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Commission des affaires culturelles, et de l’éducation

Mercredi 5 février 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Patrick Bloche, président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Armand, inspectrice générale de l’éducation nationale, sur le rapport au ministre de l’Éducation nationale intitulé « Agir contre le décrochage scolaire »

– Présences en réunion

COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION

Mercredi 5 février 2014

La séance est ouverte à neuf heures trente.

(Présidence de M. Patrick Bloche, président de la commission)

——fpfp——

La Commission des affaires culturelles et de l’éducation entend Mme Anne Armand, inspectrice générale de l’éducation nationale, sur le rapport au ministre de l’Éducation nationale intitulé « Agir contre le décrochage scolaire : alliance éducative et approche pédagogique repensée ».

M. le président Patrick Bloche. Avant d’aborder notre audition, je passe la parole à M. Patrick Hetzel, qui souhaite formuler deux propositions.

M. Patrick Hetzel. Le mercredi 19 février, une proposition de loi sur les stages passera en séance publique. Elle sera discutée la semaine prochaine par la Commission des affaires sociales. Dans la mesure où le sujet aura une incidence directe sur les baccalauréats professionnels et sur l’ensemble de l’enseignement supérieur, je m’étonne que la Commission des affaires culturelles et de l’éducation n’ait pas été saisie pour avis sur ce texte.

Par ailleurs, la semaine dernière, en Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mme Geneviève Fioraso a présenté un nouveau système – encore en projet – d’allocation des moyens aux établissements d’enseignement supérieur. Il me semblerait opportun que la Commission organise, sans doute après l’interruption du mois de mars, une audition sur ce sujet éminemment stratégique.

M. le président Patrick Bloche. Monsieur Hetzel, lors de la dernière réunion du bureau de notre Commission, le 22 janvier, alors que l’ordre du jour de l’Assemblée était déjà connu, aucun membre du bureau n’a évoqué l’éventualité d’une saisine pour avis sur cette proposition – déposée par mon groupe – dont l’objet est d’encadrer les stages et d’améliorer le statut des stagiaires. Son examen par la Commission des affaires sociales étant prévu le 12 février, je ne vois pas comment nous pourrions nous saisir pour avis et examiner cette proposition de loi.

Votre remarque n’en est pas moins justifiée. Nous nous sommes d’ailleurs longuement interrogés, la présidente de la Commission des affaires sociales et moi-même, sur la commission qui devrait examiner au fond cette proposition de loi. Des questions « d’aiguillage » se posent en effet régulièrement depuis qu’en 2009, la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales a été scindée en deux. Mme la présidente Catherine Lemorton avait proposé que notre commission soit chargée de ce texte. Il a même été envisagé que Mme Chaynesse Khirouni, la rapporteure, devienne membre de notre commission. En fin de compte, Mme Khirouni rapportera devant la Commission des affaires sociales.

Dans la mesure où notre commission s’est saisie pour avis de nombreux textes, notamment celui sur la formation professionnelle, et où elle ne peut le faire sur tous les textes examinés par les autres commissions, je vous suggère de participer aux travaux de la Commission des affaires sociales mercredi prochain, à 9 heures 30. Vous le savez, tout député peut assister à toutes les commissions de l’Assemblée nationale et y prendre la parole.

En revanche, je retiens votre deuxième suggestion, consistant à organiser, à la reprise des travaux parlementaires, une audition sur le nouveau système de répartition des moyens alloués aux universités. La question sera inscrite à l’ordre du jour d’une prochaine réunion du bureau de la commission.

Je vous propose maintenant d’accueillir Mme Anne Armand, inspectrice générale de l’éducation nationale, adjointe au doyen de l’inspection, pour échanger avec elle sur la lutte contre le décrochage scolaire – que nos amis québécois qualifient, de façon moins brutale que nous, d’« abandon scolaire ».

Chaque année, 140 000 jeunes sortent sans diplôme du système scolaire. C’est un constat d’échec pour l’école de la République, qui ne peut nous laisser indifférents et qui appelle des réponses lucides, responsables et innovantes.

Madame, le rapport des inspections générales de l’éducation nationale et de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, dont vous avez coordonné la rédaction, a été remis en juin 2013 au ministre de l’éducation nationale et rendu public le 8 janvier dernier. Nous l’avons trouvé passionnant.

Pour lutter contre le décrochage scolaire, vous recommandez de passer d’une approche administrative à une démarche pédagogique et éducative, et d’inviter les enseignants à se saisir très directement du problème. Vous suggérez ainsi de repérer dès l’école primaire les premiers signes d’un possible décrochage, évoquant notamment le cas des élèves présents/absents, qui se font oublier dans la classe et, de ce fait, s’éloignent peu à peu des apprentissages. Comment pourrait-on identifier et aider ces élèves ? C’est une question que nous nous posons souvent.

Vos propositions les plus frappantes concernent peut-être la prévention du décrochage, dans ce que vous appelez le « cœur quotidien de la classe ». Vous soulignez notamment que le modèle de réussite à la française s’identifie au savoir abstrait et tend à fragiliser tous ceux qui peinent à s’exprimer à l’écrit. Vous préconisez, en conséquence, de reconnaître différentes voies de réussite, et ce jusqu’à la fin du lycée. Évidemment, nous serons très intéressés que vous puissiez nous en dire davantage sur ces voies différenciées de réussite.

Mme Anne Armand, inspectrice générale de l’éducation nationale. Je parlerai très rapidement de ce rapport, dans la mesure où vous l’avez entre les mains.

Si l’on s’en tient à la mission qui nous a été confiée par le ministre, ce rapport aurait dû s’intituler : « Lutte contre l’absentéisme et prévention du décrochage » et non « Agir contre le décrochage scolaire ». Je commencerai donc par vous expliquer la différence entre le titre initial et ce que nous avons produit.

Dans un premier temps et très rapidement, nous nous sommes intéressés à la question de l’absentéisme et aux effets de la loi « Ciotti » de 2010 visant à lutter contre l’absentéisme scolaire. Cela signifie que notre premier champ d’observation a été l’enseignement primaire. Or, dans l’enseignement primaire, de nombreuses informations ne remontent pas à l’administration centrale. En conséquence, si nous voulons parler d’absentéisme et de décrochage scolaire, nous avons tous les chiffres qu’il nous faut à partir d’un certain niveau ; mais jusqu’à ce niveau, nous ne les avons pas.

Ensuite, nous avons pris du temps d’étudier ce qui se passait dans les pays qui nous entourent. En effet, le décrochage scolaire est un problème que nous partageons avec tous les pays qui nous ressemblent. La question se pose à peu près partout, mais les réponses qui lui sont apportées sont tout à fait différentes. Et comme on peut le lire dans notre rapport, les systèmes de ces pays sont sans doute plus à l’aise que le nôtre pour trouver les bonnes réponses. C’est là-dessus que nous avons vraiment travaillé.

Je vous laisse lire, si vous le souhaitez, les 165 préconisations sur le sujet relevées dans les rapports officiels que nous avons fait figurer en annexe. Je précise d’ailleurs que nous avions d’abord envisagé de reprendre les préconisations des rapports des dix dernières années, mais que nous en avons abandonné l’idée parce que nous avions le sentiment que tout avait été dit et que toutes les préconisations avaient été faites par toutes les instances qui le pouvaient. Maintenant, il faut « agir » : on peut toujours lancer de grandes études et se demander quoi faire, mais il faut surtout se décider et passer à l’action.

Il nous est apparu très vite que ceux qui s’étaient mobilisés autour de cette question n’étaient pas forcément ceux qui étaient les mieux à même de la traiter à sa source, à savoir les enseignants.

La question se pose de façon simple, et je vais reprendre une métaphore qui ne figure pas dans le rapport, mais qui nous a été proposée, par la suite, par la présidente d’une association de parents d’élèves. Elle nous a dit que le problème du décrochage et de l’enfant décrocheur était celui d’une famille de divorcés : le père et la mère ne sont plus ensemble, autour d’un enfant qui leur est commun. De fait, la famille et l’institution ne regardent pas cet enfant de la même façon. Souvent, pour le monde enseignant, un élève décroche parce que la société va mal, parce que les parents sont au chômage, parce qu’ils divorcent, parce qu’il a des problèmes de santé. Ainsi, pour les enseignants, qui sont évidemment des gens de bonne volonté, les causes du décrochage sont à l’extérieur de l’école. Mais lorsque les familles sont « convoquées » à l’intérieur de l’institution pour parler de l’élève qui « ne va pas bien », elles ont tendance à renvoyer brutalement l’école à ses responsabilités en disant : « c’est vous les enseignants, faites ce qu’il faut ». Voilà pourquoi la métaphore du couple de parents divorcés nous a paru, depuis qu’on nous l’a proposée, extrêmement fructueuse.

Nous avions à faire le point sur tout ce qui se fait. Nous nous sommes même penchés sur la fondation des Apprentis d’Auteuil, ce qui a beaucoup surpris – l’éducation nationale se mettrait-elle à prôner les solutions du privé ? Et il nous a semblé que la logique retenue par cette fondation recoupait ce que nous avions entendu dans tous les pays étrangers – et pas seulement le Canada – et que l’on peut résumer dans cette formule : « un élève, un projet, une équipe ».

Il est bien difficile d’appliquer une telle formule au système français d’éducation. De fait, chez nous, il n’est pas du tout naturel de s’occuper à titre individuel d’un élève, de monter un projet autour de lui, qui ne soit pas le projet du lieu, de l’école ou du département, avec une équipe qui ne soit pas celle de la Mission locale ou de telle association, mais l’équipe réunissant les personnes les plus aptes à s’occuper de cet élève-là dans le cadre de ce projet-là. Sur ce type d’approche, les pays du Nord de l’Europe sont très avancés par rapport à nous. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à ce qui se passe aux Pays-Bas, et nous avons pu mesurer toute la distance qu’il nous reste à parcourir.

De notre côté, nous ne ferons que deux recommandations.

La première est de faire en sorte que toutes les solutions existantes fassent système entre elles. Les propositions pour sortir du décrochage et les guichets où s’adresser ne manquent pas, au point que les parents peuvent être débordés. Si l’on parle moins des élèves décrocheurs dans nos familles, ce n’est pas parce que les décrocheurs n’existent pas ; il y en a parmi les enfants d’inspecteurs généraux comme sûrement parmi les enfants de députés. Il se trouve simplement qu’une partie de la société sait mieux qu’une autre – et c’est une minorité par rapport à une majorité – trouver des « filets de raccrochage ».

La seconde est d’ordre administratif et financier. Nombre de ces solutions ne sont pas pérennes, dans la mesure où elles dépendent de l’initiative d’une personne ou d’une région. Or, si la situation change, les jeunes qui s’étaient « raccrochés » à quelque chose risquent de se retrouver démunis.

Ce sont les deux grandes recommandations que nous pourrions faire pour « l’après décrochage ». Mais la grande nouveauté de se rapport est de parler, d’une façon un peu provocatrice, de ce qui se passe avant.

Le décrochage a un coût extrêmement lourd sur le plan humain, social et financier. De gros moyens sont dépensés pour lutter contre le phénomène, et donc pour le raccrochage. On pourrait adopter ce slogan à l’intérieur de l’éducation nationale : « si on faisait en sorte de créer moins de décrocheurs, cela coûterait moins cher à tout le monde ».

Je ne suis pas en train de dire que les enseignants ne font pas leur travail. Ils font très bien ce qu’on leur a appris à faire. Et comme nous sommes à peu près tous sortis du même modèle éducatif, il n’est pas facile de voir en quoi il pose problème. Il nous est naturel, comme toute école est naturelle pour tout pays dans laquelle elle est inscrite.

Le décrochage, qui se mesure extrêmement bien dans la voie professionnelle, puisque c’est là que tous ceux qui sont en difficulté sont aiguillés, commence tôt : au collège, à l’école primaire, et même à l’école maternelle, comme l’affirment nos spécialistes. Mais il s’agit d’un ressenti très difficile à chiffrer.

J’en ai donné deux exemples difficiles à manipuler et douloureux pour nous tous. Tout d’abord, dès qu’on parle du système de notation, tout le monde a peur. Le phénomène est très français. Nous voulons bien qu’on le change pour les autres enfants, mais surtout pas pour les nôtres, parce qu’il nous semble important qu’ils aient les meilleures notes partout. Ensuite et surtout, nous souhaitons qu’ils franchissent bien à l’heure, et le plus tôt possible, tous les paliers d’un schéma absolument unique. Là encore, c’est très français : dans certains des pays qui nous entourent, on considère que lorsqu’un enfant fait un détour, c’est pour lui un moment de maturité, et donc un moment positif.

L’élève peut très vite comprendre qu’une part du discours de l’école ne s’adresse pas à lui – de façon évidemment inconsciente. Imaginons qu’il ait obtenu 7 sur 20 à un travail et que son enseignant lui dise gentiment qu’en faisant un effort, il pourra avoir la moyenne. Cela suppose qu’il passe de 7 à 13, ce qui représente un gros effort. Dans d’autres systèmes, l’échelle des notes tient dans la main : la note la plus basse, E, correspond aux devoirs non rendus, au travail non fait, et le D au devoir raté. Il en reste trois au-dessus, soit C, B, A. Si l’on dit à un élève que s’il fait un effort, il pourra passer de D à C, ce n’est pas la même chose pour lui.

Au primaire, il y a les élèves qui ont 10 ou 9,75 et puis l’élève qui a 6 ou 7. Toute la classe progresse. Celui qui a 10 ou 9,75 gardera la même note. Celui qui a 6 passera peut-être à 6,50 ; on a rarement vu des élèves qui avaient obtenu 6 au départ finir à 10 et dépasser tout le monde. Donc, celui qui a 6 sait bien qu’il est comme cela, et que d’autres ne sont pas comme lui.

Tous les moments importants de risque de décrochage se situent au passage d’un système à un autre : école maternelle-primaire ; école primaire-collège ; collège-lycée. En outre, au collège, existe un double risque de désalliance. Vous savez bien que si des enfants jeunes disent qu’ils n’aiment pas l’anglais, c’est en raison des difficultés qu’ils peuvent avoir avec une figure qui, cette année-là, est le professeur d’anglais. Mais cela suffit : il y a un adulte dans lequel ils n’ont plus tout à fait confiance. Et puis l’enfant grandit un peu et en cinquième ou en quatrième, il se passe quelque chose de plus grave encore, que le système scolaire ressent mais ne mesure pas : le jeune se coupe de son groupe de référence, le groupe de ses pairs.

Certains se sentent à l’aise dans le système scolaire parce qu’ils savent que derrière il y a la classe de seconde, le bac et les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais lui, il entend que s’il continue ainsi, il va finir en voie professionnelle ! Comment peut-on lui dire, par la suite, que la voie professionnelle, c’est bien et qu’il va s’y construire ?

Je ne suis pas en train de dire que l’inspection générale veut abolir les notes. Il nous faut des notes, parce que tout notre système repose là-dessus. Mais doit-on en mettre partout, dans tous les exercices, tous les jours, dans toutes les disciplines ? Les spécialistes savent bien que les exercices sont toujours les mêmes. En outre, quelles que soient soient les matières en primaire ou les disciplines en secondaire, en fin de compte, ce sont toujours les mêmes compétences que l’on est en train de noter. Certains pensent donc que, puisqu’il nous faut des notes, on pourrait se limiter à ce que l’on appelait autrefois « la composition ». Si la composition était traumatisante, elle avait au moins un avantage : celle de ne traumatiser l’élève qu’une fois par trimestre !

Il importe d’aider des enseignants à se rendre compte que ce qui peut blesser un enfant, lui faire perdre confiance en lui, dans le discours adulte et dans l’école, est souvent le résultat d’une accumulation et que le décrochage ne naît pas seulement à l’extérieur, avec le chômage, les problèmes de santé et le divorce des parents, mais aussi au cœur de la classe.

Nous avons travaillé avec les conseillers principaux d’éducation qui observent les absences. Ce sont les premiers à dire, par exemple, qu’un élève qui commence à être absent ne l’est qu’à certains cours et pas à d’autres. On peut se rendre compte qu’il a peur d’un cours, mais qu’il ne manquera jamais celui de tel ou tel professeur. C’est plus compliqué à établir que de comptabiliser le nombre de ses demi-journées d’absence dans le mois, et cela suppose que l’on s’interroge sur ce symptôme qu’est le début de l’absence. C’est d’ailleurs pour cela que l’absence est corrélée avec le décrochage, sans en être forcément un facteur prédictif.

Je terminerai en insistant sur l’autre partie du titre du rapport, qui est importante : « alliance éducative et approche pédagogique repensée ». Vous savez que nous sommes pratiquement le seul système scolaire reposant à la fois sur des enseignants et sur un pôle éducatif et de surveillance, la « vie scolaire ». Mais bien que depuis des années on cherche à faire travailler ensemble ces deux « blocs » et que les conseillers principaux d’éducation aient engagé une démarche pour mieux intégrer la dimension éducative de leur métier, nombre d’enseignants ne savent pas très bien ce qui se passe à la « vie scolaire ». Nous voudrions que les enseignants se rendent compte qu’on est responsable d’un élève tout le temps qu’il nous est confié, et que lorsqu’il est pris en charge par la « vie scolaire », on continue à être responsable de son enseignement.

M. Yves Durand. Madame l’inspectrice générale, je voudrais vous remercier pour votre intervention et pour le rapport que vous avez coordonné avec d’autres inspecteurs généraux. Vous y bousculez un certain nombre de stéréotypes, alors même que les députés que nous sommes avaient tendance à penser que l’inspection générale contribuait à leur propagation.

J’ai lu ce rapport avec beaucoup d’attention et j’ai été frappé de constater que le décrochage est généré par le système lui-même, même si des éléments extérieurs – problèmes sociaux et familiaux – y participent. Nous sommes conscients qu’il vaut mieux éviter le décrochage que le guérir, en raison des coûts humains et financiers qu’il entraîne. Et c’est maintenant qu’il faut le faire.

Les moyens, et les systèmes mis en place, qui ont tendance à s’empiler, ont montré une certaine inefficacité, en grande partie parce qu’ils conduisent à renvoyer la cause du décrochage à « l’extérieur ». L’important reste l’établissement et la classe.

Je suis en grande partie d’accord avec les solutions que vous préconisez et qui se retrouvent plus ou moins dans la loi de refondation de l’école, ou procèdent en tout cas du même esprit. Il est urgent de les mettre en place. Cela m’amène à vous poser trois questions.

Ma première question concerne la formation des enseignants et des personnels d’éducation. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la nécessité d’éviter qu’il y ait une rupture entre l’enseignant dans sa classe et la « vie scolaire ». C’est le même métier. Comment les écoles supérieures de l’éducation et du professorat (ESPE) peuvent-elles répondre à cette exigence ?

Ma deuxième question est relative aux programmes. Avant d’être parlementaire, j’étais professeur d’histoire, et je me souviens du peu d’intérêt de certains élèves pour ce que je leur racontais. Comment le Conseil supérieur des programmes (CSP) pourrait-il établir des programmes à la fois exigeants et « accrocheurs » ?

Ma dernière question concerne les rapports que l’école peut avoir avec les parents. Nous avons créé une mission d’information sur le sujet, qui est animée par Valérie Corre et Xavier Breton. Je pense que c’est essentiel, car rien ne se fera sans les parents. Il s’agit d’engager une démarche de coéducation, sans que chacun renvoie l’autre à ses responsabilités. Mais comment instituer un dialogue avec les parents ? Cela nécessite-t-il une formation ?

Mme Dominique Nachury. Merci, madame, d’être venue devant notre commission pour porter le rapport « Agir contre le décrochage scolaire » réalisé par les deux inspections générales. Rendu au ministre en juin 2013, il analyse le phénomène de décrochage, décrit les dispositifs de prévention et propose une nouvelle orientation et des préconisations.

Le décrochage scolaire est un phénomène complexe, dont l’absentéisme est un des symptômes. Les causes sont diverses, avec des facteurs externes à l’institution comme l’âge, le sexe et les conditions économiques, la structure familiale, et des facteurs internes comme la mauvaise orientation, le décrochage cognitif, le passage d’un cycle ou d’un degré à un autre, les modalités d’évaluation ou le manque de sens des objets d’apprentissage.

Nul ne conteste que quitter le système éducatif sans qualification est dramatique pour le jeune comme pour la société. Le renforcement de la lutte contre le décrochage scolaire est d’ailleurs une promesse de campagne de François Hollande. Ce dernier s’est en effet engagé à réduire de moitié – à 70 000 – d’ici à 2017 le nombre de décrocheurs, c’est-à-dire des élèves de 16 à 25 ans qui quittent le système de formation initiale sans avoir obtenu de diplôme professionnel ou le baccalauréat. Lors de sa conférence de presse du 14 janvier dernier, il a parlé d’une réforme de l’éducation prioritaire d’une ampleur inédite. Cependant, force est de constater que les annonces faites sur le sujet par le ministre de l’éducation nationale portent sur un projet plus modeste et plus flou. D’ailleurs, nous ne connaîtrons la nouvelle carte des établissements relevant de l’éducation prioritaire qu’après les municipales.

La revalorisation annoncée des salaires des enseignants des ZEP (zones d’éducation prioritaires) – nouvellement REP (réseau d’éducation prioritaire) – va dans le bon sens. Mais quelles sont les marges réelles de manœuvre du ministre ?

Les actions mises en place depuis de nombreuses années et tout au long de ces années permettent de mieux repérer les décrocheurs. Lorsque M. Vincent Peillon a présenté, début janvier, son bilan des actions de lutte contre le décrochage, il s’est félicité d’avoir pu raccrocher, en 2013, 23 000 jeunes sur les 140 000 qui quittent chaque année le système scolaire sans diplôme. Nous nous en réjouissons également, d’autant que ce succès couronne deux à trois années de travail de terrain, réalisé notamment autour des 360 plates-formes locales de lutte contre le décrochage généralisées en janvier 2011 par le précédent gouvernement – aujourd’hui réseaux FOQUALE (Formation Qualification Emploi) – dont la mission est de prendre en charge les jeunes décrocheurs. Une telle continuité dans le domaine de l’éducation nationale doit être soulignée, et on peut regretter qu’elle ne trouve pas d’application sur d’autres sujets.

Votre analyse des dispositifs vous conduit à proposer une démarche plus pédagogique qu’administrative et, en quelque sorte, de traiter les causes internes plutôt que les conséquences. Dans les axes majeurs d’avancée, vous évoquez le développement du tutorat, l’aide scolaire spécifique et surtout les alliances éducatives de tous les professionnels qui doivent prendre conscience de leur rôle dans la prévention du décrochage. On pourrait s’arrêter sur de nombreux points ; j’en ai retenu deux.

Premièrement, vous citez l’exemple d’une prise en charge pragmatique des jeunes en difficulté, celui de la fondation des Apprentis d’Auteuil, dont vous avez parlé dans votre exposé introductif. Parmi les principes qui fondent cette prise en charge, figure la coéducation : la famille doit être associée au parcours et à la formation du jeune. Cela nous renvoie au dialogue avec les parents qu’avait porté la loi « Ciotti », dont le bilan d’application a été publié en annexe de ce rapport, ainsi que nous l’avions réclamé. J’observe d’ailleurs que ce bilan, finalement, n’est pas si négatif que cela.

Deuxièmement, vous évoquez le décrochage cognitif, qui est un facteur interne de décrochage. Mais n’est-ce pas aussi un problème beaucoup plus général, qui mériterait d’être traité en priorité ? Un article du journal Le Monde indiquait hier que l’innumérisme s’installait doucement dans la jeunesse française et qu’après 1 500 heures de mathématiques, un quart des adolescents peinait à réaliser les opérations les plus simples ou à résoudre des problèmes auxquels la vie les confrontera.

Mme Barbara Pompili. Madame l’inspectrice générale, je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre exposé et votre rapport. Je partage la plupart de vos analyses, notamment le malaise qui s’est installé et la nécessité de bousculer notre système éducatif.

Les effets du décrochage sur l’insertion des jeunes dans la vie professionnelle en particulier, et dans la société en général, ne peuvent être minorés. Le gouvernement a montré sa volonté de lutter contre ce fléau : loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’école, dispositif « plus de maîtres que de classes », scolarisation des enfants dès deux ans, réforme de l’éducation prioritaire et renforcement de la stabilité des équipes éducatives. Le rapport qui vous a été confié en est un autre exemple, tout comme les dernières annonces gouvernementales sur les dispositifs de raccrochage et le développement du tutorat, y compris pour le certificat d’aptitude professionnelle (CAP).

Comme vous, nous souhaiterions généraliser, sur l’ensemble du territoire, les établissements scolaires innovants. Mais il ne faut pas se limiter aux micro-lycées. D’autres initiatives sont à regarder de près. Je pense par exemple aux structures autogérées, au collège Clisthène à Bordeaux et, pourquoi pas, à la mise en place d’unités pédagogiques fonctionnelles au collège, permettant davantage de souplesse et un meilleur accompagnement. Le primaire ne doit pas être exclu de ces dispositifs innovants, car c’est souvent à ce niveau que commence le processus de décrochage. Ces différentes structures répondent au même enjeu : susciter l’intérêt des jeunes et leur motivation par la diversification pédagogique, en faisant de l’élève l’acteur essentiel de son parcours.

Pour prévenir le décrochage, il faut opérer des changements pédagogiques majeurs : individualiser le plus possible les parcours et l’accompagnement ; repenser les temps pédagogiques et le fonctionnement participatif ; favoriser l’interdisciplinarité, le travail par projet et par petits groupes. Travailler par projet permettrait aussi de revoir les emplois du temps afin de redonner du sens aux apprentissages. On ne pourra lutter contre le décrochage sans revoir en profondeur notre fonctionnement global et notre pédagogie. La notation en est un bon exemple. Le système actuel est stigmatisant, alors qu’il faudrait valoriser les élèves, les encourager dans leur travail et permettre l’autoévaluation.

Redonner confiance doit être un leitmotiv. L’élève doit avoir le sentiment d’appartenir à un collectif, être écouté et entendu, et devenir l’acteur de son parcours, y compris de son orientation. Celle-ci ne doit pas être subie, mais résulter d’un choix éclairé. Accompagner les jeunes dans la construction de leur projet professionnel est aussi un enjeu majeur, sur lequel il convient de se pencher.

Il faudrait aussi développer les passerelles et les dispositifs permettant de découvrir d’autres formations et métiers. Le parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde professionnel est une très bonne chose, s’il ne se limite pas à des stages en troisième ou au lycée. L’accompagnement doit se faire tout au long de la scolarité par des rencontres avec les professionnels, par une ouverture sur les différentes filières et la multiplication des passerelles pour que les jeunes ne soient pas bloqués dans une voie qui ne leur conviendrait pas.

L’ouverture des établissements sur l’extérieur est aussi un mot clé pour la prévention du décrochage. Il faut restaurer le dialogue entre parents et équipes pédagogiques pour favoriser l’implication de ceux-ci dans la vie de l’école, mais aussi avec le tissu associatif. Je pense aux associations culturelles et artistiques et à l’éducation populaire, par exemple, dans le quartier où se situe l’établissement.

Dans votre rapport et vos propositions, vous insistez sur la notion de « système ». Une telle approche rencontre notre profond soutien. Lors des débats sur la refondation de l’école, nous avons obtenu l’ouverture des ESPE à l’ensemble des acteurs de l’éducation. Il faut désormais que cela devienne concret. Les projets éducatifs territoriaux (PEDT), que vous mentionnez également, pourraient être un outil au service de l’ouverture de l’école et de nouvelles pédagogies, et pas uniquement en primaire. Des réflexions sont à mener à l’échelle d’un territoire.

Nous soutenons également les structures relais, mais nous considérons qu’il faut améliorer le retour en milieu dit « ordinaire ». C’est un moment clé et parfois, les équipes pédagogiques sont démunies. Renforcer les liens, prévoir des formations et un accompagnement spécifique peut-être nécessaire. C’est également vrai pour les sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), dont les élèves sont trop souvent stigmatisés par rapport à leurs camarades des collèges généraux. Plus on gommera les barrières, plus on individualisera les accompagnements, mieux on luttera contre les décrochages. Cette réflexion vaut également pour les élèves handicapés, pour lesquels la scolarisation en milieu ordinaire constitue un enjeu, et dont votre rapport parle trop peu, à mon avis.

Enfin, si le décrochage scolaire est socialement marqué en France, il est également « genré » : les garçons seraient plus concernés que les filles. Auriez-vous connaissance de données chiffrées à ce propos ?

M. Rudy Salles. Madame l’inspectrice générale, le décrochage est une tragédie, mais ce n’est pas une fatalité. Vous l’écrivez très bien, c’est un défi majeur de notre société, y compris en raison des coûts considérables qu’il engendre pour la société. C’est aussi malheureusement un serpent de mer, l’antienne d’une République vieillissante, qui aime à parler d’elle-même sans trop avancer. Il faut bien admettre que les rapports sur ce sujet ne manquent pas. Mais aucun n’est inutile. Celui que vous avez publié l’été dernier est d’une particulière utilité. Permettez-moi de vous en remercier, ainsi que les onze autres inspecteurs généraux qui l’ont réalisé à vos côtés.

Nous sommes tous ici convaincus de l’impérative mission qui est de raccrocher le plus grand nombre possible de jeunes. L’objectif que s’est fixé le ministre de l’éducation est d’au moins 20 000 « raccrochages ». Nous considérons que c’est insuffisant, sans pour autant viser à des affectations forcées, qui engendreraient de nouveaux types de décrochages.

Notre conviction est renforcée par les plus récentes études PISA qui, si elles ne sont pas réconfortantes, fixent au moins la hauteur de la barre que nous avions à franchir. Il y a près de vingt ans, Pierre Bourdieu et Philippe Champagne décrivaient le malaise et les processus d’auto-élimination des « exclus de l’intérieur », c’est-à-dire des élèves les plus démunis face à une compétition scolaire intensifiée par l’ouverture de l’enseignement secondaire aux couches sociales qui en étaient jusqu’alors écartées. Aujourd’hui, on parle de « décrocheurs scolaires ».

Votre rapport fait une cartographie des raisons et des origines de ce décrochage, des caractéristiques du décrocheur, qui permettent d’élargir les théories du genre social à d’autres typologies plus courantes. Ce qui me semble fondamental, c’est de se centrer sur l’action des professionnels de l’école et, en particulier, sur la pratique pédagogique. En effet, les conduites de décrochage scolaire nous interpellent directement sur le fonctionnement de la classe et de l’établissement, et sur le sens à donner à l’enseignement.

Les initiatives pour éviter le décrochage ne manquent pas, et elles possèdent en général une certaine pertinence : politiques de réussite éducative, lieu d’accueil temporaire individualisé, établissements scolaires publics innovants (ESPI), réseaux FOQUALE. Vous en faites un inventaire à la fois bienveillant et critique. Ces démarches se fondent toutes sur un certain degré d’individualisation, ce qui apparaît d’emblée parfaitement logique. Pourtant, je m’interroge : est-ce le sens profond de ce combat, qui doit aboutir à sortir nos jeunes de la sortie ? La démarche des Apprentis d’Auteuil, que vous qualifiez d’exemplaire, est davantage collégiale. Comment articulez-vous cette référence aux six pistes majeures que vous suggérez pour prévenir le décrochage ? Comment rester dans la relation humaine tout en rattrapant le retard objectif ? Comment lier le suivi individuel à la bienveillance collective pour des jeunes disqualifiés, parfois méprisés ?

On le voit bien, derrière cette question, l’interrogation porte globalement sur ce que réclament les enfants, et en particulier ceux qui lâchent la cordée. Ils réclament ce qu’ils disent ne pas avoir eu au collège ou au lycée : de l’attention, de l’aide et du respect. Ces récits dessinent en creux un portrait de l’institution scolaire qui oblige à se poser des questions sur son fonctionnement et sur la qualité des relations inter-individuelles.

Mme Martine Faure. Madame l’inspectrice générale, je vous remercie pour ce rapport sans concessions. Lorsque nous parlons de décrochage scolaire, nous pensons surtout « échec scolaire ». Mais vous avez démontré que les causes du décrochage – ou de l’abandon scolaire – sont variées et relèvent de facteurs multiples. Je voudrais insister sur les difficultés d’apprentissage liées aux problèmes de santé de certains élèves, dès l’école maternelle ou primaire – problèmes de vue, surdité, malnutrition, etc.

Vous avez cité l’exemple des Pays-Bas qui, via des équipes pluridisciplinaires, prônent un dépistage précoce, intègrent des services sociaux et médico-sociaux dans la démarche préventive et veillent avant tout au bien-être des enfants, indispensable à de bons apprentissages. Le rôle de l’enseignant, en la matière, est prépondérant. Nous pouvons demander aux enseignants d’être les premiers à se rendre compte de ce que la famille n’a pas vu. Ma question sera la suivante : que préconisez-vous pour que la bonne santé de l’enfant, élève, collégien ou lycée, soit vraiment prise en compte dans notre système scolaire ?

M. Patrick Hetzel. À mon tour, madame, je voudrais vous remercier pour la clarté de votre présentation. Je ferai deux remarques.

La première porte sur la notion même de décrochage scolaire, sujet délicat et problème d’envergure nationale. La tendance est de lier décrochage scolaire et formation initiale. De fait, on considère comme décrocheur tout élève qui était inscrit au début d’une année scolaire et qui ne l’est plus l’année suivante, sans avoir obtenu un diplôme d’études secondaires. Mais pourquoi superposer qualification et diplomation ? C’est oublier la place de la formation professionnelle.

Il suffit de discuter avec les partenaires sociaux pour se rendre compte de l’intérêt qu’ils portent à la formation tout au long de la vie. L’éducation nationale s’y intéresse peu, ce que je trouve regrettable, car une telle attitude conforte l’idée que l’échec qui s’attache au décrochage scolaire est irréversible. La philosophie qui sous-tend les mesures d’équivalence ou de reprise des cursus de formation est tout autre. Je pense d’ailleurs que si nous en discutions avec eux, nos collègues de la Commission des affaires sociales porteraient un regard un peu plus nuancé sur cette question du décrochage, que l’on ne doit pas séparer de celle de l’insertion professionnelle.

Ma deuxième remarque porte sur la publication du bilan de l’application de la loi « Ciotti ». Nous avions dénoncé à l’époque la démarche purement idéologique qui consistait à supprimer un outil sans en avoir mesuré les effets. Nous sommes donc heureux que ce bilan ait été publié en annexe de ce rapport et qu’il ait donné lieu à ce commentaire : « Il y aurait tout intérêt à penser à des modalités de substitution qui ne déresponsabilisent pas les familles, en même temps qu’ils les conduisent à entrer dans le processus de co-éducation. » Cela prouve la pertinence du débat que nous avions eu au sein de cette commission et dans l’hémicycle. Aujourd’hui, et ce rapport le montre clairement, le vide juridique créé par l’abrogation de la loi « Ciotti » est un vrai sujet.

Mme Sandrine Doucet. S’agissant de la loi « Ciotti », nous pouvons d’ores et déjà mettre en avant deux éléments. Premièrement, il n’y a pas de vide juridique dans la mesure où la responsabilité civile et pénale des parents existe toujours lorsque leurs enfants ne vont pas en classe. Deuxièmement, quand elle a été votée, cette loi allait complètement à l’encontre de ce qui se disait au niveau européen. Les institutions européennes préconisent en effet de prendre des mesures d’accompagnement des élèves beaucoup plus globales, à l’instar de bien d’autres pays européens. Et nous l’avons d’ores et déjà fait.

Mais, comme cela ressort de votre travail, madame l’inspectrice générale, la tâche est immense. Chaque palier de scolarisation produit des risques d’échec, d’absentéisme, et donc de décrochage. L’école maternelle est trop « primarisée » ; le fait de vouloir acquérir dès la grande section la lecture et l’écriture place certains élèves de cours préparatoire dans une situation d’échec. Au collège, les difficultés que les enfants peuvent rencontrer avec certains adultes sont source de décrochage. Le lycée professionnel génère 49 % des décrocheurs. Et je pousse jusqu’à la faculté, où 21 % des étudiants sortent sans diplôme universitaire.

Vous avez cité la fondation des Apprentis d’Auteuil, qui est un exemple d’approche globale. On pourrait parler aussi des Compagnons du Devoir et d’autres dispositifs, tels que les établissements scolaires publics innovants (ESPI) ou le système FOQUALE, mais ceux-ci s’entendent en dehors du système de la classe.

Je voudrais donc revenir sur ce que nous avons produit avec la loi sur la refondation de l’école, dont l’objectif est de lutter contre les inégalités scolaires, donc sociales, et d’établir une cohérence dans les apprentissages. C’est le fil conducteur du travail mené au sein du Conseil supérieur des programmes, selon une logique d’apprentissage qui se fait davantage en termes de curriculum. Il s’agit d’une approche plus globale des programmes, en valorisant les compétences, l’évaluation et l’outil numérique.

D’après vous, est-ce que cette conception d’un parcours scolaire plus global est davantage propice à l’inclusion des décrocheurs ? Est-ce que la classe conçue dans cette logique curriculaire arrivera à mieux prévenir le décrochage ? Ou faut-il conserver ces systèmes « à côté de la classe » pour raccrocher les élèves ?

Mme Annie Genevard. Madame l’inspectrice générale, nous constatons que le décrochage scolaire, dont le coût financier et humain est effrayant, régresse partout en Europe sauf en France ; en Europe, il est passé sous la barre des 10 % alors qu’en France, il dépasse les 11 %. Cette singularité nous inquiète.

Certains points de votre rapport nous ont semblé très intéressants. Ils font écho à certaines de nos propositions, qui n’ont pas toujours été reprises, notamment dans le cadre de la loi sur la refondation de l’école : la reconnaissance de la responsabilité de l’éducation nationale, qui me semble capitale ; la reconnaissance du rôle fondamental de la relation entre le maître ou le professeur, et l’élève, que nous n’avons cessé de prôner durant la discussion ; la nécessité d’une politique de ressources humaines, notamment en matière de formation des enseignants ; le repérage précoce des difficultés, et ce dès l’école maternelle. Et pourtant, que n’avait-on pas dit, à gauche, lorsque nous avions évoqué le sujet ! Enfin, dernier point intéressant : la question de l’absentéisme, qui joue un rôle capital en matière de décrochage. Je regrette qu’une des premières décisions de ce gouvernement ait été d’abroger la loi « Ciotti ».

Madame, vous avez cité l’exemple de la fondation des Apprentis d’Auteuil. Nous avons auditionné ses représentants, dans le cadre de la préparation de la discussion de la loi sur la refondation de l’école, et nous avons été particulièrement intéressés par leur dispositif original, associant enseignants et éducateurs. Y a-t-il matière à systématiser un tel dispositif, qui a fait ses preuves ?

Par ailleurs, que pensez-vous du fait que le projet de loi relatif à la formation professionnelle propose de transférer aux régions la coordination de la lutte contre le décrochage scolaire ?

Enfin, dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires, les communes sont tenues de s’occuper du temps périscolaire. Ne pourrait-on pas les impliquer activement dans la lutte contre le décrochage scolaire ?

Mme Valérie Corre. L’accompagnement de la famille peut s’avérer utile pour aider un élève à ne pas décrocher ou, éventuellement, à se raccrocher. Dans votre rapport, vous écrivez : « La relation avec les familles doit être entretenue et construite ». Or on sait bien que les parents qui s’impliquent et qui cherchent le contact avec les enseignants sont surtout ceux dont les enfants n’ont pas de problèmes à l’école. De nombreux freins entravent en effet l’émergence d’un dialogue naturel entre l’école et les parents qu’on dit « éloignés du système scolaire ». Ceux qui auraient besoin de se rapprocher de l’école la considèrent comme un système complexe, dont ils ne comprennent pas toujours le fonctionnement ni le jargon. Par peur d’être jugés, ils évitent l’école, comme l’élève évite à certains moments les examens. Selon vous, comment peut-on attirer ces parents vers l’école ? Il est faux de dire qu’ils démissionnent. Ils sont plutôt eux-mêmes en difficulté face à l’école.

La question de la formation des enseignants se pose, comme l’a remarqué Yves Durand. La Commission des affaires culturelles a d’ailleurs créé une mission sur les relations entre l’école et les parents. Certaines des personnes que nous avons auditionnées parlent du « premier pas ». Ce premier pas doit-il être fait par les parents vers l’école ? N’est-ce pas à l’école d’aller vers les parents ? Pourrait-on envisager d’aller à la rencontre des parents et des familles ? Mais l’école peut-elle entrer directement dans la vie familiale ? Ne risque-t-on pas de parler d’intrusion ? J’aimerais d’ailleurs savoir comment les familles des enfants décrocheurs ont réagi aux relances téléphoniques faites par le réseau FOQUALE.

M. Xavier Breton. Je voudrais revenir sur le repérage précoce des difficultés, qui a en en effet donné en effet lieu à des débats houleux dans les années antérieures. Vous écrivez dans votre rapport : « Les inspecteurs généraux chargés du rapport sur le traitement de la grande difficulté scolaire en 2012-2013 considèrent que dès la grande section, les difficultés qui peuvent conduire au décrochage sont repérées par les maîtres » et, plus loin : « Le vrai défi, c’est que repérées, ces difficultés ne font pas pour autant l’objet d’un accompagnement coordonné, voire d’une prise en charge efficace ».

Le constat est fait, mais on ne voit pas les actions concrètes qui pourraient être engagées à la suite de ce repérage. Les enseignants de maternelle et de primaire connaissent bien les enfants. Malheureusement, les informations se perdent au fil des années et en fin de compte, les dispositifs que l’on est amené à adopter relèvent davantage de la réparation que de la prévention. Comment donner priorité à ce repérage précoce, dans l’intérêt des élèves ?

M. Pascal Deguilhem. Madame, votre propos nous renvoie à notre propre intimité de parents, car nous pouvons être confrontés à des problèmes de décrochage à l’intérieur de notre famille, voire à notre rôle d’enseignants, lorsque nous le sommes.

Vous avez abordé le problème de la notation. Faut-il noter dans toutes les disciplines et à tous les niveaux ? Peut-il y avoir des enseignements sans note ? En tant qu’enseignant, je me suis moi-même opposé à l’inspection pédagogique au sujet d’un refus de notation. Aujourd’hui, le système semble fermé, bloqué. J’aimerais que la situation évolue, notamment au collège, dans les classes de sixième et de cinquième.

Je terminerai sur la hiérarchie des normes et des matières. Comment déconstruire le modèle existant pour que le raccrochage scolaire puisse passer par autre chose qu’une progression de la note de mathématiques ou de français ?

Mme Isabelle Le Callennec. Je suis d’autant plus intéressée par le sujet que je suis membre de la Commission des affaires sociales et que nous examinons en ce moment le projet de loi sur la formation professionnelle. En effet, les décrochés sont les plus nombreux parmi les moins qualifiés dans les entreprises, et évidemment les plus nombreux à être inscrits à Pôle Emploi.

Depuis 1989, la loi donne à l’éducation nationale une mission d’insertion dans le marché du travail. Un certain nombre de dispositifs, que vous avez cités dans votre rapport, ont été mis en place. Je pense en particulier au repérage, avec le système interministériel d’échanges d’informations, à la Mission générale d’insertion (MGI), qui a évolué et, depuis peu, aux réseaux FOQUALE. Mais sur le terrain, ces dispositifs sont-ils bien maîtrisés par l’ensemble des acteurs de la formation ? Je m’inquiète d’une absence de pilotage, voire de lien entre le monde de l’éducation et le monde professionnel.

D’après le projet de loi sur la formation professionnelle, la région devrait être le principal décisionnaire sur les questions de formation – à travers les contrats de plan régionaux. J’imagine que l’éducation nationale a réfléchi à la place qu’elle souhaitait continuer à tenir dans ce domaine. Ma question sera donc la suivante : quelles suites seront données à ce rapport que vous avez publié, selon moi, au bon moment ?

M. Jean-Pierre Allossery. Ce rapport vise à faire évoluer l’approche de la prévention du décrochage scolaire. Les résultats de l’enquête PISA montrent à quel point les écarts de réussite se creusent. On comprend bien l’urgence et les nécessaires mesures qui ont d’ores et déjà été prises par le Gouvernement. La mobilisation du ministre de l’éducation nationale a ainsi permis, en 2013, de prendre en charge plus de 34 000 jeunes concernés à travers les réseaux FOQUALE.

Ma question concerne le rassemblement de l’ensemble des partenaires autour de cette grande cause. Je veux parler des collectivités, des associations, des enseignants et des parents. Il y a beaucoup à faire au sein du système éducatif pour donner aux enfants et aux jeunes l’envie d’y rester et d’y trouver leur place. Si les « accrocher » passe par une approche pluridisciplinaire, une coordination entre tous les acteurs s’impose. De nombreux dispositifs
– par exemple, le dispositif des programmes de réussite éducative (PRE) – ont impulsé ce type de démarche. Pourtant, la mutualisation et la coordination sur les territoires de la lutte contre le décrochage scolaire doivent être pérennes et s’inscrire dans un processus quotidien, sur le long terme et sur tout le territoire.

Mon intervention porte donc sur l’articulation des acteurs et le pilotage transversal dans les territoires, ainsi que sur la nécessité d’une formation commune autour de cet enjeu de prévention du décrochage. Quel système mettre en place pour articuler et piloter cette prévention à l’échelon territorial ?

M. Paul Salen. Madame l’inspectrice générale, votre rapport nous montre bien à quel point le décrochage scolaire constitue un fléau pour notre société et un lourd handicap pour notre économie.

J’aimerais vous interroger sur deux aspects. Le premier a déjà été évoqué par certains de mes collègues, puisque le projet de loi relatif à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale présente la lutte contre le décrochage scolaire comme une compétence régionale. Suivant son article 12, les régions seraient chargées de piloter la formation des décrocheurs et leur insertion professionnelle. Comment, selon vous, les régions seront-elles impliquées ? Et pourquoi les autres collectivités ne le seraient-elles pas, alors que leurs compétences couvrent plusieurs pans du système éducatif ?

Enfin, les lycées professionnels mettent aujourd’hui en place un système de repérage et un dispositif de suivi systématique des élèves dont ils ont la responsabilité, même après leur sortie de l’établissement. Qu’en pensez-vous ?

Mme Sophie Dessus. Madame l’inspectrice générale, il me semble que le périscolaire a un rôle utile à jouer, notamment en milieu rural où les enseignants, les familles et les élus sont très proches. Dans nos petites écoles communales, on connaît bien chaque enfant, ses problèmes et ses difficultés familiales.

Les premiers résultats obtenus par le nouveau temps péri-éducatif dégagé par la réforme des rythmes scolaire sont en effet très positifs – et je me place en dehors de toute polémique. J’avais déjà eu l’occasion, il y a quelques années, de suivre le travail d’un instituteur qui animait, hors du temps scolaire, un club d’échecs. Grâce à lui, des élèves en très grande difficulté, très souvent absents, se sont révélés très doués pour cette activité, se sont épanouis, et ont repris confiance en eux et en l’école. Le périscolaire a un effet équivalent. Il donne l’occasion à des enseignants, à des parents, au monde associatif et aux élus de monter un projet autour de l’enfant, qui modifie son rapport à l’adulte, à l’école
– puisque les activités se déroulent souvent dans les classes – et au monde.

Je pense donc très sincèrement que le périscolaire peut aller au-delà de l’aménagement du temps scolaire et contribuer à lutter contre décrochage. Mais encore faut-il aider les maires au niveau de sa mise en place – qui n’est pas facile – au niveau financier ou en favorisant la structuration du monde associatif. Celui-ci apporte beaucoup aux enfants et fait découvrir aux élèves en difficulté des mondes inespérés. Les maires qui sont déjà passés au périscolaire devraient être à même de vous apporter leur témoignage.

M. Frédéric Reiss. Madame l’inspectrice générale, je commencerai par faire trois remarques : je suis abasourdi par l’ampleur des moyens dépensés pour lutter contre le décrochage et le peu de résultats obtenus ; je regrette que la majorité ait abrogé sans évaluation et trop rapidement la loi « Ciotti » qui semblait tout de même apporter des réponses ; je tiens enfin à rappeler les travaux de M. Debarbieux sur la lutte contre la violence en milieu scolaire, qui est parfois la conséquence de ce décrochage.

Ensuite, vous avez dit que c’était dans la voie professionnelle que l’on mesurait le décrochage, puisque c’était là que se retrouvaient tous les décrocheurs. Mais nous n’étions pas tout à fait d’accord avec vous quand vous avez dit que l’on « menaçait » certains élèves de « finir » en section professionnelle. Car tant que l’on sera incapable de dire que l’enseignement professionnel et l’alternance sont des voies d’excellence, on fera fausse route.

Enfin, vous avez dit qu’il fallait agir, et c’est d’ailleurs dans le titre de ce rapport. Au-delà des préconisations et du fait qu’elle cherche souvent l’explication du décrochage à « l’extérieur » (problème dans la famille ou problèmes de santé, par exemple), l’éducation nationale doit se saisir du problème.

Le ministre de l’éducation nationale a dit vouloir arracher les élèves aux déterminismes religieux et familiaux. Hier encore, lors des questions au gouvernement, il a déclaré souhaiter associer les parents à l’éducation des enfants. L’éducation n’est-elle pas d’abord à l’intérieur des familles, sachant qu’un dialogue doit s’instaurer avec les familles pour déterminer les meilleurs parcours scolaires possibles pour les enfants ?

J’observe que pour les élèves en grande difficulté, qui sont des décrocheurs potentiels, tout est une question de confiance : confiance en soi, confiance en l’école et en l’institution. Et pour la restaurer, il ne faut pas négliger l’effet « chef d’établissement ». D’ailleurs, parmi les préconisations que vous faites en matière de formation, vous insistez sur le rôle des chefs d’établissement, qu’il faut accompagner dans les établissements publics locaux d’enseignement au niveau des protocoles de prise en charge conjointe des élèves en rupture. Je remarque qu’il ne faudrait pas oublier le rôle que peuvent jouer les directeurs d’école, qui ne sont pas chefs d’établissements – dans la mesure où ils ont un autre statut. De fait, je souscris entièrement à la formule « un élève, un projet, une équipe ».

M. Jean-Pierre Le Roch. Madame l’inspectrice générale, votre excellent rapport constitue un outil important afin de comprendre les causes du décrochage, ainsi que les leviers qui pourraient être actionnés pour le prévenir. Chaque année, ce sont 140 000 élèves de 16 à 25 ans qui quittent le système de formation initiale sans avoir obtenu de diplôme. C’est pourquoi l’action de prévention doit être complétée par des actions proposant des solutions pertinentes à ceux qui ont déjà décroché.

Dès décembre 2012, le ministère de l’éducation nationale a mis en place le dispositif FOQUALE, visant à faire revenir dans un parcours de formation qualifiante des jeunes ayant décroché. Les résultats sont très probants : 20 000 sont de retour en formation initiale diplômante.

Le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture le 14 janvier dernier, tend à permettre, dans les établissements scolaires agricoles, l’acquisition progressive des diplômes, afin de sécuriser les parcours des élèves, étudiants, apprentis et stagiaires. Dans ce but, un article propose d’introduire dans le code rural une disposition qui prévoit la possibilité de délivrer une attestation validant les connaissances et les compétences acquises. Dans les établissements agricoles, ce dispositif fonctionnera donc comme un mécanisme d’assurance et substituera à une sanction de l’échec la valorisation de la réussite des élèves. Il donnera ainsi une deuxième chance, illustrant la volonté de ne laisser personne de côté, et de lutter contre le décrochage scolaire.

Ma question est simple : que pensez-vous de l’opportunité de généraliser un tel dispositif d’acquisition progressive des diplômes, en particulier dans les formations professionnelles ? Ce dispositif a-t-il été mis en œuvre dans l’éducation nationale ?

Mme Claudine Schmid. Madame l’inspectrice générale, je ferai deux remarques sur deux points précis de votre intervention.

La première concerne les élèves qui décrochent dans une matière particulière. L’origine peut très bien être une relation difficile avec un enseignant ou la manière dont cet enseignant transmet la matière. Avant d’en arriver au dispositif lourd envisagé pour lutter contre le décrochage, ne faudrait-il pas imaginer plusieurs étapes et introduire un peu de souplesse dans l’organisation des classes ? Ne pourrait-on pas envisager, par exemple, que pour la matière concernée, l’élève puisse suivre l’enseignement dans une autre classe ?

Ma seconde remarque concerne l’enseignement professionnel. J’ai moi aussi très surprise par la phrase que vous avez citée, à savoir « si tu ne travailles pas, tu iras en voie pro ! » Ne revient-il pas aux enseignants de promouvoir cette filière et ses avantages en termes d’emploi, et aussi à l’éducation nationale de valoriser les enseignants de l’enseignement professionnel ?

M. Hervé Féron. Madame l’inspectrice, vous soulignez dans votre rapport que « Des familles peuvent être éloignées des apprentissages et mal comprendre un système complexe » et que « cet éloignement fragilise, jusqu’à la rupture, leur soutien et leur nécessaire implication dans le processus de co-éducation ». Or, de nombreuses études montrent que les parents jouent un rôle prépondérant dans la « persévérance scolaire » de leurs enfants. Par conséquent, ne serait-il pas pertinent de travailler à favoriser l’implication des parents dans la scolarité de leurs enfants ?

L’aide que les parents peuvent apporter aux enfants, les relations avec l’établissement scolaire et la compréhension de son fonctionnement sont fondamentales dans la prévention du décrochage. Les organisations familiales sont quant à elles des acteurs clés à cet égard. Ne pensez-vous pas qu’il faille les impliquer davantage dans les politiques visant à prévenir le décrochage scolaire ?

Selon un proverbe africain, il faut tout un village pour éduquer un enfant. Je pense, pour ma part, qu’il serait utile d’organiser des tables rondes auxquelles participeraient des employeurs potentiels, l’éducation nationale, des parents et des élus. L’année dernière, au mois de juin, dans ma région où l’on pense que l’industrie est moribonde, j’ai participé à un forum sur l’emploi et l’apprentissage. Au premier stand, une dame proposait 300 apprentissages dans les métiers de l’industrie, avec 300 employeurs potentiels. Mais il n’y avait pas de candidat. Il faut dire aussi que, très souvent, quand on oriente les enfants en terminale « sciences et technologies de l’industrie » (STI) ou dans d’autres sections de ce type, les parents n’y comprennent plus rien. Une information est absolument nécessaire si l’on veut qu’ils s’approprient le devenir de leurs enfants.

Ensuite, les élèves handicapés et leurs parents doivent être pleinement associés à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation du programme d’apprentissage personnel. Plus généralement, une attention particulière doit être apportée aux familles plus vulnérables.

Enfin, j’estime, tout comme vous, que la remise du bulletin scolaire directement aux familles est sans effet si le temps nécessaire n’est pas consacré à sa lecture et si les attentes qui y sont exprimées ne sont pas clairement explicitées. Que préconisez-vous à ce sujet ? Plus largement, dans quelle mesure l’école peut-elle trouver les moyens de permettre aux enfants et aux parents de participer au processus décisionnel de l’établissement ?

M. Régis Juanico. Madame l’inspectrice générale, la semaine dernière, en séance publique, nous avons présenté, avec M. Jean-Frédéric Poisson, le rapport du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques en faveur de la mobilité sociale des jeunes. C’est d’ailleurs pour moi l’occasion de remercier Mmes Sandrine Doucet et Sylvie Tolmont, membres de cette commission, qui ont été très assidues et nous ont beaucoup apporté. Ce rapport indique très clairement que la lutte contre de décrochage scolaire doit être la première des priorités des pouvoirs publics. Contrairement à ce que j’ai entendu tout à l’heure, le phénomène touche 17 % d’une classe d’âge – et non 11 %. Il en résulte une perte de richesse économique et sociale majeure pour la nation, en raison notamment du coût de la réparation sociale qu’il entraîne. Ainsi, trois ans après la fin des études, 40 % des jeunes non diplômés sont au chômage, contre 10 à 11 % des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur.

Devant cette situation, le gouvernement s’est fixé deux objectifs. Le premier est de diviser par deux, à l’issue du quinquennat, en 2017, le nombre de jeunes sortant sans qualification du système scolaire. D’où les actions de prévention du décrochage scolaire, laquelle passe, notamment, par la priorité accordée à la maternelle et au primaire – le contraire de ce qu’a fait l’opposition pendant dix ans en supprimant des postes et en déscolarisant les enfants de moins de trois ans. Le second est d’offrir à 25 000 ou 30 000 jeunes qui ont déjà décroché une solution de retour en formation. C’est sans doute là que l’on peut faire un peu mieux. Par exemple, nous devons mieux utiliser les ressources propres de l’éducation nationale. Nous avons identifié 40 000 places vacantes en lycée professionnel et 48 000 places vacantes dans les internats (hors internats de la réussite, qui seront créés dans les prochaines années). Enfin, je ne crois pas que vous évoquiez dans votre rapport le partenariat avec les dispositifs de « deuxième chance » – l’établissement public d’insertion de la défense (EPIDE) et les écoles de la deuxième chance. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Je terminerai sur l’orientation. En la matière, les choix d’orientation subis et contraints sont parmi les principales causes d’absentéisme et peuvent donc préfigurer des situations de décrochage. Nous avons proposé, dans notre rapport, que le parcours d’orientation soit mieux choisi et valorisé. Ne pourrait-on pas étendre, comme au collège d’Andrézieux-Bouthéon que connaît bien notre collègue Paul Salen, le dispositif du parcours de découverte des métiers et des formations aux élèves de sixième ? Ne devrait-on pas diversifier l’offre scolaire au sein même du collège unique, notamment pour les élèves en difficulté ? Je pense aux dispositifs relais et aux troisièmes alternatives.

M. William Dumas. Madame l’inspectrice générale, j’ai trois questions à vous poser. Premièrement, pourquoi des élèves en difficulté depuis l’école primaire sont-ils orientés vers des voies générales ? Deuxièmement, comment et par quels moyens peut-on agir concrètement contre l’absentéisme qui est selon moi, un élément important, pour ne pas dire le premier élément du décrochage scolaire ? Troisièmement, la filière professionnelle qui mène à l’apprentissage d’un métier est parfois présentée par le monde enseignant, et souvent par les parents, comme un échec. Or, dans mes permanences, je constate que, dans un contexte difficile en termes d’emploi, ce sont les jeunes ayant suivi ces filières professionnelles qui s’en sortent le mieux.

Cela m’amène à une dernière remarque. Il y a quelques mois, j’ai visité deux entreprises de bonneterie dans ma circonscription. Les deux directeurs se sont plaints de ne plus trouver de couturières sur le marché, parce qu’il n’existait plus de filières de formation correspondantes. Nous sommes donc en train de mettre en place, avec la région, une formation pour une dizaine de couturières. Il faut donc que l’enseignement professionnel veille à s’adapter à la demande.

Mme Martine Martinel. Madame l’inspectrice générale, il est vrai que les expériences menées en lycée professionnel sont souvent exemplaires s’agissant de la prise en compte des élèves. Pourtant, cette orientation est toujours perçue comme une orientation par défaut.

Ma question portera sur le rôle des corps d’inspection. Vous soulignez dans votre rapport que les inspecteurs ont un rôle mineur dans la lutte contre le décrochage scolaire. Pourraient-ils s’investir davantage ? Comment ? Comment le comprendraient les enseignants, qui ne voient en eux qu’un corps de contrôle ?

M. le président Patrick Bloche. Madame l’inspectrice générale, vous avez incontestablement suscité beaucoup d’intérêt. Mais sachez que vous n’êtes pas obligée de répondre à toutes les questions, souvent précises, qui vous ont été posées. Nous nous contenterons d’une réponse globale.

Mme Anne Armand. Comme je n’ai aucune chance de faire un jour une carrière politique et que ma carrière d’inspectrice générale va bientôt se terminer, je n’hésiterai pas à vous donner mon point de vue en toute sincérité !

Contrairement à ce qui a été dit, ce n’est pas la première fois que je bouscule l’éducation nationale. Je l’ai fait déjà fait en 2005-2006, avec un rapport qui portait sur l’éducation prioritaire – d’où le plan de relance de l’éducation prioritaire, avec les réseaux ambition réussite (RAR). Ce rapport, demandé par M. de Robien, avait fait autant de bruit que celui-ci, demandé par M. Peillon. Vous comprendrez donc que je vous écoute, mais que je ne me situe pas exactement comme vous, à porter ou à critiquer telle ou telle politique. Je vous dirai très simplement que pour faire bouger ensemble 650 000 personnes, il faut du temps.

J’ai été frappée de constater que vos interventions – et je le comprends dans la mesure où vous portez les interrogations de la nation – mêlent un peu tous les problèmes.

Par exemple, pour être spécialiste de l’éducation prioritaire, je peux vous affirmer qu’il y a des décrocheurs en éducation prioritaire, mais qu’il n’y en a sans doute pas plus, proportionnellement, qu’ailleurs. L’éducation prioritaire est une politique. Il n’est pas dit qu’il faille la superposer à la lutte contre le décrochage scolaire.

De la même façon, vous avez parlé d’élèves en grande difficulté et de typologies. Mais sans doute avez-vous noté que nous n’avions pas proposé de typologie. Car dans les essais de typologie que nous avons fait, nous avons remarqué que des élèves pouvaient bien aimer l’école et ne rencontrer aucune difficulté jusqu’en quatrième, et puis décrocher. Cela signifie que si l’on veut prendre le problème à bras-le-corps, il faut essayer d’être précis. Et quand on parle du décrochage scolaire, il faut distinguer les élèves « en risque » de décrochage de ceux qui ont déjà décroché.

Vous vous êtes interrogés sur le rôle des collectivités territoriales en général, et sur celui de la région en particulier. Je peux vous répondre que nous avons rencontré les conseils généraux et les conseils régionaux, qui nous ont dit très clairement, et très logiquement : nous intervenons après seize ans – après la scolarité obligatoire – et vous intervenez avant. C’est bien pourquoi nous avons essayé de ne pas parler en même temps des élèves pauvres, des élèves handicapés, des élèves en grande difficulté, des élèves de l’éducation prioritaire, des élèves en risque d’illettrisme, etc. Je reconnais que c’est très compliqué.

Une partie de vos questions étaient fermées et proposaient des réponses : faut-il faire ceci ou cela, faut-il passer d’un système à un autre, a-t-on eu raison ou non de passer à un autre système ? Mais on ne réforme pas l’éducation nationale comme cela ! Si l’on décidait que désormais il n’y aurait plus de notes, ou qu’un élève qui n’apprécie pas tel professeur pourrait changer de classe, ce serait catastrophique pour le système. En revanche, et c’est une idée que l’on voudrait essayer de faire passer, un chef d’établissement peut se mettre d’accord avec certains enseignants pour procéder à des aménagements au cas par cas. Certains chefs d’établissement nous ont d’ailleurs confié qu’ils avaient pris sur eux de dire, par exemple, à un élève, évidemment après avoir prévenu leur directeur académique des services de l’éducation nationale (DASEN), pour des raisons de sécurité : « la semaine prochaine, tu n’es pas attendu au collège, nous t’avons pris rendez-vous dans telle entreprise ; vas-y et reviens lundi matin pour que l’on fasse le point. »

Si on veut s’attaquer aux vrais problèmes, on ne fera pas l’économie de cela. N’oublions pas que notre système convient à un grand nombre d’élèves. Il ne faudrait pas vouloir tout changer d’un seul coup. Bien sûr, il y a des élèves qui ne réussissent pas du tout en mathématiques, mais en même temps – et c’est aussi le paradoxe de la France – nous sommes le pays qui obtient le plus régulièrement la médaille Fields.

Ensuite, j’ai remarqué que vous aviez réagi à l’une de mes citations. Mais si vous ne dites jamais, si aucun membre de votre famille qui est professeur et si aucun de vos enfants n’a jamais dit à la génération qui suit : « il faut que tu travailles parce que tu vas finir en voie pro », c’est qu’on ne vit pas dans le même monde ! Moi, je vis au milieu de l’éducation nationale, et plusieurs chefs d’établissement m’ont dit avoir décroché leur téléphone pour demander à un collègue d’établissement d’enseignement professionnel : « tu ne peux pas me trouver une place pour celui-là, parce que je ne sais plus quoi en faire ? » C’est cela la réalité.

Parmi les effets d’assimilation, je voudrais dire que pour un professeur, un élève perturbateur ou un élève violent est absolument insupportable au quotidien. Mais lors de notre enquête, nous nous sommes aperçus qu’il arrive fréquemment que les élèves se trouvant en sections d’enseignement général et professionnel adaptée (SEGPA) ne soient pas ceux qui devraient y être. Ces élèves devraient être dans d’autres structures, mais les parents n’ont pas voulu les y envoyer, par exemple pour des raisons d’éloignement. De ce fait, la SEGPA ne joue pas son rôle de SEGPA, les classes relais ne jouent pas leur rôle de classes relais, etc. C’est tout un système…

L’une de vous s’est demandé s’il y avait un genre chez les décrochés. J’observe que selon les endroits, on laisse les filles moins bouger que les garçons, alors même que la solution pour elles serait d’aller en internat ou de prendre un car ou un train pour se rendre dans un établissement scolaire. Il arrive que des filles décrochent parce qu’elles deviennent mères. Et bien que notre société ne soit pas prête à l’entendre, on commence à voir des garçons qui décrochent parce qu’ils sont devenus pères, et qu’ils se sentent pères.

J’ai noté toutes vos questions. Pour nous, elles sont toutes importantes. Malgré tout, il faut éviter de tout traiter en même temps. Sinon, on ne s’en sortira pas.

Enfin, on a beaucoup parlé de la démarche des Apprentis d’Auteuil. Mais je me suis rendue également dans le canton de Genève, pour y faire une expertise. J’ai constaté que les Suisses avaient la même éducation prioritaire que nous et j’ai été surprise de rencontrer, dans les classes où je me suis rendue, l’éducateur avec l’instituteur. Ce fut pour moi une découverte. En France, on n’en n’est pas encore là. On n’en est pas non plus, d’ailleurs, à faire une vraie place aux parents, sinon comme délégués. C’est vraiment le point obscur du système français : notre monde de l’éducation nationale, naturellement, n’est pas ouvert.

M. le président Patrick Bloche. Madame l’inspectrice générale, je vous remercie.

La séance est levée à onze heures vingt-cinq.

——fpfp——

Présences en réunion

Réunion du mercredi 5 février 2014 à 9 heures 30

Présents. – M. Jean-Pierre Allossery, M. Benoist Apparu, Mme Isabelle Attard, M. Patrick Bloche, Mme Marie-Odile Bouillé, Mme Brigitte Bourguignon, M. Malek Boutih, M. Emeric Bréhier, M. Xavier Breton, Mme Marie-George Buffet, M. Jean-François Copé, Mme Valérie Corre, M. Yves Daniel, M. Bernard Debré, M. Pascal Deguilhem, Mme Sophie Dessus, Mme Sophie Dion, Mme Sandrine Doucet, Mme Virginie Duby-Muller, M. William Dumas, M. Yves Durand, Mme Martine Faure, M. Vincent Feltesse, M. Hervé Féron, Mme Michèle Fournier-Armand, Mme Annie Genevard, Mme Claude Greff, M. Michel Herbillon, M. Patrick Hetzel, M. Christian Kert, Mme Colette Langlade, M. Pierre Léautey, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Lucette Lousteau, Mme Martine Martinel, M. Michel Ménard, Mme Dominique Nachury, Mme Maud Olivier, Mme Barbara Pompili, M. Michel Pouzol, M. Frédéric Reiss, M. Franck Riester, M. Marcel Rogemont, M. Paul Salen, M. Rudy Salles, Mme Claudine Schmid, Mme Julie Sommaruga, Mme Sylvie Tolmont, M. Stéphane Travert

Excusés. - Mme Huguette Bello, M. Jean-Pierre Giran, M. Guénhaël Huet, M. Dominique Le Mèner, M. François de Mazières, M. Claude Sturni, Mme Michèle Tabarot

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Régis Juanico, Mme Isabelle Le Callennec, M. François Vannson