Accueil > Les commissions d'enquête > Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Mercredi 9 mars 2016

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n°6

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Audition, à huis clos, de M. Jean-Michel Fauvergue, chef du RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion), et de M. Éric Heip, son adjoint.

– Audition, à huis clos, du général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, du colonel Hubert Bonneau, commandant le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), et du colonel Armando De Oliveira, commandant la région de gendarmerie de Picardie et le groupement de gendarmerie départementale de la Somme.

– Audition, à huis clos, de M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de l'antiterrorisme à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), de M. Franck Douchy, directeur régional de la police judiciaire de Versailles, et de M. Frédéric Doidy, chef de l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO) et chef des brigades de recherche et d'intervention nationales (BRI).

La séance est ouverte à 16 heures 15.

Présidence de M. Georges Fenech.

Audition, à huis clos, de M. Jean-Michel Fauvergue, chef du RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion), et de M. Éric Heip, son adjoint.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête. Avec le ministre de l’intérieur, que nous avons reçu lundi, nous avons commencé à aborder les questions relatives à la conduite des opérations, l’intervention des forces de l’ordre et les moyens mis à leur disposition. Nous poursuivons nos investigations avec vous, monsieur le contrôleur général Fauvergue. Vous êtes le chef du RAID et vous êtes accompagné de votre adjoint, le commissaire divisionnaire Éric Heip.

Je rappelle que le RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion) est une unité spécialisée en gestion des crises, qui a été créée en 1985. Elle est en mesure d’apporter son assistance aux directions de la police nationale, à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et aux unités de la gendarmerie qui la sollicitent pour répondre, notamment, aux missions de contre-terrorisme.

En raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son contenu pourra être publié en tout ou partie si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions tenues à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations, dont la commission pourra décider de faire état dans son rapport.

Ce même article dispose que sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal, soit un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera et publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la Commission a fait état de cette information. Les collaborateurs ne sont pas autorisés à assister aux auditions se déroulant à huis clos.

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

M. Jean-Michel Fauvergue et M. Éric Heip prêtent successivement serment.

M. le président Georges Fenech. Nous entrons dans le vif du sujet : le déroulement des attentats et l’intervention des forces. Compte tenu de la multiplicité des faits et de leur complexité, nous nous attacherons, pour la clarté de l’audition, à bien distinguer les événements du mois de janvier de ceux du mois de novembre. Vous voudrez donc bien, monsieur le contrôleur général, scinder votre exposé liminaire en deux parties, l’une portant uniquement sur les attentats du mois de janvier, l’autre, sur ceux du mois de novembre, chacune d’entre elles étant suivie de questions des commissaires d’enquête.

M. Jean-Michel Fauvergue, contrôleur général, chef du RAID. Monsieur le président, je ne saurais exposer correctement les faits du mois de janvier sans me référer à la préparation que le RAID a élaborée pour des faits de même nature depuis l’affaire Merah. Celle-ci est considérée par le RAID comme l’an zéro d’un type de terrorisme nouveau que l’on a retrouvé au cours de l’année 2015.

Il s’agit d’abord d’un terrorisme low cost, qui ne demande pas beaucoup d’organisation et utilise des armes automatiques et des gilets explosifs. Ensuite, il se caractérise par une nouvelle manière d’agir. Dans un premier temps, Mohamed Merah s’en est pris à des cibles à haute visibilité et à haut potentiel émotionnel : les militaires qu’il a tués, l’école juive et les petits enfants juifs qu’il a tués et achevés sur le trottoir. Dans un deuxième temps, une fois qu’il été retrouvé par les services d’enquête, il n’a pas essayé de fuir, il s’est retranché. Troisième temps, le terroriste radicalisé, qui veut mourir en combattant, en moudjahid, attend l’arrivée des forces d’intervention puis les charge pour essayer de faire le plus de dégâts possible, à la fois dans leurs rangs et sur les entourages.

Nous avons travaillé en partant de ce que nous avions constaté dans l’affaire Merah, mais aussi des événements intervenus dans le monde entier. Nous avons été particulièrement marqués par l’affaire du centre commercial du Westgate au Kenya, qui s’est déroulée de manière assez semblable, mais d’autres se sont également produites dans d’autres pays.

Fort de ces constatations, le RAID s’est préparé ; à raison, puisque les frères Kouachi, d’un côté, et Amedy Coulibaly, de l’autre, ont agi exactement ainsi. Nous nous y attendions tant que, le 13 juillet 2014, lors de la visite au RAID du tout nouveau ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, je lui ai fait ce même exposé. Nous lui avons fait la démonstration des nouvelles techniques d’intervention que nous utiliserions si ou plutôt quand ce type d’événement se reproduirait.

Il est ressorti de nos analyses, que lorsque ce type d’individu prenait des otages ou se retranchait, jamais il ne se rendait. Il n’y a pas eu un seul exemple, ni en France ni dans le monde, où cela a été le cas. Cela signifie que la négociation que nous engageons toujours avec les forcenés familiaux ou les preneurs d’otages mentalement dérangés, et qui aboutit favorablement dans 80 % des cas, n’a pas d’autre utilité pour les terroristes radicalisés que de préparer leurs engins explosifs, utiliser les réseaux sociaux, notamment pour y mettre les films montrant le massacre de leurs victimes, et se reposer. C’est ce qu’avait fait Mohamed Merah.

La nouvelle technique d’intervention du RAID, que le GIGN utilise aussi, consiste à faire en sorte que la négociation ne puisse pas servir aux radicalisés. Elle est transformée en contact : en même temps qu’elle servira aux forces de l’ordre pour préparer éventuellement l’assaut final, elle laisse une chance de dialogue à l’individu qui, au dernier moment, voudrait se rendre.

Cette préparation, nous l’avons donc présentée au ministre le 13 juillet 2014, mais je l’avais exposée dans une note confidentielle dès le mois de février de la même année – cela figure dans le dossier que nous vous avons envoyé. L’important, à l’époque, c’était l’abandon de la négociation, qui était une tradition pour nous, mais aussi pour l’opinion publique et peut-être aussi les responsables politiques. Or on savait dorénavant que la négociation jouait en défaveur à la fois des otages et du dénouement de l’affaire.

L’affaire de la porte de Vincennes a été retracée sur un chronogramme que nous vous avons transmis. Le matin, j’étais avec mes effectifs sur Dammartin-en-Goële, qui n’est pas dans mon secteur de compétence mais dans celui de la gendarmerie. Nous y étions pour prêter main forte au GIGN, s’il le désirait, au titre de la théorie du « menant-concourant », élaborée par les chefs du RAID et du GIGN. Celle-ci a donné lieu à la signature d’un texte par le directeur général de la gendarmerie nationale, le directeur général de la police nationale et le préfet de police. Le principe est que, en cas de crise grave ou multiple, une unité peut prêter main forte à l’autre, même si elle n’est pas dans son secteur de compétence. L’unité qui est dans son secteur de compétence est dite « menante » ; elle donne les missions à l’autre, qui est « concourante ». En l’occurrence, j’étais concourant sur Dammartin.

Quand a éclaté l’affaire de l’Hypercacher, j’étais pré-positionné sur Dammartin avec deux colonnes d’assaut, plus une colonne de la BRI, donc beaucoup d’effectifs. Visiblement, sur cette crise-là, le GIGN n’avait pas besoin de nous. Il était en effectifs suffisants, il gérait l’affaire sans aucun problème. Lorsqu’à 13 heures 20, j’ai eu connaissance de la fusillade de l’Hypercacher, j’ai ordonné à mon premier adjoint ici présent, le commissaire divisionnaire Éric Heip – pour plus de commodité, je le désignerai sous son indicatif radio, Laser 2, étant entendu que je suis Laser 1 et que Laser 3 est mon deuxième adjoint –, de partir immédiatement avec une colonne d’assaut sur Vincennes. Je suis resté sur Dammartin pendant quelque temps. Quand on a eu confirmation qu’il s’agissait d’une prise d’otages, je me suis rendu moi-même à Vincennes, en faisant partir un peu avant moi une deuxième colonne d’assaut.

En cours de route, la Force d’intervention de la police nationale (FIPN) a été déclenchée, à la demande du directeur général de la police nationale, par le ministre de l’intérieur. La FIPN est une bannière sous laquelle se regroupent, en cas de crise majeure et grave, tous les effectifs du RAID – à l’époque, sept groupes d’intervention de la police nationale, devenus des antennes du RAID depuis avril 2015 – et la BRI-PP. Pour être plus précis, la BRI est en fait la BAC, non pas au sens de la brigade anti-criminalité, mais de la brigade anti-commando. La BAC-PP, donc, est composée de la BRI et d’une autre structure qui est la brigade d’intervention de Paris. Le tout est placé sous le commandement du chef du RAID, donc de moi-même. Ce dispositif a été déclenché à la porte de Vincennes. Il l’avait également été une journée auparavant, quand nous avions fait le ratissage du secteur de Villers-Cotterêts, en zone de gendarmerie, pour prêter main-forte au GIGN.

À l’Hypercacher, les choses se mettent en ordre. Je reprends rapidement le chronogramme : 13 heures 20, je prends connaissance de la fusillade de l’Hypercacher; 13 heures 21, j’envoie la colonne numéro 1 du RAID avec Laser 2 en direction de la porte de Vincennes ; 13 heures 25, je demande la constitution d’une troisième colonne du RAID.

M. le président Georges Fenech. La FIPN est déclenchée le 8 ou le 9 janvier ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Le 8 janvier, pour faire le ratissage.

M. le président Georges Fenech. Vous en êtes certain ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Le 8 janvier, j’avais sous mes ordres à la fois les colonnes du RAID, une colonne du GIPN de Lille et une colonne de la BAC-PP.

M. le président Georges Fenech. D’après les éléments que j’ai, en l’espèce votre rapport, la FIPN a été déclenchée le 9 janvier à 13 heures 40.

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui, elle a été déclenchée le 9 janvier à 13 heures 40. Mais la veille, j’avais aussi tous ces gens sous mes ordres.

M. le président Georges Fenech. La FIPN a été effectivement, et légalement, déclenchée le 8 ? En êtes-vous certain ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Elle a été déclenchée de facto. Certes, je n’ai pas reçu d’ordre particulier, mais j’ai pris le commandement de tous ces gens.

M. le président Georges Fenech. C’est tout de même le ministre, sur saisine du DGPN ou autre, qui peut déclencher la FIPN. Vous-même pouvez la demander, mais vous ne pouvez pas la déclencher.

M. Jean-Michel Fauvergue. Non.

M. le président Georges Fenech. Nous sommes bien d’accord. Est-ce que le 8 janvier, la FIPN a été ordonnée ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Il ne me semble pas me rappeler qu’elle ait été déclenchée officiellement. Mais la seule possibilité que j’ai de prendre le commandement de tout le monde, c’est en configuration FIPN. Comme ce jour-là, j’avais le commandement de tout le monde, j’estime – mais peut-être ai-je tort – que j’étais en configuration FIPN.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi n’a-t-elle pas été déclenchée le 8 janvier ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas été officiellement déclenchée le 8 janvier, comme je ne sais pas pourquoi elle n’a pas été déclenchée au Bataclan.

M. le président Georges Fenech. On y reviendra. Je vous laisse poursuivre.

M. Jean-Michel Fauvergue. À 13 heures 40, le DGPN m’avise du déclenchement de la FIPN. Je pars vers l’Hypercacher. Une fois arrivé, je prends le commandement de l’ensemble du dispositif.

Sans entrer dans le détail du dispositif, il s’agit de placer des tireurs, des équipes d’assaut d’urgence, des équipes qui vont exfiltrer les gens se trouvant dans le bâtiment à côté de l’Hypercacher et ceux qui étaient dans la pâtisserie Lenôtre, juste en face. L’ensemble des lieux ainsi sécurisé, on commence à travailler : on installe nos deux PC, autorité et opérationnel, et on commence à chercher du renseignement. Ce qui nous importe plus particulièrement, c’est de récupérer les plans, de savoir où sont les entrées et les sorties, et comment sont constitués les murs pour savoir si l’on peut entrer à l’explosif – ce n’est pas possible s’ils sont porteurs. Nous cherchons à savoir comment ouvrir les portes et, dans la mesure du possible, le nombre d’otages – nous pensions qu’ils étaient dix-neuf, en réalité ils étaient vingt-six – et de preneurs d’otages. Depuis le début, nous savions que Coulibaly était preneur d’otages mais, jusqu’à la fin, nous avons pensé qu’il y en avait peut-être un second.

À 15 heures 55, selon mon chronogramme – mais c’est à vérifier –, le ministre de l’intérieur arrive sur les lieux et je lui rends compte de la situation : nous sommes face à un individu radicalisé, au moins dix-neuf à vingt otages se trouvent à l’intérieur, il y a peut-être deux preneurs d’otages. Un premier contact-négociation, que l’on sait très bien ne pas en être une, a eu lieu juste avant. Pendant ce contact assez rapide, Amedy Coulibaly s’est présenté en tant que tel, et a dit un certain nombre de choses traditionnelles.

Lors d’un deuxième contact-négociation, à 16 heures 15, Amedy Coulibaly se revendiquera de son djihad, demandera que la France sorte ses soldats du Mali et que des bandeaux passent sur les chaînes de télévision. Je rendais compte au ministre jusqu’à son départ, puis, comme il me l’avait demandé, j’en référais au directeur régional de la police judiciaire Bernard Petit, qui lui-même rendait compte au ministre et me rapportait en feed-back les informations du ministre.

À 17 heures 15, on préparait l’assaut. Dès le départ, me référant à la démonstration qui lui avait été faite le 13 juillet de l’année précédente, j’avais dit au ministre que l’assaut serait la seule solution si on voulait sauver le maximum d’otages, mais je ne garantissais pas de sauver tous les otages ni de ne pas avoir de pertes dans nos rangs, même si la FIPN ferait tout pour sauver les uns et préserver les autres.

M. le président Georges Fenech. À ce stade, notre commission d’enquête cherche à savoir comment les services sont coordonnés. Donc, à partir du 9 janvier à 13 heures 40, la FIPN est déclenchée. À ce moment-là, il y a donc le RAID et la BRI.

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui.

M. le président Georges Fenech. Comment se fait-il que la présence de la BRI sur les lieux de l’Hypercacher n’est pas mentionnée dans votre rapport, alors qu’elle y est arrivée entre 12 heures 30 et 13 heures, et alors même, si j’ai bien compris, que vous êtes unité menante et la BRI concourante ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Le cadre du menant-concourant ne concerne que les deux unités nationales RAID et GIGN. Avec la BRI, on est dans le cadre de la FIPN, qui est une force intégrée. Quand je mentionne le RAID ou la FIPN indifféremment, je vise l’ensemble.

M. le président Georges Fenech. Vous ne mentionnez pas la présence de la BRI dans votre rapport alors qu’elle était présente sur les lieux. Pour quelle raison ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Il n’y a aucune raison particulière. Puisqu’on est dans la cadre de la FIPN, mon rapport vise globalement l’ensemble des effectifs. Toutefois, je peux développer la manière dont nous sommes intervenus, à la fois avec la BRI et le RAID.

Nous travaillons avec deux négociateurs, dits N1 et N2 : le premier, qui appartient à la BRI, prend les appels téléphoniques ; le second fait partie du RAID et il analyse ce qui se dit. On est donc bien dans la formation FIPN.

La BRI se voit confier la mission de faire diversion sur l’arrière du bâtiment en faisant sauter la porte arrière à l’explosif et, si possible, d’y entrer. Or il s’agit d’une porte tirante, c’est-à-dire une porte de secours avec une barre que l’on pousse de l’intérieur du magasin pour évacuer les gens en cas d’incendie. Cette barre poussoir n’est pas accessible. La difficulté est donc d’arriver, à partir d’explosifs dont la première qualité est de pousser, à tirer une porte. Assez rapidement, le chef de la BRI me dit qu’il n’a pas la ressource à l’explosif pour y parvenir. Nos artificiers travaillent avec plusieurs unités sœurs, spécialisées dans ce domaine. Deux artificiers du RAID se chargent donc de mener à bien la mission, et la porte est ouverte.

L’ouverture de la porte donne le signal de l’assaut, à la fois devant et derrière. À l’arrière, l’unité de la BRI monte au contact avec nos deux artificiers. On savait déjà, et cela se confirme, que des palettes chargées de sucre, de farine, et autres denrées empêcheraient les effectifs de passer par cette entrée arrière. Néanmoins, il y a eu des échanges de coups de feu à travers ces palettes, ce qui a permis de fixer Coulibaly.

Nous avons pu le surprendre, car, juste avant l’assaut, nous avions eu un dernier contact téléphonique avec lui ; nous le savions pris au téléphone, et cela a constitué un premier abcès de fixation pour Coulibaly. Puis il a été sidéré par l’explosion de la porte – car l’explosif a un effet sidérant –, suivie des échanges de coups de feu avec la BRI à l’extérieur. En même temps que se produisait l’explosion de la porte arrière, les deux colonnes du RAID se mettaient en marche à l’avant, protégées par le camion blindé de la BRI – les nôtres n’avaient pas pu être acheminés, parce qu’ils étaient pris dans le trafic sur le périphérique. La FIPN supposant coordination, coopération, prêt d’instruments et modularité, nous avons pu utiliser les moyens de la BRI. Nos deux colonnes d’assaut du RAID sont arrivées jusqu’au contact de la porte du devant. Elles ont pu l’ouvrir avec les clés que nous avions récupérées – nous avions, sinon, prévu un système d’explosion. Elles ont alors pénétré à l’intérieur, de la façon que vous savez, puisqu’on l’a vu sur toutes les télévisions.

Voilà comment s’est déroulé cet assaut.

M. le président Georges Fenech. Comment se fait-il, alors que les frères Kouachi étaient encore dans la nature et que le périmètre était parfaitement circonscrit, que vous ayez, le 8 janvier à 22 heures 30, levé les troupes et renvoyé la BRI à Paris ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Parce que ce sont les ordres que j’ai reçus.

Le 8 janvier, nous avons ratissé l’ensemble du dispositif, où j’étais concourant de la gendarmerie nationale : les ordres reçus par la police nationale étaient donnés par la gendarmerie nationale, et les ordres reçus par le RAID étaient donnés par mon collègue du GIGN. Pendant la journée, nous avons ratissé un certain nombre de secteurs boisés et travaillé sur plusieurs cibles, en particulier des maisons qu’on nous a signalées comme suspectes, dans lesquelles nous sommes entrés pour les fouiller. Nous avons aussi contrôlé de très nombreux journalistes qui s’étaient introduits sur le secteur. Le GIPN de Lille, avec lequel je me trouvais, a notamment arrêté deux jeunes journalistes locaux qui avaient la même voiture que les Kouachi. Ils se baladaient en secteur forestier, à l’intérieur d’un dispositif qui aurait dû être étanche.

M. le président Georges Fenech. À ce propos, nous avons été étonnés par la présence des chaînes de télévision, le 8 janvier, à Reims, alors que c’est votre service qui détenait cette information.

M. Jean-Michel Fauvergue. Quelle information ?

M. le président Georges Fenech. Celle selon laquelle les auteurs étaient éventuellement localisables à Reims. Comment se fait-il que la télévision était déjà présente ? D’où viennent les fuites ?

M. Jean-Michel Fauvergue. C’est une question que je suis toujours en train de me poser, monsieur le président.

Le RAID est une unité de service, c’est-à-dire qu’il se met au service des unités d’enquêteurs pour interpeller les individus dangereux, en général en milieu clos. Il est le bras armé de la SDAT (Sous-direction anti-terroriste) en matière de terrorisme, de la DCPJ (Direction centrale de la police judiciaire) et de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure). Cette dernière abrite aussi un petit groupe d’intervention, mais lorsqu’il est occupé, c’est le RAID qui intervient. À ce titre, nous avons arrêté l’année dernière un certain nombre de terroristes, qui revenaient ou voulaient partir en Syrie. Quand il agit, le RAID ne connaît pas ses objectifs. Je suis parti sur Reims avec deux colonnes d’assaut du RAID, et j’ai été rejoint par une colonne d’assaut du GIPN de Strasbourg. Mon adjoint Laser 2 est parti sur Charleville-Mézières, et il a été rejoint par le GIPN de Lille. Nous avons « tapé » plusieurs objectifs, que je ne connaissais pas avant de partir.

Déjà, sur l’autoroute, j’ai été rattrapé par des motos de journalistes. Si je me souviens bien, il y en avait deux, qui m’ont suivi jusqu’à Reims. Mais à Reims, il y avait déjà TF1 et d’autres.

M. le président Georges Fenech. Vous ne savez pas d’où viennent les fuites ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas d’où viennent les fuites.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. À l’Hypercacher, on sait qu’il y a des otages. Coulibaly appelle BFM pour dire que si l’assaut est donné contre les frères Kouachi, il en exécutera. Donc, les deux opérations de Dammartin et de la porte de Vincennes étaient fortement liées. D’après mes souvenirs, vous deviez d’abord intervenir pour libérer les otages, avant que l’assaut ne soit donné contre les frères Kouachi. Seulement, ils sont sortis à ce moment-là, surprenant le GIGN, ce qui a bouleversé les plans. Il me semble que la scène était filmée en direct par BFM. Coulibaly avait donc certainement connaissance de l’assaut. Or, selon les déroulés qui nous ont été donnés par les uns et les autres, il y a un écart d’à peu près un quart d’heure entre l’assaut à Dammartin et l’assaut à l’Hypercacher.

Durant ce quart d’heure, étiez-vous déjà en place ? Aviez-vous prévu d’intervenir, et à quel moment ? Comment le lien se faisait-il avec le GIGN ? Qu’est-ce qui vous a décidé à intervenir ? N’y avait-il pas un grand risque à le faire ? Et pourquoi avoir attendu un quart d’heure ?

Vous avez dit, dans votre propos introductif, que vous aviez revu votre doctrine d’intervention en fonction de l’affaire Merah. Au regard de ce qui s’est passé en janvier, puis en novembre, l’avez-vous réévaluée à nouveau ou est-elle restée calquée sur les événements de 2012 ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Dans l’affaire de l’Hypercacher, après discussion avec le ministre qui s’était rendu sur place, la priorité d’intervention m’avait été donnée. Je l’avais réclamée parce qu’il y avait une vingtaine d’otages, vingt-six, en réalité, alors que les Kouachi n’en détenaient pas – la personne qui s’était cachée n’a jamais été prise en otage. Cela avait été décidé en concertation avec mon collègue chef du GIGN, avec qui j’ai des rapports étroits et excellents. Un premier go between entre le GIGN et le RAID était assuré par la présence à Dammartin d’une équipe de négociation du RAID qui, disposant d’éléments intéressants susceptibles de servir à la négociation, était venue renforcer celle du GIGN.

M. le rapporteur. Mais vous nous avez dit qu’il n’y avait plus de négociation ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Il s’agissait d’éléments de contexte sur la famille des Kouachi, sur leur passé. Nous ne nous interdisons pas d’avoir de tels éléments, ni de nous en servir le cas échéant, même lorsque des personnes radicalisées sont en cause. Il était intéressant, pour les gendarmes qui ne les avaient pas, de les connaître. J’ai donc laissé, en toute connaissance de cause et en pleine collaboration avec le GIGN, deux de mes négociateurs pour travailler éventuellement à partir de ces éléments. Mais, là non plus, la négociation n’a pas servi ; on était bien dans la situation que j’ai décrite au début.

Un deuxième go between avec le GIGN avait été mis en place. Deux autres de mes officiers faisaient la liaison entre eux et moi, et deux officiers du GIGN sont restés avec moi sur Vincennes tout le temps. Nous avions avec eux une relation directe et étroite, ce qui m’a d’ailleurs permis de savoir que le GIGN était en train de donner l’assaut.

Sans problème donc, la priorité de l’intervention m’avait été donnée, sauf que les frères Kouachi sont sortis. Je ne suis pas sûr que les gendarmes aient été surpris, comme vous l’avez dit. À mon avis, c’est une hypothèse qui avait été étudiée par le GIGN.

M. le rapporteur. Ce sont eux qui sont sortis, ce n’est pas le GIGN qui est entré.

M. Jean-Michel Fauvergue. Ce genre de comportement n’est plus surprenant, dans la mesure où l’on sait maintenant que ces individus sortent, chargent, foncent sur les policiers ou les gendarmes, et qu’ils veulent mourir en chahîd, en martyrs. On le sait grâce à l’expérience que l’on a acquise, notamment au RAID.

M. le rapporteur. Je voulais dire que la temporalité n’était pas forcément la vôtre.

M. Jean-Michel Fauvergue. J’allais y venir : ce n’était pas exactement ce que nous avions prévu. Lorsque les Kouachi sortent, ils sont engagés par le GIGN, c’est-à-dire qu’on leur tire dessus. De mon côté, je sais qu’ils sont engagés. On craint qu’il y ait une liaison entre eux et Coulibaly et que ce soit fatal aux otages. Mais dans le même temps, Coulibaly est occupé au téléphone, puisque l’on a un dernier contact avec lui.

M. le rapporteur. L’intervention à Dammartin intervient à 16 heures 55, le contact téléphonique à 17 heures 05, donc dix minutes plus tard, et votre assaut à 17 heures 10. Après la sortie des frères Kouachi, il y a un laps de temps, d’au moins dix minutes, pendant lequel Coulibaly n’est pas occupé. Or, encore une fois, la sortie des frères Kouachi était retransmise en direct sur les chaînes d’info en continu.

M. Jean-Michel Fauvergue. Tout à fait : 16 heures 55, les frères Kouachi sortent de l’imprimerie ; 17 heures 05, contact-négociation au téléphone. Si Coulibaly avait été au téléphone avec les frères Kouachi, nous n’aurions pas pu l’avoir au téléphone. Donc, je pense que, de manière générale, il n’a pas eu de contact avec les frères Kouachi.

Le temps de latence entre notre assaut et celui qui a été forcément donné par surprise à Dammartin est, en termes d’intervention, très bref. Nous n’avions pas pu préparer physiquement notre positionnement. Il était impossible de mettre plus tôt les explosifs sur la porte, parce que nous étions filmés en direct. Si Coulibaly nous avait vu le faire, il aurait su que nous allions donner l’assaut. Jamais une affaire n’a été résolue aussi rapidement, nulle part au monde – dans les pays démocratiques s’entend, là où l’on doit travailler avec des instruments particuliers.

Reste que nous avons été desservis dans la préparation de cet assaut. Nous n’avons pas pu cheminer pour aller nous placer à côté des portes parce que nous étions filmés en direct. Le faire, c’était condamner les otages. Or les vingt-six otages ont tous été sauvés par le RAID.

M. le rapporteur. Dernière question sur la chronologie : à 13 heures 20, vous prenez connaissance de la fusillade de l’Hypercacher. Le premier contact-négociation qui figure dans votre chronologie a lieu à 15 heures 38. Cela représente à peu près deux heures, ce qui est relativement long. Avez-vous une explication là-dessus ? Faut-il forcément être sur place pour commencer à négocier ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Nous avons une explication.

Ce n’est pas moi qui fais la négociation, c’est un négociateur de la BRI qui était sur place dès le départ, bien avant moi. Ce négociateur a essayé d’avoir un contact avec Coulibaly. On ne connaissait pas son numéro de portable, et le seul contact possible passait par le numéro de fixe du magasin. Or la ligne était occupée par BFM, iTélé et tous ceux qui voulaient des interviews en direct de Coulibaly en train de prendre des gens en otage.

M. le rapporteur. Les premiers essais de contact interviennent très rapidement ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Les premiers essais de contact interviennent dès le départ, mais la ligne ne s’est libérée que très tardivement. On a bien pensé appeler sur les téléphones des otages, que l’on connaissait, mais j’ai fait abandonner cette idée, pensant que cela pourrait mettre en péril la vie des otages. Ce n’est que lorsque BFM a libéré la ligne que nous avons joint Coulibaly. Voilà pourquoi le contact n’a pu être pris qu’à cette heure-là.

Les médias ont eu un rôle très pénalisant pour nous, non seulement des points de vue opérationnel et stratégique, puisque nos modes opératoires sont décelés assez rapidement, mais aussi et surtout du point de vue personnel, pour moi et mon équipe. Lorsque les chaînes filment en direct les policiers blessés, les familles y assistent devant leur poste de télévision. Sans doute à cause de cela, j’ai eu dix départs du RAID.

M. le président Georges Fenech. BFM a aussi annoncé la présence d’un otage dans l’imprimerie. C’est tout de même assez stupéfiant !

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui. C’est énorme.

M. le président Georges Fenech. Nous sommes bien d’accord qu’il y a là une mise en danger évidente.

M. François Lamy. Pourquoi les forces d’intervention, que ce soit le RAID, la BRI ou le GIGN, n’utilisent pas d’armes non létales ? Je pense notamment aux gaz lacrymogènes. À Dammartin, à la différence de l’Hypercacher, il n’y avait pas d’otage. Les interventions étaient de nature différente. Donc, pourquoi ce choix ?

Vous dites ne pas connaître vos objectifs lorsque vous partez en intervention, mais vous aviez tout de même des éléments sur Coulibaly, ses antécédents. Comment les avez-vous eus ? Comment s’organise votre mode d’information ? Qui vous les donne, ou ne vous les donne pas, suivant les interventions ?

Plus généralement, selon vous, le fait de ne pas être avertis en amont, notamment par les services de renseignement, de l’état de la menace réelle à laquelle vous pourriez être confrontés, ne constitue-t-il pas une difficulté ?

Par ailleurs, n’est-ce pas un problème de ne pas disposer, dans ce pays, d’une base de données recensant les plans de tous les équipements recevant du public, centres commerciaux compris ? Lors d’une précédente rencontre, vous nous aviez fait part de votre inquiétude s’agissant de ce qui s’était passé à Nairobi et de la nécessité pour vous d’avoir ces plans. Ne faudrait-il pas aller jusqu’à rendre obligatoire, pour chaque établissement recevant du public, de communiquer ses plans à une base de données, et à les actualiser régulièrement ?

M. Serge Grouard. Si je comprends bien, les télévisions vous ont empêché d’intervenir en monopolisant le téléphone fixe du magasin et en filmant. Confirmez-vous que les préparatifs sur la porte arrière, visant à la faire sauter avec des explosifs, étaient filmés ?

Seriez-vous intervenus plus tôt à Vincennes s’il n’y avait pas eu ce problème avec les télévisions ou d’autres paramètres sont-ils entrés en ligne de compte ?

M. Jean-Michel Villaumé. Lundi, le ministre nous a dit avoir demandé une analyse très fine des compétences en fonction des forces et des territoires, afin de les faire évoluer le plus efficacement possible. J’aimerais avoir votre sentiment sur cette évolution.

La compétence territoriale est-elle vraiment un bon critère pour désigner qui doit intervenir ? N’est-ce pas plutôt la nature de l’événement qui devrait être déterminante ? Quelle est la plus-value d’intervention entre le GIGN, le RAID et la BRI ? Comment vous coordonnez-vous ? Comment vous formez-vous ? Ce sont des questions basiques, mais j’ai le sentiment que l’objectif devrait maintenant être d’avoir une force d’intervention unique sur le territoire. L’état de la menace réclame une évolution dans la coordination de nos différentes unités spécialisées, sans que cela constitue une remise en cause de leurs compétences et de la qualité du travail qu’elles accomplissent, dont nous vous félicitons.

M. Pierre Lellouche. Nous sommes là pour essayer d’améliorer le système, aussi ne voyez pas dans mes questions une critique du courage physique et du dévouement des forces.

D’abord, il me semblerait utile d’avoir une cartographie de toutes ces forces dont, pour certaines, bien qu’étant parisien, je n’apprends l’existence qu’aujourd’hui : la FIPN, une autre BAC que la brigade anti-criminalité.

M. le président Georges Fenech. On la dressera.

M. Pierre Lellouche. C’est un vrai sujet que M. Villaumé a soulevé avant moi. J’entends dire qu’il y a deux négociateurs différents, formés différemment, l’un ayant des informations que l’autre n’a pas ; il y a deux types de véhicules, les uns bloqués, les autres pas… Ne serait-il pas plus raisonnable de réunir l’ensemble de ces dispositifs ?

La connexion entre le renseignement, collecté et analysé, et le système opérationnel me semble être un vrai problème de fond. Cela fait un moment que les Kouachi et Coulibaly tournent dans la nature. Ils ont été photographiés à Murat, dans le Cantal, quand ils sont allés voir Mohamed Beghal, qui avait déjà été condamné et qu’on avait essayé d’expulser. Donc, on les connaît ; ils ont été arrêtés mais pas contrôlés. On sait maintenant qu’ils étaient en contact entre eux, mais les professionnels du renseignement devaient déjà le savoir – ou alors, le système ne fonctionne pas. Et si eux le savaient, pourquoi ne le saviez-vous pas, vous, dès le début ? On voit bien qu’il y a eu un temps de latence.

M. le président Georges Fenech. Ce sont des questions qui seront posées aux chefs des services de renseignement. Pour l’heure, nous entendons les chefs des forces d’intervention.

M. Pierre Lellouche. Il n’en reste pas moins que le problème clé est la connexion entre le renseignement et l’opérationnel. Voilà pourquoi j’essaie de savoir ce que ces messieurs ont comme renseignements avant de mener l’opération.

S’agissant de l’opération elle-même, les fameuses dix minutes dont a parlé le rapporteur tout à l’heure sont absolument cruciales. Car enfin, on a eu beaucoup de chance : si, pendant ces dix minutes, Coulibaly avait décidé de tirer, il faisait un massacre. On en revient au renseignement et à la doctrine d’emploi. Vous dites que c’est la faute du téléphone qui était bloqué, mais la doctrine d’emploi était que vous attendiez pour coordonner l’ensemble des opérations. Vous avez certes libéré tout le monde et êtes intervenus plus rapidement qu’on ne l’avait jamais fait, mais il reste ce détail des dix minutes : avons-nous eu de la chance ? Si Coulibaly avait été plus réactif, aurait-il tiré sur les otages pour les tuer ?

Pour ce qui est de la presse, je suggère que nous lui envoyions un message fort, parce que ce que l’on vient d’entendre fait froid dans le dos !

Je termine sur un problème sur lequel j’ai déjà interrogé le ministre de l’intérieur et auquel se sont heurtés vos véhicules, bloqués sur périphérique. Peut-on espérer réussir à organiser la circulation dans la capitale de la France, en bloquant des axes, pour être capable de régler un problème en plein jour ?

M. Jean-Michel Fauvergue. On s’est interrogé sur le fait que nous n’avions pas utilisé de gaz lors de l’assaut contre Merah, ce que les Russes avait fait dans l’affaire du théâtre de Moscou, qui impliquait 800 otages et qui s’est soldée par 117 morts. Des études ont été faites, que nous avons abandonnées. D’une part, la police n’a pas le droit d’utiliser de gaz anesthésiants ; d’autre part, les gaz lacrymogènes n’ont aucun effet sur un forcené ou un terroriste.

M. François Lamy. Pour en avoir fait l’expérience dans ma jeunesse, je peux vous dire que lorsque l’on est pris dans un nuage de gaz lacrymogène, même en extérieur, on ne peut pas faire grand-chose.

M. Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le député, vous n’étiez pas un forcené. La charge d’adrénaline que reçoit un forcené lui permet de déployer une énergie vitale sans commune mesure avec celle que l’on mobilise lors d’une manifestation. Moi-même, j’ai subi des gaz lacrymogènes ; ils n’arrêtent pas un instinct meurtrier.

L’utilisation de gaz anesthésiants dans une salle comme un théâtre nécessite de les doser sur l’individu le plus résistant – par principe, le terroriste –, ce qui risque d’occasionner aux moins résistants des problèmes majeurs. Ces gaz seront diffusés à haute intensité en un endroit, deux au maximum : ceux qui se trouveront à côté auront également des problèmes majeurs. On estime le nombre de victimes collatérales entre 17 et 20 %. Tout cela pour s’apercevoir, une fois dans la pièce, que les preneurs d’otages ont acheté un masque à gaz à 40 euros au surplus d’à côté !

Pour ce qui est de la menace, le RAID est au courant. Ce qui l’intéresse, c’est le changement d’état de la menace, lorsqu’elle se transforme en opérationnel. Vis-à-vis du renseignement, le RAID, unité d’intervention, n’a pas besoin de savoir comment s’est déroulée l’enquête ; il est là pour interpeller et arrêter. Les renseignements qui lui sont nécessaires sont très précis et très opérationnels : la distribution des lieux, le nombre d’ouvertures sont le type de renseignements qui nous permettent d’intervenir assez rapidement. Ce sont ceux qui nous ont servi à Vincennes.

Si Coulibaly n’a pas tué les otages pendant les dix minutes de battement, ce n’est pas de la chance, c’est parce que nous avons déployé un plan, que j’ai validé et sur lequel le RAID s’entraîne et travaille tout le temps. L’action est menée en connaissance de cause, et je suis peiné quand j’entends dire que nous avons eu beaucoup de chance, surtout pour mes gars qui se sont offerts de cette manière.

S’agissant des plans, le RAID dispose, comme le GIGN, d’une unité chargée de constituer des dossiers d’aide à l’intervention (DAI). Nous sommes en contact avec tous les grands centres et nous essayons de disposer de DAI pour chacun d’entre eux. Notre implantation territoriale est une aide précieuse puisqu’en plus de notre centre de Bièvres, nous avons sept autres antennes – les anciens GIPN – qui nous aident à recueillir ces plans, pour intervenir le plus rapidement possible et le mieux possible.

M. le président Georges Fenech. Aviez-vous les plans du Bataclan ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Non, car il se trouve en secteur PP, donc celui de la BRI.

M. le président Georges Fenech. Et la BRI les avait-elle ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas, je ne peux pas vous répondre.

M. François Lamy. Une base de données nationale, dans laquelle chacun pourrait puiser, serait-elle utile ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Ce serait un bel instrument.

Serions-nous intervenus plus tôt s’il n’y avait pas eu les chaînes de télévision ? En termes de temps, pour des groupes aussi lourds que le RAID, le GIGN et la BRI, l’opération que nous avons menée a été très rapide. Reste que, effectivement, nous avons été gênés par les caméras, sans lesquelles nous aurions déjà pré-positionné nos colonnes d’assaut, ce qui nous aurait fait gagner quelques minutes sur l’intervention.

M. le président Georges Fenech. Ce que vous dites est très grave !

M. Jean-Michel Fauvergue. Il me reste à répondre à la question la plus importante : RAID, BRI, GIGN, plus personne ne s’y retrouve. Il m’arrive de ne pas m’y retrouver non plus. À l’heure actuelle, on fait avec ce que l’on a, compte tenu de l’historique de chacune des unités. Ainsi, dans la police nationale, une unité locale, la BRI ou BAC, et une unité nationale, le RAID, se répartissent les secteurs de compétence entre Paris intramuros pour la BRI et Paris à l’extérieur pour le RAID – ce qui ne nous a pas empêchés de venir donner un coup de main à la porte de Vincennes et au Bataclan.

Le déclenchement systématique de la FIPN – qui n’a pas eu lieu au Bataclan – n’aurait-il pas l’avantage d’assurer une unicité d’intervention ? À mon avis, c’est peut-être une solution. À moins que l’on ne s’attaque directement à la base du problème, c’est-à-dire qu’on s’interroge sur la pertinence de maintenir en France une force de sécurité dans chacun des corps de la gendarmerie et de la police nationale. Cela, messieurs, n’est pas de mon ressort. Je suis persuadé, mais cela n’engage que moi, que dans les cinq à dix ans qui viennent, une autre vision prévaudra et qu’une fusion des deux corps apparaîtra souhaitable.

Sans doute peut-on passer par des étapes intermédiaires avant d’y arriver. L’armée en a peut-être franchie une lorsqu’elle a créé, pour les forces spéciales, un commandement des opérations spéciales (COS) directement placé auprès de l’état-major. Pourquoi ne pas, avant de fusionner les deux unités nationales du RAID et du GIGN, les faire chapeauter par un commandement dirigé par des gens qui s’y connaissent en intervention, et situé au-dessus des directions générales ? Une telle formule pourrait également être généralisé dans des directions métiers : dans la police judiciaire, dans la sécurité publique, dans la PAF, on mettrait des gendarmes et des policiers. Mais là, on est sur un autre paramètre.

M. le président Georges Fenech. Je vous propose maintenant de nous parler des attentats du mois de novembre.

M. Jean-Michel Fauvergue. Lors de la soirée en question, deux officiers du RAID étaient au Stade de France pour voir, dans le cadre de la préparation de l’Euro 2016, quelles améliorations pouvaient être apportées. Et le hasard a voulu que nous soyons, avec mes trois adjoints et leurs épouses respectives, tous ensemble au même endroit pour dîner. Cela nous a servi lorsqu’il s’est agi de rassembler les forces.

Très rapidement, mes effectifs qui sont sur le Stade de France nous avertissent de ce qui se passe. Je reçois l’appel de mon officier à 21 heures 43, alors que, selon le chronogramme, le premier kamikaze s’est fait sauter à 21 heures 17. Pourquoi ce laps de temps ? Au départ, personne ne croyait à une explosion, mais mon officier y a pensé. Il est sorti du stade, a fait le tour, a vu le cadavre puis a entendu la deuxième explosion. Une fois qu’il a vérifié tout cela, il m’a appelé.

À 21 heures 48, d’initiative, je mets en pré-alerte tout le RAID. Je ne suis alors avisé par personne hormis mon officier. À 21 heures 49, la tuerie au Bataclan débute, et nous voyons l’information sur BFM – comme quoi, cela sert aussi… À 21 heures 52, je rends compte à mon directeur général, qui n’est pas compétent sur Paris, que j’ai mis tout le monde en pré-alerte. À 22 heures 04, je passe de la pré-alerte à l’alerte ; j’envoie, en accord avec mon directeur, Laser 2 se pré-positionner à Beauvau pour y attendre les premiers effectifs, les effectifs rapides du RAID. À 22 heures 07, me rendant bien compte que la situation est extraordinaire, je déclenche l’alerte générale, c’est-à-dire le rappel de tous les effectifs du RAID. Toutes nos antennes de Lille, Strasbourg, Lyon, Nice, Marseille, Bordeaux et Rennes sont mises en pré-alerte. À 22 heures 25, j’arrive au RAID avec Laser 3 et Laser 4. Une minute plus tard, je demande par téléphone à mon premier adjoint de se détourner de Beauvau pour aller directement sur le Bataclan et d’y attendre les premiers effectifs rapides du RAID. À 22 heures 28, Laser 2 est au Bataclan. Il prend contact avec le chef de la BRI, qui est sur place et a déjà avec lui une équipe rapide.

M. le président Georges Fenech. Combien d’hommes dans cette équipe ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Sept ou huit.

M. le président Georges Fenech. On entend parler de sept ou de quinze, sans savoir exactement ce qu’il en est.

M. Éric Heip, commissaire divisionnaire, adjoint au chef du RAID. Je suis assez affirmatif sur la taille du groupe BRI présent sur place. Mon homologue de la BRI, avec qui je prends contact dès mon arrivée sur le site, me demande, dans un premier temps, de positionner des « appuis feu », c’est-à-dire un soutien avec des armes longues pour faciliter la progression des groupes. Très rapidement, il me demande de compléter sa colonne, parce qu’elle n’est pas complète. Ce sont donc les effectifs du RAID sous mon autorité qui vont compléter cette colonne, dont l’effectif, à ce moment-là, n’était pas de quinze.

M. le président Georges Fenech. Nous poserons la question à M. Molmy demain.

À ce stade, comment se fait-il que ni vous, monsieur le contrôleur général, ni le patron de la BRI Paris n’ait demandé le déclenchement de la FIPN, censée rassembler toutes les forces de police ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Pour vous répondre franchement, la FIPN a été déclenchée en janvier, ce qui m’a semblé la meilleure des choses. Or, lors d’une réunion de débriefing organisée avec le DGPN et le préfet de police quelques jours plus tard, ce dernier a déclaré n’avoir pas compris pourquoi le RAID était venu sur l’Hypercacher, le besoin ne s’en étant pas fait ressentir.

M. Pascal Popelin. Il s’agit du préfet Boucault…

M. Jean-Michel Fauvergue. Cela m’a beaucoup vexé, mais il était préfet, et je n’ai rien dit.

Partant de là, c’est d’initiative que je me mets en pré-alerte puis en alerte, que j’envoie mon adjoint sur place puis que je m’y rends, sans jamais être saisi de rien. Je rends compte à mon directeur général qui, le sachant, me donne l’autorisation d’y aller. Après, ce sont des affaires qui ne peuvent pas se régler au niveau du chef du RAID.

M. le président Georges Fenech. Par qui, alors ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Par l’autorité préfectorale, qui va demander le déclenchement de la FIPN au ministre.

M. le président Georges Fenech. Donc, c’est l’autorité politique.

Ce qui nous interpelle, ce sont les temps d’intervention : vous avez été informé du début de la tuerie du Bataclan à 21 heures 49, mais votre prise de contact avec la BRI Paris a lieu à 22 heures 28, soit trente-neuf minutes plus tard.

M. Jean-Michel Fauvergue. À 21 heures 49, je ne suis pas informé.

M. le président Georges Fenech. Quand donc l’avez-vous été ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je le vois sur un bandeau télé à 21 heures 49. Mais l’information est télévisuelle, pas administrative.

M. le président Georges Fenech. Comment se fait-il qu’il faudra attendre trente-neuf minutes.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vais d’initiative sur place, alors que je ne suis pas mandaté et pas officiellement au courant.

M. le président Georges Fenech. C’est donc qu’il y a eu un manque d’information de la part de la BRI, qui était déjà sur place, vis-à-vis de l’autorité préfectorale et de vous-même. Comment se fait-il que l’information ne remonte pas ?

M. le rapporteur. Si vous n’aviez pas pris vous-même l’initiative d’y aller, les effectifs de la BRI seraient restés incomplets, ce qui aurait sans doute posé des difficultés pour l’intervention.

M. Éric Heip. L’écart qu’il peut y avoir dans la comptabilisation des effectifs tient à la manière de les prendre en compte. La colonne d’assaut de la BRI comptait sept fonctionnaires, mais il y avait aussi sur place des effectifs de la brigade anti-criminalité et de la section de sécurisation, qui sont intégrés dans la brigade anti-commando sans pour autant constituer des colonnes d’assaut. C’est comme si, lors d’un déplacement, le RAID prenait sous son étiquette les effectifs de la BAC.

M. Pierre Lellouche. Combien d’hommes forment une colonne d’assaut ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Une colonne d’assaut de la BRI et du RAID, en principe, compte une quinzaine d’effectifs.

M. Pascal Popelin. Pour que l’on comprenne bien, Paris et la petite couronne sont du ressort de la préfecture de police. La personne compétente pour référer au Gouvernement et demander un certain nombre de choses est donc le préfet de police. La BRI dont on parle, c’est la BRI-PP, un service qui dépend de la préfecture de police et dont la mission est d’intervenir, au premier chef, sur ce type d’affaires. Celui qui est comptable du dispositif, qui peut dire s’il a les moyens d’agir, c’est le préfet de police. S’il ne les a pas, on appelle le RAID ou, en zone gendarmerie, le GIGN, voire, le cas échéant, les deux.

Corrigez-moi si je me trompe, il n’est donc pas illégitime que, dans un premier temps, le RAID ne soit pas sollicité.

M. François Lamy. Le patron du RAID est tout de même celui de la FIPN.

M. Pascal Popelin. À ce moment-là, la FIPN n’est pas déclenchée.

M. le président Georges Fenech. Selon votre rapport, à 22 heures 50, vous constatez qu’il y a sept policiers intervenants de la BRI, si l’on exclut les autres personnels. Compte tenu du très faible nombre de forces d’intervention, pourquoi, alors que vous-même avez la possibilité de demander le déclenchement de la FIPN, ne le faites-vous pas ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne le demande pas parce que j’ai donné beaucoup d’informations à mon directeur général, qui les a transmises lui-même à l’autorité, et sans doute aussi à son collègue préfet. J’ai envoyé beaucoup de messages disant que j’ai mis mes effectifs en alerte, que je suis présent, que je saurai faire le travail.

Cela dit, si c’est le fond de la question, mon intervention n’aurait pas évité les massacres puisqu’ils ont été commis dès le départ. Néanmoins, la brigade anti-criminalité de Paris, qui est primo-intervenant, a eu une belle réaction. Elle est intervenue rapidement, et une fois qu’elle a ouvert le feu, l’affaire a été figée.

M. le rapporteur. La note que vous nous avez fait passer, datée du 31 juillet 2009 et relative à l’organisation de la FIPN et aux compétences territoriales des unités de la police, indique que « le RAID intervient sur décision du directeur général de la police nationale sur demande des préfets de département. Pour les départements de Paris, des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, la demande doit émaner du préfet de police. » Sur Paris, votre autorité est donc, en quelque sorte, le préfet de police, pas le directeur général de la police nationale.

Je comprends que c’est de votre propre initiative que vous vous êtes rendu au Bataclan. À aucun moment, le préfet de police n’a fait le choix de mobiliser le RAID.

M. Jean-Michel Fauvergue. Le préfet de police a fait le choix de mobiliser la BRI.

M. Olivier Marleix. Quand vous appelez le directeur général de la police nationale, est-il informé ? A-t-il eu, lui-même, le préfet de police au téléphone ? À quel niveau l’information est-elle échangée ?

Savez-vous ce qu’il en est du GIGN, lui-même informé de manière assez fortuite, à 21 heures 15, des événements qui sont en train de se dérouler ? Selon la presse, les hommes sont stationnés devant la caserne des Célestins, prêts à intervenir, dès 22 heures. Visiblement, ils n’auront aucune instruction et resteront sur place.

Que vous dit, très précisément, le directeur général de la police nationale sur le dispositif qui est envisagé ? Vous dit-il que le préfet de police s’en occupe ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Pour nous, c’est à 0 heure 10 que le GIGN était à la caserne des Célestins. Sur ce point, il y a une polémique, d’ailleurs entretenue. Mais la vérité ne devrait pas tarder à jaillir puisque des caméras ont filmé. Pour ma part, je ne la connais pas. Ce que je sais, c’est que je suis arrivé au Bataclan relativement rapidement, avec l’unité complète du RAID.

M. le président Georges Fenech. Donc, vous étiez dans le périmètre ?

M. Jean-Michel Fauvergue. J’étais dans le Bataclan, et je n’ai pas vu un képi de gendarme.

Les rapports que j’ai avec mon directeur général se font par texto et par téléphone. Lui est fort occupé avec les PC opérationnels et le ministre, et mon rôle à moi, c’est de lui rendre compte. À un moment, il me dit de nous rapprocher et de nous positionner au ministère de l’Intérieur, place Beauvau, sans doute parce qu’il ne veut pas empiéter sur les prérogatives de son collègue préfet de police, qui plus est nouvel arrivant. Je pense que c’est sur ce modus vivendi que les choses fonctionnent.

Ce que je dis, c’est que je suis une unité nationale spécialisée dans l’intervention et que la BRI est une unité de police judiciaire qui fait de l’intervention. Il y a une nuance et une différence. Nous avons arrêté de faire de la police judiciaire depuis quatre ans parce que nous savons l’importance de la spécialisation. Le GIGN est, comme nous, une unité nationale spécialisée dans l’intervention. Nous sommes entraînés pour cela. Nous aurions pu être déclenchés, de même que la FIPN. Mais cela n’a pas été le cas.

M. le président Georges Fenech. Le dérouleur des horaires que vous nous avez fourni indique que les premiers coups de feu retentissent au Petit Cambodge et au Carillon à 21 heures 25. Vous ne vous déplacez qu’à 23 heures 15, soit environ deux heures plus tard, alors que vous êtes dans le périmètre depuis une heure. Comment expliquer cela ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Selon le chronogramme, j’arrive avec ma colonne d’assaut à 23 heures 09 pour renforcer l’équipe rapide qui se trouve déjà au Bataclan où mon numéro deux est également présent. Une autre colonne d’alerte, rassemblée au RAID, part travailler dans un immeuble de la rue de la Fontaine-au-Roi où l’on signale le retranchement de terroristes. Ils fouilleront le bâtiment jusqu’à 2 heures 10 du matin. Deux colonnes d’assaut sont donc engagées très rapidement : l’une, rue de la Fontaine-au-Roi, l’autre, avec moi, au Bataclan, où une troisième colonne nous rejoint par la suite. Une fois le dispositif en place, tous les effectifs du RAID de Bièvres se trouvent donc à Paris, à l’exception des blessés.

M. le président Georges Fenech. À quelle heure ?

M. Jean-Michel Fauvergue. La première colonne arrive sur place à 23 heures 09. Il faut tenir compte du délai de projection.

M. le président Georges Fenech. Vous venez de Bièvres ! Deux heures, cela semble long !

M. Jean-Michel Fauvergue. Les policiers ne sont pas logés sur leur lieu de travail. Le temps de faire revenir au RAID les personnels d’alerte et qu’ils s’équipent pour partir, il faut compter trois quarts d’heure. Nous sommes bien dans ces délais.

M. le rapporteur. Comme vous vous êtes rendu d’initiative au Bataclan, est-ce également de votre propre initiative que vous complétez les effectifs de la BRI, puis que vous entrez dans les lieux ? Avez-vous reçu une instruction ou avez-vous agi seul ?

De même, est-ce à votre initiative que la colonne du RAID est allée fouiller un immeuble rue de la Fontaine-au-Roi ou un ordre vous a-t-il été donné en ce sens ?

J’ajoute une question directe qui n’est pas sans lien avec les précédentes : quelles sont vos relations avec la BRI ?

M. le président Georges Fenech. La question est excellente : vos relations avec la BRI sont-elles aussi « excellentes » que celles que vous entretenez avec le GIGN ?

M. Jean-Michel Fauvergue. J’ai dit que j’avais des relations excellentes avec le chef du GIGN.

Sur place, mon numéro deux a déjà pris contact avec le chef de la BRI. Ils se sont partagé la tâche dans l’urgence avec les équipes dont ils disposaient : les sept hommes de la BRI, plus quelques autres, et neuf membres de l’équipe rapide du RAID, soit vingt personnes au total. Ma colonne d’assaut arrive concomitamment avec celle de la BRI – je ne saurais dire si c’est avant ou après, je ne me souviens plus. Quoi qu’il en soit, dès que j’arrive, je prends immédiatement contact avec mon collègue chef de la BRI, qui est compétent puisque la FIPN n’est pas déclenchée. Nous nous répartissons les missions de façon simple : je prends le bas, il prend le haut.

M. le rapporteur. Vous décidez seuls, sans autorisation ? C’est l’initiative des deux patrons de la BRI et du RAID ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui.

M. le président Georges Fenech. Qui a le commandement ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Normalement, le chef de la BRI est compétent territorialement. À ce stade, il n’importe pas tant de savoir qui a le commandement des opérations : il travaille en haut avec ses hommes, plus un de mes tireurs de précision (sniper) puisqu’il n’en a pas ; je travaille en bas avec les miens. Nous sécurisons le lieu, évacuons les victimes valides, et sommes au contact des deux terroristes restants. C’est à partir de là qu’il est important de savoir qui donnera ensuite le top départ action ; ce sera le chef de la BRI.

M. le président Georges Fenech. La BRI n’avait pas, sur place, de tireur de précision : le seul présent était le vôtre ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je dis seulement que j’ai renforcé leur équipe avec l’un de mes tireurs.

M. le président Georges Fenech. Combien de tireurs opérationnels de la BRI étaient présents ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas.

Alors, oui, nous avons agi d’initiative. Mais, en trente-sept ans de police, j’ai pris beaucoup d’initiatives.

M. le rapporteur. Je reviens à ma question sur vos relations avec la BRI.

M. Jean-Michel Fauvergue. La BRI est une unité de police judiciaire qui fait de l’intervention. Elle est composée de valeureux et courageux combattants qui sont allés au feu. À titre personnel, je ne suis pas persuadé qu’aujourd’hui on puisse pratiquer les deux métiers.

Les relations avec la BRI sont bonnes. Quelques jours avant les événements, nous avons même signé un protocole d’accord pour travailler avec elle sur un ensemble de formations afin de développer des complémentarités. Dans le cadre de ce protocole, la BRI sera amenée à spécialiser des personnels dans l’intervention, ce qui n’est peut-être pas son dogme aujourd’hui, sachant qu’elle souhaite continuer à faire à la fois du judiciaire et de l’intervention. Le problème n’est donc pas d’ordre relationnel. Ce qu’il faut, c’est que nous puissions nous rencontrer sur des terrains identiques dans le domaine professionnel. Aujourd’hui, nous rencontrons plus facilement le GIGN que la BRI parce nous parlons de la même chose, nous sommes deux unités nationales qui ne font que de l’intervention, et nous nous retrouvons aussi dans les forums internationaux.

M. François Lamy. Si la FIPN avait été déclenchée, vous auriez été le patron de l’opération au Bataclan ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui.

M. le président Georges Fenech. Regrettez-vous que cela n’ait pas été le cas ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Ce n’est pas par ego démesuré que je souhaite avoir le commandement, c’est parce que cela me permet d’organiser mes postes de commandement opérationnels (PCO), de me reposer sur des personnels du RAID que je connais et qui travaillent sur ces PCO, d’organiser la noria des services de santé – nous travaillons avec des médecins, comme la BRI. Bref, cela me permet d’avoir une visibilité sur l’ensemble de l’opération.

Je le répète, lorsque nous sommes arrivés, le massacre était perpétré. Les otages que nous avons sauvés n’étaient plus sous la menace directe des terroristes, sauf ceux de l’étage que la BRI a délivrés. J’ai néanmoins eu le sentiment de subir cette opération bien qu’il n’y ait pas eu de dégâts collatéraux. De fait, quelque chose ne va pas lorsqu’un groupe spécialisé de compétence nationale se met à la disposition d’un groupe non spécialisé de compétence locale.

M. le président Georges Fenech. Merci pour ces propos extrêmement clairs et sincères.

Il n’y avait donc pas de PCO à l’extérieur du Bataclan ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Pas de PCO de la FIPN en tout cas. Peut-être la BRI en avait-elle installé un, mais nous n’y avons pas eu accès. Il n’y avait pas de PCO commun.

M. le président Georges Fenech. Lorsque vous intervenez, vous mettez en place un PCO, et vous en prenez la direction. Là, vous avez été tenu à l’écart par la BRI.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je n’ai pas été tenu à l’écart puisque j’étais à l’intérieur…

M. le président Georges Fenech. Je veux dire que vous avez été tenu à l’écart de la direction des opérations.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je n’étais pas à la tête des opérations.

M. François Lamy. Je reviens aux questions de chronologie. Combien de temps s’écoule entre la pré-alerte et le moment où les fonctionnaires du RAID sont en mesure d’être projetés depuis Bièvres ? Que se passe-t-il le week-end, les jours fériés et durant les vacances ? Combien de fonctionnaires pouvez-vous mobiliser, et dans quel laps de temps ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Entre le mois de janvier et le mois de novembre 2015, le RAID a créé une équipe rapide d’intervention (ERI). Composée à l’origine de huit à dix personnes, elle en compte aujourd’hui seize. L’ERI est en mesure de partir en dix minutes durant les horaires de travail ; la nuit, elle arrive beaucoup plus rapidement que le reste du convoi parce que les hommes sont prééquipés et partent plus rapidement, soit après une vingtaine de minutes environ. Sachant que, dans la police, aucun personnel n’habite sur place, l’alerte du RAID aux heures non ouvrables, les jours fériés et les weekends est prête à quitter le service en quarante minutes.

M. Olivier Marleix. Au Bataclan, il n’y a pas de PCO. Comment et où se gère la réponse aux autres attentats qui se déroulent dans Paris ? De quelles informations disposez-vous sur tout cela, et comment pouvez-vous y faire face en tant que patron du RAID ?

M. Pierre Lellouche. Si j’ai bien compris, ce soir-là, il n’y a pas de centre de commandement où se concentrent les informations relatives aux opérations et au renseignement. Durant toute la soirée, il n’y a pas non plus de commandement.

M. François Lamy. Il y a un préfet de police !

M. Pierre Lellouche. S’il y a un préfet, il n’a pas assumé le commandement. Car, enfin, comment se fait-il que l’unité spécialisée de lutte antiterroriste ne soit pas prévenue ? Si vous apprenez la nouvelle à la télévision, c’est qu’il n’y a pas de centre de commandement qui alerte les unités compétentes. Comment se fait-il que personne ne vous demande de vous rendre à Paris, et que vous décidiez d’y aller de votre propre initiative ? Qu’une fois sur place, ce soit à vous de coordonner, au mieux, les opérations avec votre homologue ? C’est bien qu’il n’y a pas de centre de commandement et que personne n’assume le commandement.

Comprenez-moi bien, je ne formule ni accusation ni mise en cause ; je me demande comment éviter que ne se reproduise la même chose la prochaine fois. Je constate que les terroristes qui ont mitraillé dans le quartier ont pu partir. Vous n’y êtes pour rien, mais où étaient les unités de police ? Il n’y a pas d’intégration de la riposte dans une ville comme Paris, où entrent trois groupes armés et d’où certains terroristes repartent ensuite.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne vous ai parlé depuis le début que de ce qui me concerne : l’intervention sur les crises en milieu clos. Sur celle du Bataclan, j’ai dit m’être rendu sur place d’initiative, où nous avons travaillé « au mieux » avec mon collège de la BRI – je préfère retenir cette expression plutôt que d’entendre parler d’improvisation. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de commandement, surtout à la préfecture de police (PP), qui est la deuxième force de police en France, en plus de la DGPN. La PP a une salle de commandement où se retrouvent les primo-intervenants, les acteurs du périmètre de sécurité. On ne peut pas prétendre que cela n’existe pas en se fondant sur ce que je viens de vous dire. Il y a un commandement au niveau des interventions et un commandement général sur l’ensemble de la situation.

Ce jour-là, je ne suis pas actionné, car l’état-major de la PP fait appel, par réflexe, à la BRI ; elle ne pense pas au RAID. Croyez bien cependant que l’initiative que j’ai prise de me rendre sur place n’est pas fortuite : chaque chef du RAID, dès lors qu’il se passe quelque chose en France a ce réflexe de mettre son unité en alerte.

M. Pierre Lellouche. C’est bien pour cela que vous n’êtes pas en cause ! Nous nous interrogeons sur le système.

M. Serge Grouard. Mettons les pieds dans le plat : êtes-vous tenu volontairement à l’écart ? Car, enfin, les deux unités d’élite française ne sont pas sollicitées sur des agressions majeures !

M. Jean-Michel Fauvergue. Non, je ne suis pas tenu à l’écart, et je n’ai pas le sentiment d’être tenu à l’écart.

L’actuel préfet de police de Paris, M. Michel Cadot, est en train de revoir les règles d’intervention des diverses forces concernées. Il propose que la BRI intervienne dans Paris intra-muros et que le RAID intervienne en petite couronne.

M. président Georges Fenech. Est-ce satisfaisant ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Il fait au mieux compte tenu des pressions qu’exercent ses services. Si le préfet de police n’avait pas la BRI à sa disposition, il serait plus enclin à saisir le RAID, qui est compétent sur l’ensemble du territoire, a plus de moyens et est mieux formé pour l’intervention pure.

M. le président Georges Fenech. On peut donc améliorer cette organisation. Faut-il l’améliorer ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Si l’on veut garder cette spécificité parisienne d’une BRI à disposition du préfet de police dans Paris intra-muros, il faudrait, selon moi, qu’elle dispose d’un groupe d’une trentaine de personnes spécialisées dans l’intervention.

M. le président Georges Fenech. Ces personnels ne doivent plus faire de police judiciaire.

M. Jean-Michel Fauvergue. Oui. Ils doivent être sélectionnés et recrutés sur le modèle des groupes d’intervention.

M. le rapporteur. C’est ce qui est prévu dans le protocole que vous évoquiez.

M. Jean-Michel Fauvergue. C’est vrai, mais cela ne se fera pas au même rythme que ce que nous avons connu avec les groupes d’intervention de la police nationale (GIPN).

M. le rapporteur. Il existe déjà des formations communes ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Elles existent dans le cadre de la FIPN, mais chacune ne concerne que trois ou quatre personnes de la BRI. Ce n’est pas suffisant.

M. Serge Grouard. Pensez-vous que si vous aviez eu le commandement de l’opération, vous seriez intervenu plus rapidement ? Vous avez évoqué l’équipe rapide d’intervention, qui prend sans doute des risques beaucoup plus grands. Aujourd’hui, au vu de ce qui s’est produit, privilégieriez-vous la rapidité par rapport à la mise en place complète d’un dispositif sécurisé ? Quel est votre retour d’expérience en la matière ?

M. Jean-Luc Laurent. L’intervention des équipes de secours, l’assistance aux victimes, leur évacuation et leur prise en charge ont-elles gêné la conduite de votre opération ?

Dans l’incertitude quant à de possibles autres risques, à votre connaissance, d’autres forces étaient-elles en réserve ce soir-là ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne comprends pas très bien la question sur la gêne que pourraient occasionner les équipes de secours. Fait-elle référence à l’affirmation par Mediapart d’un problème entre le SAMU et les pompiers ? En tant qu’unité nationale, nous avons l’avantage de disposer d’une unité médicalisée permanente. Elle compte cinq médecins qui sont physiquement capables d’absorber les chocs et qui interviennent avec nous. Quatre d’entre eux étaient présents cette nuit-là. Sur un théâtre d’intervention, nous mettons en place une zone rouge dans laquelle aucun secours ne rentre autre que nos propres médecins. Leur rôle est de suivre la colonne d’intervention pour apporter des soins d’abord aux policiers intervenants, ensuite aux otages blessés.

Au Bataclan, nous avons commencé par sécuriser le bas en maintenant les deux derniers terroristes au niveau de l’arrière-scène afin d’évacuer progressivement les dizaines et les dizaines de blessés que nous avons trouvés en arrivant sur place, avec les morts. Nous parvenions à peine à nous faufiler en traînant les pieds entre les cadavres. Les blessés au sol nous tiraient par le pantalon. C’était une vision d’horreur. Mes quatre médecins et ceux de la BRI voulaient absolument intervenir. Nous avons d’abord sécurisé les lieux. Ils ont ensuite commencé à faire évacuer, aidés par les primo-intervenants présents sur place, avec les moyens du bord. Cela a sans doute sauvé la vie à des dizaines de personnes. Nous étions en zone de guerre, l’évacuation se faisait au moyen de barrières métalliques, à dos d’homme. On a vu de très belles réactions de la part des fonctionnaires de police.

Nous gérons de cette manière nos équipes de secours. Personne ne rentre dans la « zone feu ». On y récupère les blessés qu’on amène vers un nid de victimes, où ils sont pris en charge par les structures d’urgence des pompiers, du SAMU et autres. Nous n’avons donc pas été gênés. Disons seulement que si nos PC avaient été installés, cette noria aurait pu être mise en place en gagnant deux, trois ou quatre minutes, suffisamment peut-être pour sauver une vie.

Concernant les forces de réserve, pour le RAID, j’avais engagé trois alertes et j’avais en réserve toutes les antennes du reste de la France, qui étaient mobilisées. Celle de Lille peut venir assez rapidement sur Paris et nous avons la possibilité d’utiliser des moyens héliportés pour acheminer des équipes restreintes. Par ailleurs, le GIGN était présent dans la capitale, et nous n’aurions pas hésité à l’engager.

M. Olivier Marleix. Je ne sais toujours pas quelles informations vous aviez sur ce qui se passait sur les autres sites ni, en conséquence, quelle était votre capacité de coordination.

M. Jean-Michel Fauvergue. Lorsque nous intervenons, nous montons une salle de crise, à Bièvres, qui distribue l’information au chef du RAID et à ses adjoints. Elle gère aussi les fonctionnaires de réserve. C’est un instrument autonome qui me permet d’être informé 24 heures sur 24.

M. Pierre Lellouche. De combien de fonctionnaires spécialisés disposez-vous en permanence ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Le RAID compte 300 opérateurs de terrain. En tenant compte des congés, on peut considérer que 200 à 250 fonctionnaires sont mobilisables à tout moment.

M. le rapporteur. S’agissant de l’assaut de Saint-Denis, selon ce que le ministre de l’intérieur nous a dit lundi, le RAID aurait utilisé 1 500 munitions. Confirmez-vous ce chiffre ? La presse l’évalue à plus de 5 000.

De quelles armes les terroristes disposaient-ils, selon vous ? Seul un pistolet semi-automatique aurait été retrouvé.

Dans une situation où il n’y avait pas d’otage, l’utilisation d’armes non létales, comme des grenades assourdissantes ou lacrymogènes, n’aurait-elle pas été possible ? Pouvez-vous nous dire quelques mots des autres modes opératoires auxquels vous réfléchissez ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je confirme que nous avons tiré environ 1 200 cartouches.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi avoir parlé de 5 000 ?

M. Jean-Michel Fauvergue. C’est le procureur de la République qui a transmis ce chiffre, mais il y a eu une confusion. Il nous avait demandé combien de cartouches étaient engagées dans le dispositif, pour savoir si nous avions des munitions en réserve. Il lui a été répondu 5 000.

Nous savons, à coup sûr, que les terroristes avaient un pistolet 9 millimètres, car ils nous ont tiré dessus avec, ainsi que sur le chien qu’ils ont tué.

M. le président Georges Fenech. Vous avez la certitude que le chien a été tué par les terroristes ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Nous en avons la certitude. Il est enterré à Bièvres, et nous sommes prêts à le déterrer quand on nous le demandera – ce serait dommage pour les maîtres-chiens qui ont quasiment construit un mausolée. Ce que les journalistes ont raconté à ce sujet était aberrant, et énervant.

Les terroristes avaient aussi des grenades qui ont fait cinq blessés dans nos rangs. Il s’agissait de grenades artisanales ou offensives yougoslaves chemisées – mes blessés ont été touchés par de la limaille.

Surtout, ils disposaient de gilets explosifs, ce qui détermine tout pour un chef d’unité, car ces gilets peuvent faire cinq ou dix morts parmi vos hommes. Dans ces conditions, vous ne prenez aucun risque. Moi, je n’en ai pris aucun. C’est pourquoi 1 300 ou 1 500 cartouches ont été tirées, pour maintenir les terroristes à distance.

Lorsqu’on interpelle un terroriste à domicile, il est inutile de chercher à l’endormir : il est sur ses gardes, et il faut intervenir rapidement. Nous avons utilisé les grenades offensives et assourdissantes dont les gendarmes mobiles ne se servent plus en maintien de l’ordre, et que nous avons récupérées. Elles font 72 grammes et elles ont un fort pouvoir explosif.

Aujourd’hui, le gilet explosif est la préoccupation constante en matière d’interpellation. Tous les policiers et gendarmes de France vont sans doute être confrontés à des individus porteurs d’un gilet explosif ou susceptibles d’en être porteurs. Dans ce cas, il faut décider rapidement si on les laisse progresser ou si on leur tire dessus. Le problème –grave –, c’est que selon qu’il y a explosifs ou pas, il y aura ou non légitime défense. Pour ma part, il était hors de question que mes gars aillent au contact à Saint-Denis. Tant que je serai chef du RAID, il sera hors de question que je perde sciemment des policiers. C’est ce que j’ai fait ce jour-là, et je ne regrette rien.

M. le président Georges Fenech. Vous ne mentionnez pas, dans votre rapport, la présence de la BRI-Paris à Saint-Denis. Pourquoi ? En l’espèce, je ne crois pas que la FIPN ait été déclenchée.

M. Jean-Michel Fauvergue. La BRI est venue à la fin de l’opération.

M. le président Georges Fenech. À votre demande ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Non !

M. le président Georges Fenech. Sur la demande de qui ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas.

M. le président Georges Fenech. Elle ne passait pas par-là par hasard. Vous ne savez ni pourquoi elle était présente ni qui lui a demandé d’intervenir ?

M. Jean-Michel Fauvergue. L’intervention de Saint-Denis est une opération d’assistance de la SDAT et de la DGSI, qui ont récupéré les adresses et effectué le travail en amont, sous l’autorité du procureur de la République. Comme à l’accoutumée, nous avons prêté main-forte à la SDAT. Jamais la présence de la BRI n’avait été prévue dans cette opération : elle n’est pas le bras armé de la section antiterroriste.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi est-elle là ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vous le répète, je ne le sais pas ! Elle est là vers onze heures du matin.

M. le président Georges Fenech. C’est tout de même assez stupéfiant ! Et là encore, toujours pas de FIPN ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Non, mais là, cela s’explique.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, nous vous remercions.

*

* *

Audition, à huis clos, du général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, du colonel Hubert Bonneau, commandant le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), et du colonel Armando De Oliveira, commandant la région de gendarmerie de Picardie et le groupement de gendarmerie départementale de la Somme.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête. Avec le ministre de l’intérieur, que nous avons reçu lundi, et avec les chefs du RAID, il y a un instant, nous avons commencé à aborder les questions relatives à la conduite des opérations, à l’intervention des forces de l’ordre et aux moyens mis à leur disposition. Nous poursuivons nos investigations avec vous. Nous sommes entrés dans l’opérationnel, et nous sommes désireux de vous interroger aussi bien sur la participation aux opérations des forces de gendarmerie classiques que sur l’intervention du GIGN, unité d’élite spécialisée notamment dans le contre-terroriste.

En raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions conduites à huis clos sont transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations, dont la commission d’enquête peut décider de faire état dans son rapport. Je rappelle que, selon ce même article 6, encourt les peines prévues à l’article 226-13 du code pénal, soit un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information.

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Le général Denis Favier, le colonel Hubert Bonneau et le colonel Armando De Oliveira prêtent successivement serment.

Je vous laisse la parole en vous priant, pour la clarté de nos débats, de bien vouloir évoquer dans un premier temps les attentats du mois de janvier 2015. Nous aborderons dans un second temps ceux du mois de novembre.

Général d’armée Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale. La gendarmerie a joué un rôle clé dans la recherche opérationnelle engagée à l’occasion des attentats de janvier 2015. Je distingue trois aspects opérationnels bien distincts s’agissant de ces événements.

Une première phase concerne l’attaque de Charlie Hebdo qui se déroule dans la matinée du 7 janvier, à partir de 11 heures 20, dans Paris intra-muros. Du fait de cette localisation, le préfet de police de Paris est incontestablement à la manœuvre en termes de responsabilité opérationnelle. Très rapidement, compte tenu des indications données sur la fuite des terroristes en direction du Nord, la gendarmerie déclenche, dans la région Île-de-France et en grande périphérie parisienne, une manœuvre de contrôle des flux et des axes dont la pertinence sera par la suite démontrée : nous savons aujourd’hui que les terroristes sont venus buter sur un dispositif de gendarmerie installé sur l’autoroute A4.

Dans un délai très bref après la commission des faits, une structure de crise est installée à l’hôtel de Beauvau, à laquelle je suis associé bien que n’étant pas concerné au premier chef. Pour avoir connu d’autres crises dans le passé, je considère que cette organisation inédite au sein du salon « Fumoir » constitue une plus-value notable, car tous les acteurs de sécurité se trouvent associés, autour du ministre, dans la gestion de la crise et partagent l’appréciation de la situation. Dans cette salle de crise, nous avons pris des mesures de renforcement du dispositif de contrôle général des flux, des palais nationaux et des centrales nucléaires – à ce stade, nous estimions qu’il existait peut-être des risques d’attaque terroriste sur différents sites sensibles.

Dès le début de l’après-midi du 7 janvier, la gendarmerie engage un volume très important d’unités. En moins de deux heures, huit escadrons de gendarmerie mobile sont mobilisés, ce qui représente un effort considérable. Au total, environ 520 hommes sont à la disposition du préfet de police. À quinze heures, le Président de la République réunit pour la première fois, autour des ministres, l’ensemble des décideurs en matière de sécurité. En tant que directeur général de la gendarmerie, je suis présent à cette réunion, ce qui me permet d’appréhender parfaitement la situation et d’adapter mon dispositif avec anticipation.

Durant toute cette phase de police judiciaire, nous sommes « force concourante » et nous apportons à ce titre notre appui et le soutien de nos moyens à la police nationale, « force menante ».

Dans l’après-midi, nous apprenons que le RAID va intervenir à Reims pour contrôler les logements de proches des frères Kouachi. L’opération de police judiciaire prend donc une dimension extraterritoriale, sortant du ressort de la préfecture de police de Paris pour se dérouler dans une zone qui relève davantage de la compétence de la gendarmerie nationale. On voit bien alors que la manœuvre qui se dessine sera globale et qu’elle nécessitera un engagement fort de tous les acteurs. Dans un esprit de participation et de collaboration active avec la police, nous mettons des moyens à sa disposition, en particulier pour assurer le bouclage du site sensible sur lequel le RAID va travailler. Nous engageons également des hélicoptères pour assurer la surveillance des lieux.

Dans cette phase initiale, il est déterminant que soient réunis dans une même salle, autour de l’autorité ministérielle, tous les décideurs des forces de sécurité : en de telles circonstances, le partage de l’information en temps réel se révèle essentiel. Ce point constitue une préoccupation majeure du ministre de l’Intérieur et garantit la cohérence du dispositif global mis en œuvre.

Une deuxième phase commence le matin du 8 janvier. Les choses basculent à 8 heures 53 avec l’assassinat, par Coulibaly, de la policière municipale de Montrouge Clarissa Jean-Philippe, puis, à 9 heures 20, avec le braquage d’une station-service à proximité de Villers-Cotterêts, sur la route nationale 2, par deux individus qui sont très rapidement identifiés comme étant les frères Kouachi. Cette station-service se trouve en zone de gendarmerie. On sort alors d’une phase exclusivement judiciaire pour entrer dans une phase de recherches opérationnelles. Comme je suis associé à la conduite globale des opérations, je propose au ministre de suivre cette logique.

Notre solide implantation territoriale nous permet de tenir le terrain : nous mettons en place un plan Épervier dans un rayon de quarante kilomètres autour de Villers-Cotterêts, en contrôlant une vaste zone qui comprend la forêt de Retz ; nous engageons le GIGN afin qu’il apporte son soutien aux unités territoriales déjà présentes sur le site ; nous installons à Villers-Cotterêts un poste de commandement opérationnel (PCO), placé sous le commandement du colonel Armando De Oliveira. Dans sa zone de compétence, la gendarmerie nationale n’est plus alors force concourante, mais devient la force menante dans une opération, non plus seulement de police judiciaire, mais de recherches opérationnelles. C’est un autre élément clé qui me semble également déterminant.

Cette opération de recherche opérationnelle s’est révélée payante. Nous avons su tenir le terrain en mobilisant l’ensemble de nos forces et capacités : gendarmerie mobile, gendarmerie départementale, garde républicaine, hélicoptères. Tous les renseignements recueillis auprès des habitants dans le cadre du dispositif dynamique de contrôle de zone ont été vérifiés afin de nous assurer de la présence ou de l’absence des frères Kouachi. Les conditions de recherche de la journée du 8 janvier sont particulièrement difficiles : la météo est défavorable et la nuit tombe tôt. Nous travaillons en complémentarité totale avec la police nationale. J’ai moi-même défini le secteur de recherches du GIGN, à l’est de la zone de Villers-Cotterêts, et celui du RAID, qui se trouve un peu au Sud ; il n’y a pas de chevauchement de compétences. Chaque force agit dans le souci de l’intérêt général dans un excellent esprit de coordination.

Lorsque la nuit tombe, nous disposons de renseignements fragmentaires qui m’incitent à proposer au ministre de maintenir le dispositif. Nous tenons, en particulier, les carrefours et les hameaux, nous patrouillons et vérifions chaque fois que nécessaire les renseignements collectés. Cette option démontre toute sa pertinence car, le matin du 9 janvier, les frères Kouachi, qui avaient été « fixés » dans la zone que nous tenions, sortent du bois, au sens propre comme au sens figuré. Ils viennent buter sur notre rideau d’interception alors qu’ils quittent le secteur vers la Seine-et-Marne. À 8 heures 30, alors que je me trouve en réunion à l’Élysée, l’information me parvient qu’à 8 heures 20, ils se sont emparés d’une voiture, après en avoir expulsé la conductrice. Je m’isole alors pour travailler avec mes cartes et donner des directives. Le GIGN, qui se trouve à quelques kilomètres, se déploie immédiatement par hélicoptère sur le site de Dammartin-en-Goële ; les effectifs de gendarmerie départementale, en alerte et sur place depuis la veille, contrôlent les axes. Les frères Kouachi se retrouvent pris dans une nasse ; ils sont détectés par une patrouille qui riposte avec une formidable lucidité aux tirs de kalachnikovs. Cette opposition forte les contraint à se retrancher dans les locaux d’une imprimerie. Je fais part de cette manœuvre au Président de la République et aux ministres présents, qui me demandent de me rendre sur les lieux pour coordonner l’ensemble des opérations.

Lorsque j’arrive sur place, vers 11 heures 40, le PC opérationnel est déjà activé : le colonel Bonneau, commandant le GIGN, est présent ainsi que le procureur de la République de Paris, M. François Molins, et le préfet de Seine-et-Marne. Le GIGN encercle l’imprimerie dans laquelle se sont réfugiés les frères Kouachi. Le RAID et la BRI sont présents et se mettent à notre disposition mais, à ce stade, il n’est pas nécessaire de faire appel à leurs capacités, car nous sommes assez nombreux et en mesure de gérer la situation. Nous travaillons sur le site dans une logique de sécurisation globale : la situation de l’otage caché dans l’imprimerie est prise en compte ; les établissements scolaires à proximité sont évacués. Nous entrons alors dans une phase de neutralisation des terroristes.

À ce stade, la prise de l’épicerie cachère à Paris n’est pas encore survenue. Nous prenons connaissance de qui se produit à la porte de Vincennes à 13 heures 30. Le RAID et la BRI quittent alors Dammartin-en-Goële pour Paris afin de prendre en compte cette nouvelle situation. À partir de ce moment, deux opérations lourdes se déroulent donc simultanément, avec une priorité opérationnelle très clairement donnée à l’épicerie cachère où un nombre important d’otages est retenu par Coulibaly. Le scénario prévu à Dammartin est donc modifié : l’assaut est désormais subordonné au dénouement de la situation de la porte de Vincennes. Cependant, les choses ne se déroulent pas comme prévu, car les frères Kouachi sortent de l’imprimerie à 16 heures 54. J’en informe le ministre et je lui dis que nous allons les neutraliser, ce qui suppose qu’une opération offensive soit organisée dans le même temps à Paris pour libérer les otages et neutraliser Coulibaly. La coordination est parfaite entre nous, le RAID et la BRI ; des officiers de liaison du RAID et du GIGN, respectivement à Dammartin et à Paris, assurent des échanges opérationnels par téléphone, qui confirment les informations que nous partageons au plus haut niveau politique. C’est dans ce contexte, immédiatement après que l’assaut a été déclenché à Dammartin, que l’opération s’est engagée à la porte de Vincennes.

M. le président Georges Fenech. Parmi vos réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé, vous faites état, lors de la réunion qui s’est tenue à l’hôtel de Beauvau, à dix-neuf heures, le 7 janvier, d’une demande du ministre exigeant un partage complet de l’information. Existait-il un problème à ce niveau pour que vous ayez ressenti le besoin d’écrire ce fait noir sur blanc ?

Général d’armée Denis Favier. Dans un premier temps, alors que nous nous trouvons dans une phase de police judiciaire, le partage du renseignement revêt une dimension primordiale. C’est bien pour cette raison que le ministre de l’Intérieur a décidé d’activer le salon « Fumoir » à Beauvau, non seulement pour fluidifier l’échange d’informations entre l’ensemble des acteurs mais aussi pour optimiser la coordination des recherches opérationnelles.

Je reconnais que le fait de se réunir autour de la table et de tout mettre en commun a constitué un élément déterminant qui m’a permis d’appréhender très précisément la complexité de la situation dans ma zone de compétence et de prendre les mesures qui s’imposaient. Sans information sur la complexité de l’environnement ni données exactes sur la situation, je risquais de ne pas réagir en apprenant qu’une station-service Avia était braquée à Villers-Cotterêts. Si nous parvenons à être aussi réactifs, c’est parce que nous sommes autour de la table et que le partage de l’information est total.

M. le président Georges Fenech. Lors des attentats du 7 janvier, à quatorze heures, vous envoyez au centre interministériel de crise de l’hôtel de Beauvau, votre rapport sur le plan Épervier qui concerne sept départements. Comment se fait-il que la réunion de crise, qui réunit le ministre, le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) et le directeur général de la police nationale (DGPN), n’intervienne que cinq heures plus tard ?

Général d’armée Denis Favier. Le 7 janvier, la première réunion au ministère de l’intérieur a eu lieu aux environs de treize heures. Vous faites référence à un horaire qui concerne un compte rendu relatif à l’installation du plan Épervier.

Nous avons été très rapidement réunis autour du directeur de cabinet du ministre. Dès quinze heures, je participe à la réunion qui se tient à l’Élysée. Trois réunions se sont tenues à l’Élysée : l’une le jeudi à quinze heures, la suivante, le 8 janvier en début de matinée, et la dernière le 9 janvier à huit heures.

M. le président Georges Fenech. C’est à l’occasion de cette dernière réunion que vous est attribué le commandement des opérations à Dammartin-en-Goële ?

Général d’armée Denis Favier. Lorsque le Président de la République et les ministres ont eu terminé la réunion que j’avais moi-même quittée pour travailler dans un bureau attenant en apprenant que les frères Kouachi avaient été localisés, ils sont venus me rejoindre afin que je présente la manœuvre que nous élaborions avec le GIGN et la région de gendarmerie de Picardie. J’ai présenté les options, le Président les a écoutées et il m’a demandé de me rendre sur place pour diriger l’ensemble des opérations.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi votre rapport ne mentionne-t-il pas la présence du RAID et d’un peloton de la BRI à vos côtés, aux abords de l’imprimerie, juste avant l’assaut ?

Général d’armée Denis Favier. Au moment de l’assaut, le RAID et la BRI ne se trouvent plus à Dammartin-en-Goële. Ils ont déjà basculé vers Paris depuis treize heures, lorsque les événements de la porte de Vincennes ont été connus.

Nous avions associé le RAID aux opérations de recherche dans un souci d’ouverture, d’efficacité et d’intérêt général, alors que nous étions force menante et que nous n’avions pas de besoin particulier. Les zones de travail avaient été réparties sur cartes, dans un climat très apaisé entre les patrons du RAID et du GIGN. Très sincèrement, la préparation et la conduite de ce dispositif coordonné se sont déroulées dans des conditions très satisfaisantes.

Policiers et gendarmes sont restés sur le terrain durant toute la nuit du 8 au 9 janvier. Le 9 au matin, lorsque les événements se précipitent, je fais faire mouvement au GIGN, de Villers-Cotterêts vers Dammartin, en hélicoptère, et le RAID, qui se trouve à proximité, se déplace en voiture. Se retrouve alors à Dammartin un volume important de forces – GIGN, RAID et BRI –, chacun sachant sans ambiguïté à ce stade que le GIGN est la force principale et menante.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Le RAID, que nous avons entendu avant vous, a modifié ses modes opératoires après l’affaire Merah, en 2012. L’avez-vous fait aussi ? Ont-ils été réévalués depuis les attentats de l’année dernière ? Continuez-vous à négocier avec les personnes radicalisées ? À Dammartin-en-Goële, y a-t-il eu des prises de contact téléphoniques avec les frères Kouachi ? Le cas échéant, à quoi ont-elles servi ?

Comment s’est faite la coordination, le 9 janvier, entre Dammartin et la porte de Vincennes ? Quand les forces de sécurité présentes devant l’Hypercacher ont-elles été prévenues de l’assaut à Dammartin-en-Goële ?

Les frères Kouachi sortent de l’imprimerie à 16 heures 55 et l’intervention du RAID à l’Hypercacher commence à 17 heures 10. Sans chercher à mettre en cause qui que ce soit, je souhaite savoir si, dans votre pratique, ce quart d’heure paraît long ou pas ?

Général d’armée Denis Favier. Les doctrines d’emploi des unités spéciales n’ont cessé d’évoluer depuis la prise d’otage des Jeux olympiques de Munich, en 1972. J’ai, commandé le GIGN à deux reprises. La première fois, entre 1992 et 1997, alors que nous connaissions un terrorisme extrêmement violent, mais d’une autre nature. Il était alors encore possible de négocier. Puis, la menace évoluant, nous avons été amenés à évoluer nous-mêmes de façon significative. Au début des années 2000, nous avons dû intégrer des éléments qui découlaient des prises d’otages du théâtre moscovite de la Doubrovka, en octobre 2002, et de l’école de Beslan, en Ossétie du Nord, en septembre 2004. Le terrorisme de masse nous a contraints à modifier totalement nos structures et nos préceptes d’intervention.

En 2007, nous avons restructuré profondément le GIGN et j’ai pris à nouveau son commandement à cette occasion, jusqu’en 2011. Durant cette période, la négociation restait possible, mais les modes d’action avaient considérablement durci : il fallait désormais avoir la capacité de travailler en milieu piégé ou pollué par des produits nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC) et celle d’utiliser les explosifs de manière très intensive pour pouvoir libérer les otages. Les attaques de Bombay, en 2008, ont conduit à adapter nos modes opératoires pour pouvoir répondre aux attentats ou aux prises d’otages multiples. Au fil du temps, nous n’avons cessé de nous adapter à la menace.

Aujourd’hui, les situations que nous rencontrons demandent que nous soyons en mesure d’engager très rapidement le feu lorsque nous arrivons sur la zone d’opération. Un plan d’assaut immédiat nous permet, lorsque nous quittons notre base par véhicules ou hélicoptères, de « briefer » en mouvement et d’engager très vite une opération offensive visant à neutraliser les terroristes. Car, depuis trois ou quatre ans, on retrouve comme constante qu’il n’y a plus de négociation possible avec les terroristes qui affrontent les forces de l’ordre. Depuis les événements du mois de novembre, le GIGN a considérablement fait évoluer la doctrine d’emploi.

Pour aller plus loin dans le raisonnement, je considère que l’engagement contre les terroristes ne concerne pas seulement les unités spéciales. Nous n’aurons pas forcément, demain, le temps d’attendre l’arrivée du RAID ou du GIGN. Dans la profondeur du territoire, il faudra être capable d’engager le feu avec des unités plus conventionnelles, pour pouvoir mettre un coup d’arrêt à des terroristes qui veulent tuer jusqu’à ce que l’on vienne à leur contact dans une logique de martyre. Entre janvier et novembre, nous avons en conséquence « dopé » nos unités élémentaires d’intervention : dans le cadre d’un plan BAC (brigades anti-criminalité) pour la police et PSIG (pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie) pour la gendarmerie, qui comprend de l’armement de qualité, de la protection balistique, des aides à la visée, des gendarmes et des policiers spécifiquement formés sont en mesure d’engager le feu assez rapidement. Lorsque le ministre parle d’un plan d’action à vingt minutes, il fait référence à cette capacité que nous aurons de prendre en main les situations d’urgence en différents points du territoire, sans attendre les unités nationales. La doctrine a donc évolué et les capacités se sont considérablement renforcées, notamment pour les unités du haut du spectre comme le GIGN pour ce qui concerne la gendarmerie.

M. le président Georges Fenech. Vous nous confirmez donc ce que nous a expliqué le ministre de l’intérieur sur le nouvel armement lourd des BAC et des PSIG.

Général d’armée Denis Favier. L’armement sera livré dès le mois de juin prochain. J’ai constitué 150 PSIG durcis, dits PSIG « SABRE ». Il y en aura dans tous les départements. Je les mets en place par tranche de cinquante par an sur trois ans, car les coûts budgétaires engagés sont importants.

Ces personnels seront équipés du fusil HK G36, qui est une arme performante, d’une protection balistique individuelle et de boucliers balistiques qui permettront aux gendarmes d’aller au contact sous le feu. Nous aurons ainsi une solide capacité de primo-intervenant, qu’il faut distinguer du primo-engagé qui est la patrouille « classique » qui arrive sur le site, est prise à partie, se poste, observe, riposte si elle le peut et rend compte. Dans la foulée, le primo-intervenant est envoyé sur place, dans les délais les plus brefs possible.

Monsieur le rapporteur, la communication entre Dammartin-en-Goële et la porte de Vincennes se passe par liaison téléphonique, d’une part, celle que j’ai avec le ministre, d’autre part, celle des opérateurs du RAID et du GIGN présents sur les deux sites. Quelques minutes avant leur sortie de l’imprimerie, les frères Kouachi en ont entrouvert la porte. Le colonel Bonneau m’a transmis l’information et j’en ai avisé le ministre auquel j’ai dit qu’il faudrait les neutraliser s’ils sortaient. La priorité opérationnelle, qui allait à l’épicerie cachère, est alors inversée, car on ne peut pas accepter l’idée que les frères Kouachi sortent sans être neutralisés. À 16 heures 54, lorsqu’ils sortent, tout le monde sait que nous allons devoir engager le feu.

M. le rapporteur. À quelle heure précise entrouvrent-ils la porte ?

Général d’armée Denis Favier. Vers 16 heures 40.

M. le rapporteur. Dès lors, l’information est-elle donnée au RAID qu’il doit se préparer à l’inversion de la priorité ?

Général d’armée Denis Favier. C’est ce qu’il fait depuis le départ. La situation à l’Hypercacher est très complexe.

M. le rapporteur. Je pensais au quart d’heure qui s’est écoulé entre la sortie des frères Kouachi et l’assaut sur l’Hypercacher. On peut penser que le moment où les frères Kouachi entrouvrent la porte, en même temps qu’il permet au RAID d’anticiper davantage, augmente encore ce laps de temps d’un quart d’heure. Celui-ci vous paraît-il long ?

Général d’armée Denis Favier. Très sincèrement, et pour avoir géré moi-même ce type de situation, la réponse est non. Il a fallu au RAID le temps de se rendre sur place, de la prise en compte opérationnelle de la situation et de la perception exacte de l’environnement complexe. Les choses sont plus délicates à Paris qu’à Dammartin où elles sont contenues – globalement, les frères Kouachi ne peuvent pas sortir de l’imprimerie. À la porte de Vincennes, l’affaire est beaucoup plus volatile et l’on n’entreprend pas une libération d’otages sans travail préparatoire. On ne peut vraiment pas trouver que le délai pour passer à l’action a été trop long ; la situation était vraiment complexe.

M. François Lamy. À Dammartin-en-Goële, contrairement à ce qui se passe à la porte de Vincennes, il n’y a pas d’otage. Dans ces conditions, pourquoi ne pas utiliser d’armes non létales, comme le gaz, même si vous savez avoir affaire à des gens qui souhaitent mourir ?

Colonel Hubert Bonneau, commandant le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Depuis plusieurs années, nous travaillons en profondeur sur l’évolution des modes opératoires de l’adversaire. Au sein du GIGN, nous avons un bureau Suivi Anticipation, où des officiers, anciens opérationnels, consacrent leur temps à observer ce qui se passe dans le monde entier. Par ailleurs, nous sommes engagés dans des pays en crise – nous sommes présents à Bagdad depuis douze ans –, et nous comprenons comment l’adversaire évolue. Les capacités déployées au mois de janvier n’ont pas constitué, pour nous, une surprise. Nous savons que nous avons en face de nous des gens qui agissent sans préavis, qui tuent et avec qui il n’y a pas de négociation possible. La tuerie s’arrête lorsqu’elle rencontre l’opposition des forces de l’ordre. S’ensuit alors une phase de retranchement qui doit durer le plus longtemps possible pour avoir une bonne couverture médiatique. Pour Merah, il s’agissait de montrer l’échec de l’État face à une personne seule qui reste enfermée pendant trente-six heures. Mais l’issue est toujours la même : c’est la mort, non pas en chahîd, mais en inghimasi, soldat suprême, dont le but, tant chez Daech que chez al-Qaïda, est de sacrifier sa vie en emportant avec soi le plus grand nombre possible de soldats du tâghût, c’est-à-dire des catégories suprêmes que sont le RAID ou le GIGN. Ces modes opératoires nous les avons étudiés, et nous les connaissons parfaitement au mois de janvier. Et que ce soit Merah, les frères Kouachi, Coulibaly, les terroristes du Bataclan, du Mali ou du Burkina Faso, ce sont eux qui décident du moment de leur mort et qui se jettent sur les forces de l’ordre. Ces modes opératoires, que nous avons vu apparaître à l’étranger, sont le fait d’individus totalement déterminés, potentiellement porteurs de ceintures d’explosifs.

C’est ce que nous avons face à nous lorsque les frères Kouachi sortent à Dammartin. Les ordres donnés ne sont pas de les tuer, mais d’essayer de les prendre vivants en les neutralisant. Les tirs sont effectués à environ cent mètres par des tireurs d’élites et des hommes en poste de part et d’autre de l’imprimerie. Ils visent les épaules, les mains et les cuisses. Mais nous avons affaire à des combattants qui veulent aller jusqu’au bout. Je vois Saïd Kouachi tomber une première fois : touché au bras, il perd son arme, mais la récupère de l’autre main et continue de tirer. Alors que notre but était de maintenir les frères Kouachi sur le parking afin d’éviter qu’ils ne parviennent sur la route au contact des groupes du GIGN, nous n’avons pas pu faire autrement que de les neutraliser complètement.

Face à des gens aussi déterminés, il est illusoire de vouloir utiliser des armements comme le taser ou des armes non létales. Nous avons aussi l’obligation de protéger nos propres hommes.

M. Jean-Michel Villaumé. Outre les aspects opérationnels des services, ne faudrait-il pas faire évoluer leurs critères d’emploi, en particulier du point de vue territorial ? Ne ressentez-vous pas la nécessité d’établir un véritable commandement commun des forces d’intervention rapide du GIGN, du RAID et de la BRI, et, pourquoi pas, d’en arriver à regrouper ces forces ?

Mme Françoise Dumas. La présence de la presse ou les informations qu’elle a pu divulguer durant les opérations ont-elles constitué une gêne pour vos actions ? Quel type de comportement devrait-elle adopter dans le cadre de telles opérations ? Jusqu’où peut-on aller en matière de tolérance de la liberté de la presse ?

M. Pierre Lellouche. Général, à vous écouter, je comprends qu’il n’y aurait pas eu de coordination entre les services si elle n’avait pas été mise en œuvre au niveau du ministre lui-même, voire celui du Président de la République. Il n’y a pas de pilote dans l’avion. Malgré l’affaire Merah, qui remonte à 2012, nous n’avons pas de centre de pilotage du contre-terrorisme pour partager le renseignement et gérer le commandement d’une crise.

Quelque chose m’aurait-il échappé ? Ai-je bien compris que, si les forces de sécurité n’avaient pas été réunies, le 8 janvier, afin de partager l’information, vous n’auriez pas pu faire le lien avec les frères Kouachi en apprenant le braquage d’une station-service en grande couronne et réagir en conséquence ? Que le RAID s’était déplacé de son côté, sans vous prévenir, dans l’est de la France, alors que c’est théoriquement votre zone ? En trois ans entre 2012 et début 2015, on n’a pas pris le temps, en France, de mettre en place les moyens de gérer et de coordonner ce genre de situation.

M. le rapporteur. J’ai été étonné de lire, dans les documents que vous nous avez transmis, que les applications Coyote signalent les barrages routiers mis en place par la gendarmerie. Cela pose-t-il une vraie difficulté opérationnelle ? Est-ce fréquent ?

Général d’armée Denis Favier. Le problème avec l’application Coyote, c’est que les automobilistes pensent avertir d’un banal contrôle de vitesse alors qu’ils signalent la présence de gendarmes opérant dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. C’est, en effet, pénalisant. Je ne saurais en estimer la fréquence, mais le phénomène n’est pas factuel, il mérite d’être analysé et pris en compte.

Pour ce qui est de la presse, il me semble nécessaire de conduire une réflexion conjointe avec les forces de sécurité. Alors que je suis en mouvement entre Paris et Dammartin-en-Goële, un journaliste spécialiste des questions de sécurité intérieure m’appelle pour m’annoncer qu’il vient d’avoir Kouachi au téléphone et qu’il va le passer à l’antenne. Je lui demande de ne pas le faire, en raison de la présence d’un otage. Dans la forêt de Retz, la BRI ou le RAID effectuent leurs recherches sous l’œil des caméras. Ce constat n’est pas satisfaisant.

J’appelle de mes vœux la conduite d’une réflexion, une sorte de forum qui réunirait les acteurs de la presse et ceux de la sécurité afin de rappeler les règles et les limites de l’engagement de chacun. Cette démarche doit être initiée rapidement.

À Dammartin-en-Goële, nous sommes parvenus à mettre en place un périmètre large autour de la zone opérationnelle. Très peu d’images sont sorties, et celles qui existent sont lointaines et floues. En plein Paris, en revanche, il semble totalement impossible d’isoler un périmètre quand les journalistes peuvent accéder aux appartements des immeubles voisins.

Il y a également un problème avec les réseaux sociaux. Les tweets sur les évolutions en situation opérationnelle nous mettent franchement en difficulté. C’est là un sujet majeur qu’il faut traiter.

La coordination constitue bien un enjeu clé mais, en la matière, j’ai une appréciation positive des événements du mois de janvier. S’agissant d’une crise de sécurité intérieure de cette nature, une implication politique majeure est nécessaire, et il n’y a que le ministre de l’intérieur qui puisse rassembler dans une même salle tous les directeurs généraux pour leur dire qu’il veut tout savoir et que toutes les informations doivent être échangées. À partir de ce moment, on comprend bien qu’il faut fédérer les énergies, se rassembler et mettre tout à plat. La structure existe : une salle interministérielle permet les échanges. Mais, de mon point de vue, c’est un engagement ministériel extrêmement fort qui fait basculer les choses.

Dans la préparation des opérations, l’implication du politique est essentielle. Il doit être présent pour prendre des décisions, et à nos côtés parce que les ordres se donnent à partir de cartes et de données très précises techniques et tactiques. À nous, ensuite, de traduire en actions l’intention claire du politique.

En plus de la présence de ce dernier, une unité de lieu est nécessaire, où doivent se rassembler tous les patrons impliqués : renseignement, police judiciaire, gendarmerie, police, services de santé. Il faut que les « sachants » échangent, et ils doivent parler au nom de leur autorité ministérielle respective. Nous en avons ressenti encore davantage la nécessité en novembre.

Monsieur Lellouche, l’activation du salon « Fumoir » a démontré toute son utilité au moment du braquage de la station-service Avia : elle permet en effet de ne pas rester cantonné dans un traitement judiciaire et de partir immédiatement sur une phase coordonnée de recherches opérationnelles de grande ampleur. Ainsi, nous reprenons l’initiative et l’ascendant sur les terroristes.

Ce qui distingue les unités spéciales les unes des autres, ce sont les capacités. Le contre-terrorisme, c’est l’action une fois que le fait terroriste s’est produit. Il nécessite des capacités rares détenues par peu d’unités. Aujourd’hui, plus personne ne passe par les portes dans ces groupes ; il faut être capable de passer par les murs, de franchir une dalle par le sol ou le plafond sans provoquer de dommages collatéraux. Dans un mouvement offensif extrêmement rapide, il faut pouvoir « dépiéger », c’est-à-dire détecter les pièges installés par les terroristes et les neutraliser, travailler en milieu vicié avec des appareils respiratoires individuels ou des scaphandres, travailler également en milieu non éclairé avec des appareils de visée nocturne.

Dans le cadre du schéma national d’intervention qui se met sur pied, je propose que ces capacités rares que nous détenons soient mises au service de l’ensemble des forces de sécurité quelle que soit la zone de compétence. C’est dans cet esprit que nous avons apporté notre concours aux forces spéciales belges en janvier 2015 pour neutraliser un redoutable groupe de salafistes. Ils se sont tournés vers nous, car le GIGN est sans doute le seul en Europe à détenir la capacité d’ouvrir une brèche dans des endroits particuliers.

L’idée qui se dessine dans le schéma national d’intervention, c’est de partager les capacités rares afin qu’elles soient mises à disposition de la force qui ne les maîtriserait pas. Ces capacités ne se réduisent pas à un moyen technique, c’est un concept d’emploi porté par des hommes, dont le fonctionnement repose sur le principe de modularité – par exemple, un module de spécialistes des explosifs qui travaille au profit d’une autre force. Je pense que le schéma national d’intervention débouchera rapidement sur ce point. Un échange de capacités sera possible au niveau central ; en province, les échanges se feront entre les groupes spécialisés de gendarmerie et de police, antennes du RAID et du GIGN.

L’inventaire des capacités des uns et des autres doit être dressé mais pas seulement sur un mode déclaratif ; chaque capacité doit être testée. En matière de contre-terrorisme, sur le haut du spectre, la maîtrise des capacités doit être évaluée de manière objective.

M. Pierre Lellouche. Le Yamam israélien travaille avec les forces spéciales des commandos dans un certain nombre d’opérations lourdes. Faut-il commencer à préparer dès aujourd’hui une coopération entre vos forces et les forces spéciales de l’armée ?

Général d’armée Denis Favier. Une coopération forte existe déjà ainsi que des échanges très réguliers, notamment pour ce qui concerne le contre-terrorisme maritime. En 2008, le GIGN est intervenu dans l’affaire du Ponant, menée par les commandos de marine.

Des protocoles existent également s’agissant de l’engagement en dehors du territoire. Le GIGN, unité militaire, capable de s’intégrer en interopérabilité parfaite avec les forces spéciales, est déployé dès lors qu’il y a une prise d’otages à l’étranger. Nous sommes allés au Mali, en novembre dernier, lors de la prise d’otage de l’hôtel Radisson Blu de Bamako. Nous étions en pré-alerte s’agissant du Burkina Faso, il y a quelques semaines.

Sur le territoire national, on pourrait imaginer une telle coopération dans une situation extrême. Je considère toutefois qu’entre les moyens de la police et de la gendarmerie, nous disposons déjà de capacités solides. L’hypothèse peut néanmoins concerner la question du soutien en matière de santé en cas de prise d’otages massive : le service de santé des armées constituerait un outil particulièrement adapté pour apporter des soins d’urgence. Il ne faut fermer la porte à rien, mais, sur le territoire national, il faut commencer par optimiser ce qui existe.

M. le président Georges Fenech. Pourriez-vous maintenant nous dire quelques mots du rôle du GIGN au moment des attentats du 13 novembre ?

Général d’armée Denis Favier. Les choses se sont essentiellement déroulées à Paris, nous étions en conséquence moins directement concernés qu’au mois de janvier. Nous avons toutefois mené une action importante dans la soirée du 13 novembre afin de contrôler les axes extérieurs à la capitale. Notre action sur les flux a d’ailleurs porté ses fruits puisque, le 14 novembre au matin, nous avons contrôlé, à Cambrai, Salah Abdeslam qui s’est présenté sur un dispositif de gendarmerie mis en place au titre de la manœuvre de contrôle des flux.

Le GIGN a été mis en alerte le 13 novembre, à 22 heures 26. Il a été déployé à Paris, à la caserne des Célestins, qui se trouve à proximité de la place de la Bastille.

M. le président Georges Fenech. À quelle heure ?

Général d’armée Denis Favier. Entre 22 heures 40 et 22 heures 45. Le commandant du GIGN est arrivé à 23 heures 15. L’ensemble des unités, composé de quarante-cinq équipiers opérationnels, ce qui constitue un engagement lourd, est présent et prêt à agir à 23 heures 45. À ce stade, la mission qui est assignée au GIGN consiste à armer une réserve d’intervention, car on ne sait pas si d’autres attentats peuvent avoir lieu. Nous sommes donc engagés.

M. le président Georges Fenech. Qui a demandé cet engagement ?

Général d’armée Denis Favier. Comme au mois de janvier, une réunion se tient en salle de crise ministère de l’intérieur. Le directeur du cabinet me dit qu’il faut engager très vite le GIGN.

M. le président Georges Fenech. Les instructions viennent de Beauvau et pas de la préfecture de police de Paris ?

Général d’armée Denis Favier. Dans une affaire comme celle-là, le préfet de police dépêché sur le terrain est difficilement joignable. De nombreuses incertitudes pèsent de surcroît sur la nature et les lieux de commission des actes terroristes perpétrés.

M. le rapporteur. C’est donc le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur qui vous demande de mobiliser le GIGN ?

Général d’armée Denis Favier. Oui. Nous sommes ensemble en salle de crise et nous voyons bien que l’affaire est sérieuse. Tous les moyens sont engagés, et nous avons besoin de tout ce qui peut apporter une aide significative à la conduite opérationnelle. L’ordre d’engagement est donné au commandant du GIGN à 22 heures 26. Ce dernier quitte la base de Satory avant vingt-trois heures, il arrive à Paris à 23 heures 15. L’ensemble des quarante-cinq équipiers armés du GIGN est constitué à la caserne des Célestins vers 23 heures 45. Les vidéosurveillances de la ville de Paris peuvent attester de cette chronologie.

M. le président Georges Fenech. Après avoir entendu le RAID et vous-mêmes, nous constatons que les deux forces d’élites d’intervention ne disposaient pas de la maîtrise des opérations, le 13 novembre. Il semble, général, que vous-même avez tenté d’entrer en contact avec le chef de la BRI à 22 heures 15. Vous a-t-il rappelé ?

Général d’armée Denis Favier. C’est le commandant du GIGN qui a tenté de joindre le chef de la BRI.

Colonel Hubert Bonneau. Le soir du 13 novembre, des informations nous remontent rapidement, car nous avons des personnels engagés dans la protection de l’équipe d’Allemagne de football au Stade de France. Puisque les événements ont lieu dans Paris, je tente alors de joindre, le patron de la BAC-BRI.

Je suis mis en alerte à 22 heures 26 et je reçois, de la direction des opérations et de d’emploi de la gendarmerie, l’ordre d’engagement à 22 heures 40. Je suis présent à Paris à 23 heures 10, et une première vague du GIGN arrive à 23 heures 20, puis une seconde à 23 heures 40 – quarante personnels. Dès que je quitte Satory, à 22 heures 40, j’ai le réflexe d’appeler le patron du RAID, pensant que nous sommes, comme au mois de janvier, en configuration FIPN. Jean-Michel Fauvergue m’indique qu’il se rend à Paris, mais n’est pas en mesure de me faire un état de la situation. Je l’informe que je me rends à la caserne des Célestins.

M. le président Georges Fenech. Vous avez essayé de joindre ce dernier, mais en vain, et il ne vous a jamais rappelé ?

Colonel Hubert Bonneau. Non, mais sans doute était-ce dû à la configuration de cette soirée. Le chef de la BRI devait être pris par son travail de compréhension de la situation et de mise en place de ses propres troupes, d’où l’impossibilité de le joindre.

M. le président Georges Fenech. À 0 heure 18, vous prenez connaissance d’un message d’une victime sur FaceBook qui écrit : « Je suis au premier étage au Bataclan. Blessés graves. » Pourquoi ne demandez-vous pas au DGGN l’autorisation d’intervenir en appui de la BRI ? Pourquoi n’intervenez-vous pas alors que vous êtes présents, prêts et équipés ?

Colonel Hubert Bonneau. J’ai reçu l’ordre de me rendre à la caserne des Célestins. Dans une configuration aussi confuse, une discipline collective s’impose. Aussi, j’attends des ordres précis sur mon engagement. Lorsque j’arrive à la caserne des Célestins, je ne dispose d’aucune information.

M. le président Georges Fenech. Cela vous paraît normal ?

Colonel Hubert Bonneau. Je cherche à en avoir !

M. le président Georges Fenech. Donc cela ne vous paraît pas normal !

Colonel Hubert Bonneau. Nous avons l’habitude de gérer des crises ; je sais ce qu’est une situation confuse. Dans de telles circonstances, il est très difficile d’avoir une photographie exacte de la situation. Je ne m’engage pas directement sur le Bataclan parce que je n’ai pas reçu l’ordre de mon chef de le faire : je ne veux pas rajouter à la confusion qui peut exister sur zone.

M. le président Georges Fenech. Vous restez impuissant !

Colonel Hubert Bonneau. Je suis prêt à intervenir ailleurs en cas de besoin. On nous dit, à ce moment, que des tirs peuvent survenir dans d’autres lieux parisiens, notamment aux Halles. J’attends un ordre. D’initiative, je ne me déplace pas au Bataclan, car je n’ai pas d’information sur la situation précise sur place.

Général d’armée Denis Favier. En salle de crise, où je me trouve, nous mesurons la gravité des faits, et nous avons beaucoup de difficultés à avoir une vision claire des choses. La réunion s’est formée autour des attentats du Stade de France, mais à mesure qu’elle se déroule, nous comprenons que les événements se sont déplacés au centre de Paris. Nous avons donc du mal à apprécier nettement ce qui se passe, et passons par une phase d’incertitude, incontournable dans une telle situation.

Dans ce contexte, essayer d’obtenir des autorisations d’engagement qui viendraient de l’autorité en charge des questions d’ordre public dans la capitale est complexe. Le préfet de police est injoignable, de même d’ailleurs que le patron de la BRI ou du RAID : ils sont en opération.

Dans le cadre du schéma national d’intervention, nous travaillons à la construction d’une sorte de fiche réflexe pour gagner en efficacité. Il s’agirait de faire en sorte que le GIGN, qui est stationné aujourd’hui à Satory, près de Versailles, à moins de vingt minutes du centre de Paris, puisse se rendre à la porte Maillot, sans autre ordre qu’un engagement donné par le ministre. Une telle fiche réflexe reste à valider.

Nous avons laissé le GIGN aux Célestins afin qu’il puisse être engagé parce que nous ne savons pas où un autre drame peut se dérouler. D’ailleurs, qu’aurait-il fait au Bataclan ? Aurait-il pu éviter que l’on dénombre 130 morts ?

M. le président Georges Fenech. Plus à ce moment !

Général d’armée Denis Favier. Aurait-il pu aider, grâce à ses compétences en matière de soins de proximité ? Peut-être, du fait que, ayant travaillé pendant des années aux côtés des forces spéciales en Afghanistan, nous avons des gendarmes qui sont équipiers mais peuvent aussi poser un garrot. Quoi qu’il en soit, nous n’étions pas au Bataclan, et nous ne sommes pas à même de mesurer quel aurait été l’impact de notre présence.

En revanche, nous devons tirer les conséquences des événements : dans le cadre du schéma national d’intervention, les unités qui détiennent les capacités doivent pouvoir s’engager très rapidement à partir de leur base pour apporter une aide significative où elle est nécessaire. Nous avons débriefé ces points avec le ministre, les directeurs de la police et le préfet de police. À partir du 23 novembre, durant toutes les fêtes de fin d’année, une équipe du GIGN maîtrisant des capacités rares, notamment en matière d’explosifs, a été installée en permanence dans la caserne des Célestins, pour être en mesure de s’engager en tout point de Paris avec la BRI. Il nous a également été demandé de constituer des équipes souples et mobiles, qui puissent se rendre très rapidement dans la capitale avec des véhicules puissants. Nous sommes aujourd’hui en mesure d’engager ces petites structures.

M. le rapporteur. Le 13 novembre, vous vous trouvez vous-même au centre interministériel de crise à Beauvau. Les événements se déroulant à Paris, l’autorité compétente est le préfet de police ; il engage la BRI mais pas le RAID. Le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur vous demande de positionner le GIGN à la caserne des Célestins au cas où d’autres attentats seraient perpétrés. Le fait que nous nous trouvions à Paris, avec plusieurs autorités, le ministre et le préfet de police, représente-t-il une difficulté particulière ?

Vous évoquiez le contrôle de Salah Abdeslam par un dispositif de gendarmerie le 14 novembre, à 9 heures 10. Le bureau SIRENE France, chargé de la gestion opérationnelle de la partie nationale du système d’information Schengen, interrogé, demande alors aux gendarmes uniquement de récupérer des informations parce que Salah Abdeslam fait l’objet d’une fiche S. Ce n’est que deux heures plus tard qu’il rappelle pour demander une interpellation. Quelles informations le bureau SIRENE donne-t-il lors du premier appel ? Salah Abdeslam est-il déjà recherché comme auteur des attentats à ce moment-là ? Travaillez-vous sur l’itinéraire de l’automobile, une fois l’arrestation demandée ?

Général d’armée Denis Favier. Votre première question pose le problème des zones de compétence. La répartition en zones de compétence de police et de gendarmerie a du sens pour 97 % de l’activité. En situation de crise, cette approche me semble décalée par rapport à l’action à mener. Un travail indispensable doit être conduit pour parvenir, sans déposséder quiconque, à amener une capacité donnée dans n’importe quelle zone. Je pense que, dans le courant du mois de mars ou au plus tard en avril, nous aurons bien avancé sur ce dossier. Il s’agit de confirmer le rôle de telle ou telle force menante tout en l’amenant à accepter le concours d’une autre force. Telle est la réponse que nous préparons.

S’agissant de Salah Abdeslam, nous le contrôlons le 14 novembre, à 9 heures 10, au péage de Thun-Lêvèque sur l’autoroute A2. Trois personnes sont à bord d’un véhicule : Salah Abdeslam et deux de ses camarades venus de Belgique pour le récupérer. Les gendarmes de la barrière de péage de Cambrai, que je suis allé rencontrer, disent avoir détecté un comportement anormal et arrêté la voiture pour contrôler ses occupants. Il ressort de la vérification informatique que Salah Abdeslam fait l’objet d’une fiche, non pas S, mais Schengen, une fiche judiciaire qui indique seulement qu’il est connu en Belgique pour avoir été à l’origine d’un trafic de stupéfiants avec les Pays-Bas. La conduite à tenir consiste à rendre compte, à renseigner et à laisser passer. Au regard du comportement suspect des individus et de ce qui s’est produit la veille à Paris, les gendarmes sont intrigués : ils retiennent le véhicule durant trente minutes, soit au-delà du temps réglementaire prévu pour ce type de contrôle. Ils téléphonent au bureau SIRENE France, ce qui n’est pas prévu dans le protocole, pour qu’on leur confirme la conduite à tenir. Après trente minutes, ils sont dans l’obligation de relâcher les trois hommes. Ils sont rappelés non pas deux heures après, mais quarante-cinq minutes plus tard.

M. le rapporteur. Cette durée de deux heures provient des documents que vous nous avez fournis.

Général d’armée Denis Favier. Je vous confirme que nous avons été recontactés par Sirène quarante-cinq minutes après la remise en circulation du véhicule. Pour autant, aucune information relative à l’implication de Salah Abdeslam dans les attentats de la veille n’est fournie aux gendarmes lors de cet échange téléphonique.

M. le rapporteur. La réforme de la procédure pénale, qui prévoit quatre heures de retenue, constitue une réponse adéquate ?

Général d’armée Denis Favier. Certainement.

M. Pierre Lellouche. La fouille du véhicule n’était pas possible ?

Général d’armée Denis Favier. Non.

M. François Lamy. Dans le cadre du commandement des opérations spéciales, différentes unités spécialisées de l’armée, comme le 13e régiment de dragons parachutistes (RDP), le 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMA) ou les commandos de l’air, sont sous les ordres du général chef du commandement des opérations spéciales, et il n’y a qu’un seul décideur : le chef d’état-major des armées. De la même façon, tout en conservant leur histoire et leur spécificité, toutes les unités d’intervention ne pourraient-elles pas être placées sous un commandement unique permanent ? N’est-il pas temps de construire, en la matière, un système organique permanent ? En bref, les gendarmes et les policiers peuvent-ils travailler ensemble ?

Général d’armée Denis Favier. Le commandement des opérations spéciales rassemble des unités de nature différente de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air. Le 13e RDP est une formation interarmes spécialisée dans la recherche du renseignement ; le 1er RPIMA se consacre plutôt à la protection ; les aviateurs gèrent la protection des bases. Si les capacités des militaires sont rassemblées, les métiers qu’ils exercent sont différents alors que les unités d’intervention GIGN, RAID et BRI exercent le même métier. Le sujet n’est donc pas de la même nature.

À première vue, l’idée de la création d’un commandement unique paraît séduisante ; dans la réalité, les choses sont plus contrastées. Nous avons néanmoins avancé. En 2008, nous avons créé une unité de coordination des forces d’intervention, l’UCOFI, qui vise à coordonner l’action du GIGN et du RAID dans la phase de préparation opérationnelle. Avec la prochaine parution du SNI, cette unité a vocation à étoffer son champ missionnel, je pense notamment au travail relatif aux vérifications capacitaires des forces. Elle n’est en revanche pas destinée à prendre le commandement des opérations.

M. François Lamy. Les difficultés pour mettre en place le commandement unique en conservant les spécificités de chacun ne sont tout de même pas insurmontables.

Général d’armée Denis Favier. Nous pouvons nous en sortir, dans le respect de chacune des deux maisons, en respectant les équilibres et en préservant l’efficacité, si nous affirmons très clairement et consolidons les notions « menant » et « concourant ». Elles existent et elles fonctionnent bien dans les armées : une force mène et d’autres apportent le concours de leurs capacités. On peut construire quelque chose de solide pourvu que l’on pousse au plus loin l’idée d’accepter les capacités des autres : il ne faut pas avoir peur de les requérir. Votre commission d’enquête doit permettre de promouvoir cette notion aujourd’hui essentielle. Il faut évidemment vérifier la nature exacte des capacités déclarées détenues : ce point est pour moi primordial.

M. le président Georges Fenech. Vous n’êtes pas favorable à la « fusion-acquisition » que préconisent certains ?

Général d’armée Denis Favier. Nous n’évoquons actuellement que 3 % du travail des unités en question. Pour les 97 % qui restent, le travail s’effectue dans la zone de compétence avec l’arrestation d’individus recherchés dans le cadre d’enquêtes judiciaires, la neutralisation de forcenés…

Pour le haut du spectre, les choses sont évidemment extrêmement complexes. Prenons l’exemple de l’avion : depuis 1994, on ne passe plus par la porte pour entrer dans un avion, il faut être capable d’y pénétrer autrement. Le GIGN dispose de cette expertise – ce qui signifie qu’il peut aussi pénétrer dans un bateau, un train, un métro, un tramway ou des bâtiments de grande hauteur. S’il y a une situation de prise d’otages à La Défense, il faut être en mesure de prendre pied sur le sommet d’une tour et de descendre étage par étage, en faisant des trous à l’explosif dans les plafonds sans dommages collatéraux. Ce sont ces capacités que la gendarmerie apporte dans le pot commun. Il ne s’agit pas de partager les capacités, mais de les mettre à disposition.

M. Olivier Marleix. Vous avez décrit une excellente coordination des forces le 7 janvier. Les choses paraissent moins claires s’agissant du 13 novembre : une salle de commandement à la préfecture de police aurait pris la décision d’engager le BRI au Bataclan ; la cellule de crise de Beauvau fonctionnait également ; on sait qu’au Stade de France, un PC sécurité a accueilli un moment le Président de la République et le ministre de l’intérieur. Où était le commandement ce soir-là ?

Général d’armée Denis Favier. Nous parlons de crises différentes, à la fois en termes d’espace géographique et en termes de temporalité. La crise du 13 novembre est subite et violente. Elle produit un effet de sidération et se déroule dans un temps bref. La crise du mois de janvier a duré plusieurs jours. Autant nous parvenons à structurer très fortement notre action sur la durée en janvier afin de bâtir une véritable manœuvre avec des recherches opérationnelles, autant, au mois de novembre, il nous faut instantanément construire une manœuvre de circonstance pour reprendre l’ascendant. C’est beaucoup plus difficile. Tout se passe en trois heures, ce qui exige une réaction immédiate. Dans cette cinétique, la planification des opérations est très difficile. Cette réflexion est bien évidemment intégrée dans les travaux en cours relatifs au schéma national d’intervention.

M. Pierre Lellouche. Sauf que les terroristes parviennent à sortir de la ville et à se cacher – c’est invraisemblable ! – dans des fourrés à Aubervilliers. Cette période où les choses traînent en longueur me soucie, car même une équipe de deuxième sinon de troisième division, qui n’a pas prévu son repli, réussit à quitter le pays, et nous ne sommes pas parvenus à trouver les têtes de réseaux. La dernière partie des opérations n’est pas brillante !

Général d’armée Denis Favier. Le retour d’expérience montre très nettement qu’il nous faut bâtir, pour des circonstances similaires, un plan Épervier national afin de tenir les axes et les points de passage obligé. Nous travaillons à l’élaboration de ce plan d’urgence de contrôle des flux dont les premières composantes seront opérationnelles pour l’Euro 2016.

M. Pierre Lellouche. Il est aberrant que l’on puisse sortir de Paris comme cela ! Ce serait impensable à Boston, à Washington, à Tel Aviv ou à Londres ! Il y a la vidéo et de nombreux autres outils.

Général d’armée Denis Favier. Nous devons renforcer notre manœuvre de contrôle des flux d’entrée et de sortie du pays. Le terrorisme vient de Belgique vers Paris : il nous faut tenir les barrières de péage, les gares, les aérogares. J’estime qu’à partir du moment où il n’y a plus vraiment de contrôles des phénomènes migratoires aux frontières nationales, il faut que nous soyons davantage actifs en matière de contrôle des flux.

Dans une logique d’engagement des armées sur le territoire national, on ne peut pas raisonner seulement en termes d’effectifs – ceux de Sentinelle venant renforcer le dispositif Vigipirate. Il faut raisonner en termes de missions nouvelles au regard du contexte. Une mission de contrôle des flux entrants et sortants, menée conjointement entre la police, la gendarmerie et l’armée, aurait vraiment du sens. Elle rassurerait nos concitoyens et elle serait efficace. C’est dans cet esprit que nous conduisons une expérimentation dans le département de l’Isère au cours de la deuxième quinzaine d’avril.

M. le président Georges Fenech. Les familles des victimes et les blessés survivants s’interrogent sur le délai qui s’est écoulé entre les premiers coups de feu au Bataclan, à 21 heures 48, et l’assaut de la BRI à 0 heure 18. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Général d’armée Denis Favier. Il est difficile pour moi de prendre position, car je n’étais pas sur place ; je ne suis donc pas en mesure de porter une appréciation sur ce sujet. L’engagement courageux du commissaire de la BAC a constitué, à mon avis, l’élément déterminant pour mettre un premier coup d’arrêt à la tuerie.

M. Pierre Lellouche. Vous avez suffisamment d’expérience pour savoir que des blessés par kalachnikov qui restent une heure sans être secourus sont condamnés.

M. le rapporteur. Il y a eu des évacuations pendant les opérations.

Général d’armée Denis Favier. Certains blessés ont pu être évacués, mais pas tous. Pour être constructif, les unités qui s’engagent doivent être en mesure de travailler très rapidement en contre-terrorisme mais également en secours au combat. Il faut notamment qu’elles puissent poser des garrots.

M. François Lamy. Le GIGN aurait-il agi de manière différente au Bataclan ? Des précautions ont manifestement été prises avant l’intervention – le ministre nous disait hier que l’on s’était demandé si la salle était minée –, ce qui a fait perdre beaucoup de temps. Le GIGN aurait-il pris les mêmes précautions ou serait-il intervenu d’entrée de jeu ?

Général d’armée Denis Favier. Pendant des années, nous avons travaillé au GIGN sur l’idée qu’une fois sur les lieux, il nous fallait d’abord observer, négocier, prendre un contact. Des générations de personnels ont été formées sur ce modèle, mais, aujourd’hui, nous en changeons. Le schéma d’intervention est de nature totalement différent : nous devons désormais être capables d’engager le feu très vite et puissamment. C’est sur ce modèle que nous travaillons.

M. le président Georges Fenech. S’il y avait un nouveau Bataclan, ferait-on la même chose ?

Général d’armée Denis Favier. Depuis le 14 novembre, nous avons constitué des équipes capables d’apporter une aide significative en tout point de Paris. On engagerait des équipes au fur et à mesure de la montée en puissance de l’alerte. Les gendarmes sont logés, par nécessité absolue de service, à proximité de la caserne de Satory. Ils sont donc prêts à faire mouvement, équipés, armés et briefés, dans des délais très rapides. Vingt minutes plus tard, ils peuvent se trouver sur n’importe quel site parisien. Ces équipes sont aujourd’hui très mobiles : elles se déplacent en structure légère avec un seul véhicule. Elles disposent de l’armement nécessaire, et elles sont composées d’individus maîtrisant les capacités rares que j’évoquais.

M. le président Georges Fenech. Elles entrent dans n’importe quel lieu sans procéder à une sécurisation préalable ? Vous appliquez un protocole différent.

Colonel Hubert Bonneau. Je ne sais pas si nous aurions fait mieux que la BAC-BRI, nous n’étions pas sur place. Il est difficile pour un opérationnel qui n’était pas engagé de poser un diagnostic. Ce que je peux dire, c’est que, aujourd’hui, le GIGN s’engage sur des modes d’opération dits plans d’assaut immédiat. Nous quittons notre base au maximum trente minutes après l’alerte en force constituée du GIGN, avec cinq équipes autonomes de cinq. L’alerte du GIGN, c’est donc vingt-cinq hommes capables de s’engager au complet en moins de trente minutes au départ de Satory.

Les cinq équipes autonomes maîtrisent des capacités rares en termes de contre-terrorisme. D’abord, elles arrivent en véhicules blindés et équipées de protections robustes. Ces trois dernières années, nous avons totalement revu les équipements pour assurer la protection balistique des hommes. Ensuite, les équipes disposent d’une puissance de feu qui leur donne la capacité d’entrer partout, de s’affranchir de tout obstacle, notamment grâce à la maîtrise des explosifs, pour créer de la fulgurance.

Ces capacités sont autonomisées autour d’une équipe à cinq qui peut être projetée partout dans Paris. Si le besoin s’en fait sentir, un dispositif à cinq équipes peut être éclaté puis complété immédiatement par une deuxième alerte à moins de deux heures.

M. le président Georges Fenech. La commission d’enquête serait intéressée de voir la démonstration de ce que vous décrivez.

Vous êtes les seuls à pouvoir agir ainsi. Si un nouveau Bataclan se produisait demain, vous laisserait-on à nouveau dans une caserne ou vous donnerait-on l’ordre de prendre la direction des opérations ? Laissera-t-on la BRI traiter un nouveau Bataclan ou fera-t-on appel à des unités d’élite comme la vôtre ?

Général d’armée Denis Favier. Ce serait mon rôle, en tant que directeur général, de faire valoir, en cellule de crise, nos capacités, qui sont connues de l’autorité ministérielle, et d’expliquer la plus-value que le GIGN pourrait apporter. Au regard des enseignements que nous tirons tous des événements du mois de novembre, cette posture s’avère nécessaire. Nous en avons beaucoup parlé avec le ministre. Il nous a demandé de nous mettre en place dans Paris durant les fêtes de fin d’année parce qu’il avait bien compris la nécessité de faire appel à nos capacités.

C’est dans cet esprit qu’est conçu le schéma national d’intervention qui sera très prochainement présenté par le ministre de l’Intérieur.

M. Georges Fenech. Ces dernières paroles nous rassurent. Messieurs, nous vous remercions pour l’ensemble de vos propos.

La commission procède à l’audition, à huis clos, de M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de l'antiterrorisme à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), de M. Franck Douchy, directeur régional de la police judiciaire de Versailles, et de M. Frédéric Doidy, chef de l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO) et chef des brigades de recherche et d'intervention nationales (BRI).

M. le président Georges Fenech. Nous vous remercions, messieurs, d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission, dont les travaux consistent à enquêter sur les moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Avec le ministre de l’intérieur, que nous avons entendu lundi, puis les responsables du RAID et de la Gendarmerie, que vous venons d’auditionner, nous avons commencé d’aborder les questions relatives à la conduite des opérations, à l’intervention des forces de l’ordre et aux moyens qui sont mis à leur disposition. Nous poursuivons nos travaux avec vous, qui dirigez les services de police sollicités lors des attentats de janvier et de novembre 2015.

Vous dirigez, monsieur Chadrys, le service dédié aux saisines du Parquet et des magistrats instructeurs en matière de terrorisme. Votre service, monsieur Douchy, a directement participé aux constatations et aux enquêtes conduites lors des deux séries d’attentats en complément de la direction régionale de la police judiciaire de Paris et de la SDAT, en particulier à la traque des frères Kouachi. Enfin, monsieur Doidy, vous avez piloté l’action de la BRI nationale et de différentes BRI territoriales suite aux deux séries d’attentats, notamment – là encore – lors de la traque des frères Kouachi.

Compte tenu de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous fournir, cette audition se déroule à huis clos et n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée nationale. Néanmoins, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 14 novembre 1958, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que le compte rendu de l’audition vous sera préalablement transmis afin de recueillir vos observations, lesquelles seront soumises à la Commission qui pourra décider d’en faire état dans son rapport. Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénale – un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende – toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission fait état de l’information en question.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance précitée, je vous demande de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite.

MM. Philippe Chadrys, Franck Douchy et Frédéric Doidy prêtent successivement serment.

M. le président Georges Fenech. Je vous donne maintenant la parole pour nous exposer votre rôle à l’occasion des attentats de janvier, puis nous reviendrons sur ceux de novembre.

M. Philippe Chadrys, sous-directeur, sous-direction antiterroriste (SDAT). La sous-direction antiterroriste, que je dirige, est un service à compétence nationale et constitue l’une des cinq sous-directions de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), chargée d’enquêter sur les affaires de terrorisme. Compte tenu de l’affaiblissement des organisations de terroristes séparatistes basques et corses, il va de soi que, depuis quelques années, notamment depuis l’affaire Merah en 2012, nous nous sommes réorganisés de manière à adopter une configuration nous permettant de lutter contre le terrorisme d’inspiration djihadiste. Au 1er janvier 2015, l’effectif de la SDAT comptait 121 personnes, dont 97 agents actifs ; deux plans de renfort porteront son effectif théorique à plus de 220 agents d’ici la fin de l’année civile, et à 240 en 2017. Autrement dit, nos moyens, renforcés dès 2015, ont connu une nette montée en puissance.

En dehors des enquêtes qu’elle diligente seule ou en co-saisine avec d’autres services comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la section antiterroriste (SAT) de la préfecture de police de Paris, la SDAT s’appuie également sur le maillage territorial de la DCPJ via les directions régionales de la police judiciaire (DRPJ) et les services régionaux de police judiciaire (SRPJ), de sorte qu’elle bénéficie de relais sur tout le territoire national pour traiter les affaires dont elle est saisie, qu’il s’agisse d’affaires qu’elle traite sous l’égide de magistrats antiterroristes ou d’affaires dites périphériques – qui ne sont pas forcément de nature terroriste, mais qui nous donnent en amont un aperçu de ce qui est fait sur l’ensemble du territoire avant une éventuelle saisine de la section antiterroriste du parquet de Paris. Au quotidien comme en cas de crise, nous nous appuyons également sur les autres sous-directions de la police judiciaire : la sous-direction de la police technique et scientifique, bien entendu, mais aussi la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière – en particulier l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) pour tout ce qui concerne le financement du terrorisme et l’OCLCO et les BRI nationales – ainsi que sur la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité, nouvellement créée.

La SDAT est saisie d’un certain nombre d’affaires de terrorisme d’inspiration djihadiste de plus en plus importantes. Outre les enquêtes qu’elle diligente au quotidien, elle est impliquée en cas d’attentat majeur, 2015 ayant hélas été une année noire pour nous puisque nous avons dû traverser deux crises importantes, en janvier et en novembre.

Surtout, la SDAT est chargée de déployer le dispositif « Attentat » à l’échelle nationale. Créé en 2005 après les attentats de Londres et Madrid, ce dispositif est destiné à faire face à un événement majeur ou à des attentats commis sur plusieurs sites, comme ce fut le cas en janvier puis en novembre. Il a évolué depuis sa création et a été peaufiné chaque année, au fil d’exercices réguliers. Il a été déployé pour la première fois en conditions réelles lors des attentats de janvier 2015. Il permet de coordonner et de piloter l’ensemble des forces de la DCPJ qui sont impliquées lors d’un attentat majeur. Il se décline à plusieurs niveaux : au niveau central, un poste de commandement (PC) national de crise est mis en place dans les locaux de la SDAT et comprend plusieurs pôles visant à restructurer les effectifs pour faire face à la crise. Le pôle « Enquêtes » se charge de toutes les investigations relatives à l’attentat commis. Le pôle « Renseignement » est chargé de recueillir l’intégralité des renseignements qui parviennent aux services de police. Enfin, un pôle « Relations internationales » est créé car, comme l’ont montré les attentats de novembre, cette dimension prend une importance croissante.

Ce PC de crise national se décline dans chaque service territorial de la police judiciaire, puisque les sous-directions de la DCPJ ainsi que ses directions interrégionales et régionales se dotent de PC similaires comprenant les mêmes pôles – hormis le pôle « Relations internationales », qui relève du seul échelon central.

Enfin, des PC sont créés sur les scènes de crime pour gérer les constatations, les témoignages et les enquêtes de voisinage.

Le dispositif « Attentat » s’appuie principalement sur deux outils dédiés : une ligne verte, tout d’abord, permet de recueillir les innombrables appels parvenant aux centres de crise. Entre janvier et novembre, un numéro court – le 197 – a été adopté et diffusé par voie de presse ; il a permis de recevoir de nombreux appels. D’autre part, lorsque le dispositif « Attentat » est activé, nous armons une salle de crise dans les locaux de la sous-direction de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière, à Nanterre, ainsi qu’une salle de crise à la préfecture de police de Paris en cas d’attentat commis à Paris, comme ce fut le cas en janvier et en novembre. Des opérateurs sont chargés vingt-quatre heures sur vingt-quatre de réceptionner les appels, qui sont basculés vers le PC de crise de la SDAT afin d’être traité par un outil appelé AMCA, c’est-à-dire « application main courante attentat », qui permet de traiter l’information et de la ventiler dans l’ensemble des services de police judiciaire saisis. Ainsi, lorsque des informations nécessitent des investigations en tous points du territoire, des agents de la SDAT sont spécialement chargés de les analyser, puis remplissent une fiche et la transmettent au service concerné pour qu’elle soit traitée. C’est un mécanisme important, car le volume d’appels est considérable. Pour information, entre le 7 et le 16 janvier 2015, la ligne verte a reçu 5 911 appels, qui ont donné lieu à la création de 1 600 fiches – et à autant de vérifications. Les attentats du 13 novembre 2015, quant à eux, ont suscité 17 497 appels et 8 000 fiches ont été constituées, les services centraux et territoriaux devant conduire les vérifications correspondantes.

Les investigations commencent dès l’activation du dispositif « Attentat ». Lors des attentats de janvier 2015, trois services ont été saisis : la sous-direction antiterroriste de la DCPJ, la préfecture de police de Paris et la DGSI. La direction de l’enquête a été confiée à la préfecture de police par le procureur de Paris. Précisons qu’en cas d’attentat majeur la saisine de la DCPJ est demandée – et naturellement obtenue – afin que l’ensemble de ses services territoriaux, qu’ils se trouvent à Lille, Bordeaux ou Marseille, puissent agir dans ce cadre. En janvier, les trois services saisis se sont donc répartis les investigations à diligenter : la préfecture de police de Paris a effectué les constatations sur la scène de crime dans les locaux de Charlie Hebdo, ainsi que tous les actes découlant de la commission d’un attentat – exploitation des vidéos et recueil de témoignages. La SDAT a été plus spécialement chargée des investigations relatives aux frères Kouachi, dont la fuite a très vite débordé les limites de la région parisienne. Il a fallu agir dans les départements de l’Oise et de l’Aisne, la SDAT s’appuyant pour ce faire sur les services régionaux, en particulier la direction interrégionale de police judiciaire (DIPJ) de Lille. Lorsque les frères Kouachi ont été identifiés, l’enquête sur leurs proches a été répartie entre la préfecture de police et la DCPJ, laquelle a conduit les investigations et perquisitions à Reims et à Charleville-Mézières : très vite, huit interpellations ont eu lieu, et autant de perquisitions. Les constatations effectuées à la station-service de Villers-Cotterêts, qui avait été attaquée par les frères Kouachi, ont été traitées de la même manière, ainsi que celles qui ont été faites dans l’Oise, à l’endroit où ils ont abandonné leur véhicule et en ont braqué un autre avant de se réfugier dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële. Lorsque les frères Kouachi ont été neutralisés, les constatations ont été faites par la police judiciaire de Versailles avec l’appui de la sous-direction de la police technique et scientifique. En revanche, c’est la préfecture de police de Paris qui s’est chargée des constatations faisant suite à l’assaut donné au magasin Hypercacher. La DGSI, enfin, a été chargée du volet concernant les relations internationales et du récolement des informations, et a également traité le départ d’Hayat Boumeddiene via l’Espagne.

Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient connus des services antiterroristes, notamment de la SDAT, puisque Chérif Kouachi et Coulibaly avaient été interpellés en 2010 dans le cadre d’un projet d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. Nous avons également été chargés de dresser les procès-verbaux d’environnement de chacun de ces individus. Au cours de la période de flagrance, quatre cents témoins ont été entendus par les différents services intervenants, 81 écoutes téléphoniques ont été mises en place et 31 personnes placées en garde à vue.

En clair, nous avons traité une énorme quantité d’appels et de renseignements, la ligne verte nous ayant permis – comme lors des attentats du 13 novembre – de localiser l’appartement conspiratif, en l’occurrence celui d’Amedy Coulibaly à Gentilly. Au terme de la période de flagrant délit, 3 500 procès-verbaux ont été rédigés – soit un volume considérable – et plus de 2 000 scellés ont été constitués ; cela représente une masse de travail phénoménale. Cette période de flagrance s’est achevée par le démantèlement de la cellule de soutien logistique à Coulibaly et des arrestations dans l’Essonne, avec l’appui du RAID ainsi que de la BRI nationale et des autres BRI impliquées sur le terrain dans la gestion de ces objectifs. Tel est le tableau rapide de l’organisation mise en place pour faire face à ces attentats majeurs.

M. Frédéric Doidy, chef de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO) et des brigades de recherche et d’intervention (BRI) nationales. L’OCLCO a pour mission de lutter contre les formes d’actions criminelles les plus violentes qui sont commises au préjudice des personnes et des biens, de réprimer certains trafics qui concourent au développement du crime organisé, notamment les trafics d’armes et de véhicules volés, et de rechercher et arrêter certains malfaiteurs en fuite ou évadés. Pour ce faire, l’OCLCO et, le cas échéant, d’autres services centraux ou territoriaux de la DCPJ s’appuient sur un dispositif unique en France : les brigades de recherche et d’intervention de la DCPJ, qui constituent autant d’antennes de l’Office.

Les BRI agissent le plus souvent de leur propre initiative dans le cadre des missions prioritaires de la DCPJ, en particulier la lutte contre toutes les formes de criminalité organisée. Ces compétences leur permettent de faire preuve d’une grande efficacité lors des surveillances, des filatures et des interpellations, sur la voie publique ou en milieu clos, de malfaiteurs présentant une certaine dangerosité. Ce dispositif national se compose de 331 fonctionnaires de police recrutés au terme d’épreuves de sélection drastiques portant sur leurs aptitudes physiques, psychologiques et professionnelles – le taux de réussite à ces épreuves de sélection, organisées une à deux fois par an, ne dépasse pas 30 %. Les policiers des BRI suivent un entraînement soutenu et adapté aux situations les plus délicates, après avoir accompli un stage d’intégration d’une durée de deux semaines qui vaut socle commun de formation à toutes les techniques d’interpellation sur la voie publique, de filature et de maniement des armes.

Placées sous un commandement unique, les BRI peuvent être mobilisées très rapidement en cas d’événement majeur comme une tuerie de masse ou une prise d’otages multiple. Aujourd’hui, treize brigades de recherche et d’intervention sont réparties sur l’ensemble du territoire national : à Lille, Strasbourg, Lyon, Nice, Marseille, Montpellier, Toulouse, Nantes, Rouen, Versailles, Orléans, ainsi qu’à Bordeaux et Ajaccio, ces deux dernières BRI disposant respectivement d’une antenne à Bayonne et à Bastia.

Ces BRI sont placées pour emploi auprès des directeurs régionaux ou interrégionaux de la police judiciaire et sous l’autorité fonctionnelle du chef de l’OCLCO. À Nanterre, le chef de la brigade de recherche et d’intervention nationale, qui est placée sous mon autorité directe, est chargé de diriger l’action des différentes BRI lors du déploiement de dispositifs opérationnels d’envergure comme en cas d’opérations de type go fast ou d’attaques de centres-forts. Ce maillage territorial propre à la DCPJ date de la création, dès 1976, de la première BRI à Lyon, cette structure ayant été depuis reproduite sur l’ensemble du territoire. Les BRI sont composées d’effectifs et dotées de matériels qui leur permettent de lutter au quotidien contre toutes les formes de délinquance organisée, en particulier le trafic de stupéfiants, les extorsions de fonds, les vols à main armée, les séquestrations ou encore les enlèvements avec demande de rançon. Elles procèdent chaque année à l’interpellation de plusieurs centaines d’individus, que ce soit de leur propre initiative ou en soutien des services centraux ou territoriaux de la police judiciaire. En 2015, 688 malfaiteurs ont été interpellés par les différentes BRI de la DCPJ, dont 51 étaient impliqués à divers titres dans des affaires d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste – qu’il s’agisse de terrorisme séparatiste basque ou corse ou de terrorisme international en lien, notamment, avec l’islam radical.

Les BRI font désormais partie intégrante du dispositif national de lutte contre le terrorisme et possèdent une compétence avérée et reconnue de longue date en la matière, en particulier grâce à la participation des BRI de Bayonne et de Toulouse à la lutte contre l’ETA, et de celles d’Ajaccio, de Bastia, de Nice et de Marseille à la lutte contre les groupes nationalistes corses. En 2014, un dialogue engagé en collaboration étroite avec le RAID a abouti à la création du protocole FELIN, qui permet de mobiliser les BRI en cas d’attentat ou de prise d’otages multiple dans le cadre d’une bulle tactique d’intervention associant le RAID, les brigades de recherche et d’intervention de la DCPJ et la direction centrale des CRS. Les BRI sont alors chargées de la sécurisation rapprochée du site d’intervention du RAID, de l’exfiltration des suspects après leur neutralisation par le RAID, de l’évacuation des blessés et de la mise en sécurité des otages et des victimes ; les CRS se chargent de l’étanchéité extérieure de l’ensemble du dispositif. Les compétences des uns et des autres sont clairement définies et réparties en trois zones concentriques attribuées aux trois services impliqués. C’est dans le cadre de ce protocole que, lors des attentats de janvier et de novembre 2015, plusieurs unités placées sous mon autorité, j’étais alors chef de la BRI nationale, ont été intégrées aux nombreux dispositifs de surveillance et d’interpellation en soutien de la SDAT et du RAID. Ce fut le cas le 9 janvier 2015, lors de la neutralisation d’Amedy Coulibaly à la Porte de Vincennes, à Paris, le 16 janvier lors de l’arrestation de son complice à Fleury-Mérogis, ou encore le 18 novembre à Saint-Denis.

J’en viens aux circonstances précises de l’intervention des BRI de la DCPJ suite aux attentats contre Charlie Hebdo. Le jour même de l’attentat, alors que les premières pistes étaient révélées concernant les frères Kouachi et que des opérations devaient être envisagées à Reims, les différentes BRI de la DCPJ mobilisées – en particulier la BRI nationale, composée d’une trentaine d’agents basés à Nanterre, et la BRI de Versailles, la plus proche du lieu de l’attentat, composée d’un nombre équivalent d’agents – ont été mises en alerte dès midi. Le RAID ayant eu pour mission de se transporter vers Reims et Charleville-Mézières, le directeur central de la police judiciaire (DCPJ) a activé le protocole FELIN en attribuant clairement aux différentes BRI la mission d’agir en soutien des opérations d’interpellation que le RAID aurait à conduire concernant les frères Kouachi ou au domicile de certains de leurs proches dans les deux villes précitées. Pour ce faire, j’ai très vite décidé de solliciter l’appui complémentaire des BRI de Lille et de Strasbourg, les plus proches du lieu d’opération. Le soir même, pas moins d’une centaine d’enquêteurs de ces BRI ont été mobilisés en appui à Reims pour veiller à l’étanchéité du dispositif et récupérer les victimes le cas échéant, voire les malfaiteurs en cas d’interpellation – ce qui ne fut pas le cas.

Suite à ces opérations conduites le soir même de l’attentat contre Charlie Hebdo, plusieurs groupes opérationnels des différentes BRI mobilisées ont été laissés sur place à Reims et Charleville-Mézières, car certains membres de l’entourage des frères Kouachi, ciblés mais absents de leur domicile, n’avaient pas été interpellés. Les groupes restés sur place pouvaient ainsi apporter leur soutien aux autres opérations du RAID qui auraient éventuellement à être planifiées en urgence, en exerçant les mêmes missions d’étanchéisation du dispositif et, le cas échéant, de récupération des victimes ou des blessés. Je rappelle que la mission première des BRI de la DCPJ est une mission de filature et de surveillance en tenue civile de malfaiteurs aguerris qu’il faut souvent interpeller sur la voie publique. En janvier, néanmoins, alors que des opérations étaient encore en cours à Reims et à Charleville-Mézières, une réserve de fonctionnaires de BRI a été laissée sur place en appui à la SDAT pour surveiller les domiciles susceptibles d’être utilisés ou fréquentés par des membres de la famille Kouachi, voire par les fugitifs eux-mêmes.

La SDAT a alors identifié à Villers-Cotterêts une autre piste qui méritait d’être exploitée. Dès le lendemain, des agents de la BRI nationale qui n’avaient pas été déployés à Reims et Charleville-Mézières ont commencé à assurer la surveillance permanente de différentes adresses dans la commune de Villers-Cotterêts, avec l’appui d’agents des BRI de Versailles et de Lille. Les BRI de la DCPJ n’avaient pas participé aux opérations de ratissage conduites par le RAID, la BRI de la préfecture de police et le GIGN dans le secteur de Villers-Cotterêts ; elles n’accomplissaient que des missions très discrètes de surveillance, de filature et d’observation en civil afin d’interpeller les fuyards et d’éviter un surattentat ou la commission d’autres actes criminels. La présence des frères Kouachi était peu à peu ciblée à Dammartin, puis la prise d’otages fut avérée dans l’imprimerie ; j’ai donc modifié le dispositif relevant de ma compétence en demandant à l’intégralité des fonctionnaires de BRI déployés à Villers-Cotterêts d’abandonner leurs postes de surveillance pour gagner Dammartin, et j’ai pris la direction des effectifs de la BRI nationale et de la BRI de Versailles pour me mettre sur place à la disposition du chef du RAID dans le cadre du protocole FELIN déclenché par le DCPJ, alors que le GIGN exerçait le contrôle des opérations à ce stade de la crise.

En début d’après-midi, nous avons été avisés de la prise d’otages qui s’était produite dans le magasin Hypercacher de la Porte de Vincennes. En accord avec ma direction, j’ai alors décidé de maintenir une partie du dispositif à Dammartin-en-Goële en appui aux unités du RAID présentes sur place – et dans l’éventualité de l’assaut qu’elles auraient pu avoir à donner elles-mêmes ou lors duquel elles auraient eu à soutenir le GIGN. J’ai ensuite rassemblée environ 25 fonctionnaires de police et nous nous sommes transportés rapidement vers la Porte de Vincennes, où nous avons dressé un PC à proximité immédiate du magasin. Il va de soi que, dans ce type d’opérations, les enquêteurs de la BRI sont équipés d’une protection balistique maximale et d’un armement ad hoc tout en conservant la souplesse nécessaire pour pouvoir se projeter rapidement. Je me suis alors placé à la disposition du chef du RAID. Les missions de chacun étaient clairement définies en vue de l’assaut qui serait donné sur le magasin dans les heures suivantes. Lors de l’assaut, nous nous sommes placés en soutien des colonnes du RAID. La mission qui nous avait été confiée – et que nous avons exécutée – consistait à récupérer les otages et à veiller dans la mesure du possible à ce qu’aucun terroriste ou complice ne se soit dissimulé parmi eux. Une fois l’assaut terminé et les premiers otages libérés, nous les avons récupérés puis accompagnés, en sécurité et sous protection balistique majeure, à une centaine de mètres de l’établissement, au poste médical avancé, ou un premier tri devait être effectué entre ceux qui, blessés, devaient être conduits en urgence dans le secteur hospitalier, et ceux qui, choqués, devaient être examinés sur place par les médecins et services de secours tels que le SAMU et la Croix-Rouge. Nous avions également pour mission de récupérer certains fonctionnaires de police du RAID blessés lors de l’assaut et, toujours sous protection balistique, de les mener au poste médical avancé.

C’est là que s’est arrêtée ma mission concernant la prise d’otages au magasin Hypercacher. Dès le lundi 12 janvier, néanmoins, la SDAT a confié aux BRI une mission concernant le soutien logistique apporté à Coulibaly dans l’Essonne, notamment à Fleury-Mérogis. Ce jour-là, outre les unités mobilisées les jours précédents – la BRI nationale et la BRI de Versailles – avaient été mises sous alerte les BRI les plus proches, c’est-à-dire celles de Rouen et d’Orléans ; nous avons été chargés d’effectuer vingt-quatre heures sur vingt-quatre la surveillance de tout ou partie des soutiens logistiques de Coulibaly jusqu’à leur interpellation par le RAID dans la nuit du jeudi 15 au vendredi 16 janvier. À cette occasion et toujours dans le cadre du dispositif FELIN, nous avons conduit les colonnes d’assaut du RAID au plus près du lieu d’interpellation et nous sommes mis à disposition pour récupérer d’éventuels blessés et otages et assurer la sécurité arrière des opérations du RAID.

Telles furent les missions confiées aux différentes BRI de la DCPJ et la chronologie des opérations qu’elles ont conduites lors des attentats de janvier. Une centaine d’agents ont été mobilisés du 7 au 16 janvier, dès le début des événements et sur plusieurs sites : à Reims, à Charleville-Mézières, à Villers-Cotterêts, à Dammartin-en-Goële puis à la Porte de Vincennes et, enfin, dans l’Essonne.

M. Franck Douchy, directeur régional de la police judiciaire de Versailles. La direction régionale que je dirige participe du maillage territorial de la DCPJ. Comme mes homologues basés à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rennes, Lille, Strasbourg ou Dijon, je suis chargé d’un territoire particulier – même si cette notion peut sembler paradoxale face à une criminalité organisée dont les auteurs sont des malfaiteurs qui se déplacent sur l’ensemble du territoire national. Il nous est en effet nécessaire de sectoriser notre action. Dans le secteur placé sous mon autorité, je dirige un service comprenant environ 420 personnes, qui sont à la fois des enquêteurs traditionnels mais aussi des spécialistes financiers ou criminels capables de réaliser des opérations de constatation très précises sur des scènes particulières. Je dirige également une BRI dans le cadre du dispositif que vous a présenté M. Doidy. En clair, ma direction est autonome et en mesure de traiter tous types d’affaires.

Pour chacun des champs thématiques dans lesquels nous intervenons, nous dépendons naturellement de nos responsables nationaux représentés dans les offices ou, en matière de terrorisme, de la SDAT. Autrement dit, nous représentons dans chacun de ces domaines une antenne de la direction centrale. Pour information, j’occupais moi-même les fonctions de M. Doidy à la DCPJ avant d’aller à Versailles. De fait, nous nous connaissons tous, travaillons ensemble depuis de nombreuses années et, surtout, dépendons du même chef. C’est important car, en matière de terrorisme plus encore qu’ailleurs, les logiques d’action sont nationales, voire transnationales, et la complexité de l’organisation policière – qu’illustre l’abondance des acronymes que nous utilisons – s’oppose à l’extrême mobilité des malfaiteurs que nous devons neutraliser. C’est ainsi, toutefois, et nous devons nous y adapter ; c’est d’autant plus aisé lorsque les responsables en poste se connaissent bien.

Nous avons été très rapidement alertés des attentats du mois de janvier, même s’ils se sont pour l’essentiel déroulés à Paris. D’un point de vue strictement judiciaire, nous n’avons donc pas été sollicités immédiatement ni au cours des deux premiers jours. En revanche, la DCPJ a d’emblée sensibilisé ses effectifs, en particulier ceux de la DRPJ de Versailles, assez particulière puisqu’elle est compétente dans les quatre départements de la grande couronne francilienne – Val-d’Oise, Yvelines, Essonne et Seine-et-Marne. Autrement dit, elle a été plus que les autres directions territoriales concernée par les deux séquences d’attentats sur lesquelles votre commission enquête. Cependant, au milieu de ce dispositif se trouve la préfecture de police de Paris. Sur cette plaque francilienne, qui constitue une sorte de continuum criminel, se superposent donc deux directions territoriales qui n’ont ni le même directeur général – sauf à remonter jusqu’au ministre de l’intérieur – ni les mêmes modes de fonctionnement. Il faut là aussi articuler ces différents services entre eux. Quant à moi, je place le cas échéant les effectifs de la BRI de Versailles à la disposition de la SDAT afin que son chef puisse en coordonner l’utilisation avec les autres effectifs de BRI qu’il juge utile de mobiliser.

Les frères Kouachi et Coulibaly ont été rapidement identifiés et ont pris la fuite. Les zones du Grand Est parisien, jusqu’à Reims, ont été désignées comme possibles zones d’accueil ; tout un ensemble de forces y a donc été déployé. Ajoutons à la complexité du dispositif le fait que certaines de ces zones sont du ressort géographique et juridique de la gendarmerie, ce qui explique la participation de gendarmes dans la conduite des enquêtes. En réalité, la piste ouverte à Reims et à Charleville-Mézières n’a donné lieu à aucune interpellation et, à mesure que les malfaiteurs étaient ciblés avec plus de précision, le dispositif a été réorienté vers la région parisienne, plus précisément en Seine-et-Marne – laquelle relève de ma juridiction. La présence des frères Kouachi fut confirmée à Dammartin-en-Goële, qui se trouve au nord du département. Il va de soi que les chefs des différentes DRPJ avaient été avisés du développement de l’enquête par le système d’information de la direction centrale – dans ce type d’affaires, en effet, il est essentiel de disposer de forces à la fois réactives et proactives qui soient capables d’anticiper la mise en place de dispositifs de surveillance et de filature, mais aussi des axes d’enquête. Dès le début de l’affaire, l’application main courante attentat (AMCA) fut déclenchée afin d’exploiter tous les éléments transmis par les citoyens concernés de près ou de loin via la ligne téléphonique dédiée en vue des auditions, déplacements et vérifications à effectuer dans le cadre de l’investigation. Or, ces éléments relèvent aussi des services territoriaux en fonction du lieu de domiciliation des victimes et témoins.

J’ai donc été alerté par ma direction, dès le matin du vendredi 9 janvier, du déplacement de l’affaire vers la Seine-et-Marne, et j’ai immédiatement anticipé en me rendant dans la zone. Outre son siège à Versailles, notre DRPJ dispose de quatre antennes couvrant l’anneau territorial sur laquelle elle est compétente, à Cergy-Pontoise, Meaux, Melun et Évry. Tôt le matin, j’ai naturellement alerté le chef de l’antenne de Meaux en lui demandant de rassembler tous ses effectifs dans les meilleurs délais, et de se rendre sur-le-champ à Dammartin-en-Goële. Il était important de repérer les lieux dans cette zone très particulière où la route nationale 2 relie Villers-Cotterêts à la région parisienne – une zone industrielle où les opérations de surveillance ne sont pas toujours aisées – et, surtout, de préparer l’accueil de la force de projection du siège, que j’organisais au même moment. C’est en effet au siège que se trouve la brigade criminelle, dont les enquêteurs spécialisés auraient à intervenir en cas d’assaut. Les effectifs locaux se sont donc très rapidement déplacés pour étudier le terrain et trouver une zone permettant de nous accueillir, cependant que les effectifs du siège étaient en route avec la brigade criminelle et le soutien de la police technique et scientifique pour répondre au plus vite aux exigences d’un assaut et de l’enquête subséquente, ainsi qu’à tout autre acte éventuel. Lorsque nous sommes arrivés sur place, en effet, un contact s’était déjà produit entre les malfaiteurs et des forces locales de gendarmerie ; le Parquet nous a immédiatement désignés comme investigateurs pour traiter ces premiers éléments, entendre les militaires impliqués, comprendre ce qui s’était passé et mettre la procédure en musique – tous ces actes aboutissant en effet en cour d’assises où la précision est indispensable.

Les autorités décisionnelles se sont regroupées à Dammartin-en-Goële, dans des locaux municipaux, où je me trouvais en présence du général Favier, du procureur de Paris et de plusieurs de ses substituts, et du directeur de la préfecture de police de Paris. Les instructions pouvaient ainsi être données en parfaite synergie, et j’ai pu au fil de la journée cerner davantage les liens réels qui existaient entre les frères Kouachi et Coulibaly, dont nous n’avions pas a priori compris qu’ils agissaient de manière coordonnée. Nous avons assisté à l’arrivée du GIGN puis du RAID en appui : un assaut se préparait sur place.

Avant même l’assaut dans l’imprimerie, une nouvelle scène de prise d’otages est survenue. Une partie des agents présents à Dammartin ont donc rejoint Paris, les autres demeurant sur place. Il est toujours difficile d’anticiper un « sur-attentat » ou un nouvel acte, et nous avons notamment beaucoup appris en matière de déplacement des effectifs, ce qui nous a permis d’être plus rapides lors des attentats de novembre.

Le GIGN a donné l’assaut dans les locaux de l’imprimerie lorsque les malfaiteurs en sont sortis ; ils ont été rapidement neutralisés. Entre temps, les effectifs de la police technique et scientifique, basés à Lyon, nous avaient rejoints ; notre force d’appoint technique était donc largement suffisante pour effectuer les constatations à l’intérieur et à l’extérieur des locaux de l’imprimerie et pour traiter les corps des deux malfaiteurs. Ces constatations longues et minutieuses nous ont occupés presque toute la nuit, après quoi nous avons rédigé les procès-verbaux. C’est en fin de soirée le dimanche que nous avons remis les résultats complets, propres et définitifs de nos travaux à l’autorité judiciaire. Près de quatre-vingts enquêteurs y ont participé, notamment l’ensemble de la brigade criminelle – soit une trentaine d’enquêteurs. Dans ces enquêtes extrêmement sensibles et complexes, chacun veut s’assurer de n’omettre aucun détail, de ne commettre aucune erreur qui pourrait être fatale à l’enquête. Nous effectuons donc un travail supplémentaire par rapport aux enquêtes du quotidien, ce qui nécessite non seulement d’y consacrer plus de temps, mais de prendre davantage de décisions.

Le dimanche soir à peine passé, commençait dès le lundi la poursuite des complices des trois malfaiteurs neutralisés dans l’Essonne – qui relève de la DRPJ de Versailles – et plus précisément à Fleury-Mérogis, zone ardue que l’on connaît pour son établissement pénitentiaire, mais à proximité de laquelle se trouve également une cité difficile, la Grande-Borne, à Grigny. J’ai naturellement mis la BRI de Versailles à la disposition des effectifs de la SDAT et de la BRI nationale déployés sur place, ce qui était d’autant plus opportun que nous avions précisément été saisis un an auparavant d’une affaire de malfaiteurs dans ce même périmètre. Connaissant bien les lieux, nous avons pu ouvrir la voie et préparer l’accueil de nos collègues de la direction centrale en leur expliquant le contexte. Les opérations de surveillance ont duré plusieurs jours, jusqu’à l’interpellation et l’arrestation de l’ensemble des malfaiteurs suspectés d’avoir apporté leur concours aux actes terroristes de la semaine précédente.

M. Philippe Chadrys. En complément, je précise que les attentats de janvier ont, pendant la période de flagrance, mobilisé environ 550 agents de la DCPJ, des services de police territoriaux, des BRI, de la sous-direction de la police technique et scientifique et, bien entendu, de la SDAT.

M. le président Georges Fenech. Les BRI de Versailles et de Lille ainsi que la BRI nationale ont effectué des opérations de surveillance à Villers-Cotterêts dès la nuit du 7 au 8 janvier. Comment expliquer que les frères Kouachi, qui ont commis un vol à main armée dans cette commune le 8 janvier à 9 heures 20, aient pu échapper vingt-quatre heures supplémentaires à votre surveillance ?

M. Philippe Chadrys. Lorsque les frères Kouachi ont pris la fuite, nous les avons identifiés assez rapidement puisque l’un d’entre eux a laissé sa pièce d’identité dans un véhicule. Nous connaissions l’immatriculation de leur véhicule et, dès leur identification, les dispositifs de surveillance ont été mis en place aux points de chute potentiels, les premiers étant les domiciles de leurs proches à Charleville-Mézières, à Reims et en région parisienne, où des interventions ont eu lieu pour vérifier qu’ils ne s’y étaient pas réfugiés. Les caractéristiques du véhicule ont immédiatement été diffusées sur les ondes radio de tous les véhicules de police et de gendarmerie du pays. Les informations relatives aux frères Kouachi ont fait l’objet d’une diffusion nationale urgente, dite « Sarbacane ». Cela étant, il était extrêmement difficile de les retrouver : les frères Kouachi ont dormi dehors et n’ont pas rejoint l’un des points de chute potentiels que nous pouvions leur connaître. D’autre part, ils ont changé de véhicule après avoir braqué un automobiliste. Autrement dit, ils n’avaient pas selon moi de point de repli préétabli et ont avancé au gré de leur fuite ; peut-être pensaient-ils être neutralisés avant d’atteindre le nord de Paris et, en l’occurrence, Dammartin-en-Goële. Cependant, les données relatives au véhicule et aux individus ont circulé, y compris leurs photographies, qui ont également été diffusées dans la presse.

Dans ce type de situations, comme l’ont de nouveau montré les attentats du 13 novembre, la difficulté tient au volume des renseignements qui nous sont transmis. Chaque information parvenant via la ligne verte est exploitée et vérifiée et, le cas échéant, d’éventuels points de chute sont placés sous surveillance. Hélas, les frères Kouachi ont pu quitter Paris, mais, heureusement, sans faire d’autres victimes dans leur fuite.

M. le président Georges Fenech. Dans quel délai la BRI de Versailles et la BRI nationale ont-elles été informées de l’attentat commis à Charlie Hebdo et de la traque des frères Kouachi ?

M. Frédéric Doidy. Immédiatement, par notre direction et par les médias.

M. le président Georges Fenech. Par les médias ?

M. Frédéric Doidy. La DCPJ a été avisée immédiatement et, comme toute direction centrale hiérarchisée, a informé sur-le-champ ses sous-directions.

M. Philippe Chadrys. Lorsque l’attentat de Charlie Hebdo est survenu, j’ai été avisé sans délai et je me suis rendu sur place immédiatement. Sachant qu’il s’agissait vraisemblablement d’un attentat majeur, la machine s’est tout de suite mise en marche. Lorsque le dispositif « Attentat » est sur le point d’être déclenché, consigne est donnée à tous les effectifs de la DCPJ – y compris dans tous les services territoriaux, et pas seulement parisiens – de rejoindre leurs bases toutes affaires cessantes et d’y attendre les instructions, la direction centrale se chargeant ensuite de répercuter les informations. Celles-ci nous sont donc parvenues très vite : je suis arrivé sur le site de l’attentat à Charlie Hebdo vers midi et le procureur de la République, qui s’y trouvait également, nous a confirmé la saisine de la DCPJ aux côtés de la préfecture de police de Paris. J’en ai immédiatement référé à ma direction, l’information étant répercutée sur-le-champ dans les différents services de police judiciaire. Lorsque le dispositif « Attentat » a été déclenché à 14 heures 35 sur décision du ministre de l’intérieur ou du DGPN, les services étaient donc déjà avisés. S’y ajoute le fait que les informations circulent parfois plus vite encore dans les médias et sur les réseaux sociaux que via les téléphones de notre direction ; quoi qu’il en soit, nous avons été prévenus en temps réel, car il allait de soi que nous faisions face à un attentat majeur.

M. le président Georges Fenech. Avez-vous été en contact avec la BRI de Paris afin de vous tenir informés de leur action au sein de la force d’intervention de la police nationale (FIPN), mise en place dès le 8 janvier ?

M. Frédéric Doidy. La BRI de la préfecture de police ne fait pas partie du dispositif des BRI de la DCPJ. Cette dichotomie se retrouve également entre les unités d’intervention de la préfecture de police de Paris et celles de la DCPJ, qui n’ont pas les mêmes missions. La préfecture de police possède ses propres directions – police judiciaire, renseignement, ordre public, circulation, etc. – et la DCPJ, quant à elle, possède ses propres BRI. Certains domaines de notre action, comme la lutte contre le crime organisé sous toutes ses formes, se rejoignent, notamment les missions de surveillance, de filature, d’interpellation des malfaiteurs en flagrant délit, avant qu’ils commettent une infraction grave ou peu après ; à la différence de la préfecture de police, néanmoins, la DCPJ n’est pas compétente en matière d’action anti-commando et en cas de retranchement à domicile d’un forcené ou de menace de suicide, par exemple.

M. le président Georges Fenech. Vous faut-il alors activer le protocole FELIN ?

M. Frédéric Doidy. En matière de terrorisme, dans le cadre d’interventions en lieux clos, nous n’intervenons que lors de prises d’otages massives ou multiples à caractère terroriste. De ce point de vue, notre mission n’est pas identique à celles de la BRI de la préfecture de police et du RAID. Par ailleurs, ces unités sont chargées d’intervenir en cas de retranchement de personnes à leur domicile ou de prises d’otages. Notre cœur de métier consiste en opérations de surveillance, de filature et d’interpellation dynamique sur la voie publique, pour l’essentiel en civil.

M. le président Georges Fenech. La BRI de Paris a donc une formation complémentaire particulière que ne suivent pas vos services.

M. Frédéric Doidy. Tout à fait. Cette mission d’intervention relève de la BRI de Paris, la première à avoir été créée en France. Ses effectifs suivent une formation particulière et possèdent certains matériels dont nous ne disposons pas. Comme le RAID et le GIGN, ils maîtrisent par exemple les techniques de pénétration en lieu clos par utilisation d’explosifs, techniques que nous n’utilisons pas puisque les BRI n’effectuent des interpellations en milieu clos – en tenue avec casques et boucliers, contrairement à celles qui ont lieu sur la voie publique – que s’il s’agit de malfaiteurs – braqueurs, assassins, trafiquants de stupéfiants – poursuivis dans le cadre d’opérations de police judiciaire. La BRI nationale et celle de Versailles ne sont pas sollicitées en région parisienne – pas plus que les autres BRI ailleurs en France – pour participer à des opérations concernant des individus retranchés à domicile qui menaceraient de provoquer une explosion au gaz, par exemple. Cette mission d’ordre public est exclusivement confiée aux forces d’intervention que sont le RAID, le GIGN et la BRI de la préfecture de police.

Cela étant, dès la fin 2013 et en 2014, le protocole FELIN nous a permis d’intégrer pleinement les affaires de terrorisme à notre action. En cas d’attentats terroristes, nous disposons tout de même de 330 agents qui, par leur recrutement, leur sélection, leur armement et leur professionnalisme reconnu, peuvent participer à telle ou telle opération en appui du RAID – lequel relève de la direction générale de la police nationale, comme les BRI de la DCPJ.

M. le président Georges Fenech. Envisagez-vous une évolution semblable à celle que le RAID a suivie depuis l’époque des groupes d’intervention de la police nationale (GIPN) ?

M. Frédéric Doidy. De même que le RAID dispose d’antennes en province, l’OCLCO dispose des antennes que sont les BRI, créées en 2006 par décret. Son siège se trouve à Nanterre, où sont basées trois brigades opérationnelles : la brigade nationale de répression du banditisme et des trafics, qui est chargée de conduire des enquêtes d’un certain niveau concernant des malfaiteurs d’envergure impliqués dans des attaques à main armée de centres-forts ou dans des affaires d’extorsion de fonds ; la brigade nationale de recherche des fugitifs, qui est chargée, à la demande des autorités judiciaires françaises, de la traque et de la recherche des malfaiteurs en fuite impliqués dans les événements les plus graves et qui fait aussi office de point de contact des autorités étrangères demandant une arrestation provisoire ; et enfin la brigade de recherche et d’intervention, qui est le bras armé de l’OCLCO. En province, aux treize BRI existantes vont s’en ajouter deux nouvelles, toujours dans le même but : accroître notre réactivité – par exemple face au phénomène des go fast, les BRI étant les seules unités à pouvoir suivre ces convois composés d’un véhicule d’ouverture chargé de vérifier qu’il n’y a aucune présence policière aux péages et d’un véhicule transportant plusieurs centaines de kilogrammes de résine de cannabis. En effet, elles sont en mesure de mailler le territoire pour poursuivre des objectifs liés au crime organisé dès Perpignan par exemple, après le passage de la frontière espagnole, et d’exercer une surveillance policière jusqu’à Strasbourg ou à Lille au cas où, en l’absence de flagrant délit, leur interpellation ne serait pas décidée.

Développé dès 1976, ce maillage a évolué depuis : compte tenu de l’évolution de la délinquance, nous tâchons de dupliquer le dispositif de telle sorte que toutes les directions régionales ou interrégionales de la police judiciaire disposent, comme celle de Versailles, d’unités de type BRI dont la mission première consiste à effectuer des opérations de surveillance, de filature, d’interpellation sur la voie publique ainsi qu’un travail d’initiative concernant des malfaiteurs que nous essayons d’interpeller au plus près de l’action, en réunissant un maximum de preuves en vue de les présenter à la justice.

À mesure que la menace terroriste s’est faite plus grave, nous nous sommes rapprochés du RAID dès la fin de 2013 et en 2014 – bien avant les attentats de janvier, donc – pour élaborer avec lui des stratégies conjointes, non seulement en matière terroriste mais aussi en cas d’actes commis par des criminels de droit commun qu’il serait nécessaire d’interpeller à leur domicile au moyen de techniques que le RAID est seul à maîtriser, en particulier l’utilisation d’explosifs pour pénétrer dans un lieu clos. Une telle affaire s’est justement produite à la fin de décembre 2013 dans la banlieue de Strasbourg, où une équipe de malfaiteurs belges avait fomenté le projet d’attaquer des centres-forts en France et sans doute en Allemagne : nous avions convenu avec le RAID qu’il s’occuperait des opérations d’interpellation en lieu clos, les plus dangereuses car les malfaiteurs détenaient probablement des kalachnikovs et autres armes de guerre, des explosifs et des véhicules puissants, et que les BRI se chargeraient le cas échéant des interpellations sur la voie publique et de veiller à la progression du RAID.

C’est ce même protocole qui s’est naturellement déployé lors des attentats contre Charlie Hebdo : à Reims, nous avons assuré dès le soir même la sécurité des opérations du RAID puis, surtout, nous avons exécuté la mission préalablement convenue de récupérer les otages retenus au magasin Hypercacher et de les mettre en sécurité.

M. le président Georges Fenech. Le ministre de l’intérieur a récemment annoncé la livraison de nouveaux équipements – fusils G36 et autres armes lourdes – aux brigades anti-criminalité (BAC) et aux pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG). Êtes-vous concernés ?

M. Frédéric Doidy. Nous en disposons déjà. Dans le cadre du plan de renforcement antiterroriste décidé par le ministre de l’intérieur, la DCPJ a renforcé ses moyens humains et matériels avant même les attentats. Nous utilisons donc les G36 et la nouvelle protection balistique lors de nos opérations quotidiennes. Nous allons recevoir des armements sans doute plus sophistiqués et des protections balistiques différentes et plus aisées à utiliser – rappelons en effet que les agents des BRI travaillent sur la voie publique ou dans leur véhicule, qui fait office de bureau et où doit se trouver tout équipement leur permettant d’intervenir au plus vite en cas d’événement majeur tel qu’une tuerie de masse ou une prise d’otages, sachant qu’ils doivent utiliser un armement et une protection balistique susceptibles d’y mettre un terme tout en protégeant leur vie, faute de quoi leur mission ne pourrait être accomplie.

Autrement dit, nous avons intégré la problématique terroriste dès avant les attentats de janvier – et plus encore après – en étoffant notre dispositif territorial. Dans le cadre du schéma national décidé par le ministre de l’intérieur, deux nouvelles BRI seront créées, l’une à Metz et l’autre à Dijon, afin d’être au plus près du terrain pour remplir nos missions quotidiennes de police judiciaire, mais aussi pour être très réactifs en cas d’acte terroriste. À ce stade, les attentats se sont déroulés à Paris, mais d’autres pourraient survenir demain à Toulouse, Marseille ou Limoges. Encore une fois, notre objectif est donc de mailler le territoire.

M. le président Georges Fenech. Venons-en aux événements du mois de novembre.

M. Philippe Chadrys. Lors des attentats du vendredi 13 novembre, nous avons là aussi été avisés très vite par notre direction de la commission des premiers faits, vers 21 heures 20. Dans un premier temps, tous les fonctionnaires de la SDAT ont été rappelés, puisqu’il a immédiatement été question d’un acte terroriste. Les informations nous sont ensuite arrivées peu à peu, à mesure que les fonctionnaires se rassemblaient ; la direction centrale, cependant, avisait l’ensemble des services centraux et territoriaux de son ressort.

À 23 heures, j’ai reçu un appel de la section antiterroriste du parquet de Paris m’avisant de sa saisine et de celle de la DGSI, de la préfecture de police de Paris et de la DCPJ, la coordination des opérations étant cette fois confiée à la SDAT et non plus à la préfecture de police. C’est important, car nous nous sommes très vite rendu compte que les attentats se sont produits sur plusieurs sites – lors de notre saisine, nous ne savions pas encore précisément combien, certains sites nous étant désignés alors qu’il s’agissait en fait de lieux où les services de secours avaient rassemblé les blessés. Pendant quelques heures, il a régné une certaine confusion quant au nombre de scènes de crime et au fait qu’une prise d’otages était encore en cours – en réalité, elle a duré bien au-delà de 23 heures.

Nos effectifs ont été très rapidement placés « en configuration ». Dans une attaque terroriste de cette ampleur sans précédent, la coordination qui nous a été confiée consistait à orienter et diriger les investigations conduites par l’ensemble des services saisis, à répartir les missions qui leur incombent, à assurer la remontée rapide d’informations consolidées à l’autorité hiérarchique et à l’autorité judiciaire, à ventiler ces informations aux services co-saisis et aux enquêteurs et, enfin, à centraliser les actes établis par l’ensemble des services impliqués et à établir un plan de procédure. Ce qui peut sembler simple est très compliqué, car notre objectif visait à transmettre une procédure unique à l’autorité judiciaire. Au terme de l’enquête de flagrance, il nous fallut recueillir l’ensemble des procès-verbaux dressés à Paris et en province – jusqu’en Corse – suite à l’exploitation de certains renseignements, et les transmettre à l’autorité judiciaire selon un plan de procédure précis.

Lorsque s’est achevée l’enquête de flagrance, le 24 novembre, nous avions transmis 5 338 procès-verbaux – un nombre considérable.

M. le président Georges Fenech. La période de flagrance a donc duré douze jours ?

M. Philippe Chadrys. Oui, jusqu’au défèrement du « propriétaire » de l’appartement de Saint-Denis. À ces procès-verbaux s’ajoutaient les 4 000 scellés qui ont été constitués et que le service coordonnateur a dû hiérarchiser afin de prioriser les investigations techniques à effectuer, en distinguant les investigations les plus urgentes de celles qui pouvaient être différées. En outre, il fallait gérer l’« atelier victimes » : très vite, nous avons pris conscience qu’il y avait plus d’une centaine de morts. Le bilan final est le suivant : 130 morts et près de mille personnes touchées, dont 653 ont été hospitalisées dans les différents établissements parisiens. Aucun service de police n’avait eu à gérer pareille situation jusqu’alors.

Très rapidement, la DCPJ et la préfecture de police ont convenu de se répartir les six scènes de crime, étant entendu que nous ignorions encore si d’autres actes allaient être commis à Paris, en région parisienne voire en province, ce qui nous obligeait à conserver certaines unités d’intervention et de police judiciaire en réserve en cas de nouvelle attaque. Il a donc été décidé que la préfecture de police traiterait quatre scènes de crime, les deux autres étant confiées à la DCPJ. C’est ainsi que le site de La Belle Équipe, rue de Charonne, a été traité par la police judiciaire de Versailles, ainsi que celui du Comptoir Voltaire où, heureusement, personne n’est décédé hormis le terroriste.

M. le président Georges Fenech. Par quelle autorité cette répartition a-t-elle été décidée ?

M. Philippe Chadrys. Cette décision était le résultat d’une discussion entre chefs de service. Rappelons que nous nous connaissons tous, notamment parmi les services de lutte antiterroriste, la SDAT travaillant régulièrement avec la préfecture de police ; à cela s’ajoute l’expérience des attentats de janvier. Concrètement, j’ai convenu avec Philippe Bugeaud, directeur adjoint de la DRPJ de Paris, qu’il était opportun de nous répartir les scènes de crime, ce que le directeur central a naturellement validé. En tant que chef du service coordonnateur, je l’ai proposé au Parquet, à qui le dispositif a parfaitement convenu. L’objectif était en effet de mobiliser des spécialistes de la scène de crime, car il va de soi que de telles scènes, d’une ampleur inconnue jusqu’alors, ne pouvaient pas être confiées à des services ne possédant pas l’expérience adéquate. C’est donc la brigade criminelle de la DRPJ de Versailles qui a traité la scène de crime de la rue de Charonne, celle du Comptoir Voltaire étant confiée à la DRPJ de Lille – qui, étant l’une des plus proches de la région parisienne, avait été mobilisée sans délai, de même que la police technique et scientifique basée à Écully. L’ensemble de ce dispositif s’est mis en place de manière extrêmement souple et rapide.

Dès le 14 novembre, un premier terroriste, Omar Mostefai, a été identifié sur le site du Bataclan. Les constatations se sont poursuivies et l’enquête d’environnement a été entamée afin de détecter d’éventuels complices – en effet, nous ignorions à ce stade si d’autres terroristes étaient en fuite ou s’ils avaient tous été neutralisés, ce qui n’était pas le cas.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Le samedi 14 novembre à 9 heures 10, Salah Abdeslam a fait l’objet d’un contrôle routier par la gendarmerie, laquelle a été appelée entre cinquante minutes et deux heures plus tard par le bureau SIRENE lui demandant d’appréhender le suspect ; dans l’intervalle, elle l’avait naturellement relâché au terme de la demi-heure de contrôle autorisée. À quel moment précis Salah Abdeslam a-t-il été identifié comme l’un des terroristes présumés ?

M. Philippe Chadrys. Je ne saurais vous le dire.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Dans la matinée du samedi 14, vraisemblablement ?

M. Philippe Chadrys. Le premier terroriste identifié a été Mostefai. Les autres l’ont été au fil des investigations, au moyen de méthodes différentes, en particulier des prélèvements d’ADN et des recherches d’empreintes.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Salah Abdeslam aurait donc été identifié entre le moment où il a été arrêté pour un contrôle routier et celui où le bureau SIRENE a appelé la gendarmerie afin qu’il soit appréhendé ?

M. Philippe Chadrys. Il a été identifié le 14 novembre à 15h30 à partir de la fouille du véhicule Polo découvert devant le Bataclan (contrat de location à son nom mis à jour).

M. le président Georges Fenech. À quelle heure son profil a-t-il été diffusé ?

M. Philippe Chadrys. Après son identification (au FPR).

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Pouvez-vous nous confirmer que l’appartement conspiratif de Saint-Denis a bien été identifié grâce à un appel téléphonique reçu sur la ligne verte ?

M. Philippe Chadrys. Oui. Les 17 897 appels reçus ont donné lieu à la rédaction de 8 000 fiches, lesquelles ont produit trois informations déterminantes pour la poursuite des investigations : la première a permis d’identifier un appartement conspiratif à Bobigny, la deuxième nous a mis sur la piste d’Abdelhamid Abaaoud et nous a permis d’identifier l’appartement conspiratif de la rue du Corbillon à Saint-Denis, et la troisième nous a permis de repérer trois des terroristes dans une station-service en Belgique.

M. le président Georges Fenech. Ces informations provenaient-elles du Maroc ?

M. Philippe Chadrys. Le renseignement nous ayant permis d’identifier l’appartement conspiratif de Saint-Denis nous est parvenu via la ligne verte.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Provenait-il de l’amie de la cousine d’Abaaoud ?

M. Philippe Chadrys. Oui. Précisons que, lorsqu’il a été recueilli, ce témoignage nous est parvenu parmi des milliers d’autres.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Comment avez-vous effectué le tri ?

M. Philippe Chadrys. Toute la difficulté a précisément consisté à hiérarchiser les appels en fonction de leur degré de priorité. C’est pourquoi le dispositif « Attentat » est centralisé : seul le service coordonnateur a connaissance de l’ensemble des investigations et est en mesure de les prioriser. Lorsqu’un appel est reçu via la ligne verte, il donne lieu à la rédaction d’une fiche qui est analysée par le pôle « Renseignement » de la SDAT, lequel se compose d’une équipe d’enquêteurs dirigée par un commissaire de police. La difficulté de notre tâche tient précisément à l’analyse et à la hiérarchisation des informations qui nous parviennent, puis au suivi de leur traitement par les services que nous désignons à ces fins. Le témoignage en question a donc été recueilli entre des milliers d’autres. Je rappelle que conformément à la répartition des tâches dont nous avions convenu, la préfecture de police était chargée des scènes de crime et la SDAT des individus impliqués et de leur entourage.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Je peine à comprendre comment, dans ces moments, votre travail s’articulait avec les informations qu’était susceptible de détenir la DGSI et qui pouvaient lui permettre d’établir des ramifications. Comment vous êtes-vous coordonnés ?

M. le président Georges Fenech. Rappelons que ces services sont co-saisis de l’affaire.

M. Philippe Chadrys. Dans ce type d’affaire, les services procèdent à l’échange de fonctionnaires au sein des postes de commandement. Ainsi, certains fonctionnaires de la SDAT ont été dépêchés au PC de la préfecture de police et certains fonctionnaires de la DGSI – dont nous partageons par ailleurs les locaux à Levallois-Perret – ont intégré notre PC. Pour mémoire, nous travaillons avec la DGSI au quotidien et, en l’occurrence, nous étions conjointement saisis de l’affaire. Il va donc de soi qu’en cas d’attentat, la DGSI ne revendique pas le pilotage des investigations puisque l’attentat ayant été commis, les faits relevaient d’un travail de police judiciaire. Cela étant, elle a naturellement activé son service judiciaire et son service de renseignement ; de même, les services étrangers ont été mobilisés.

Les investigations se sont vite orientées vers la Belgique et nous avons constitué une équipe commune d’enquête avec les collègues de ce pays. Les informations qui nous sont parvenues ont été partagées entre les services saisis puis analysées afin de déterminer qui aurait à les exploiter. Le vendredi 13 novembre, par exemple, nous avons traité les informations relatives à l’environnement de Mostefai, la DGSI a traité celui de Samy Amimour. C’est ainsi que nous nous sommes réparti le travail.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Cette répartition des tâches avec la DGSI se passe-t-elle bien ?

M. Philippe Chadrys. De mieux en mieux. Encore une fois, nous partageons les mêmes locaux et sommes co-saisis de la plupart des affaires ; nous nous côtoyons au quotidien.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Il n’y a donc aucune rétention d’information de la part de la DGSI ?

M. Philippe Chadrys. Par définition, je ne saurais vous le dire ; quoi qu’il en soit, les informations de nature judiciaire sont partagées. En matière de renseignement, il faudra interroger mes collègues de la DGSI, car c’est à eux qu’il appartient de décider s’il convient de partager les informations qu’ils détiennent.

M. le président Georges Fenech. Vous n’appartenez pas à la communauté du renseignement.

M. Philippe Chadrys. En effet, mais la DGSI nous communique un certain nombre de renseignements qui pourraient être utiles à la conduite des enquêtes que je diligente. Ce partage se fait de manière assez souple, même si je ne peux évidemment pas affirmer que la DGSI me fournit l’intégralité des renseignements dont elle dispose, notamment ceux qui proviennent de ses partenaires à l’étranger. En cas d’attentat, cependant, le partage d’informations d’ordre judiciaire est total, et j’ai également reçu des informations provenant de services extérieurs.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Le concours d’Europol a-t-il été déterminant pour l’identification et le suivi de certains migrants passés par la Grèce ?

M. Philippe Chadrys. Une équipe mobile d’Europol a été sollicitée dès le lendemain des attentats et s’est présentée dans nos locaux de Levallois-Perret afin que nous l’intégrions au dispositif. Nous avons très vite compris que l’enquête dépasserait largement le cadre du territoire national, à la différence de celle qui a suivi les attentats de janvier. Nos collègues belges ont immédiatement ouvert une enquête et une équipe commune d’enquête a été constituée dès le 15 ou le 16 novembre.

L’équipe de quatre fonctionnaires d’Europol qui s’est déplacée dans nos locaux devait pour l’essentiel traiter certains éléments liés à l’analyse criminelle. Les investigations concernant les migrants, en revanche, ont été conduites dans le cadre des relations bilatérales et des échanges de renseignements auxquels nous procédons avec certains pays, en particulier la Grèce. Les renseignements ainsi obtenus nous ont permis d’établir que deux des individus qui se sont fait exploser au Stade de France étaient entrés dans l’Union européenne par l’île de Leros dans un groupe de 199 migrants, sur lesquels nous continuons d’enquêter.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. L’agence Europol a-t-elle joué un rôle particulier ?

M. Philippe Chadrys. Elle a pris connaissance des éléments que nous avons mis à sa disposition, avec l’accord du parquet de Paris, afin de les analyser, comme dans d’autres investigations. Cependant, les enquêtes se sont essentiellement déroulées dans le cadre de relations bilatérales avec la Belgique en premier lieu, mais aussi la Grèce, l’Allemagne, l’Autriche et les États-Unis, qui nous ont fourni un certain nombre de renseignements.

M. le président Georges Fenech. La BRI de Paris, qui était compétente sur le site du Bataclan, aurait-elle pu demander le renfort d’une BRI proche comme celle de Versailles ?

M. Frédéric Doidy. Dès que nous avons été avisés des événements du vendredi 13 novembre, toutes les BRI de France ont été mises en alerte. La BRI nationale et la BRI de Versailles ont été rappelées et se sont équipées de manière à être prêtes à répondre à n’importe quelle sollicitation. Cependant, nous n’avons pas été sollicités pour intervenir au Bataclan.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi ?

M. Frédéric Doidy. Je ne saurais vous répondre.

M. le président Georges Fenech. On nous dit que seuls sept des quarante fonctionnaires de la BRI de Paris étaient présents sur place. Était-il possible de faire appel à vous en renfort ?

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Une telle demande s’est-elle déjà produite ?

M. Frédéric Doidy. Non, jamais pour un événement de ce type. Nous travaillons très rarement de concert avec la BRI de Paris ; de mémoire, nous l’avons fait à l’occasion de certaines affaires de délinquance organisée ou de droit commun. Lors des attentats, nous n’avons pas été sollicités, même si rien ne l’empêchait. Le chef de la BRI de Paris pourra vous donner davantage d’informations sur les effectifs présents et les délais d’intervention.

M. le président Georges Fenech. Vous étiez donc disponibles et prêts à intervenir, mais personne n’a fait appel à vous.

M. Frédéric Doidy. Ce type de mission ne relève pas du tout de notre cœur de métier. Des fonctionnaires de police de mon service présents sur place pour d’autres raisons auraient pu agir en qualité de primo-intervenants, car c’est la mission normale de tout policier, qu’il soit membre d’une BAC ou de Police-secours, par exemple, confronté à un événement de cette nature, de tenter de le faire cesser. Ainsi, nous aurions naturellement agi si nous avions été présents sur place. En revanche, une telle intervention ne relève pas du cœur de métier de notre unité en tant que telle. Nous aurions éventuellement pu être sollicités dans le cadre du protocole FELIN aux côtés du RAID, mais de nombreuses forces se trouvaient déjà sur place. Dès la commission des faits, nous avons activé un plan de rappel, mais vous comprendrez qu’il faut du temps pour rassembler et équiper les fonctionnaires à Nanterre.

M. Jean-Luc Laurent. Combien de temps ?

M. Frédéric Doidy. Notre délai de rappel et de départ en intervention est d’au moins une heure, sachant que nos agents habitent dans toute la grande région francilienne.

M. Jean-Luc Laurent. Combien de temps la préparation des agents dure-t-elle ?

M. Frédéric Doidy. Une heure environ, entre le moment où ils sont rappelés – compte tenu du fait que la circulation était assez fluide à cette heure de la soirée – et celui où ils sont prêts à partir en mission.

M. le président Georges Fenech. Si vous aviez été sollicités, vous vous seriez déployés en soutien du RAID ; or, c’est l’inverse qui s’est produit, puisque le RAID est arrivé en soutien de la BRI de Paris.

M. Frédéric Doidy. En effet, mais tout dépend de la proximité des différentes forces par rapport aux sites d’intervention – le Bataclan étant au cœur de Paris, la BRI de Paris en était plus proche que le RAID, basé à Bièvres. Là encore, il appartiendra aux forces de police impliquées de vous donner davantage d’informations.

M. le président Georges Fenech. Êtes-vous saisis d’une commission rogatoire par le juge d’instruction afin que l’enquête se poursuive ?

M. Philippe Chadrys. Absolument.

M. le président Georges Fenech. L’enquête a dû vous conduire à vous rendre au Bataclan ; la visite du site serait-elle pertinente dans le cadre de nos travaux ?

M. Philippe Chadrys. Des fonctionnaires de la SDAT se sont naturellement rendus sur toutes les scènes de crime avec un commissaire de police, même si je ne m’y suis pas rendu personnellement car j’ai eu la responsabilité d’un important travail de coordination des tâches attribuées à plusieurs milliers d’agents. Le rôle du coordonnateur, en effet, est de rendre compte non seulement à l’autorité administrative, mais aussi à l’autorité judiciaire et de lui présenter des informations consolidées. Cela paraît simple mais, en réalité, c’est extrêmement difficile dans le cas d’une crise majeure comme celle de novembre.

M. le président Georges Fenech. La SDAT agit-elle toujours dans le cadre d’une co-saisine par le juge d’instruction ?

M. Philippe Chadrys. Six juges d’instruction ont été désignés, et la coordination de l’enquête a été confiée à la SDAT dans le cadre d’une commission rogatoire. La DGSI et la DRPJ Paris sont également co-saisies.

M. Franck Douchy. De même, les services territoriaux demeurent impliqués dans le traitement de certains aspects de l’enquête concernant des mineurs, par exemple, car les investigations ne se limitent hélas pas à la seule enquête de flagrance.

M. Olivier Marleix. Le dispositif « Attentat » a été remanié en 2005 ; quelle forme prend-il aujourd’hui, et qui décide de sa mise en œuvre ? Quand a-t-il été activé le 13 novembre ?

M. Philippe Chadrys. Le ministre de l’intérieur ou le directeur général de la police nationale décident de son activation, en accord avec l’autorité judiciaire. Le 13 novembre, lorsque nous avons décidé dès 23 heures 45 d’activer ce dispositif, j’en ai immédiatement avisé l’autorité judiciaire, qui ne s’y est bien entendu pas opposée.

Ce dispositif permet de coordonner l’ensemble des forces de police et d’enquête qui interviennent, en l’occurrence sous la direction de la SDAT. L’essentiel est d’activer les salles d’appel – celle de la SDAT à Nanterre et celle de la préfecture de police. En cas d’attentat majeur en province qui ne se traduirait pas par la saisine de la préfecture de police de Paris, nous disposons en effet d’une salle nous permettant de déclencher tout de même le dispositif « Attentat ».

Depuis 2005, ce dispositif n’a été déclenché que deux fois : en janvier et en novembre 2015. En mars 2012, lors de l’affaire Merah, j’étais chef adjoint de la SDAT : nous avons hésité à l’activer, le caractère terroriste des actes commis n’ayant été pleinement avéré que lors de l’attaque perpétrée à l’école juive de Toulouse. Il va de soi que ce dispositif ne doit pas être déclenché au moindre attentat commis. Ainsi, la SDAT a été co-saisie à l’occasion d’autres faits de terrorisme, qu’il s’agisse de l’attentat de Saint-Quentin-Fallavier, de l’affaire Sid Ahmed Ghlam ou de celle du Thalys : dans chacun de ces cas, il n’a pas été nécessaire de déclencher le dispositif « Attentat » car il est très chronophage et consommateur d’effectifs. Il faut en effet affecter un certain nombre d’agents à des tâches de réception d’appels et de traitement de l’information. Or, les événements du 13 novembre ont montré que la publication d’une information ou d’une photographie génère d’importants pics d’appels, qu’il nous faut traiter à bon escient. Sur les quelque 17 500 appels que nous avons reçus à cette occasion, trois ont été déterminants, l’un d’entre eux nous permettant notamment, au terme d’un travail de surveillance, de neutraliser Abaaoud à Saint-Denis. Un appel décisif sur 17 000 suffit à justifier la mobilisation d’importants effectifs. Cela étant, ce dispositif n’est prévu que pour les cas d’attentats majeurs ou commis sur plusieurs sites.

M. Olivier Marleix. J’ai lu dans la presse qu’un état-major opérationnel de prévention du terrorisme a été créé en juin et rattaché directement au cabinet du ministre de l’intérieur. Comment se coordonne-t-il avec l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), qui se réunit chaque semaine et à qui il me semblait que cette mission incombait ?

M. Philippe Chadrys. Je connais le fonctionnement de ce mécanisme, mais je ne peux pas répondre en lieu et place des responsables concernés.

M. Olivier Marleix. Quel est le rôle de l’EMOPT ?

M. Philippe Chadrys. L’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), créé à la demande du ministre de l’intérieur, a permis de recenser l’intégralité des individus traités par les services de police compétents en matière de terrorisme et de radicalisation, en particulier le service central du renseignement territorial, qui ne possède certes pas de compétence judiciaire dans la lutte antiterroriste, mais qui a à connaître de faits de radicalisme. De ce point de vue, l’EMOPT a été le précurseur du fichier de traitement automatisé de données à caractère personnel (FSPRT), dans lequel les services concourant à la lutte antiterroriste ou ayant à connaître d’individus radicalisés peuvent inscrire leurs objectifs, ce qui permet aux services de vérifier si tel ou tel individu est déjà connu d’un service de renseignement territorial, de la DGSI ou de la préfecture de police, par exemple. J’ignore combien d’entrées il contient, mais son volume commence à être assez substantiel.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Ma dernière question porte sur l’appel téléphonique qui vous a mis sur la piste de l’appartement conspiratif de Saint-Denis où se trouvait Abaaoud. Lors de l’intervention du RAID sur ce site, étiez-vous certain qu’Abaaoud s’y trouvait ?

M. Philippe Chadrys. La SDAT, chargée de poursuivre les « objectifs » en fuite, a reçu cet appel le 16 novembre à 18 heures 25 ; ce témoignage nous a d’emblée paru exceptionnel. En tant que service antiterroriste, nous connaissions en effet Abaaoud, mais nous ne disposions pas d’un dossier judiciaire le concernant, ce qui signifie que nous n’avions pas d’enquête judiciaire le concernant. Toutefois, cet individu faisait partie des objectifs les plus recherchés par les services de renseignement occidentaux, et il apparaissait sur une fameuse vidéo diffusée à la télévision. À ce stade des opérations, nous pensions qu’il se trouvait en Syrie, selon la DGSI notamment. Pourtant, le témoignage qui nous est parvenu nous a semblé crédible.

L’appel en question a été reçu à 18 heures 25 ; la convocation de son auteur, le recueil de sa déposition sur procès-verbal et la vérification de ses indications ont pris du temps. En effet, il ne suffisait pas de disposer de l’information ; encore fallait-il savoir comment l’exploiter. Nous devions pour ce faire installer un certain nombre de dispositifs techniques, notamment des écoutes téléphoniques, des mécanismes de géolocalisation en temps réel et une surveillance physique sur le terrain, ce que nous avons fait dans une zone d’Aubervilliers que nous a désignée le témoin. À ce stade, toutefois, nous ignorions si ce qui nous était rapporté était exact et si Abaaoud se trouvait sur place.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Ce témoin a donc été reçu par vos services le soir même ?

M. Philippe Chadrys. Oui.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Je suppose qu’il a crédibilisé ses propos. Pourtant, l’intervention n’a eu lieu que dans la nuit du 17 au 18 ; que s’est-il passé pendant la journée du 17 ?

M. Philippe Chadrys. Nous avons déployé des dispositifs d’écoutes téléphoniques, de géolocalisation et de surveillance physique.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Était-il possible d’intervenir plus tôt ? On sait en effet qu’un projet d’attentat imminent à La Défense avait été formé et qu’il aurait pu se produire le 17 ou le 18 novembre. Avez-vous des informations à ce sujet ? Un tel projet a forcément posé la question de la rapidité de l’intervention qui permettrait de neutraliser Abaaoud. Aviez-vous connaissance de ce projet d’attentat à La Défense lorsque vous avez recueilli la déposition du témoin ?

M. Philippe Chadrys. À ce stade, nous ignorions où se trouvait Abaaoud, et le témoin l’ignorait également ; il nous a simplement communiqué un possible point de rendez-vous où nous avons déployé un dispositif de surveillance physique. Nous avons mobilisé pour ce faire une unité de la SDAT qui est spécialement consacrée à la surveillance et à la filature, et nous avons fait appel aux BRI pour localiser Abaaoud. Nous ne pouvions donc intervenir plus tôt, puisqu’il n’était pas localisé.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. L’éventualité d’un nouvel attentat à La Défense était-elle connue dès le 16 novembre au soir et, le cas échéant, avez-vous déployé un dispositif particulier sur place ?

M. Philippe Chadrys. Il faudrait examiner l’intégralité des auditions du témoin, qui a été entendu à plusieurs reprises, notamment durant sa garde à vue. De mémoire, il me semble que nous n’en avions pas encore connaissance. Cet élément est apparu lors d’une audition du témoin le 19 novembre, alors qu’il se trouvait en garde à vue.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Quand en avez-vous eu connaissance ? Lorsque le procureur de la République a fait état, en conférence de presse, de ce projet d’attentat déjoué, Abaaoud et sa cousine étaient morts. Est-ce la déposition du témoin qui a apporté ces informations, ou bien les dispositifs de surveillance et d’écoute, voire la saisie de documents ? En clair, un attentat aurait-il pu se produire le 17 novembre à La Défense ?

M. Philippe Chadrys. Lors de la déposition du témoin, Abaaoud n’était pas encore neutralisé. C’est par d’autres moyens, en particulier l’exploitation de données techniques provenant de systèmes GPS analysés dans les jours suivants, que nous avons su qu’il s’était produit des étapes à La Défense. Placé en garde à vue à la demande du Parquet, le témoin en question nous a donné de nombreux éléments, y compris concernant la présence d’environ 90 terroristes. Je n’ai pas souvenir de tous les détails de ses auditions, mais les informations livrées ont pu être explicitées lors de la garde à vue. Nous n’avions pas encore connaissance d’un projet d’attentat à La Défense, car les choses se sont enchaînées très rapidement : le témoignage a été recueilli le 16 au soir et l’appartement localisé dans la nuit du 17 au 18 novembre – sans qu’Abaaoud, lui, le soit. La filature nous a en effet conduits à l’appartement de la rue du Corbillon, à Saint-Denis, que nous ne connaissions pas ; nous n’avions pas non plus la certitude qu’Abaaoud s’y trouvait. Nous savions cependant grâce aux filatures que Hasna Aït Boulahcen y avait conduit deux personnes depuis Aubervilliers, ce qu’ont confirmé des écoutes téléphoniques vers 22 heures 30 le 17 novembre. Nous avons alors fait appel au RAID, dont le chef s’est rendu à Levallois pour prendre connaissance des éléments dont nous disposions.

M. le président Georges Fenech. À quel moment précis avez-vous eu connaissance de la présence d’Abaaoud dans cet appartement ? Après sa mort ?

M. Philippe Chadrys. Son identification formelle a été effectuée grâce à ses empreintes. Il va de soi que nous n’avions pas la certitude absolue qu’il était la personne repérée lors des opérations de surveillance, même si nous pouvions le soupçonner. Une photographie extraite d’une caméra de surveillance nous paraissait ressemblante, mais nous n’avions aucune certitude quant à l’identité de cette personne – même si nous savions qu’Hasna est la cousine d’Abaaoud.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. La troisième personne a-t-elle été identifiée ?

M. Philippe Chadrys. Elle vient de l’être. Lorsque nous avons entamé les constatations dans l’appartement de Saint-Denis, où un étage était tombé, les corps n’étaient absolument pas identifiables, puisqu’une ceinture explosive avait été actionnée ; ils ont donc été identifiés par d’autres procédés. Celui d’Abaaoud, méconnaissable, l’a finalement été par dactyloscopie.

M. le président Georges Fenech. Nous vous remercions.

La séance est levée à 22 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pierre Aylagas, M. David Comet, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Serge Grouard, M. Henri Guaino, M. François Lamy, M. Jean-Luc Laurent, M. Michel Lefait, M. Pierre Lellouche, Mme Lucette Lousteau, M. Olivier Marleix, M. Jean-René Marsac, M. Sébastien Pietrasanta, M. Pascal Popelin, M. Patrice Verchère, M. Jean-Michel Villaumé

Excusé. - M. Jacques Cresta