à bien une démarche globale de recherche du coût de ces politiques publiques – démarche intéressée puisque le conseil départemental est en négociation avec la métropole urbaine de Strasbourg sur d’éventuels transferts de compétences.

Il me semble donc qu’il conviendrait de réfléchir, car ce serait un vrai moyen d’amélioration de la connaissance, à une modification importante du plan comptable général, adopté progressivement à partir de 1997. Celui-ci est certainement plus performant que le précédent, mais il est encore loin de faciliter l’information exhaustive sur le coût des politiques publiques. En ce domaine, nous pourrions prendre l’exemple de la Suisse, qui a beaucoup développé la modernisation de ses outils.

S’agissant ainsi de la gestion patrimoniale, alors que le patrimoine des collectivités territoriales est assez souvent mal connu, et pas nécessairement géré de façon optimale, des politiques de gestion patrimoniale se sont mises en place depuis quelques années afin d’apprécier si la collectivité doit ou non rester propriétaire, et si elle doit, ou non, confier la gestion d’une partie du domaine privé à des professionnels du métier. En outre, l’analyse patrimoniale est devenue un élément de justification auprès des prêteurs dans une logique de meilleure qualité du bilan, et un outil intéressant dans les relations avec les tiers, notamment en matière de tarification. Ainsi, certaines collectivités ont commencé à faire évoluer leur tarif en fonction de l’utilité individuelle, ou non, de l’utilisation du patrimoine public par des partenaires, même associatifs.

C’est un exemple intéressant d’amélioration et donc de construction d’un outil dans une logique qui, derrière l’aspect financier, intègre la recherche des valeurs du service public. Le domaine public est-il fait pour servir de façon générale à chacun, sans que l’on ait à apprécier l’utilité individuelle que chacun peut en tirer ? Ou la collectivité territoriale a-t-elle son mot à dire par rapport aux pratiques individuelles, voire aux pratiques collectives ? En effet, soit ces pratiques s’inscrivent dans le cadre des politiques publiques définies par la collectivité : auquel cas, les associations doivent être soutenues. Soit ces pratiques s’inscrivent simplement dans un cadre d’intérêt partagé par plusieurs personnes, mais en dehors du champ prioritaire de l’action publique : auquel cas, la réponse peut très bien être différente.

J’en viens au partage de la culture du contrôle de gestion. À l’origine, il y a une vingtaine d’années, la plupart des outils de contrôle de gestion ont été mis en place, notamment sous l’inspiration de techniques anglo-saxonnes, dans un objectif de réduction abrupte des coûts. À présent, la plupart des collectivités les considèrent comme des instruments de dialogue. Cela signifie que les contrôleurs de gestion interviennent aujourd'hui dans des champs qui ne sont plus simplement les champs initiaux du contrôle et de l’analyse de leur service. Ils interviennent, par exemple, dans la négociation avec les délégataires pour qualifier le niveau de la délégation et exiger des partenaires privés la performance que l’on est en droit d’en attendre.

L’évaluation des politiques publiques – évidemment développées dans les collectivités qui en ont la capacité – est entendue, quant à elle, comme un outil d’objectivation des priorités d’action publique. À cet égard, la démarche qui consiste à montrer qu’une politique publique doit s’évaluer au regard non seulement de l’impact qu’elle a pour son décideur ou la collectivité qui en a la compétence, mais également de l’impact général qu’elle a sur le terrain, me paraît très intéressante.

Ainsi a-t-on expliqué à un conseil départemental qui avait demandé une évaluation de ses politiques d’insertion que l’on pouvait non seulement apprécier le coût des mesures prises mais également anticiper ce que coûterait ce que l’on ne faisait pas – soit les effets d’une absence totale de politique d’insertion en termes de non-employabilité, de désespérance sociale, voire d’autres aspects qui concernent éventuellement l’État ou d’autres collectivités que le département mais qui, d’une façon générale, ont un impact sur les finances publiques.

La mutualisation des moyens est considérée aujourd’hui non plus uniquement comme un outil opérationnel, efficace sur le terrain intercommunal, mais comme instrument de politique globale de gestion des ressources humaines, comme une réponse aux stratégies de maîtrise de la masse salariale. En effet, il est quasiment impossible pour une petite commune d’avoir une politique de masse salariale active sur son personnel en place, compte tenu des règles statutaires et de la quantité des agents concernés. En revanche, cette politique est plus facile à mettre en œuvre à l’échelle d’une structure intercommunale.

Je terminerai sur la performance en matière de fiscalité. Voici plus de vingt ans que des observatoires ont été créés dans les collectivités territoriales. À l’époque, ils servaient essentiellement de relais auprès des services fiscaux de l’État – qui n’étaient pas encore ceux des directions départementales des finances publiques. Aujourd’hui, les observatoires fiscaux sont également des outils d’observation générale du territoire – sur la présence des entreprises, sur l’habitat individuel ou collectif, etc. – pouvant contribuer à la définition de certaines politiques, en matière de transports, d’implantation d’équipements publics… En outre, la performance fiscale se développe dans des domaines qui ne sont plus ceux de la fiscalité directe : la prévision en matière de droits de mutation, dans les départements ; l’amélioration de l’efficacité des organismes de recouvrement de la sécurité sociale en matière de versement transports, afin de lutter contre un taux d’évasion relativement important de la part des contributeurs.

Voilà comment les cadres financiers, gestionnaires, évaluateurs, contribuent à la réflexion politique, et essayent de donner à leurs élus les meilleurs moyens de faire des choix : à court et moyen terme, par exemple en matière d’investissements ou de mode de gestion ; et à plus long terme, pour redéfinir, en tant que de besoin, le champ du service public et les priorités de l’action publique que peuvent attendre nos concitoyens dans la période qui s’ouvre.

Pourquoi réadapter le champ du service public ? Peut-être est-il important de rappeler que la baisse de l’investissement, qui est une préoccupation, n’est pas liée à la baisse des dotations. De fait, l’investissement public a atteint un pic en 2007, et a commencé à baisser de façon assez nette à partir de 2008 – d’après les statistiques.

Certes, on pourrait dire que la crise est passée par là. Mais d’une façon générale, l’ensemble des collectivités territoriales y avaient plutôt bien résisté. La réalité est vraisemblablement que 2007 marque la fin d’une première vague de vingt-cinq ans de décentralisation qui a abouti à une deuxième vague de décentralisation du territoire, cette fois sous la responsabilité directe des collectivités locales, et, à un moindre degré la fin d’une première vague d’action intercommunale. Cela signifie que la baisse que l’on continue à constater et qui sera vraisemblablement entérinée dans les cinq ou six années à venir, n’est pas simplement liée à la baisse des dotations de l’État. Cette dernière joue un rôle non négligeable, mais pas nécessairement le plus important.

Certaines études estiment aujourd’hui, compte tenu de ce que je viens dire, et compte tenu du cycle classique de l’investissement local dans lequel les premières années suivant les élections sont en général plutôt « calmes », qu’en fait la majeure partie des collectivités pourront absorber budgétairement la contrainte de la baisse des dotations d’État par une baisse de leurs investissements. La véritable difficulté se présentera après 2017, parce que nous entrerons dans une période où la structure des budgets locaux se sera durablement modifiée. En effet, rien ne permet d’affirmer que les dotations d’État retrouveront leur niveau antérieur.

Nous allons donc nous retrouver dans une situation où l’épargne brute sera structurellement plus faible que pendant toute la première partie de la décentralisation, et où l’investissement lui-même sera structurellement moins important qu'il ne l’avait été jusque-là. La baisse est estimée entre 10 et 12 %, en volume, par rapport à ce qu’il aurait été autrement.

Parmi nos collègues de l’État, le sentiment est que faire 10 % d'investissement en moins revient à réaliser en dix ans ce que l’on aurait réalisé en neuf. Serait-ce si problématique, par rapport au niveau d’équipement public ? C’est la vision que pourrait avoir Bercy. Cela ne signifie pas que nous la partagions au sein de l’AFIGESE.

L’autre point qu’il est important de comprendre est que la baisse des dotations – et je parle en tant qu’universitaire – a le mérite de nous amener à pointer du doigt trois questions qui ne sont pas encore réglées aujourd’hui.

La première est celle de la logique même de dotations d’État dans une République décentralisée. S’il n’y avait pas de dotations, si les structures communales et intercommunales assuraient par la tarification et les ressources fiscales le financement de leurs services publics, le débat n’aurait presque pas lieu d’être. D’ailleurs, les dotations d’État ont pour origine une fiscalité locale disparue : la DGF, dans sa première version jusqu’en 2004, est ainsi issue du versement représentatif de la taxe sur les salaires, lui-même issu de la taxe sur les salaires, elle-même issue de la taxe locale sur les ventes au détail qui existait jusqu’en 1967 ; de même la dotation de compensation part salaires a été introduite dans la DGF…

De fait, la quasi-totalité des dotations d’État actuelles sont d’anciens impôts locaux. Cela permet de dire à certains – et je partage cette opinion – qu’en fait la péréquation verticale n’existe pas car les outils de péréquation de la DGF ne sont en fait que de la redistribution organisée de ce qui était jadis des impôts locaux, lesquels avaient d’ailleurs leurs outils de péréquation – par exemple, la taxe locale avait une péréquation organisée au niveau départemental. Je pense donc légitime de se demander ce que signifie aujourd’hui le fait, pour l’État, de verser des dotations aux collectivités territoriales, et ce que signifie pour elles le fait de les accepter.

Si je voulais être provocateur, je dirais que cela nous amène directement à la deuxième question non réglée : celle de la valeur, au sens qualitatif du terme, de la fiscalité locale actuelle.

Pourquoi avoir supprimé la part salaires de la taxe professionnelle ? Parce qu’on estimait qu’elle pesait sur l’emploi. Pourquoi avoir supprimé la taxe d’habitation régionale ? Parce qu’elle était vue comme injuste. Pourquoi avoir plafonné les droits de mutation des départements ? Parce qu’on estimait que cela rendait la France peu concurrentielle par rapport aux pays voisins.

Bref, pourquoi la DGF a-t-elle pris l’ampleur qu’on lui connaît ? Parce que les impôts locaux sont inadaptés et que l’ensemble des acteurs publics, qu’il s’agisse de l’État, du législateur, des élus locaux ou des cadres territoriaux, n’ont pas été en situation de proposer une fiscalité locale moderne, adaptée à l’assiette actuelle : celle de la production économique, de l’occupation de l’espace foncier, et de la généralisation de tout ce qui se rapporte au virtuel. C’est ainsi – certes, ce n’est pas facile – que nous ne savons pas taxer une bonne partie de l’activité qui se développe sur les réseaux.

Cela aboutit à des solutions souvent globalement bien conçues. Mais, comme tout le monde le sait, le Diable se niche dans les détails. Prenons l’exemple de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), fondée d’une certaine façon sur la croissance économique et dont on pourrait penser qu’elle a un lien naturel avec la capacité financière des entreprises. Le fait qu’à la suite d’importantes pressions du bloc communal, elle ait été confiée aux communes et aux intercommunalités, la rend extrêmement fragile. En effet, pour des raisons en partie techniques, elle fluctue énormément d’une année sur l’autre. Par voie de conséquence, tout ce qui découle de la CVAE est en soi-même un élément d’incertitude considérable. Je n’invoque pas le produit lui-même : je parle du calcul du potentiel fiscal, donc de la répartition de la solidarité nationale, intercommunale, au niveau du Fonds de péréquation intercommunal et communal (FPIC).

Je remarque par ailleurs que la facilité fiscale avec laquelle nous avons construit l’offre de services publics qui s’est développée pendant trente ans, nous a sans doute fait perdre la réalité qui est celle du contribuable. Je citerai l’exemple du foncier bâti – probablement l’un des impôts les plus pertinents au niveau local. Sur la période 1984-2008, les bases de foncier bâti ont été multipliées par 3,3 et le produit intérieur brut l’a été par 2,8. L’écart, correspondant à la croissance résidentielle naturelle et à la valorisation des nouvelles bases, peut être considéré comme tout à fait logique. Mais le taux moyen de foncier bâti a augmenté de 40 %. C’est-à-dire qu’en fait, non seulement le monde local a tiré parti de la croissance territoriale qu’il a contribué à développer par son action, mais il a « joué » du levier fiscal pour apporter une réponse à la demande de services de nos concitoyens.

D’une certaine manière, construire un budget en partant sur la dépense et en l’équilibrant par la recette n’est pas, à long terme, la meilleure façon de penser l’efficience de la dépense publique. Mais, vous le savez, les états de vote des taux sont ainsi conçus : en réalité, ce que l’État vous demande de voter, c’est le montant nécessaire à l’équilibre budgétaire. Et donc, depuis 1980, il voit l’impôt comme un outil permettant d’assurer un équilibre global.

La troisième question qui, à mes yeux, n’est absolument pas réglée, est celle de la péréquation.

Il y a deux raisons à cela. La première, c’est le choc financier que représente la montée en charge de la péréquation dite horizontale avec la baisse des dotations de l’État. Pour autant, viser l’objectif d’un milliard ou de 1,2 milliard d’euros sur le FPIC, par exemple, paraît tout à fait logique en termes de solidarité. Ce qui est beaucoup plus préoccupant dans les outils de péréquation actuelle, ce sont les indicateurs. Certes, il est plus facile de critiquer que de proposer. J’en évoquerai deux, néanmoins : le potentiel fiscal et le revenu par habitant.

Le potentiel fiscal utilisé aujourd’hui n’a plus de signification, dans la mesure où il associe des bases et des produits et, de ce fait, mélange des effets de richesse par la capacité et des effets de richesse par la pression fiscale, lesquels sont en général contradictoires. Je veux dire par là qu’une commune qui a des bases faibles a tendance à avoir des taux élevés. Or, dans son potentiel fiscal, on prend en partie en compte la pression fiscale qui existait avant la réforme de la taxe professionnelle. Il en résulte que des territoires qui étaient considérés comme pauvres sont vus comme plus riches, et que des territoires qui étaient considérés comme riches sont considérés comme plus pauvres. J’ignore s’il vaut mieux prendre des bases ou des produits – la question récurrente ! – mais il faut en tout cas éviter un indicateur qui mélange les deux.

S’agissant du revenu par habitant, il a été utilisé à l’origine pour le monde urbain, notamment dans le cadre de la règle relative à la dotation de solidarité urbaine (DSU), parce que c’est un indicateur de charges. On considère que les revenus faibles sont représentatifs de publics ayant des difficultés à assurer un certain nombre d’éléments de vie quotidienne élémentaires – que la collectivité publique a vocation à leur apporter. Mais ce qui fonctionne très bien dans le monde urbain fonctionne très mal en milieu rural. Aujourd’hui, le revenu par habitant est pris en compte au niveau d’une partie de la dotation de solidarité rurale (DSR). Et il est pris en compte au niveau du FPIC, dans tous les territoires, y compris ruraux.

Or, dans une petite commune, le revenu par habitant peut évoluer d’une année sur l’autre pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la réalité des services publics. Je citerai l’exemple d’une petite commune du Val-d’Oise, Nesle-la-Vallée, dans laquelle, à la suite de la réalisation de plus-values immobilières, le revenu constaté et utilisé pour la répartition des fonds en 2015 a explosé. Par voie de conséquence, le revenu de sa communauté de communes a augmenté dans des conditions telles que sa contribution au FPIC a augmenté de 80 % !

Comment voulez-vous faire de la prévision quand les dispositifs de péréquation, qui sont conçus pour régler des problèmes de fond, aboutissent à ce que d’une année sur l’autre, les évolutions, en particulier dans le monde rural, soient aussi perturbantes ?

Tels sont les points que je souhaiterais voir traiter car on ne construira pas une vraie logique de péréquation, partagée et admise, notamment par les contributeurs, si les indicateurs que l’on utilise ne sont pas profondément revus pour les rendre plus pérennes et surtout plus compréhensibles.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Merci, monsieur Vervisch, pour votre exposé complet et engagé, dont je partage certains diagnostics.

Vous avez ainsi posé à juste titre la question du bien-fondé des dotations par rapport à la fiscalité. Si nous visons l’autonomie financière, nous n’avons en effet pas d’autonomie fiscale. En cas de diminution des dotations, nous ne pouvons donc pas faire jouer le levier fiscal. En outre, la fiscalité locale est désormais inadaptée et ne ressemble plus à rien.

Vous nous avez donné votre vision de l’architecture fiscale des collectivités locales et du bloc communal, mais vous êtes passé très vite sur un certain nombre de dossiers qui nous intéressent.

D’abord, selon vous, la baisse de l’investissement public local est estimée à 10 %. Je n’ai pas compris si c’était 10 % par an, sur les trois années, ou 10 % au total. Si c’est 10 % par an, cela rejoint ce que disent nombre de vos confrères, qu’ils soient consultants, cadres ou membres d’associations d’élus. Selon une étude de l’Association des maires de France (AMF), on peut même s’attendre à une baisse de 25 à 30 % de l’investissement public local entre 2014 et 2017 – 10 % ou 30 %, ce n’est pas du tout la même chose !

Le risque, qui a été souligné par certaines des personnes que nous avons auditionnées, est que l’on se rapproche des collectivités locales « à l’allemande », avec un patrimoine qui se dégrade à grande vitesse. La Banque postale, notamment, nous a expliqué que le patrimoine ne pouvait plus être correctement entretenu. C’est un vrai problème, dans la mesure où il s’agit du patrimoine commun. Même si la gestion patrimoniale que vous appelez de vos vœux refonde une véritable politique de la gestion patrimoniale, je ne suis pas sûr que l’on puisse rester dans la limite des 10 %.

Ensuite, vous nous avez parlé des difficultés rencontrées en matière de fiscalité locale. L’AFIGESE a-t-elle des propositions concrètes à présenter en la matière ? Vous avez dit que les bases fiscales n’étaient plus adaptées. Vous rejoignez en cela l’ancien président de l'AMF, M. Jean-Paul Delevoye, qui nous a expliqué qu’au XIXe siècle la fiscalité était assise sur le foncier, au XXe siècle sur l’industrie et au XXIe siècle sur la finance. Vous-même avez fait allusion à la généralisation du virtuel et de l’activité économique sur les réseaux. Ne pourrait-on pas imaginer d’imposer ces nouvelles richesses qui s’appuient sur la puissance banquière et assurantielle de notre pays ? Ce pourrait être une source de rentrées fiscales pour les collectivités territoriales.

Enfin, quelles seront, à votre avis, les conséquences de la baisse des dotations ? J’ai bien compris que les collectivités locales n’ont pas attendu 2014 et 2015 pour voir régresser leurs ressources ; c’est ainsi que la réforme de la taxe professionnelle, puis son abandon, leur ont été très préjudiciables. Reste que la baisse des dotations d’État est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Les budgets locaux vont-ils pouvoir résister ? Selon M. François Baroin, l’actuel président de l’AMF, 1 500 à 2 000 communes ou structures intercommunales pourraient se trouver en déséquilibre. Selon Mme Marylise Lebranchu, il n’y en aurait que 30. La Banque postale, quant à elle, considère que leur nombre serait plus proche de l’estimation de M. Baroin que de celle de Mme Lebranchu.

M. Luc Alain Vervisch. Monsieur le rapporteur, je vais essayer de répondre à vos questions avec la même liberté de ton que celle que vous voulez bien me prêter.

S’agissant du dernier point que vous avez abordé, je n’ai pas de chiffres. En effet, la réforme de la DGF vient un peu compliquer les prévisions. Même si le projet de loi de finances apporte des tempéraments par rapport au rythme de baisse, c’est une question qui nécessite d’être techniquement traitée avant que l’on puisse voir où cela nous mène. Pour information, j’y travaille actuellement avec M. Alain Guengant, directeur de recherches au CNRS, et je pense que dans le courant du mois d’octobre, nous pourrons avoir une meilleure vision du risque d’annulation de l’épargne brute dans le monde communal et intercommunal. Cela dit, les services de l’État vous fourniront leurs propres simulations.

À première vue, le nombre des communes en déséquilibre serait de l’ordre de plusieurs centaines. On doit toutefois noter ce que M. Thomas Rougier a dû évoquer devant vous, à savoir la très grande disparité des situations. On ne peut pas affirmer que toutes les petites communes, ou toutes les communes de banlieue, ou toutes les communes moyennes seront concernées de la même façon. Le mode de traitement de la contribution au redressement des comptes publics néglige précisément les situations individuelles. On utilise donc les outils de péréquation tels que la DSU, ou la concentration de la DSR, ou éventuellement le FPIC, pour tenter de modérer, voire d’annuler dans certains cas les effets de la baisse des dotations. Mais la cohérence recherchée ne peut être obtenue, ou du moins ne peut que l’être très mal, en raison de la généralité du système.

Dans certains cas, la solution passe soit par une diminution déterminée des dépenses publiques, soit par une augmentation de la pression fiscale. Dans l’exercice de son pouvoir budgétaire, le préfet pouvant difficilement décider à la place des élus, la solution la plus classique utilisée par les services de l’État est donc l’augmentation de la pression fiscale, même lorsque celle-ci est déjà plus élevée, voire beaucoup plus élevée que la moyenne. Si j’avais le temps, je pourrais vous citer le cas de la métropole du Grand Paris.

S’agissant du patrimoine, l’AFIGESE partage votre constat. Il est nécessaire de conserver un niveau de dépenses permettant au moins de maintenir le patrimoine public que les collectivités conserveront.

Au cours de la séance publique des assises de l’AFIGESE, jeudi dernier, on a demandé aux participants ce que serait pour eux la meilleure politique d’investissement, au regard des besoins de leur territoire. On a alors constaté que 57 % des cadres considèrent qu’il faudrait augmenter les investissements, principalement pour des questions de rattrapage. Il semble en effet que les investissements des années 1995 à 2010 ont été principalement des investissements de développement et qu’aujourd’hui, il faut remettre en état le patrimoine ancien, qu’il s’agisse des ouvrages d’art de la reconstruction, ou du patrimoine collectif des années 1960 et 1970 – celui des villes de banlieue qui s’étaient rapidement développées à cette époque se trouve ainsi fortement dégradé.

J’en viens aux taux de 10 % à 15 % que j’ai évoqués pour la baisse de l’investissement public. D’après certains modèles de simulation macroéconomique, à partir de 2018, le volume annuel de l’investissement local pourrait être inférieur d’environ 5 milliards d’euros à ce qu’il aurait été – toutes choses égales par ailleurs – sans baisse des dotations de l’État. Cela représente, sur trois ans, un « déficit d’investissement » de 15 milliards, avec une perspective de projection dans le temps qui sera à peu près à l’identique. En effet, les dotations d’État n’ayant pas vocation à repartir – ou en tout cas à un rythme autre que l’inflation annuelle –, la reprise de l’épargne brute sera extrêmement lente.

Vraisemblablement, la majeure partie du monde local arrivera à maintenir son patrimoine existant en l’état, mais sans le développer. Quelques collectivités parmi les plus favorisées pourront continuer à avoir des projets de territoire, ce qui posera la question du lien avec la croissance démographique, dans la mesure où il leur faudra assurer la fourniture en équipements publics liée au développement de leur population. En revanche, un certain nombre de collectivités locales ne pourront pas entretenir leur patrimoine public et se trouveront face à un dilemme : en abandonner une partie, ce qui se traduirait par la fermeture de services, la cession d’assiettes foncières, etc. ; ou laisser leurs équipements se dégrader en espérant un retour à meilleure fortune, ce qui supposerait une très forte accélération de la croissance économique – on peut toujours l’escompter, mais elle n’est pas dans les modèles.

S’agissant de la fiscalité, j’ai du mal à parler en tant qu’administrateur de l’AFIGESE, dans la mesure où l’association n’a pas, en tant que telle, une vision de ce que serait à ses yeux une fiscalité pertinente même si elle a beaucoup insisté sur la nécessité de moderniser les évaluations cadastrales. J’ai moi aussi participé aux travaux de réflexion sur ce point, notamment avec l’AMF. Retarder l’introduction des nouvelles bases ne fera que reporter le débat et aboutira à des solutions comme la disparition de la taxe d’habitation, ou plutôt sa transformation en un impôt sur le revenu affecté au niveau local. Une partie de la taxe d’habitation est d’ores et déjà plafonnée par rapport au niveau de revenus des ménages, mais par référence aux taux anciens. Cela signifie que toute augmentation de taux est donc supportée intégralement aujourd’hui par les ménages, dans des conditions d’autant plus lourdes que ceux-ci sont moins favorisés.

Si les évaluations cadastrales ne sont pas revues, on peut donc craindre que la taxe d’habitation ne connaisse le sort de la taxe professionnelle, qui a été tellement prise en charge par l’État au fil du temps que celui-ci a fini par considérer qu’il fallait la supprimer pour la remplacer par un panier d’impôts économiques. La taxe d’habitation pourrait alors être remplacée par un impôt local sur le revenu. Mais il ne faut pas se voiler la face : qui dit impôt local sur le revenu, dit impôt sur le revenu sans pouvoir de taux. Techniquement, on ne peut pas en effet moduler les taux au niveau communal. Imaginez 36 000 communes votant 36 000 impôts sur le revenu ! En outre, en termes d’égalité devant l’impôt, ce serait parfaitement incompréhensible.

Reste la question d’un impôt sur les nouvelles activités, qui poserait sans doute des difficultés techniques. L’impôt financier potentiel est un impôt au niveau mondial, d’un certain point de vue. Il y a longtemps que l’on parle de la taxe sur les transactions financières. Pourquoi ne pas l’envisager ? Par ailleurs, il existe déjà une taxe sur les activités bancaires ou assurantielles au niveau national. On pourrait imaginer de moduler la pression fiscale sur ce point.

De même pourrait-on imaginer de moduler la pression fiscale sur l’usage des outils modernes de communication. Le problème est que l’impôt serait, par nature, perçu nationalement, et qu’il faudrait donc veiller à l’équité des règles de répartition. Cela ferait progressivement disparaître le pouvoir de taux du monde local. Il a déjà disparu en partie sur l’impôt économique. Il reste important – et d’ailleurs injuste – sur la taxe d’habitation, au niveau des impôts des ménages. Certes, il est encore plus important en France qu’il ne l’est dans de nombreux États voisins, dont la capacité d’action locale est similaire au nôtre. Mais ce serait tout de même un choc culturel, pour les élus locaux comme pour les cadres territoriaux.

M. Jean-Marc Fournel, président. Vous indiquez que pendant les premières années de la décentralisation, le bloc local, communal ou intercommunal, avait beaucoup investi. Aujourd’hui, il est confronté à des difficultés. Y aurait-il eu manque de clairvoyance ?

Par ailleurs, la fiscalité tient souvent lieu de seuls leviers. Or les réformes fiscales sont excessivement compliquées et engendrent forcément par des perdants et des gagnants. La mesure globale, qui ne tient pas compte de la réalité locale, n’est pas toujours source de justice, avait-vous dit. Le projet de loi de finances pour 2016 prévoit une réforme de la DGF, qui exclut – du moins pour le moment – toute DGF territoriale. Selon vous, une DGF territoriale ne pourrait-elle pas précisément constituer un élément de péréquation, permettant de tenir compte des disparités que vous avez évoquées ?

Mme Marie-Lou Marcel. En 2014, l’AFIGESE a remis le prix de l’innovation financière à la commune de Vitrolles qui avait mis au point un système de tarification progressive de l’eau en direction des particuliers et des professionnels. En quoi cette démarche est-elle source d’économie ? Une telle tarification serait-elle reproductible sur d’autres services publics et dans d’autres collectivités ?

Par ailleurs, le Président de la République et le Premier ministre ont annoncé la création, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2016, d’un fonds d’un milliard d’euros supplémentaires en direction des collectivités : 500 millions d’euros fléchés en direction des petites communes de nos territoires ruraux, notamment les petites villes et les bourgs centres ; 500 millions d’euros destinés aux dépenses d’économies d’énergie. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Luc Bleunven. Selon vous, les petites communes rencontrent-elles des difficultés, d’ordre technique ou psychologique, susceptibles d’entraver le développement de la comptabilité analytique et la diffusion de la culture de la maîtrise des coûts ? Certaines communes appliquent-elles ces méthodes avec succès ?

Quelle est la taille raisonnable pour une commune ? Dans un contexte de baisse des dotations, peut-on dire qu’en dessous d’une certaine taille et d’un certain nombre d'habitants, une commune a plus de mal à se gérer ?

M. Luc Alain Vervisch. Je vais répondre dans l’ordre inverse des questions.

Monsieur le député, y a-t-il une taille raisonnable pour les communes ? Les moyens financiers des toutes petites communes sont tels qu’elles n’ont guère la capacité d’agir concrètement sur leur patrimoine. L’intercommunalité est une solution technique intelligente à l’émiettement communal. Je dirais volontiers que c’est un canot de sauvetage sur lequel embarquent les communes : le canot ne se substitue pas aux passagers, mais il est là pour leur permettre de continuer à flotter et à avancer.

Par voie de conséquence, y a-t-il une taille pertinente, au niveau intercommunal, pour mettre en place des outils de gestion, des moyens financiers, de redistribution, de définition d’objectifs, tout en préservant la présence territoriale des communes ? Le projet de loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République a fixé un seuil de 15 000 habitants, issu du débat entre votre Assemblée et le Sénat. Il faudra voir à l’usage ce que cela donnera, mais un tel seuil me paraît pertinent. La moyenne des populations retenue dans la plupart des pays européens tourne autour d’une dizaine de milliers. Sous l’angle purement technique, c’est assez approprié.

Les questions de psychologie n’interviennent pas tant sur la maîtrise de la gestion que sur la comptabilité analytique. Sans doute parce qu’elles ont peu de moyens, les petites communes sont plus économes – pour elles, un euro, c’est un euro. Voilà pourquoi, en règle générale, la moindre décision est prise avec le souci de la pertinence.

Certes, des questions techniques peuvent se poser, s’agissant de la comptabilité analytique. Mais je connais une petite commune de l’Essonne qui a développé depuis très longtemps une comptabilité analytique dont elle est très contente. Elle ne compte pourtant que 1 200 habitants.

Peut-on aller plus loin en généralisant la comptabilité analytique à l’ensemble du système d’information financière, dans une logique de maîtrise des coûts des politiques publiques ? Je peux vous citer la ville d’Angers, qui réfléchit aujourd’hui sur cette question. J’ai fait allusion au conseil départemental du Bas-Rhin. Ces collectivités pourraient, le cas échéant, diffuser leurs connaissances.

Cela m’amène à répondre à votre question, madame la députée, sur le prix de l’innovation financière. Celui-ci a été lancé en 2005 pour récompenser une démarche technique facilitant la mise en œuvre des politiques publiques en fonction des choix des élus. Le travail de Vitrolles, qui portait sur une tarification progressive de l’eau, s’inscrit pleinement dans cette logique.

Nous ne jugeons pas les orientations d’une politique publique. Nous nous contentons d’apprécier si la démarche technique engagée permet de mener à bien les objectifs politiques. C’est ce que nous avons souhaité récompenser et reconnaître à Vitrolles.

Nous cherchons aussi des expériences qui soient diffusables. Si la démarche vous intéresse, nous pourrons vous fournir davantage d’éléments sur les causes du choix et sur le dossier lui-même.

En 2005, nous avions récompensé le département des Pyrénées-Orientales qui avait travaillé sur un chèque personnalisé pour la mise en œuvre de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), à l’époque où la loi ne le permettait pas encore. En l’occurrence, ce département avait été novateur et ambitieux, dans une logique de concrétisation de l’APA sur son territoire, mais aussi de maîtrise de la dépense. Ce dispositif de chèque personnalisable a été diffusé par la suite.

J’en viens, monsieur le président, à la réforme de la DGF, même si les calculs me manquent pour donner un avis très éclairé.

Il y a très clairement une part de remontée, au niveau intercommunal, de la dotation de centralité, compte tenu du fait qu’aujourd’hui, une partie des charges de centralité sont bien devenues d’intérêt communautaire. C’est la reconnaissance d’un fait qui avait été effectivement négligé.

Aller vers la dotation territoriale, comme la loi le permet – d’abord sous condition d’unanimité avec la loi de décembre 2010, ensuite sous condition de majorité qualifiée – me semble assez pertinent dans la mesure où un territoire intercommunal est mieux à même que l’État d’apprécier la réalité des disparités locales. Encore faut-il qu’il le fasse sur la base d’éléments que l’on puisse considérer comme objectifs. Force est cependant de reconnaître que la pratique des conseils communautaires sur la répartition du FPIC ne va pas tout à fait dans ce sens-là. Mais le jour où les conseils communautaires seront véritablement communautaires, on pourra considérer l’intercommunalité comme un espace plus marqué de la définition des moyens de la gestion.

Pour autant, et pour revenir sur la question de la taille, je ne pense pas que l’intercommunalité soit la panacée. La dernière année de mes fonctions au département, nous avions visité en Allemagne une nouvelle commune : nous y avions constaté qu’après la réforme communale, il y avait trois bibliothèques contre une seule dans la commune la plus importante, auparavant. Cela montre que l’intercommunalité, dans la mesure où elle porte du service sur un territoire plus vaste, est généralement amenée à le faire à des niveaux qualitatifs ou quantitatifs plus importants : d’où l’augmentation des coûts.

M. Alain Calmette. Tout d’abord, je n’ai pas du tout été convaincu par votre démonstration sur le caractère non opportun du revenu par habitant dans le monde rural. En effet, vous avez appuyé votre démonstration par un contre-exemple, celui d’une commune du Val-d’Oise. Il m’en faudrait davantage pour me persuader du caractère général de cette affirmation.

Ensuite, j’aimerais que vous précisiez votre appréciation sur la question qui nous intéresse, à savoir les conséquences de la baisse des dotations sur l’investissement. J’ai bien compris que l’investissement annuel serait inférieur de 5 milliards d’euros à son niveau actuel, après 2018. Et j’ai entendu que le volume d’investissement permettrait de faire en dix ans ce qui aurait pu l’être en neuf. Cette formule est marquante. Pensez-vous que l’on puisse se l’approprier ? Est-elle concordante avec les chiffres que vous avez donnés par ailleurs ?

Enfin, pensez-vous que c’est en poursuivant sur la voie du contrôle de gestion et de la mutualisation que l’on pourra faire des économies significatives, susceptibles de limiter l’impact de la baisse des dotations ?

M. Claude Sturni. Merci pour vos propos que j’ai trouvés tout à fait intéressants et décapants, mais pas nécessairement optimistes. Je pense notamment à votre analyse sur la baisse structurelle et pérenne des moyens d’action des collectivités, et au fait qu’à aucun moment, vous n’avez évoqué à la possibilité, pour les communes, de recourir à de l’emprunt.

Vous vous êtes par ailleurs interrogé sur la légitimité des dotations de l’État J’aimerais donc que vous me donniez votre avis sur ce qui est en train de se passer. En effet, on diminue les dotations versées aux collectivités, mais on remobilise d’autres moyens en leur attribuant un milliard par ci, 500 millions par là. Finalement, on utilise les collectivités pour faire la politique de l’État, en ayant d’abord pris soin de priver celles-ci des moyens qui leur auraient permis de faire ce qu’elles souhaitaient – ce pour quoi leurs élus ont été localement désignés.

Mme Jeanine Dubié. J’ai bien entendu que la baisse des dotations ne venait que s’ajouter à un processus déjà engagé, et qu’elle ne suffisait pas à expliquer l’essentiel de la baisse de l’investissement. Reste que celle-ci devrait être de 10 % par an.

Le tissu communal est composé à 80 % de communes de moins de 250 ou 300 habitants, qui ont très peu de marge de fonctionnement : on ne peut pas leur prendre ce qu’elles n’ont plus. Déjà, la plupart du temps, c’est l’élu qui se démène pour que l’on y maintienne un service public de proximité. C’est l’investissement de ces communes qui fait vivre l’artisanat local. Quant aux travaux publics, ils dépendent à 70 % de la commande publique.

Dans ces conditions, je me demande si nous n’allons pas vers la disparition de nos villages. En effet, la population finira par partir si le patrimoine, la voirie et les réseaux d’eau potable ne seront plus entretenus. C’est ce qui s’est passé en Espagne, où des villages ont été abandonnés. Notre pays risque de payer cher ce manque d’entretien, en termes d’attrait touristique et de cohésion sociale.

M. Luc Alain Vervisch. L’État est pleinement conscient des risques d’évolution négative des territoires ruraux : d’où le fonds d’un milliard d’euros supplémentaires ; d’où la modification de la DGF qui devrait redonner, grâce à la dotation de ruralité, une certaine capacité d’action financière aux collectivités, fragilisées notamment par la faiblesse de la densité démographique. Celle-ci avait déjà été repérée – en particulier dans l’étude d’Alain Guengant et Guy Gilbert –, mais n’avait pas pu être traitée dans la DGF de 2004. Il est indéniable que les communes rurales souffrent. Je remarque toutefois qu’elles souffrent proportionnellement un peu moins que les autres : la contribution au redressement des comptes publics étant calculée sur les recettes de fonctionnement, comme les recettes de fonctionnement par habitant en milieu rural sont moins élevées, la pression y est un tout petit peu plus faible.

Cela étant, les mesures de compensation prises par l’État aboutissent à « recentraliser » la décision. Le milliard d’euros est ainsi réparti soit sur des politiques stratégiques définies par lui, soit en faisant jouer un rôle au préfet. Est-ce la résurgence de ce qui existait avant 1982, quand les projets d’investissement communaux, pour pouvoir être financés par des prêts bonifiés, avaient besoin d’une subvention de l’État, ce qui faisait indirectement de celui-ci le maître du développement territorial ? Est-ce un retour en arrière par rapport à la décentralisation ? Je partage tout à fait votre interrogation sur ce point.

Pour autant, je ne crois pas que l’on ira là où vous craignez qu’on aille, même si la faible densité du territoire national et le niveau aujourd’hui exceptionnel de ses équipements amènent à s’interroger sur notre capacité financière à les entretenir, alors que la croissance et les moyens financiers globaux sont malheureusement réduits.

Cela me conduit à évoquer l’emprunt, et la pertinence ou la qualité des choix d’investissement faits dans le passé. Je ne crois pas du tout que l’on puisse dire, à part quelques exceptions locales, que la stratégie d’investissement des trente premières années a été mal venue. Simplement, elle s’est fondée sur un équilibre économique dans lequel on empruntait pour investir, parce que l’on savait que l’on pourrait rembourser grâce à des ressources en croissance tendancielle. Exactement comme un ménage emprunte pour acheter sa maison parce qu’il anticipe sur ses ressources pour rembourser ses mensualités. En outre, en cas d’accident de la vie, les primes d’assurance lui permettront toujours de passer ce cap difficile. Mais les collectivités territoriales n’ont pas de primes d’assurances.

La baisse des dotations de l’État provoque donc une rupture dans la tendance à la croissance des ressources ; elle amène à s’interroger sur la façon de rembourser la dette passée, et rend les collectivités plus frileuses quant au recours à l’emprunt pour financer des investissements nouveaux.

De fait, dans l’exposé des motifs du PLF, le déficit public local pour 2016 est estimé à 0,1-0,2 % – il serait beaucoup plus faible que ce qui était prévu dans les projets de prospective. Cela montre bien que les collectivités emprunteront moins, non pas parce qu’elles sont moins ambitieuses en matière d’investissements, mais parce qu’elles craignent de ne pas avoir la capacité de les rembourser. Voilà pourquoi je n’avais pas évoqué l’emprunt comme solution, même si, dans les modèles économiques qui ont pu tourner, le recours à l’emprunt reste une réalité et atténue la baisse de ces fameux investissements en volume à un niveau qui permettra globalement de maintenir le patrimoine. Mais ce ne sera pas partout le cas, compte tenu de certaines situations individuelles.

Je ferai une remarque à propos du revenu par habitant. Selon moi, la qualité d’un indicateur tient à sa signification, et surtout au fait que sa signification est permanente. Si l’on considère que le revenu par habitant traduit le poids des charges publiques, encore faut-il que ce revenu n’évolue pas d’une année sur l’autre, ce qui laisserait penser que les charges publiques évoluent elles aussi fortement, alors qu’elles sont par nature très rigides.

Entre 2014 et 2015, l’évolution du revenu par habitant a été de 6 %, avec un écart type – donc une variation par rapport à 6 – de 2,50. Cela signifie qu’il y a un coefficient de dispersion de 40 %. On peut donc dire qu’au niveau des ensembles intercommunaux, l’indicateur n’est absolument pas fiable. Sinon, cela signifierait qu’il traduit une non-permanence des charges publiques. Vous comprendrez donc que je sois un peu réservé.

La formule des « neuf ans en dix ans » n’a de sens que lorsque l’on investit sur du neuf. Faire un projet nouveau en dix ans plutôt qu’en neuf ans ne me paraît pas constituer un problème crucial. En revanche, ne pas pouvoir entretenir normalement son patrimoine, c’est prendre le risque qu’au bout de neuf ans, au moment où il aurait dû être réparé, il s’effondre, ce qui est évidemment plus préoccupant.

Enfin, je pense vraiment que le développement de la technicité, en matière financière et en matière d’outils de pilotage de la gestion, est de nature à générer des économies. Il peut permettre, par exemple, d’améliorer la rentabilité fiscale. C’est ainsi que lors des dernières assises, la communauté d’agglomération du Grand Saint-Brieuc nous a présenté, pour le prix de l’innovation, un dossier sur le suivi de la taxe du versement transport ; un cadre s’en occupe à temps plein, mais le coût de son travail est largement compensé par l’efficacité de la mesure.

De telles démarches doivent plutôt être engagées au niveau intercommunal, voire au niveau de regroupements d’intercommunalités. Sur l’observatoire fiscal, sur le pilotage des partenaires, sur l’évaluation des politiques publiques, elles ne peuvent être techniquement menées, en effet, que sur des territoires suffisamment vastes.

M. le rapporteur. J’ai cru entendre que le revenu par habitant avait augmenté de 6 % entre 2014 et 2015.

M. Luc Alain Vervisch. D’après les statistiques de la direction générale des finances publiques, le revenu par habitant pris en compte pour le calcul des données de la DGF a en effet augmenté de 6 % entre 2014 et 2015. Ces chiffres me surprennent, sans doute tout autant que vous, car ce n’est pas le sentiment que l’on a (1).

M. le rapporteur. Ce n’est pas la réalité !

M. Luc Alain Vervisch. Ces chiffres portent sur les ensembles intercommunaux, dont il faut exclure les communes qui étaient encore isolées, principalement Paris et la Première couronne. Mais ils concernent tout de même la majeure partie de la population française.

M. le rapporteur. Alain Calmette s’est arrêté sur l’affirmation selon laquelle le volume des investissements permettrait de faire en dix ans ce que l’on aurait pu faire en neuf. J’observe que certains intervenants nous ont dit qu’on ferait en dix ans ce que l’on aurait pu faire en sept, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Par ailleurs, je m’interroge : si la baisse des dotations aboutit à la recentralisation d’un certain nombre de compétences, ne peut-on pas dire que la baisse des dotations est inconstitutionnelle ?

M. Luc Alain Vervisch. On pourrait aussi dire le contraire, puisque le transfert de compétences s’accompagnerait d’un transfert de moyens ou de ressources dans l’autre sens, ce qui est tout à fait dans la lettre du texte. Pour autant, je reconnais que c’est un véritable enjeu pour le monde local.

Globalement, la décentralisation est une exceptionnelle réussite en termes de développement territorial. Ce n’est toutefois pas le cas sur deux points : premièrement, la structuration financière de la décentralisation, qui est un échec ; deuxièmement, la démocratie locale, qui mérite d’être améliorée. Mais vous connaissez ce sujet mieux que moi…

M. Jean-Marc Fournel, président. Monsieur Vervisch, nous pouvons retenir quatre points de votre intervention. Premièrement, l’impact des baisses de dotations de l’État est dilué parce que d’autres phénomènes contribuent également à fragiliser l’investissement des collectivités. Deuxièmement, nos collectivités locales ont besoin d’indicateurs fiables, pour bien appréhender nos politiques, leurs coûts et leur pertinence. Troisièmement, le « grand soir » de la fiscalité n’est pas pour demain, car la matière est bien complexe. Enfin, l’intercommunalité reste source d’espoir. Peut-être contribuera-t-elle demain à la mise en place d’une fiscalité plus équitable et plus justement répartie ?

Merci, monsieur, pour la qualité de vos propos.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante-cinq.

Membres présents ou excusés

Commission d’enquête visant à évaluer les conséquences sur l'investissement public et les services publics de proximité de la baisse des dotations de l'État aux communes et aux EPCI

Réunion du mardi 6 octobre 2015 à 13 heures 30.

Présents. – M. Éric Alauzet, Mme Catherine Beaubatie, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Calmette, Mme Jeanine Dubié, M. Alain Fauré, M. Jean-Marc Fournel, M. Laurent Furst, M. Laurent Marcangeli, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Christine Pires Beaune, M. Nicolas Sansu, M. Claude Sturni.

Excusés. – M. Etienne Blanc, M. Martial Saddier.

1 () Postérieurement à l’audition, M. Luc Alain Vervisch a porté à la connaissance du président et du rapporteur la précision suivante : « La croissance du revenu moyen par habitant entre les données 2014 et 2015, sur les ensembles intercommunaux, n’est pas de 6 %, mais seulement de 2,20 %. En revanche, cela conforte ma démonstration sur le caractère volatil de l’indicateur (par rapport à la question de monsieur Calmette), puisque l’écart-type de la croissance annuelle étant, quant à lui, exact (2,53 %), cela donne un coefficient de dispersion considérable de 1,15. »