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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Lundi 14 mars 2016

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 8

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Audition, à huis clos, de M. Patrick Pelloux, médecin urgentiste

– Audition, à huis clos, de militaires mobilisés dans le cadre de l’opération Sentinelle le 13 novembre 2015 : lieutenant-colonel D. D., chef de l’état-major tactique de Paris, capitaine P-M. A., commandant d’unité, maréchal des logis chef G. A., chef de la section déployée rue de Charonne et maréchal des logis R. D., chef du groupe intervenu au Bataclan

– Audition, à huis clos, de policiers intervenus lors des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 : M. B. B., commissaire de police, M. M. J., commandant de police, M. J S. B., chef de bord BAC 11

– Audition, à huis clos, de policiers intervenus lors des attentats du 13 novembre 2015 : M. B. B., commissaire de police, Mme C. P., commissaire de police, M. G. P., commissaire de police, M. G. B., capitaine de police, M. Z. I., commissaire de police, M. D. K., commissaire divisionnaire, M. S. Q., commissaire divisionnaire, M. J. M., commissaire de police, M. F. C., commissaire divisionnaire, Mme V. G., commissaire divisionnaire, M. T. D., commissaire de police

Audition, à huis clos, de M. Patrick Pelloux, médecin urgentiste.

M. le président Georges Fenech. Nous vous remercions, monsieur Pelloux, d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Nous vous entendons à plusieurs titres : médecin urgentiste, vous êtes aussi ancien membre de la rédaction de Charlie Hebdo et vous vous êtes rapidement rendu sur les lieux de l’attentat de janvier 2015. Le 13 novembre dernier, vous avez passé la nuit au SAMU de l’hôpital Necker, à Paris. Les leçons que vous tirez de votre expérience sont donc précieuses pour notre commission, tout particulièrement en ce qui concerne l’organisation des secours et la prise en charge des victimes.

Comme vous l’avez souhaité, l’audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, conformément à l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 14 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié, en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations ; ce sera donc le cas pour vous. Ces observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d'en faire état dans son rapport.

Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal – un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende – toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ». Il résulte aussi de ces dispositions que les questions que nous pouvons être amenés à poser aux personnes que nous entendons ne doivent pas faire état d’éléments couverts par le huis clos lors de précédentes auditions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance précitée, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. Patrick Pelloux prête serment.

M. Patrick Pelloux, médecin urgentiste. Je vous suis reconnaissant d’avoir créé cette commission d’enquête, qui m’importe au plus haut point. En m’exprimant devant vous, je pense à mes amis de Charlie Hebdo sauvagement assassinés, pour lesquels on a fait tout ce qu’il était possible de faire pour les sauver. Plusieurs d’entre vous ont été caricaturés par ceux qui sont morts, et qui étaient si fortement attachés aux valeurs de la République et de la laïcité. Les victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo sont indissociables de celles de l’Hyper Casher de Vincennes, du chef d’entreprise assassiné à Grenoble et des victimes des tueries du 13 novembre dernier.

Chacun, à Charlie Hebdo, était conscient de la menace depuis que les locaux du journal avaient fait l’objet d’un incendie criminel en novembre 2011. C’était la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale que les locaux d’un journal étaient incendiés en France et, à partir de cette date, Charlie Hebdo a été placé sous protection. La forme de cette protection a évolué avec le temps, et je suis d’accord avec ce qu’a expliqué le ministre de l’intérieur : il est préférable de passer de gardes statiques à des gardes dynamiques, avec des rondes régulières, comme c’était le cas, plutôt que de faire des policiers des cibles potentielles. La garde était moins visible, mais elle était bien là.

L’avant-veille de l’attentat, j’avais déjeuné avec Charb, le seul de l’équipe de Charlie Hebdo ayant encore une garde rapprochée. Bien que sa photo ait été publiée par Al Qaïda dans la péninsule arabique en regard de celle de Salman Rushdie dans une liste de personnes à abattre, il était plutôt confiant en l’avenir et m’avait dit vouloir faire cesser cette garde rapprochée, la menace lui semblant moindre. J’avais répondu que cela me semblait une très mauvaise idée.

Je préside l’Association des médecins urgentistes de France, qui souhaite la modernisation de la structuration des secours d’urgence. Pour donner suite aux travaux engagés par Mme Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’intérieur, en 2008, nous avons fait des propositions tendant à réviser les décrets organisant les relations entre les pompiers et les services d’aide médicale urgente (SAMU). Il ne s’agissait pas de mettre fin à une guerre inventée par la rumeur médiatique mais de moderniser l’organisation de l’accueil des urgences, qui passe par la coopération des systèmes et non par leur concurrence.

Le hasard a voulu que, le 7 janvier 2015, une réunion ait été prévue à la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France, au cours de laquelle le médecin-chef de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), Jean-Pierre Tourtier, et moi-même devions présenter la rénovation des plans de secours. Il se trouve que le siège de la Fédération est situé rue Bréguet, tout près des locaux de Charlie Hebdo. Lorsque le graphiste du journal m’a téléphoné pour me dire ce qui était en cours, nous y sommes immédiatement allés, tous les deux. Ayant traversé sans le savoir la ligne de feu des deux terroristes qui étaient en train d’assassiner lâchement le policier Ahmed Merabet, nous sommes arrivés sur une scène de carnage. Tentez d’imaginer une salle trois fois plus petite que celle dans laquelle nous sommes, où toute la rédaction est réunie, que des terroristes prennent en tenaille en tirant avec des armes de guerre… En bref, entré dans cette pièce avec un ami et confrère, le commandant Tourtier, j’en suis sorti avec un frère.

Nous avons pénétré dans la salle de rédaction dix minutes avant tous les autres secours. Un véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAV) des pompiers étaient déjà en bas ; nous n’avons pas vu les forces de police, qui étaient en train de poursuivre les terroristes. En ce 7 janvier, nous avons fait preuve de la même vaillance et du même courage que ceux de l’ensemble des secouristes et des policiers, le 13 novembre. Pour dire les choses autrement, on peut toujours préparer des protocoles et des scénarios, comptent aussi la volonté et le courage des hommes, qui s’exerceront quoi qu’il en soit.

Nous faisons partie d’un système héroïque, celui de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, dans lequel, comme l’a souligné son directeur général, Martin Hirsch, des gens sont capables de se lever et d’être là, en une période abjecte où, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, on commet une telle tuerie dans Paris.

Avons-nous bien fait d’y aller ? Mais en de tels cas, on ne réfléchit pas ! Aussi le ministre de l’intérieur a-t-il eu raison de vous dire qu’il fallait revoir la réponse opérationnelle pour améliorer l’efficacité des secours. Nous devons nous adapter pour que la volonté d’aller secourir les personnes victimes d’un attentat se manifeste dans la lumière d’un système de sécurité imparfait à ce jour. Il n’est pratiquement pas possible au préfet de police de décider qu’il y aura une zone d’exclusion, car secouristes et médecins veulent aller porter secours.

C’est ce que j’ai éprouvé, le 13 novembre, lorsqu’un collègue du SAMU m’a alerté, par un appel sur mon téléphone portable, que des explosions et des fusillades étaient en cours. Depuis les attentats de janvier 2015, sous l’égide du professeur Pierre Carli, médecin chef du SAMU de Paris, – moi-même y tenant beaucoup – nous avions mis au point des protocoles dits de damage control, qui consistent à protéger le plus vite possible les gens victimes d’un attentat. Le 13 novembre au matin, nous avions fait, comme souvent, un exercice de simulation avec nos collègues sapeurs-pompiers. Une fois alerté, j’ai décidé de rester à la régulation. Ayant souffert, en janvier, d’un psycho-traumatisme grave, je n’étais pas certain d’être vraiment efficace si je me rendais sur place. J’ai donc aidé à diriger les secours du SAMU. Il fallait porter l’alerte, mais nous ne savions pas vers quoi nous nous dirigions ; le général commandant le service de santé des armées l’a également souligné.

Il est très important de mettre au point des protocoles rénovés incluant le hasard –pour dire les choses autrement, de « se préparer à être surpris » –, même si l’on sait l’essentiel, qui est que ces terroristes veulent en découdre avec les représentants de l’État, les secouristes, les policiers, comme on l’a vu après l’attentat commis contre l’école Ozar Hatorah à Toulouse. Rien ne sert de vouloir prendre ces gens vivants car ils font tout pour tuer et se faire tuer, afin de sidérer le pays ; on ne pouvait donc faire autrement que les neutraliser.

Arrivé à la régulation du SAMU, j’ai constaté que les personnels qui n’étaient pas en service ou qui venaient de le quitter sont revenus spontanément dans les hôpitaux. Cela démontre un très haut niveau de citoyenneté, un engagement très fort, une vaillance qui donne une belle image de la République, une impérieuse volonté d’agir. Après les premiers appels, nous avons envoyé des moyens de secours, qu’il fallait bien répartir. Au Stade de France, il était inutile de dépêcher des équipes supplémentaires – les terroristes s’étaient fait exploser et les moyens présents sur place suffisaient – mais ailleurs, quels moyens envoyer, et quand ? La « ligne de front » se déplaçait mais si, sur le terrain, les liaisons se faisaient bien entre le Pr Carli et le commandant Tourtier, les informations passaient très mal, au niveau des commandements, entre les services de police d’une part, le SAMU et les pompiers d’autre part. Il y a là une source de progrès possible ; pour l’instant, il est extrêmement difficile de comprendre comment les forces de l’ordre sont organisées.

De même, une marge d’amélioration est possible au sein des commandements des services de santé, car des cellules de crises se sont créées à l’AP-HP, à l’Agence régionale de santé (ARS), au ministère de la santé, au SAMU de Paris, au SAMU de Seine-Saint-Denis… Il faudra revoir ces plans de commandement avec un souci de coopération renforcée, pour gagner du temps, puisque l’objectif impératif, pour les services publics, est de répondre efficacement à l’attaque. Les terroristes profitent de la sidération qu’ils provoquent pour faire le plus de morts possible. Que sont ces tueries de masse, comme celle qui a, hélas, été commise hier encore en Côte-d’Ivoire, sinon une stratégie de guerre ? À quoi se livre-t-on sinon à une guerre en massacrant des civils à l’arme lourde en plein Paris ?

Les personnels de secours sont allés sur le terrain très motivés et, bien que sidérés, ils ont très vite su s’adapter aux circonstances. Étant donné l’encombrement du système de communication entre la cellule de crise et les médecins sur le terrain, nous nous sommes constamment appelés avec nos téléphones portables personnels, pour réguler, c’est-à-dire pour adapter nos moyens aux besoins des victimes afin de les emmener là où elles pouvaient être soignées le mieux et le plus vite possible. Nous avons parfois installé plusieurs victimes dans les VSAV des pompiers et parfois scindé les équipes, faisant partir une ambulance avec un médecin et une autre avec une infirmière. Depuis l’attentat commis en janvier à l’Hyper Cacher de Vincennes, nous avons modifié notre pratique. De : « On prend et on part », nous sommes passés à : « On prend, on trie et on part vers le lieu le plus approprié ».

Dans cette optique, nous avons dirigé de nombreuses victimes vers le groupe hospitalier de La Pitié-Salpêtrière dont nous savions qu’il disposait des capacités d’accueil nécessaires en chirurgie digestive, vasculaire et cardiaque pour traiter des plaies par balle – cela est si vrai qu’une greffe cardiaque en cours a continué pendant ce temps. Il faut saluer les chirurgiens venus spontanément proposer leur aide dans d’autres établissements. Ce fut notamment le cas des chirurgiens cardiaques du centre chirurgical Marie-Lannelongue qui se sont rendus à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Mais, parce que nous n’avons pas l’habitude d’une chirurgie cardiaque d’un tel niveau au Kremlin-Bicêtre, y transférer une victime aurait été prendre le risque de devoir la transférer ailleurs ensuite. Je signale qu’une seule victime est morte après son transfert à l’hôpital ; les 129 autres sont mortes sur les lieux des attentats.

Concernant l’aide à apporter aux victimes, je tiens à vous parler de l’Institut médico-légal de Paris (IML) car ce qui s’y est passé me pèse. Lorsque nous sommes allés à la levée du corps de Charb, il nous a été dit qu’il reposait au côté de ceux de ses assassins. J’ai fait part de cet épisode au procureur François Molins. Certes, les lieux sont exigus, mais était-il judicieux de nous faire savoir cela ? Surtout, pour dire les choses poliment, une réforme de l’IML de Paris est nécessaire. Comment comprendre que l’IML ait refusé, le 13 novembre, d’envoyer des corps à autopsier à l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) de Pontoise ? Dans cette structure ultra-moderne, où l’on a su identifier en quelques semaines à peine les 4 000 morceaux de corps qui lui ont été remis après qu’un avion de la Germanwings a été précipité dans les Alpes, chacun était pourtant prêt dès minuit à recevoir des dépouilles. De plus, j’ai appris que l’IML a profité des attentats pour réclamer à Mme Christiane Taubira, alors garde des sceaux, un scanner de thanatologie, bien que l’IRCGN en ait un – qui n’a pas servi lors des attentats, je me demande bien pourquoi ! C’est celui de l’hôpital Sainte-Anne qui a été utilisé, et il en est résulté de graves problèmes pour son personnel. Je ne comprends pas pourquoi la coopération n’est pas meilleure entre l’IML de Paris et l’IRCGN.

Une autre remarque portera sur les cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP). Elles sont essentielles. Tant de gens devaient consulter après les attentats du 13 novembre qu’il a fallu ouvrir les mairies pour y organiser les consultations. Mais ces soins d’une importance capitale doivent être plus professionnalisés, je l’ai constaté à titre personnel. Après l’attentat commis contre Charlie-Hebdo, nous avons été regroupés dans un théâtre, en état de sidération. Là, on m’a demandé un nombre de fois incalculable qui j’étais et si j’étais impliqué dans les événements qui venaient de se produire. Je me rappelle aussi ces psychologues qui voulaient absolument me faire avaler du sucre… Quand on est perdu comme je l’étais, on a besoin d’être pris en charge par un psychologue ou par un psychiatre et un seul, de dire une fois les choses, et qu’ensuite il y ait un suivi. Je pense donc, comme Martin Hirsch, qu’il n’est pas judicieux de créer une nouvelle structure à l’École militaire et qu’il est préférable de regrouper les victimes à l’Hôtel-Dieu de Paris, comme cela a été fait après les attentats de janvier – parce que s’y trouvent un service de psychiatrie, des médecins et des somaticiens. Les victimes ont besoin d’une écoute, elles ont besoin de voir des blouses blanches. La suite aussi est difficile, et j’espère que la cellule interministérielle d’aide aux victimes permettra d’améliorer la coordination.

Enfin, alors que les journalistes n’ont pas le droit de montrer des photos des assassins et à peine de donner leur nom ou d’enquêter sur eux, ils peuvent s’en donner à cœur joie avec les victimes. Certaines épouses de mes amis morts dans les locaux de Charlie-Hebdo ont été poursuivies par des paparazzi ; quant à moi, j’ai été accusé d’avoir gagné 1,5 million d’euros, et je vais porter plainte contre ce mauvais journaliste du magazine Le Point. Les victimes des attentats ne sont pas protégées du tout ; elles doivent l’être.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie pour cette intervention qui laisse de nombreuses questions ouvertes. Je puis vous indiquer que le choix du lieu d’accueil des victimes à Paris a été tranché : ce sera l’École militaire, et non l’Hôtel-Dieu comme le préconisait M. Martin Hirsch ; mais cela peut encore évoluer.

Il est en effet nécessaire de protéger de la presse les victimes d’attentat. Cela vaut aussi pour les otages, dont certains ont été mis en péril par un manque de déontologie ou par des erreurs professionnelles de journalistes. Nous auditionnerons vraisemblablement des représentants des organes de presse et le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour réfléchir à un protocole garantissant cette sécurité.

Vous avez évoqué l’évolution de la garde des locaux de Charlie Hebdo, qui de statique est devenue dynamique. Vous savez certainement que Mme Ingrid Brinsolaro, veuve du policier chargé de la protection de Charb, a porté plainte contre X pour « homicide involontaire». Quel est votre avis à ce sujet ? Charb bénéficiait d’une garde unique le jour de l’attentat, non d’une garde rapprochée.

M. Patrick Pelloux. Si, il bénéficiait d’une garde rapprochée par le service de protection des personnalités.

M. le président Georges Fenech. Cela, c’était auparavant.

M. Patrick Pelloux. Non. Le jour de l’attentat encore, ils étaient deux policiers, dont l’un était à ses côtés ; l’autre était allé s’occuper de la voiture ou de tâches administratives, comme cela se peut se produire. Comme vous le savez, quand une personne à protéger se trouve dans un endroit clos, le garde reste avec lui mais il ne revient pas à l’État de sécuriser les locaux. Charlie Hebdo était un lieu privé, qui n’était pas sécurisé faute d’argent ; il y avait seulement une porte à code. À l’intérieur des locaux, le bureau du garde se trouvait derrière une porte. Il est très difficile de retracer avec exactitude ce qui s’est passé mais, vraisemblablement, quand une des « ordures » a commencé à tirer, le policier a sorti son arme, mis l’homme en joue et essayé d’armer, mais Cabu, Wolinski et Elsa Cayat, qui s’étaient levés, ont fait écran, et le deuxième terroriste, arrivant par derrière, a tué le policier à revers. Charb avait effectivement une garde rapprochée, et quand le commissariat de police du 11e arrondissement a fait valoir qu’une voiture stationnée devant les locaux du journal ne servait pas à grand-chose et risquait d’être prise pour cible, il n’en a pas été choqué, non plus que nous. Nous avons même pensé que les locaux en seraient ainsi rendus moins visibles – d’ailleurs, c’est sans doute pourquoi les terroristes, qui devaient s’attendre à trouver une voiture de police en faction, ont commencé par se tromper d’adresse. Mais les policiers continuaient d’aller le chercher et de l’amener où il devait aller ; il avait une protection.

Je comprends ce que dit Mme Brinsolaro mais ces événements atroces font maintenant partie des risques du métier. Peut-être cela doit-il entraîner une réflexion chez ces formidables et compétents policiers de protection qui banalisent leur activité professionnelle alors qu’elle ne peut l’être – le drame étant que l’on ne sait jamais quand le coup partira.

M. le président Georges Fenech. Vous avez évoqué la nécessité de revoir les plans de commandement, notamment pour mieux articuler les services de police d’une part, le SAMU et les sapeurs-pompiers d’autre part. J’ai encore du mal à cerner qui, dans les services de police, prend la décision d’autoriser les secours hospitaliers à entrer dans la zone sécurisée. Il m’a semblé comprendre qu’au Bataclan, c’est le médecin-chef de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) qui aurait donné le feu vert à ce que les services de sécurité finissent par laisser entrer les secours ; savez-vous ce qu’il en a été ? D’autre part, nous avons tous été frappés par le temps qu’il a fallu pour secourir certains blessés ; ainsi, un journaliste du journal Le Monde a indiqué au cours de son audition avoir attendu plusieurs heures d’être secouru, alors qu’il souffrait d’une hémorragie. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par une meilleure articulation des commandements ?

M. Patrick Pelloux. Je comprends ce que les victimes ressentent puisque le 13 novembre, vers 22 heures 45, au moment de l’attaque du Bataclan, Mme Hidalgo, maire de Paris, m’a téléphoné, me demandant : « Où sont les secours ? ». Je rappelle que le Bataclan a été le théâtre d’une attaque éclair, qui a duré de 12 à 15 minutes. Pendant ce petit quart d’heure, une des « ordures » est passée à droite de la salle et deux autres à gauche, tous trois tirant avec des kalachnikovs dont chaque chargeur contient trente cartouches. Si je connais ces détails, c’est qu’il y a une dizaine de jours, à la demande du directeur du Bataclan, la salle a été rouverte, avec l’aide de la CUMP, pour une discrète cérémonie de recueillement, qui a aussi été l’occasion d’un debriefing. Le soir du 13 novembre 2015, à cet endroit, deux personnes ont été héroïques : les policiers de la BAC qui, transgressant leur règlement d’intervention, sont entrés à l’intérieur du Bataclan au lieu de se figer en attendant la BRI comme ils y étaient théoriquement tenus. N’auraient-ils pas fait cela que quatre chargeurs supplémentaires au moins auraient été tirés sur la foule, avec d’autres morts en nombre proportionnel. Les deux autres terroristes étaient montés au balcon, retenant des otages.

Ensuite, la BRI arrive, et ce qui se passe alors est assez mystérieux pour moi aussi. La BRI, comme le RAID – service de recherche, assistance, intervention et dissuasion – et comme le groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), a des médecins « de colonne » qui accompagnent les interventions pour prendre en charge les policiers ou les gendarmes éventuellement blessés. C’est à ce titre qu’était là M. Denis Safran, professeur d’université retraité de l’AP-HP mais travaillant à la BRI, et c’est lui qui a décidé. Mais je ne sais qui fait quoi dans la police, et le rôle de cet éminent professeur reste pour moi énigmatique.

Comme vous, j’ai entendu des témoignages de gens qui attendaient. À la régulation du SAMU, scindée en deux unités, et qui avait installé le poste de regroupement de victimes boulevard des Filles-du-Calvaire, je m’occupais du « tout-venant ». Mais je répondais aussi à des gens cachés dans les faux-plafonds du Bataclan, qui appelaient le 15 et à qui je disais de mettre un garrot, de ne pas parler, de faire tel ou tel acte… Nous avons également reçu des appels depuis des « nids » de victimes réfugiées dans des halls d’immeubles ou dans des appartements, que nous conseillions aussi par téléphone. La cellule de crise devait gérer tout cela, mais parfois les communications téléphoniques ne passaient pas, ce qui compliquait encore la situation, et les services de police interdisaient le passage des secours. Il n’empêche que des sapeurs-pompiers y sont allés, vaillamment ; c’est alors qu’ils ont fait le décompte des victimes en urgence absolue.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Vous dites que des sapeurs-pompiers sont entrés à l’intérieur du Bataclan ; à quel moment ?

M. Patrick Pelloux. Je pense qu’ils sont entrés une heure un quart après le début de l’attaque.

M. le rapporteur. Autrement dit, avant l’assaut final qui a eu lieu à zéro heure dix-huit ?

M. Patrick Pelloux. C’est ce que je pense, mais il faut le leur redemander.

M. le rapporteur. Nous le ferons, car le président Fenech et moi-même avions cru comprendre qu’aucun service de secours n’était entré dans le Bataclan avant l’assaut final.

M. Patrick Pelloux. C’est une zone de temps que je ne parviens pas à comprendre car les témoignages se coupent ou se contredisent ; il en était de même lors de la reconstitution de l’attentat contre Charlie Hebdo. Quoi qu’il en soit, j’ai compris que des médecins ont pu entrer au Bataclan avant que l’assaut soit terminé ; c’est alors que nous avons su que la scène était celle d’une boucherie et qu’il y avait là 80 victimes en urgence absolue.

M. le rapporteur. Il nous faudra éclaircir ce point. Les informations peuvent en effet se contredire, parce que chacun n’avait pas nécessairement l’œil rivé sur sa montre et parce que les perceptions peuvent différer selon l’endroit où l’on se tenait. N’est-ce pas le Pr Safran qui vous a donné ces éléments, puisqu’il était à l’intérieur du Bataclan, accompagnant la colonne de la BRI ? Que voulez-vous dire précisément quand vous faites état d’un problème de communication entre la police, les pompiers et le SAMU ?

M. Patrick Pelloux. En effet, le Pr Safran, qui est également commandant en retraite de la BSPP, a sans doute prévenu les pompiers mais, que je sache, il n’a jamais contacté le SAMU.

M. le rapporteur. Quelles sont les procédures suivies pendant les crises ? Les informations transitent-elles toutes par la BSPP ? En soulignant que chacun a sa cellule de crise, vous avez semblé sous-entendre qu’il faudrait unifier cet ensemble. Comment les échanges se font-ils entre la BSPP et le SAMU ?

M. Patrick Pelloux. Le commandant des opérations de secours – à Paris, c’est un commandant de pompiers – est chargé de toute la logistique et des secours, ces derniers étant organisés par un directeur des secours médicaux, qui est généralement un médecin. Ce médecin gère le commandement des secouristes, des pompiers et des médecins. À Paris, le médecin-chef du SAMU est complémentaire du directeur des secours médicaux. Or, l’information ne passe pas : il n’y a pas de ligne directe entre le SAMU et la police, non plus qu’entre les pompiers et le SAMU, ce que nous réclamons pourtant. On passe toujours par des lignes normales si bien que, le 13 novembre, l’accroissement continu des appels, dont le nombre a augmenté de 400 %, a provoqué l’encombrement des standards, les conversations elles-mêmes se déroulant avec en arrière-plan des cris, des appels au secours et des tirs de kalachnikov. C’était extrêmement difficile pour nous qui avions besoin de motards pour sécuriser des rames, c’est-à-dire des convois de véhicules partant vers les hôpitaux, car des rumeurs faisaient état d’autres attentats, comme cela avait été le cas après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. Il y a eu un défaut de coordination, de communication et de transmission des informations. Le regroupement physique permet de mieux se parler : on le voit sur le terrain, et cela doit valoir aussi pour la régulation.

M. le président Georges Fenech. Vous êtes médecin. Pensez-vous que ce manque de coordination et l’intervention quelque peu retardée des secours médicaux ont causé des morts qui auraient pu être évités ?

M. Patrick Pelloux. On peut toujours se poser la question. Bien sûr, on aurait pu faire mieux… si l’on avait connu d’emblée le scénario final. Mais, en réalité, il n’y a pas eu de retard. Comme on l’a constaté lors des attentats de Londres et de Madrid, il est très, très long d’intervenir sur le site d’un attentat. Et puis on a toujours à l’esprit, sans que cela doive conditionner l’action des secours, le risque de « sur-attentat », et l’idée qu’il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier, c’est-à-dire qu’il faut économiser les ressources. Je dois avouer avoir fait partir des colonnes de secours en plus au Bataclan – plusieurs véhicules de la Protection civile – sans en référer à la cellule de coordination et de régulation, parce que j’estimais qu’il fallait le faire. Je ne pense pas que nous aurions pu sauver plus de blessés. Il est impossible de le dire, mais nous avons fait le maximum et nous avons même réussi à sauver une femme qui avait reçu neuf balles de kalachnikov. Mais je suis convaincu de la nécessité d’une colonne de secours « de l’avant », collant à l’intervention de la BRI, du RAID ou du GIGN. Je ne suis pas certain qu’elle doive être composée de médecins ; mieux vaudrait des secouristes, car il s’agit d’extraire au plus vite les gens encore en vie. En cas de catastrophe, le protocole classique est, une fois entré en un lieu, de déterminer qui est dans un état grave ; ce faisant, on perd un quart d’heure. Sur des terrains de tuerie de masse, il faut extraire les blessés vivants de la zone dangereuse, les regrouper à l’extérieur et les convoyer vers l’hôpital le plus vite possible. Incidemment, j’ai demandé que cette audition ait lieu à huis clos car je suis convaincu que Daech et Al Qaïda observent la manière dont nous nous organisons.

J’ai eu vent de rumeurs délirantes après l’attentat dans les locaux de Charlie Hebdo, quand il s’est dit par exemple que Georges Wolinski aurait eu un infarctus. Cela étant, nous ne devons pas rester sur un système figé, en arguant que tout se serait passé de manière formidable. Il faut revoir les chaînes de commandement et, puisqu’il est à craindre que des attentats se produisent à nouveau, nous devons passer du XXe au XXIe siècle en mettant au point de nouveaux systèmes de prompt secours très dynamiques, engageant des personnels entraînés à ramper sur 50 mètres avec une victime pour l’extraire.

M. le rapporteur. Selon vous, le service de santé des armées a-t-il ce savoir-faire ? Pouvez-vous nous dire si le SAMU a disposé à sa suffisance de véhicules et de morphine ? Si l’attaque avait eu lieu dans une école, les services de médecine pédiatrique auraient-ils pu faire face ?

M. Patrick Pelloux. Pour dire les choses crûment, une balle de kalachnikov dans un corps d’enfant faisant un carnage, il y aurait eu énormément de morts et très peu d’enfants auraient pu être sauvés. Cela étant, nous réfléchissons à ces questions avec les hôpitaux pédiatriques, et nous avons de quoi faire. La meilleure stratégie consiste à prendre des mesures d’anticipation et de sécurité innovantes et rapides. Elles ont été expérimentées au moment de l’attaque récemment menée contre le commissariat du 18arrondissement de Paris : le confinement des enfants dans les écoles a été immédiat. Tout scénario étant possible, y compris l’attaque d’une école ou d’un hôpital, nous devons être prêts à tout et nous y travaillons constamment.

Que le SAMU ait manqué de morphine est une légende, mais nous en avons peu utilisé. Il y a eu deux raisons à cela. La première est que l’on a vu des blessés courir avec des balles dans le ventre ou dans les jambes, dans un état de sidération tel qu’ils nous disaient, comme l’a mentionné Martin Hirsch : « Occupez-vous des autres » ! La peur faisait qu’ils n’avaient pas mal. D’autre part, contrairement à ce qu’a dit un médecin qui ne travaille pas au SAMU de Paris, injecter trop de morphine à des gens en état de choc hémorragique, c’est les tuer. Ce n’est donc pas recommandable, et il ne l’est pas davantage d’intuber sur place les blessés par balle : il faut faire faire cesser l’hémorragie en utilisant les fameux pansements hémostatiques dit « israéliens » dont nous nous sommes dotés. Il faut accélérer l’arrivée dans nos services de ces matériels nouveaux qui permettent de faire des garrots tactiques.

Pour ce qui est des véhicules d’intervention, l’organisation, dans le cadre du plan de circulation « rouge alpha » de la préfecture de police, n’a pas trop mal fonctionné, si ce n’est que nous avons éprouvé des difficultés à manœuvrer en certains lieux.

Enfin, il est heureux que nos collègues du service de santé des armées aient été là, car ils ont la culture militaire de la prise en charge des blessures par armes de guerre, et c’est essentiel. Je considère la fermeture de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce comme une erreur, mais c’est fait, et les hôpitaux d’instruction des armées Percy et Begin sont formidables.

M. Christophe Cavard. Les attaquants ont visé plusieurs lieux en même temps. Quelle analyse faites-vous de la répartition des prises en charge aux terrasses des cafés ? Les personnels civils sont-ils formés à la prise en charge de blessures de guerre ? Si ce n’est pas le cas, une évolution est-elle envisageable, puisque l’on redoute d’autres actes meurtriers de ce type ? Enfin, traite-t-on leurs propres lésions psychologiques post-traumatiques ?

M. Serge Grouard. Les forces de police ont établi un cordon de sécurité autour du Bataclan. À votre connaissance, les services de secours ont-ils éprouvé des difficultés à le franchir ? Des secours ont-ils été retardés parce qu’ils ne pouvaient approcher le Bataclan ou certaines terrasses de café touchées par les tirs ? Confirmez-vous que des pompiers sont arrivés jusqu’au Bataclan avant l’assaut final ? Savez-vous s’ils se trouvaient à l’intérieur ou à ses abords immédiats ?

M. Patrick Pelloux. Il vous faudra établir la chronologie de la présence des pompiers au Bataclan avec le général commandant des sapeurs-pompiers. C’est probablement en raison de la présence du Pr Safran, à la fois médecin de la BRI et ancien membre de la BSPP qu’a été soulevée la problématique de la présence des pompiers sur place. Ce qui est sûr, c’est que dès l’assaut donné, les premiers médecins entrés ont été les médecins des sapeurs-pompiers ; M. Jean-Pierre Tourtier, médecin-chef de la BSPP, peut vous en parler. Dès que l’information a été diffusée, les secours ont pu arriver, avec les véhicules, devant le Bataclan. Le problème n’était pas que les cordons de police ont empêché le passage mais que nous ne savions pas ce qui nous attendait. La difficulté tient à ce qu’il faut protéger les personnels et l’action des secours ; à cela s’ajoute la notion latente de « sur-attentat ». La difficulté est inhérente à cet exercice de guerre. Je reprends un instant ma casquette de défense sociale pour souligner que ce type d’intervention fait désormais partie, hélas, des risques professionnels. Ma génération pensait ne pas connaître la guerre, et nous y sommes.

Mais, j’y insiste à nouveau, la coordination entre les commandements doit s’améliorer considérablement pour que l’on sache exactement qui fait quoi dans les services de police. J’ai assisté à un colloque au cours duquel un représentant de la BRI affirmait que « c’est la BRI qui décide ». Or, quand nous arrivons, la BRI est certes sur le terrain, mais nous ne pouvons en voir les membres. Et quand j’ai demandé quel était le rôle des militaires, il m’a été répondu : « La circulation »… ce qui est faux : ils n’ont jamais fait la circulation ! Il est très difficile de savoir qui fait quoi dans la Police nationale et cela pose un problème réel. De même, les cellules de crise qui se sont créées dans le domaine de la santé ne coopèrent pas : elles sont redondantes. Malgré cela, nous parvenons à être efficaces. Les sapeurs-pompiers de Paris travaillent désormais avec la Police nationale, avec une régulation commune, ce qui leur donne accès à ce que les 3 000 caméras installées à Paris donnent à voir. Il faudra obliger les équipes à une meilleure collaboration physique ; nous y gagnerons en efficience.

Vous m’avez interrogé sur l’analyse de la répartition des secours. Nous sommes allés à l’aveugle mais, en gros, partout où des secours étaient nécessaires, il y a eu des médecins. Pour être entré dans les locaux de Charlie Hebdo et y avoir vu mes amis massacrés, je puis témoigner que dans une situation de ce genre, chaque minute semble une éternité. J’ai immédiatement appelé le SAMU, et le commandant Tourtier les pompiers. Je suis resté en tout dix minutes dans cette pièce, et j’ai vieilli de cent ans. Au Bataclan, parmi les gens restés en vie sous des cadavres, certains ont effectivement attendu une heure ou une heure et demie, d’autres une dizaine de minutes, et ceux-ci ont également eu l’impression que l’attente a été interminable. Il faut comprendre l’état de sidération et l’anéantissement dans lequel chacun se trouvait et ne pas remettre en cause leur témoignage.

S’agissant de la formation des personnels, soyez assurés que depuis les attentats de janvier 2015, nous avons tous relu les ouvrages relatifs aux prises en charge de plaies par armes de guerre. Un colloque été organisé au cours duquel ont pris la parole des médecins intervenus en Afghanistan. Au SAMU de Paris, le Pr Carli fait venir régulièrement des médecins militaires, notamment ceux qui sont affectés à la protection de la présidence et du Premier ministre. Nous avons donc beaucoup progressé sur le plan technique ; nous savons qu’en cas de blessure thoracique ou abdominale par arme de guerre, il faut perfuser un coagulant, saturer la plaie d’hémostatiques, maintenir le blessé en position semi-assise et le transférer au plus vite au bloc opératoire.

Nous essayons de former le personnel le plus vite possible. Urgentiste, je suis impatient, et j’aimerais que cela aille beaucoup plus vite, mais chacun ici connaît les travers français : le millefeuille administratif complique les choses. Malgré cela, nous avons rattrapé notre retard de formation. Maintenant, il est fondamental de mettre au point un schéma de secours réactif fort, avec des secouristes surentraînés capables d’aller chercher les victimes en zone de danger pour les emmener au plus vite vers l’hôpital pour les sauver.

Enfin, je n’ai jamais eu d’explication sur un fait que je juge troublant. Lors des attentats du 7 janvier, le prédicateur dont les frères Kouachi suivaient les prêches était exactement là où il fallait : au service des urgences de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière. En dépit de ses condamnations, cet homme a pu suivre un de ces cursus très « droit-de-l’hommiste » grâce auxquels des individus ayant purgé une peine de prison peuvent faire des études de santé, ce qui était interdit auparavant. Il l’a fait, a validé ce cursus et, le jour des attentats, il se trouvait au-dessus de la salle de réveil, là où ont été regroupés le plus grand nombre des blessés. Je n’ai jamais obtenu d’explications à ce sujet, non plus que Martin Hirsch. La possibilité qu’il exerce est maintenant soumise à la décision du directeur de l’ARS. Il ne faut pas être dupe : on ne sait combien d’individus signalés par une fiche S travaillent dans les hôpitaux publics mais il y en a beaucoup et, contrairement à ce que laisse entendre le satisfecit de l’Observatoire de la laïcité, nous avons un réel problème avec l’exercice de la laïcité à l’hôpital public, notamment avec ceux qui prônent un islamisme radical.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie.

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Audition, à huis clos, de militaires mobilisés dans le cadre de l’opération Sentinelle le 13 novembre 2015 : lieutenant-colonel D. D., chef de l’état-major tactique de Paris, capitaine P-M. A., commandant d’unité, maréchal des logis chef G. A., chef de la section déployée rue de Charonne et maréchal des logis R. D., chef du groupe intervenu au Bataclan

M. le président Georges Fenech. Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous avons commencé à aborder la semaine dernière les questions relatives à la conduite des opérations, l’intervention des forces de l’ordre, et les moyens mis à leur disposition. Nous poursuivons nos investigations avec des militaires déployés le 13 novembre dernier dans le cadre de l’opération Sentinelle dans le 11e arrondissement de Paris.

Je rappelle qu’en Île-de-France, l’opération Sentinelle est placée sous la responsabilité opérationnelle du gouverneur militaire de Paris, qui est l’officier général de la zone de défense et de sécurité (ZDS) et dispose pour cela d’un centre opérations interarmées. Le centre opérations a sous sa responsabilité trois groupements, qui correspondent à trois zones géographiques : Paris, banlieue ouest et banlieue est. Ces groupements sont dirigés par des états-majors tactiques : le lieutenant-colonel D. D. était le chef de l’état-major tactique de Paris le soir du 13 novembre. Le groupement de Paris est ensuite divisé en une vingtaine d’unités élémentaires, qui correspondent également à des zones géographiques. Le capitaine P-M. A. était le commandant de l’unité qui comprend le 11e arrondissement. Les unités élémentaires sont ensuite divisées en sections de trente soldats, elles-mêmes divisées en groupes de dix soldats. Le maréchal des logis-chef G. A. était chef de la section déployée rue de Charonne. Le maréchal des logis R. D. était le chef du groupe qui est intervenu au Bataclan.

En raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 14 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal – un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende – toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance précitée, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Le lieutenant-colonel D. D., le capitaine P-M. A., le maréchal des logis-chef G. A. et le maréchal des logis R. D. prêtent serment.

Messieurs, je vous invite à faire un bref exposé liminaire qui sera suivi par un échange de questions et réponses.

Lieutenant-colonel D. D. Je vous remercie de l’intérêt que vous nous témoignez en nous demandant d’être présents aujourd’hui : compte tenu de notre niveau tactique, il est rare que nous soyons amenés à rencontrer des parlementaires. Nous sommes très honorés de nous exprimer devant votre commission d’enquête afin d’expliquer ce que nous avons fait le soir du 13 novembre 2015.

Je commencerai par exposer notre organisation à la date des faits, avant de faire un récit chronologique de la nuit du 13 au 14 novembre telle que l’a vécue le groupement de Paris, étant précisé que je laisserai le soin au capitaine P-M. A. d’une part, au maréchal des logis-chef G.A. et au maréchal des logis R.D. d’autre part, de raconter dans le détail ce qui s’est passé rue de Charonne et au Bataclan. Je dirai un mot sur le renforcement de l’opération Sentinelle que nous avons dû gérer à la suite des événements, et je conclurai en évoquant les points qui me sont apparus positifs, ou au contraire perfectibles.

Fin octobre 2015 a eu lieu une réorganisation des militaires de l’opération Sentinelle en Île-de-France : les trois états-majors de circonstance ont fusionné pour aboutir à la mise en place d’une organisation identique à celle qui est la nôtre en opérations extérieures – un chef de corps, l’état-major du régiment et les unités élémentaires –, ce qui nous a permis de bénéficier d’une chaîne de commandement d’une grande fluidité, car les chefs ont l’habitude de commander, les adjoints et subordonnés connaissent parfaitement leur rôle au sein de l’état-major, et les unités rattachées ont une vision très claire du fonctionnement de l’ensemble.

J’ai été désigné pour prendre mon tour de chef du groupement de Paris fin octobre 2015. Chef de corps du 54e régiment d’artillerie de Hyères, je suis venu avec l’état-major de ce régiment : un chef des opérations, un chef du renseignement, un chef de planification et de conduite – exactement les mêmes composantes qu’en opérations extérieures. Je disposais à mon arrivée de dix-neuf unités élémentaires – dix-neuf compagnies –, toutes de dimensions différentes : il y a des compagnies à deux, trois, et quatre sections.

La zone d’intervention du groupement est Paris intra muros. Nous avons trois missions principales. La première est liée à la réquisition BAT 13-04, consistant en la surveillance des sites confessionnels ; en superposition, nous avons les anciennes missions du plan Vigipirate, à savoir la surveillance des lieux touristiques, ainsi que les missions d’observation des stations du réseau ferré en Île-de-France intra muros. Enfin, l’unité mobile d’intervention de police (UMIP) constitue une unité particulière, chargée notamment de la surveillance des ambassades. L’une de mes préoccupations initiales a consisté à attribuer à chaque zone géographique la mission la plus appropriée à son unité, en cherchant à parvenir à la plus grande homogénéité possible sur l’ensemble de la zone.

Le soir du 13 novembre, l’état-major a perçu une activité inhabituelle des vingt et une heures vingt, avec le compte rendu d’une détonation anormale, fait par une unité présente au nord de Paris. Nous avons demandé des précisions à ce sujet et, à vingt et une heures quarante, le capitaine P-M.A. m’a rendu compte d’une fusillade rue de Charonne, en m’indiquant qu’il était en mesure de faire intervenir son unité en appui des forces de sécurité intérieures. J’ai communiqué ces informations à mon état-major, à savoir l’état-major interarmées basé à Saint-Germain, avec une proposition de mission. Une fois cette proposition validée, j’ai pu donner le feu vert au capitaine pour qu’il fasse entrer son unité en action. Le contexte de crise étant identifié, nous avons opéré une réorganisation interne au niveau de l’état-major, essentiellement destinée à faire l’état des lieux de nos forces et à définir qui communique avec qui. Pour cela, j’ai demandé à l’ensemble de mes capitaines de me faire un point précis de la situation de leurs unités respectives afin de savoir lesquelles étaient en mission et lesquelles étaient en mesure de se régénérer rapidement – pour cela, il a été ordonné aux personnels se trouvant en repos physiologique de rejoindre dans les meilleurs délais leurs unités d’appartenance.

Je précise que chaque unité a un taux d’activité de 75 % sur ses missions : sur quatre journées, il y en a toujours une consacrée à la remise en condition par le sport, la préparation opérationnelle et le repos – les personnels sont en quartier libre dans une zone située à moins d’une heure de leur unité. En même temps que je faisais le point sur les unités pouvant être mobilisées, je mettais en alerte mes éléments d’intervention, appelés quick response forces (QRF) : sur les 1 500 personnels composant la force que je commande à Paris, je disposais de trois groupes de huit personnes présentes dans leurs quartiers, et pouvant intervenir dans un délai de trente minutes. La situation paraissant susceptible de prendre de l’ampleur, l’idée était alors de régénérer les unités qui pouvaient l’être : à chaque fois qu’une compagnie disposait de deux sections prêtes à être engagées, j’en étais avisé par son capitaine.

Ayant reçu un compte rendu me signalant qu’un nouveau point chaud était identifié rue Bichat, j’ai envoyé le premier QRF sur la zone concernée, afin de poser un dispositif de bouclage ou, à défaut, d’appui aux forces de sécurité. Presque simultanément, on m’a signalé un autre point chaud au Bataclan, où j’ai envoyé une unité comprenant deux sections. J’ai également pris la décision de me rendre moi-même sur place, comme nous avons l’habitude de le faire en opération extérieure : il est en effet plus facile de faire manœuvrer ses unités lorsqu’on se trouve à proximité de celles-ci. Après validation de cette proposition par ma hiérarchie, je suis parti de Vincennes avec un PC tactique, c’est-à-dire une équipe resserrée, à destination de la place de la Bastille. Géographiquement, ce lieu me paraissait être celui offrant les meilleures caractéristiques pour me permettre de m’adapter aux évolutions de la menace.

Je disposais au départ de trois unités du groupement de Paris, et j’ai appris pouvoir compter sur deux unités supplémentaires, l’une du groupement de la banlieue ouest, l’autre du groupement de la banlieue est. Avant de partir, j’ai envoyé place de la Bastille les deux QRF qui me restaient afin de préparer la zone. Une fois sur place, j’ai reçu l’ordre, entre minuit et une heure du matin, de défendre quatre sites, dont trois institutionnels – à savoir l’Assemblée nationale, le Sénat, Matignon et l’hôpital Necker. J’ai envoyé une unité sur chacun de ces sites, et maintenu en réserve la cinquième unité, en attendant de disposer de renseignements supplémentaires. Lorsque nous avons observé que les forces de sécurité intérieures étaient présentes en nombre, nous avons pu procéder au désengagement progressif de nos propres unités en fin de nuit, les dernières étant cependant restées en place jusqu’à dix-huit heures le lendemain – étant précisé que cette opération exceptionnelle ne remettait pas en cause la continuité de l’opération Sentinelle, qui devait reprendre le lendemain dès sept heures du matin.

Le lendemain, le groupement de Paris a dû revoir l’ensemble de son organisation afin de tenir compte de l’arrivée de 300 hommes supplémentaires, à savoir deux compagnies Guépard TAP du 3e régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) venant de Toulouse ; 300 hommes de plus sont arrivés le 15, et 400 le 16. En tout, nous avons donc reçu 1 000 hommes de plus en quatre jours, et avons dû, lors de chaque nouvelle arrivée, réorganiser l’ensemble du dispositif afin d’optimiser sa cohérence et son efficacité.

Pour ce qui est des points positifs que j’ai relevés, je soulignerai d’abord que les attaques sont survenues à un moment favorable à nos forces en termes d’horaires : vers vingt et une heures trente, la plupart des unités se sont désengagées des sites sur lesquels elles ont été présentes dans la journée – par exemple, leur présence n’est plus justifiée devant les écoles, qui ferment à partir de dix-sept heures –, mais l’heure n’est pas suffisamment tardive pour qu’elles soient complètement déconditionnées : elles peuvent donc facilement se réengager. De ce point de vue, l’horaire a joué en notre faveur, dans la mesure où il a permis une réactivité optimale de notre part.

Par ailleurs, les événements ont montré la pertinence de disposer d’unités dans Paris intra muros. En tant que chef du groupement de Paris, j’avais des unités stationnées dans Paris, mais aussi au fort de l’Est – à Saint-Denis – et à Villacoublay. Ce maillage efficace a permis aux unités parisiennes d’être mobilisées très rapidement : même celles qui étaient en repos ont été en mesure de gagner leur lieu d’hébergement et de s’équiper avant de partir sur le théâtre des événements en un temps très court.

La structure de commandement, constituée d’un chef de corps avec son état-major et des unités élémentaires, a fait la preuve qu’elle était aussi efficace qu’en opération extérieure. J’ai moi-même eu le réflexe de me transporter au plus près de l’action avec mon PC tactique, et les groupes de combat ont eu des comportements similaires, par exemple en prenant l’initiative de mettre en place des chicanes improvisées dans certaines rues pour ralentir et filtrer la circulation – quitte à la bloquer provisoirement –, afin de nous permettre de mieux différencier un Parisien affolé de ce qui aurait pu être un terroriste au volant d’une voiture-bélier.

Enfin, en arrivant sur zone, nous avons vu que notre présence avait pour effet de rassurer la population : la masse de personnels déployés, et notre capacité à sécuriser rapidement les périmètres où nous étions présents – grâce à un dialogue instauré de façon simple et efficace avec les policiers sur place – a convaincu les Parisiens que nous avions la situation en main.

J’ai également relevé quelques points qui m’ont paru perfectibles. Les contacts entre l’armée et la police sont bien structurés : ainsi, le centre opérationnel (CO) de niveau interarmées de Saint-Germain a un détachement de liaison (DL) auprès de la préfecture, et le capitaine Audibert a pu communiquer sur le terrain avec un interlocuteur des forces de sécurité intérieures, et mettre au point avec lui un dispositif d’intervention. En revanche, lorsque je suis arrivé sur le terrain avec mon PC tactique, je n’ai pas trouvé d’interlocuteur à mon niveau : aucun des nombreux policiers présents sur la place de la Bastille n’a été en mesure de me communiquer une cartographie des événements. L’une des améliorations envisageables pourrait donc consister à mettre en place un contact de niveau intermédiaire qui semble aujourd’hui faire défaut.

En ce qui concerne les communications, c’est une bonne chose que nous ayons accès au réseau ACROPOL – le système de communications radio de la Police nationale –, car cela nous permet d’obtenir un grand nombre d’informations. En revanche, le fait que notre propre système de commandement repose sur l’utilisation de téléphones portables est source de faiblesses. En période de crise, le réseau sature très vite et en tout état de cause, quand dix-neuf unités élémentaires m’appellent en même temps, je ne peux prendre qu’un appel à la fois – ce qui explique que le capitaine ait eu des difficultés à me joindre le soir même. Nous devons également faire face à des problèmes d’autonomie.

M. le président Georges Fenech. À quel système de communications avez-vous recours en opérations extérieures, et pourquoi ne les utilisez-vous pas lors des opérations intérieures ?

Lieutenant-colonel D. D. En OPEX, nous travaillons avec des moyens de transmissions dédiés – des terminaux basés sur la technologie 4G – et c’est sans doute pour des raisons techniques, liées à la puissance des émetteurs ou à la réception en milieu urbain, que nous devons y renoncer en OPINT. Quoi qu’il en soit, je fais simplement le constat selon lequel communiquer sur le terrain au moyen de téléphones portables présente des inconvénients.

Par ailleurs, je pense que la rentabilité des missions qui nous sont confiées pourrait être améliorée. Ainsi, si les personnels affectés à la protection des lieux confessionnels étaient motorisés, et pouvaient effectuer des patrouilles d’observation plutôt que de rester statiques, nous disposerions d’une plus grande capacité d’action ; le jour des événements, nous aurions sans doute été en mesure de mobiliser un plus grand nombre de personnels, ou d’accélérer leur venue. Il me semble que nous aurions, là encore, intérêt à rapprocher notre mode d’action de celui auquel nous avons recours en opérations extérieures. Le fait d’être motorisés, par exemple, permet de passer plus facilement d’une mission à une autre.

Capitaine P-M. A. Je suis arrivé à Paris le 28 octobre, à la tête d’une unité composée de soixante soldats. Notre mission, essentiellement statique, consiste à assurer la protection de deux écoles et de cinq lieux de cultes – étant précisé que si un événement survient, ce sont les forces de sécurité intérieure qui doivent intervenir pour nous aider. Le soir du 13 novembre, mes unités avaient commencé à regagner leurs logements et une relève était en cours. Du point de vue de l’hébergement, mon unité présente la particularité d’être dispersée dans le sud du 11e arrondissement et ses abords ; quant à mon poste de commandement, il est situé, dans des conditions assez spartiates, dans les combles de la mairie du 11e arrondissement.

Cette répartition m’a permis de disposer rapidement d’un premier point de situation : vers vingt et une heures trente, mon chef de section – le maréchal des logis-chef G. A. –, alors en quartier libre, s’est trouvé par hasard rue de Charonne alors que la fusillade venait de se produire. Il m’a appelé pour me prévenir et m’a demandé l’autorisation de faire intervenir un groupe alors situé boulevard Voltaire. J’ai immédiatement donné mon accord – au vu de la situation, il ne fallait pas se poser trop de questions – et, dès l’arrivée des hommes sur place, le chef G.A. les a disposés de façon à former un cordon de sécurité autour du bar La Belle Équipe et du nid de blessés installés dans le restaurant Le Petit Baïona. Ce groupe de huit soldats arrivés au pas de course, munis de gilets pare-balles, de casques et d’armes longues, a eu pour effet immédiat de rassurer les personnes présentes, y compris les policiers, peu équipés pour faire face à une situation de ce genre. Dans la mesure où il n’était pas exclu que la voiture des terroristes fasse un deuxième passage, il fallait rapidement sécuriser tout le monde, y compris les sauveteurs, afin de leur permettre de porter secours aux blessés sans craindre de constituer eux-mêmes des cibles.

Le chef, jusqu’alors en vêtements civils, est remonté à pied à la mairie du 11e, où il m’a fait un point de la situation. Celle-ci, dont je suivais également l’évolution grâce au système radio ACROPOL, paraissait très confuse, mais j’étais certain d’un point : nous serions forcément utiles rue de Charonne. Après avoir rendu compte au colonel, j’ai donc fait converger tous mes effectifs disponibles vers cette zone afin de procéder à l’installation d’un dispositif de bouclage, avec le double objectif de protéger et de rassurer. À un moment donné, j’ai appris que l’un des groupes envoyés en renfort – celui du maréchal des logis R.D. – se trouvait tout près du 52, boulevard Voltaire, où une nouvelle attaque venait de survenir : il se tenait à une cinquantaine de mètres des assaillants ! Dans la mesure où il ne se passait plus rien rue de Charonne, j’ai décidé de laisser ce groupe sur place : ayant pu juger à l’entraînement de l’efficacité du maréchal des logis, je lui faisais pleinement confiance pour se sortir seul de cette situation – parallèlement, je poursuivais la montée en puissance du dispositif de la rue de Charonne.

Vers vingt-trois heures, après m’être assuré que mon dispositif était stabilisé, j’ai pris la décision de laisser la rue de Charonne entre les mains du chef G.A., et d’aller voir ce qui se passait boulevard Voltaire. J’ai trouvé mon groupe à une vingtaine de mètres de la façade du Bataclan, dans l’enfilade du passage Saint-Pierre-Amelot, derrière les véhicules d’intervention. La BRI et le RAID étaient en train de se déployer, et le chef d’opérations du RAID nous a donné l’ordre de couvrir la mise en place de ses groupes d’assaut, ce que nous avons fait, tout en sécurisant l’extraction des blessés dans le passage Saint-Pierre-Amelot grâce au véhicule blindé du RAID. Je laisse le soin au maréchal des logis R.D. de vous faire le récit de ce qui s’est passé à proximité du Bataclan, car il s’est trouvé directement au contact avec la BAC 94, sous les tirs de Kalachnikov.

Une fois la situation réglée au Bataclan, je suis retourné rue de Charonne, où une autre unité était arrivée en renfort entre-temps. Nous avons continué à assurer le bouclage des lieux jusqu’à cinq heures du matin, heure à laquelle nos personnels se sont retirés, laissant les équipes de la police judiciaire procéder à leurs relevés. Notre objectif au cours de cette nuit a consisté à nous rendre utiles avec les moyens dont nous disposions, sur les points que nous avions pu identifier, en appliquant les techniques apprises à l’entraînement et en opérations. Notre plus-value a consisté à être équipés d’un armement bien plus puissant que celui des policiers, d’un gilet pare-balles par personne, et à disposer de la maîtrise de procédés tactiques nous permettant de mettre en place, en coordination avec la police, des dispositifs solides, de nature à rassurer. Je précise que les contacts avec la police se sont faits plus facilement rue de Charonne qu’aux abords du Bataclan, où ils n’ont pu s’établir qu’au hasard des rencontres.

Maréchal des logis-chef G. A. Étant de repos le soir du 13 novembre, j’étais parti boire un verre avec des collègues rue de Charonne, lorsque j’ai été alerté par un attroupement et des cris, parmi lesquels revenait le mot « attentat ». J’ai appelé mon capitaine commandant l’unité sur mon téléphone portable et, après lui avoir fait part de ce que j’avais vu et entendu, je suis arrivé à hauteur du bar La Belle Équipe, qui offrait un spectacle atroce après la fusillade qui venait d’y avoir lieu. Je suis allé voir le responsable des forces de police sur place, un major, à qui j’ai proposé de faire intervenir les groupes de militaires que je savais se trouver à proximité. Après avoir recueilli son accord, j’ai rendu compte à mon capitaine, qui m’a donné le feu vert.

J’étais encore en civil quand j’ai accueilli mon premier groupe boulevard Voltaire, et l’ai conduit auprès du nid de blessés en lui donnant pour mission d’établir un premier périmètre de sécurité afin de sécuriser la zone et de permettre un accès plus facile des secours et des forces, grâce à l’établissement d’un axe logistique sûr et ouvert, dédié à la circulation des véhicules d’urgence – c’est ce que nous faisons en OPEX. J’ai ensuite rendu compte aux forces de police et ai regagné en courant la mairie du 11e, où j’ai rendu compte à mon capitaine avant de revêtir ma tenue de combat et de repartir sur les lieux, afin d’y accueillir les différents groupes composant ma section et d’en assurer le commandement. Au fur et à mesure que ces groupes arrivaient, je les disposais dans les rues adjacentes afin d’élargir le dispositif. J’ai également pris l’initiative de constituer, au moyen de poubelles et de matelas trouvés dans la rue, des chicanes destinées à ralentir la circulation – car les comptes rendus de la police faisaient état du risque de voir surgir des tireurs embusqués et des voitures-béliers.

Notre mission s’est poursuivie toute la nuit, jusqu’à l’arrivée des services de police judiciaire. Nos soldats devant reprendre, dès le jour suivant, leurs activités dans le cadre de l’opération Sentinelle, nous avons quitté la rue de Charonne vers six heures du matin.

Maréchal des logis R. D. J’étais chef de groupe boulevard Voltaire le soir du 13 novembre. À l’issue des vingt-quatre heures de repos de mon groupe, je partais avec celui-ci à bord d’un véhicule afin de rejoindre le site que nous devions surveiller durant trois jours, lorsque nous sommes arrivés à la hauteur d’un attroupement, plus exactement de personnes qui couraient. Nous avons continué à avancer, jusqu’à parvenir à un civil posté au milieu du boulevard, qui déviait la circulation. Constatant que nous étions militaires, il nous a laissés passer ; une vingtaine de mètres plus loin, nous avons découvert des blessés auxquels les pompiers donnaient les premiers secours. À proximité, des policiers de la BAC 94, en colonne et arme de poing à la main – le policier placé en tête étant équipé d’un fusil à pompe – se tenaient le long d’un bâtiment.

Je suis descendu de mon véhicule afin d’entrer en contact avec les policiers – je ne disposais pas de mes moyens de communication ACROPOL, ceux-ci restant toujours sur le site dont nous assurons la surveillance. Alors que j’étais au centre du boulevard, j’ai entendu une première rafale de tirs, dont je n’ai pu identifier la provenance. Je suis donc retourné m’abriter derrière mon véhicule, en ai fait descendre mon groupe de combat et ai effectué une sûreté 360°. Sur ma droite, j’avais le square du Bataclan, et sur ma gauche, la façade de la salle de spectacle. J’ai demandé à mon adjoint d’appeler notre chef de section, afin de lui rendre compte que nous assistions à une prise à partie au 52, boulevard Voltaire. Une deuxième rafale est partie, d’une origine tout aussi indéterminée que la première. Un policier de la BAC est alors venu me dire que ses collègues étaient au contact avec le ou les tireurs à l’angle de la rue, et m’a demandé un soutien. J’ai envoyé quatre personnels de mon groupe dans cette direction, et confié à quatre autres la mission de sécuriser le square et d’évacuer les civils, notamment des journalistes, qui s’y trouvaient.

Les policiers se sont ensuite positionnés face au passage Saint-Pierre-Amelot, juste avant que les premiers éléments de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) et du RAID n’arrivent, et que nous ne sécurisions leur mise en place avant l’assaut qui devait être donné puis, une fois l’assaut effectué, que nous ne couvrions leurs arrières afin d’éviter un sur-attentat par un individu embusqué. Nous sommes ensuite restés sur place le temps de l’évacuation des blessés, et n’avons quitté les lieux que vers cinq heures, afin de nous rendre sur les emplacements dont nous devions assurer la surveillance le lendemain.

M. le président Georges Fenech. Puisque vous avez assisté à l’arrivée des personnels de la BRI, pouvez-vous nous dire combien ils étaient ?

Maréchal des logis R. D. Ils sont arrivés à bord de plusieurs véhicules, dans les deux sens du boulevard. Six personnels sont descendus des deux véhicules qui se sont garés derrière le mien.

M. le président Georges Fenech. Vous avez entendu plusieurs rafales ?

Maréchal des logis R. D. Oui, des rafales manifestement tirées à l’extérieur, bien que l’on ne puisse en déterminer la provenance exacte. Je suis arrivé peu après vingt-deux heures devant le Bataclan, et n’ai pas entendu de tirs effectués à l’intérieur du bâtiment avant que l’assaut ne soit donné.

M. le président Georges Fenech. À bord de quels véhicules les personnels de la BRI sont-ils arrivés ?

Maréchal des logis R. D. Les deux véhicules qui sont arrivés par la même route que nous et sont garés derrière notre propre véhicule étaient des Passat. D’autres sont allés se garer plus loin, que je n’ai pu identifier.

M. le président Georges Fenech. En tout, combien de véhicules avez-vous vus arriver ?

Maréchal des logis R. D. Je ne sais pas combien de véhicules sont arrivés en plus des deux premiers.

M. le président Georges Fenech. Combien de personnels de la BRI avez-vous vus descendre des deux premiers véhicules ?

Maréchal des logis R. D. Ils étaient six.

M. le président Georges Fenech. En êtes-vous sûr ? Les avez-vous comptés ?

Maréchal des logis R. D. Je les ai vus passer.

M. le président Georges Fenech. Quelle était leur tenue ?

Maréchal des logis R. D. Ils étaient vêtus de noir, ils portaient des gilets tactiques et des armes.

M. le président Georges Fenech. Êtes-vous sûr d’avoir vu arriver d’autres personnels de la BRI ?

Maréchal des logis R. D. Oui, d’autres véhicules sont arrivés quelques minutes plus tard, mais ils venaient dans l’autre sens du boulevard, et des bus en stationnement m’ont empêché de voir les personnels qui en sont descendus.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Quand vous avez constaté que les assaillants tiraient des rafales et que la BAC 94 ouvrait le feu en riposte, auriez-vous pu, vous et vos hommes, procéder également à des tirs ? Comment la coordination avec la BAC 94 s’est-elle faite avant l’arrivée de la BRI et du RAID, qui vous ont demandé de les sécuriser ?

Maréchal des logis R. D. Le premier policier est venu nous voir et, sur sa demande, quatre de nos personnels sont allés rejoindre ceux de la BAC. Tous les déplacements se sont faits sur des informations et des ordres donnés à la voix : le personnel de la BAC nous ayant indiqué que le terroriste tirait à partir d’une issue de secours, mes hommes se sont positionnés de manière à disposer d’une vue sur cet accès. Ils n’ont cependant pu ouvrir le feu, ne disposant pas de visuel sur le terroriste lui-même.

M. le rapporteur. Si vous aviez eu un visuel, auriez-vous ouvert le feu ?

Maréchal des logis R. D. Nous aurions évidemment fait en sorte de neutraliser le terroriste. Quand il a ouvert le feu pour la troisième fois, il l’a fait en entrouvrant la porte et en tirant au jugé, en ne laissant dépasser que son arme avant de refermer la porte.

M. le rapporteur. Ce tir a eu lieu vers vingt-deux heures quinze, et la BRI est arrivée cinq minutes plus tard. Une fois la BRI sur place, avez-vous conservé votre position ?

Maréchal des logis R. D. Oui, nous sommes restés en place jusqu’au déclenchement de l’assaut.

M. le rapporteur. Ce sont donc d’autres personnels du dispositif Sentinelle qui ont sécurisé la mise en place de la BRI et du RAID ?

Maréchal des logis R. D. Non, ce sont bien mes effectifs qui ont accompli cette mission. Leur rôle consistait justement à surveiller l’issue de secours située dans une ruelle, afin d’éviter que les terroristes ne sortent par là pour prendre à revers les personnels de la BRI et du RAID.

M. le rapporteur. Cette porte de secours était bien située au rez-de-chaussée ?

Maréchal des logis R. D. Effectivement.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous décrire l’arrivée du RAID ?

Maréchal des logis R. D. Les hommes du RAID sont arrivés à bord d’un véhicule blindé, afin d’extraire deux blessés qui se trouvaient dans le passage Saint-Pierre-Amelot. Ils venaient de la partie du boulevard dissimulée à ma vue à cause des bus.

M. le président Georges Fenech. Comment les avez-vous identifiés comme des hommes du RAID ?

Maréchal des logis R. D. Je les ai reconnus à leur uniforme, et à l’inscription qu’ils portaient dans le dos.

M. Serge Grouard. Messieurs, je voudrais commencer par saluer votre engagement et vous en remercier, en notre nom et au nom de nos concitoyens.

J’aimerais savoir si, au cours d’une opération comme celle du 13 novembre, vous êtes placés sous un commandement opérationnel, ou si vous restez sous commandement militaire, comme je le suppose. Par ailleurs, comment la gestion de l’ouverture du feu s’effectue-t-elle ? Est-ce en réaction instantanée aux tirs ennemis, en protection, ou sur un ordre donné par votre commandant d’unité ?

J’ai le sentiment que tout au long de la soirée, vous n’avez disposé que de renseignements épars que vous aviez vous-mêmes réussi à recueillir, mais que le commandement opérationnel de la police ne vous a jamais exposé la situation de façon détaillée, ce qui vous aurait permis d’organiser vos effectifs de façon optimale – vous obligeant de ce fait à réagir en fonction des différents événements auxquels vous étiez confrontés. Mon colonel, confirmez-vous qu’il y ait eu sur le terrain un dysfonctionnement dans le partage des informations opérationnelles ? Pouvez-vous nous indiquer de façon détaillée qui vous dit quoi au cours d’une opération comme celle du 13 novembre ?

Lieutenant-colonel D. D. J’ai un échange très régulier avec le CO supérieur, qui m’informe que telle ou telle zone est identifiée comme un point chaud – c’est ainsi que j’ai été informé de ce qui se passait rue Bichat, par exemple, et non par le réseau ACROPOL. À l’inverse, quand le capitaine me rend compte des événements survenus rue de Charonne, je fais remonter cette information à mes chefs. Il est évident que lorsque nous sommes plongés en direct au cœur des événements, nous ne disposons pas d’une vision des faits aussi claire que la personne qui regarde BFMTV le lendemain matin : pour notre part, nous avons constaté qu’après l’attaque de la rue Bichat, les événements semblaient former une vague se déplaçant vers l’est, et c’est cette analyse des faits que nous avons partagée avec nos supérieurs et nos subordonnés.

M. Pascal Popelin. Parmi les missions qui vous étaient assignées préalablement aux événements, vous avez évoqué la surveillance de certains lieux de culte et des stations du réseau ferré. Vous avait-on également confié la mission de surveiller les salles de spectacle et de concert ?

Lieutenant-colonel D. D. Non, il ne nous avait pas été donné pour mission de surveiller les salles de spectacle ni les stades.

M. Philippe Goujon. Mon colonel, je vous exprime toute notre admiration devant le courage de vos hommes.

J’aimerais savoir si vous considérez que la chaîne hiérarchique de commandement pourrait faire l’objet de certaines améliorations. Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer comment vous suivez l’évolution d’un événement auquel vos hommes prennent part, dans quelles circonstances vous pouvez être amené à demander des renforts, et quelles sont les difficultés de transmission auxquelles vous estimez avoir été confronté ?

Enfin, l’armement et les munitions dont vous êtes dotés vous paraissent-ils adéquats pour mener à bien une mission comme celle du 13 novembre ?

Lieutenant-colonel D. D. Je pense que la chaîne de commandement telle qu’elle a été réorganisée fin octobre était pertinente d’un point de vue organique, dans la mesure où elle permettait une grande fluidité de l’engagement à tous les niveaux. Pour ce qui est des informations arrivant au niveau du commandement, sans doute les choses sont-elles perfectibles, comme elles le sont partout : il est évident que mieux un chef est renseigné, plus il dispose d’une vision claire de la situation. Pour ce qui est des liaisons avec les forces de sécurité intérieure, elles pourraient être renforcées, comme je l’ai déjà souligné en regrettant que le chef tactique d’état-major que je suis n’ait pu communiquer avec son homologue des forces de sécurité intérieure afin de faire un point de la situation : cette possibilité existe aux niveaux supérieur et inférieur, mais pas à mon niveau intermédiaire.

En ce qui concerne les moyens de liaison, je répète que si nous utilisons des téléphones portables dans le cadre de l’opération Sentinelle, c’est parce qu’il s’agit du moyen le mieux adapté à notre mission sur le plan technique : cela nous permet de disposer de comptes rendus réguliers des événements constatés sur les différents sites – par exemple, la découverte d’un colis suspect –, alors que les matériels utilisés en opérations extérieures ne nous permettraient sans doute pas de communiquer à partir d’une gare située en sous-sol. Cela dit, en période de crise, force est de constater que nous parvenons rapidement à saturation quand dix-neuf unités élémentaires tentent de me joindre simultanément. Le soir du 13 novembre, j’ai également craint que ne soit activée une « bulle de silence » entraînant la désactivation des portables dans un rayon donné, ce qui n’a heureusement pas été le cas. Si cela s’était produit, j’avais prévu de me rendre dans un café afin que mon PC établisse une communication avec le CO supérieur au moyen d’une ligne fixe.

Enfin, l’armement dont nous disposons, à savoir le fusil d’assaut FAMAS, nous donne toute satisfaction dans la mesure où il nous permet de tirer avec une grande précision à une distance variant de 25 mètres à 400 mètres – en binôme avec des jumelles dans ce dernier cas.

M. François Lamy. En ce qui concerne les transmissions, vous avez déploré de ne pouvoir communiquer à l’échelon tactique avec les forces de sécurité intérieure. Comment expliquez-vous que le contact avec les forces de police ne soit pas prévu à votre niveau, alors qu’il l’est au niveau supérieur, celui de la préfecture de police ? Par ailleurs, les informations que vous souhaitiez obtenir ne pouvaient-elles vous être communiquées par votre hiérarchie ?

Lieutenant-colonel D. D. J’obtenais effectivement des informations de la part du centre opérationnel interarmées (COIA), dont certaines lui avaient été communiquées par la préfecture de police. Cela dit, j’aurais apprécié de pouvoir comparer ces informations avec celles que mon homologue des forces de sécurité intérieure aurait pu me communiquer sur le terrain.

M. David Comet. Au fur et à mesure que la pression militaire s’accroît en Syrie, le risque est de plus en plus grand de voir revenir sur le territoire national des djihadistes bien formés militairement et équipés d’armes de guerre. Pour votre part, vous disposez de l’expérience nécessaire pour faire face à cette menace, compte tenu de vos engagements au cours d’opérations extérieures. Comment se fait-il que Sentinelle soit considérée le plus souvent comme une force supplétive des forces de sécurité, alors qu’elle possède un grand savoir-faire en matière d’observation et a l’habitude de mettre en œuvre du matériel militaire en faisant preuve de qualités de dynamisme et de furtivité qui seraient tout aussi utiles sur le territoire national qu’elles le sont en dehors de nos frontières ?

Tant que vous êtes sollicités pour intervenir comme une force supplétive, la question ne se pose pas, mais si nous devions faire face à des attaques d’une intensité encore supérieure à celle que nous avons connue le 13 novembre, ne serait-il pas opportun de mettre davantage à contribution les savoir-faire particuliers que je viens d’évoquer ?

M. le président Georges Fenech. Je rappelle que nous allons procéder prochainement à l’audition du gouverneur militaire, à qui cette question pourra également être posée.

M. Jean-Luc Laurent. En tant que député du Val-de-Marne, je salue l’intérêt de la mission Sentinelle du point de vue de la sécurisation des lieux de culte.

Pouvez-vous nous préciser dans quelles conditions vous pouvez faire usage de vos armes en appui ? Un protocole a-t-il été établi, des consignes ont-elles été données à l’ensemble des personnels intervenant dans le cadre de Sentinelle ?

Par ailleurs, votre mode opératoire, qui a été modifié en octobre dernier, a-t-il évolué de la même manière à Paris intra muros et en dehors de la capitale ?

Capitaine P-M. A. La seule consigne d’ouverture du feu sur le territoire métropolitain est, pour Sentinelle, la même que celle qui s’appliquait pour Vigipirate, à savoir la légitime défense pour soi-même et pour autrui. Dans le contexte du Bataclan, le maréchal des logis R.D. a dû faire face avec son groupe à un individu qui, tirant au hasard à la Kalachnikov, mettait en péril de mort les personnes se trouvant sur place – ce qui est considéré comme une situation de guerre. S’il avait été matériellement en mesure de le faire, le maréchal des logis aurait donc été tout à fait fondé à neutraliser cet individu sur le fondement de la légitime défense. L’ordre qu’il a pris l’initiative de donner à ses hommes – prendre les dispositions de combat, en l’occurrence mettre les cartouches en chambre – était parfaitement justifié.

Lieutenant-colonel D. D. Dans le cadre du dispositif Sentinelle, nos fusils sont équipés d’un témoin d’obturation de chambre (TOC) mis en place à la suite des premiers attentats de janvier 2015, et qui constitue une sécurité supplémentaire dans le cadre d’une utilisation de l’arme au quotidien. Le fait d’ôter ce dispositif permet à la cartouche d’accéder à la chambre, ce qui rend l’arme pleinement opérationnelle.

Maréchal des logis R. D. Le TOC est introduit dans la chambre à la place d’une munition réelle. Quand le chargeur est accroché sur l’arme, un simple mouvement de chargement a pour effet d’éjecter le TOC et faire entrer la munition en chambre : l’arme est alors approvisionnée et armée.

M. le rapporteur. Vous êtes-vous demandé si vous deviez aller au-delà de la légitime défense et pénétrer à l’intérieur du Bataclan ? Avec le recul, considérez-vous qu’il faille envisager d’évoluer sur cette question ?

Maréchal des logis R. D. Je me suis effectivement posé cette question mais je ne disposais d’aucun visuel sur l’entrée du Bataclan et donnais donc plutôt la priorité à la surveillance de l’issue de secours, à partir de laquelle le terroriste tirait en direction de la rue. Or, il nous aurait été impossible d’ouvrir cette porte de l’extérieur.

M. le rapporteur. Une entrée en force dans le bâtiment, effectuée avec la BAC 94, était-elle envisageable ?

Maréchal des logis R. D. Avec la BAC, nous aurions sans doute pu entrer. En revanche, je n’aurais pu me lancer dans une telle entreprise avec la seule participation du groupe de huit hommes dont je disposais, dans la mesure où je ne connaissais ni la disposition des lieux, ni le nombre d’assaillants et leur niveau d’armement : n’étant pas équipé de mon ACROPOL, ce n’est qu’au fil de la soirée que j’ai pu recueillir auprès de la BAC des renseignements sur ce point – en l’occurrence la présence de quatre assaillants munis d’armes de guerre et d’une ceinture d’explosifs.

Lieutenant-colonel D. D. Je souligne également le fait que, s’il était entré dans le bâtiment, le maréchal des logis aurait dû faire face à la difficulté consistant à distinguer les ennemis des civils à protéger. Nous ne sommes pas entraînés à discriminer dans les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain.

M. le rapporteur. Cette question est-elle susceptible d’évoluer ?

Lieutenant-colonel D. D. Nous n’avons pas reçu de directives en ce sens. En l’état actuel des choses, notre entraînement consiste simplement à améliorer notre temps de réaction face à un individu considéré d’emblée comme un ennemi.

M. le président Georges Fenech. Comme l’a dit le capitaine, vous êtes une force de protection et de sécurisation, mais pas une force d’intervention.

Lieutenant-colonel D. D. En tout état de cause, chaque force est spécialisée et, pour notre part, nous ne possédons pas le savoir-faire consistant à discriminer l’ennemi dans une situation correspondant à l’attaque du Bataclan.

M. le président Georges Fenech. Pour reprendre la question posée par David Comet, considérez-vous qu’une attaque terroriste d’une intensité supérieure à celles que nous avons connues l’année dernière pourrait justifier que vous soyez sollicités pour intervenir prioritairement, en mettant à profit votre expérience militaire, et non comme force d’appui ?

Lieutenant-colonel D. D. Le scénario que vous évoquez mérite que l’on y réfléchisse, mais il ne m’appartient pas de répondre à une question de cet ordre, dans la mesure où je suis ici en tant que chef d’état-major tactique : ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir comment je vais répartir mes unités en fonction de la situation à laquelle je dois faire face.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, je vous remercie pour vos interventions qui ont été riches d’enseignements.

*

* *

Audition, à huis clos, de policiers intervenus lors des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 : M. B. B., commissaire de police, M. M. J., commandant de police, M. J S. B., chef de bord BAC 11

M. le président Georges Fenech. Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

La semaine dernière, nous avons commencé à aborder les questions relatives à la conduite des opérations, à l’intervention des forces de l’ordre, et aux moyens mis à leur disposition. Nous poursuivons nos investigations avec des fonctionnaires de police de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) intervenus lors des attentats de janvier 2015. Nous procéderons ensuite à l’audition de policiers intervenus en novembre dernier.

Je rappelle que la DSPAP est compétente à Paris et dans les départements de la petite couronne ; elle a pour mission de lutter contre la petite et la moyenne délinquance, et plus particulièrement celle commise sur la voie publique, comme les vols avec violence. Par ailleurs, la DSPAP reçoit et traite les appels d’urgence au numéro 17.

Lors des attentats commis en janvier 2015, des unités de la DSPAP sont intervenues. Nous recevons M. B. B., commissaire de police, chef adjoint du service des compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) et chef de la CSI de Paris, M. M. J., commandant de police, chef de la CSI du Val-de-Marne (CSI 94), et M. J-S. B., chef de bord à la brigade anticriminalité du onzième arrondissement de Paris (BAC 11). Nous devions aussi accueillir Mme Catherine Morelle, commissaire de police, chef de l’Unité mobile d’intervention et de protection (UMIP), chargée notamment de la protection de Charlie Hebdo, mais elle n’a pu nous rejoindre ce soir.

En raison de la confidentialité des informations que vous pourriez nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée nationale. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 14 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les personnes entendues à huis clos recevront les comptes rendus de leur audition et qu’elles pourront faire des observations. Celles-ci seront soumises à la Commission qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Je rappelle que, conformément aux dispositions de l’article 6 précité, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal — un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende — toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Je vais vous laisser la parole, en vous demandant de présenter rapidement le rôle que vous avez été amené à tenir personnellement ou avec votre unité, avec toute la précision géographique et horaire possible.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

MM. B. B., J-S. B. et M. J. prêtent serment.

M. J-S. B., chef de bord à la brigade anticriminalité du 11e arrondissement de Paris (BAC 11). Le 7 janvier 2015, j’étais chef de bord d’un véhicule de la BAC 11. Alors que nous étions en patrouille, nous avons reçu un appel nous informant d’éventuels coups de feu au numéro 10 de la rue Nicolas-Appert. On ne nous a pas précisé si c’était sur la voie publique ou à l’intérieur d’un bâtiment. Nous nous sommes rapprochés. J’ai demandé à mon chauffeur de nous déposer sur le boulevard Richard-Lenoir.

Je suis descendu avec deux collègues et nous nous sommes dirigés à pied vers la rue Nicolas-Appert. C’est une sorte de cul-de-sac et elle n’est pas connue comme une rue à problèmes. En arrivant dans la rue, nous n’avons rien remarqué de particulier ; il y avait même un camion qui livrait des colis. Devant la porte du numéro 10, un employé de maintenance nous a expliqué qu’il avait un collègue à l’intérieur, blessé par balles. Nous ne savions toujours rien sur l’immeuble et nous lui avons demandé quelle était la nature de l’établissement. Il n’a pas su nous répondre.

Dans l’immeuble d’en face, il y avait des gens à une fenêtre. Ils nous ont appelés, nous ont dit qu’ils avaient vu trois personnes armées entrer dans l’immeuble et qu’ils avaient entendu des coups de feu. L’un d’eux nous a indiqué que cet immeuble hébergeait les locaux de Charlie Hebdo. C’est alors que nous avons entendu des rafales à l’intérieur. Quelques secondes plus tard — nous avions eu à peine le temps de nous écarter légèrement de l’entrée —, les portes se sont ouvertes et les deux frères Kouachi sont sortis. Ils ont fait feu dans notre direction. Mes deux coéquipiers et moi avons réussi à nous dissimuler derrière des murs.

À ce moment, des collègues en vélo tout-terrain (VTT) sont arrivés. Les frères Kouachi se sont focalisés sur ces collègues en tenue, en tirant dans leur direction. Nous avons riposté, sans effet. Ensuite, j’ai essayé de transmettre des messages pour indiquer ce qui se passait. Les frères Kouachi sont montés dans leur voiture ; ils sont partis ; ils ont croisé une voiture de police et de nouveaux échanges de tirs ont eu lieu. Ils sont repartis.

La station directrice nous a demandé de retourner au numéro 10 de la rue Nicolas-Appert pour savoir ce qui s’était passé à l’origine. Nous sommes revenus sur les lieux. En arrivant, nous avons trouvé les sapeurs-pompiers qui nous ont informés du décès de l’agent de maintenance qui était à l’intérieur. M. Pelloux est venu nous chercher et nous a demandé de monter au deuxième étage où il y avait de nombreuses victimes. Nous sommes montés ; nous avons sécurisé les lieux ; nous avons découvert le carnage dans les bureaux. Nous avons transmis les premières informations et avons ensuite été relevés par les autres services qui sont arrivés sur place.

M. B. B., commissaire de police, chef adjoint du service des compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) et chef de la CSI de Paris. Pour ma part, je suis le chef adjoint du service qui regroupe les quatre CSI du ressort de la DSPAP — il y en a une par département en comptant Paris. J’ai une double casquette, puisque je suis aussi le chef de la CSI de Paris.

Pour que vous puissiez comprendre leur rôle dans ce dispositif, je vais vous expliquer brièvement ce que sont les CSI. Unités d’intervention polyvalentes, elles sont compétentes en matière d’anticriminalité comme les BAC, mais aussi en matière de maintien de l’ordre et de violences urbaines, et elles jouent un rôle de primo intervenant en cas de crise, c’est-à-dire face à des preneurs d’otage, des terroristes ou des forcenés. Les CSI interviennent alors avant l’arrivée des corps spécialisés de troisième rang que sont le service Recherche assistance intervention et dissuasion (RAID) et la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). Les CSI ont des unités en tenue, en civil, à moto. Elles ont aussi de petits groupes d’intervention appelés les groupes de soutien opérationnel (GSO). La CSI 75 envoie tous les jours environ vingt voitures et une dizaine de motos dans Paris. Le service des CSI est intervenu lors de tous les attentats qui ont eu lieu en Île-de-France en 2015 : Charlie Hebdo, Montrouge, la Porte de Vincennes, tous les lieux du 13 novembre, le commissariat du 18e arrondissement.

Le 7 janvier 2015, j’étais dans mon bureau. Sur les ondes radio, j’ai entendu qu’un appel à police secours venait d’être reçu, annonçant que deux individus encagoulés et munis d’armes d’épaule venaient d’entrer dans un immeuble situé rue Nicolas-Appert, sans plus de précision. J’ai pensé à un règlement de comptes ou à un vol à main armée. J’ai saisi mon GSO et j’ai demandé à mes hommes de commencer à s’équiper, leur expliquant que nous allions probablement intervenir pour poursuivre des braqueurs ou des auteurs de règlement de comptes. Le temps que je m’équipe et que je monte les rejoindre, les appels radio se sont multipliés. Nous avons compris qu’une fusillade était en cours dans le 11e arrondissement.

Il faut savoir que la DSPAP dispose de sept conférences — autrement dit de canaux – radio. Compte tenu du flux très important, une seule conférence ne permettrait pas d’assurer toutes les missions. Le problème est que l’on peut ne pas savoir exactement tout ce qui se passe en temps réel : au moment où la BAC du 11e arrondissement (BAC 11) intervenait sur la conférence 44, j’étais sur la 137. Il peut y avoir un petit délai dans les remontées d’information, mais nous n’avons pas trouvé de meilleur système : avec moins de conférences, nous ne pourrions pas travailler du tout.

Nous sommes alors partis vers la Porte de Pantin, la dernière direction annoncée sur les ondes radio comme étant celle des fuyards en Clio blanche. Nous pensions que, s’ils provoquaient un accident en conduisant trop vite, nous aurions une chance de les localiser. En ayant encore un peu plus de chance, nous pourrions même tomber sur eux et provoquer un accident pour les fixer à un endroit. Pendant une petite heure, nous avons tourné entre le nord de Paris et les villes limitrophes — Aubervilliers, Saint-Denis, Saint-Ouen. Malheureusement, nous n’avons jamais réussi à mettre la main sur ces individus. Nous sommes alors revenus dans le onzième arrondissement où nous avons sécurisé le périmètre de Charlie Hebdo pour éviter les risques de surattentat liés à l’arrivée sur place du Président de la République et des diverses autorités gouvernementales. Nous avons aussi activé le poste de commandement mobile de la DSPAP, un camion dont la CSI a la charge.

Le 8 janvier au matin, j’ai appris par France Info qu’une fusillade venait de se produire à Montrouge. Il se trouve que j’habite à Clamart, juste à côté de Montrouge. France Info n’avait rien de plus précis. J’ai allumé la radio de la police et me suis dirigé vers Montrouge. J’ai eu des difficultés à me faire communiquer la bonne adresse par la salle de commandement : c’est dire à quel point la fusillade était récente. Quand je suis arrivé sur place, il y avait déjà des policiers, et les premiers soins étaient donnés à la policière municipale, Clarissa Jean-Philippe, qui était en état de mort apparente. Dans cette optique de surattentat, j’ai pris le commandement des unités de la CSI des Hauts-de-Seine (CSI 92). Nous avons organisé un périmètre assez large, craignant d’être attaqués dans notre dos. À la fin de cette intervention, je suis reparti pour Paris.

Dans la matinée, nous avons été informés que les frères Kouachi étaient à bord d’une Clio grise, qu’ils avaient commis une grivèlerie d’essence vers Villers-Cotterêts et qu’ils roulaient sur une nationale en direction de Paris. La DSPAP a décidé de sécuriser les portes de Paris en organisant des postes de contrôle avec des fonctionnaires munis d’une protection balistique et d’un armement lourds, pour être en mesure d’intercepter le véhicule. Nous avons tenu cette position de 10 h 30 à vingt-trois heures, après quoi nous avons été relevés par la BAC de nuit de Paris. Ce sont les compagnies en tenue de la CSI qui ont assuré cette sécurisation des portes de Paris. Nos personnels en civil, nos motards et notre GSO étaient en patrouille dynamique dans Paris, afin de détecter d’éventuels actes de terrorisme et d’avoir une capacité de projection rapide.

Le vendredi matin, nous avons appris que les frères Kouachi étaient figés à Dammartin-en-Goële, ce qui nous permettait de relâcher un peu l’attention les concernant dans Paris, mais nous ne savions pas s’il y avait d’autres menaces. Vers treize heures, nous avons capté un message radio indiquant qu’un individu tirait à l’arme d’épaule sur la devanture du magasin Hypercacher de la Porte de Vincennes. Je m’y suis rendu assez rapidement, en venant de Paris. J’ai garé mon véhicule sur le grand rond-point de la Porte de Vincennes et j’ai pris le commandement des opérations à cet endroit puisqu’il y avait déjà beaucoup de policiers de différents commissariats. J’ai été rejoint par des véhicules de la CSI 75, avec des hommes mieux équipés que les policiers de commissariat.

Le magasin Hypercacher ouvre sur deux rues à angle droit, la façade principale étant située sur l’avenue de la Porte de Vincennes, et une porte de service donnant sur l’autre côté. L’auteur de la fusillade était retranché à l’intérieur. Dans ce genre de situation, la tactique vise à « limiter les dégâts » : il s’agit d’essayer de confiner l’individu apparemment lourdement armé à l’intérieur, pour éviter qu’il ne fasse un nombre encore plus grand de victimes en ressortant. On ne choisit pas délibérément de sacrifier ceux qui sont à l’intérieur, mais on essaie d’éviter que la situation n’empire. On s’efforce de l’empêcher de sortir en présentant une opposition armée aux diverses sorties qu’il pourrait utiliser, et on temporise en s’abstenant de toute action superflue dans l’attente des services spécialisés, le RAID ou la BRI.

Pour ma part, j’ai travaillé sur les côtés ouest et sud, et j’ai réorganisé le positionnement des fonctionnaires, faisant reculer ceux qui étaient inutilement exposés. J’ai ensuite été rejoint par d’autres effectifs. À un moment donné, en faisant le tour du dispositif, j’ai réussi à rejoindre le commandant M.J. qui était déjà là lui aussi, mais plutôt sur les flancs nord et est. Avec nos unités, nous avons extrait des riverains qui étaient réfugiés dans des boutiques, par exemple, et qui auraient pu se trouver dans l’axe de tir de Coulibaly. L’exercice demande une certaine technicité : il faut créer des colonnes d’intervention avec des hommes munis de boucliers, afin d’entourer les gens et les évacuer dans les conditions les plus sûres possible.

Ensuite, le RAID et la BRI ont donné l’assaut. Lorsqu’elle intervient dans ce genre de crise à Paris, la BRI constitue une brigade anti-commando : les équipes de la BRI sont au centre et, dans un deuxième cercle, on trouve celles des CSI ou des BAC de nuit en cas d’intervention nocturne. Notre but est alors d’appuyer les colonnes de la BRI pour récupérer leurs blessés ou les otages qu’ils extraient. Quand le RAID et la BRI ont donné l’assaut, nous avons récupéré quatre otages et un policier du RAID qui était blessé, et nous avons mis en place le poste de commandement de la DSPAP. Voilà pour l’aspect purement factuel des événements.

M. M. J., commandant de police, chef de la compagnie de sécurisation et d’intervention du Val-de-Marne (CSI 94). Personnellement, je n’ai pas été concerné par les événements du 7 janvier. En revanche, l’unité que j’ai l’honneur de commander a été appelée le 8 janvier en début d’après-midi pour interpeller un individu réfugié dans une agence bancaire à Gentilly et pouvant correspondre au signalement d’Amedy Coulibaly. Nous avions déjà reçu une information selon laquelle Amedy Coulibaly pouvait revenir dans ce secteur, soit à bord d’une Clio blanche plus ou moins repérée au moment de la fusillade de Montrouge, soit par les transports en commun. Nous avons alors monté une colonne d’intervention et nous avons interpellé l’individu à l’intérieur de l’agence bancaire. La police judiciaire a pris le relais et les soupçons ont été levés au bout de vingt-quatre heures de garde à vue.

Le 8 janvier, en plus de cette intervention, nous avons envoyé des effectifs dans le nord-est du département et aux abords des nationales arrivant dans la capitale, notamment les nationales 2 et 4, suite à l’information selon laquelle les frères Kouachi se trouvaient dans le nord-est parisien. Nos effectifs étaient dotés de moyens lourds, c’est-à-dire de gilets pare-balles lourds et d’armes longues, de manière à pouvoir intercepter les individus s’ils revenaient vers Paris. Ce dispositif a été repris par les effectifs de la BAC de nuit du Val-de-Marne (BAC 94 N), et maintenu jusqu’au vendredi matin.

Le vendredi 9 janvier, je me trouvais à la préfecture de police pour une réunion des chefs des CSI quand, vers treize heures, nous avons été informés que des coups de feu avaient été tirés au niveau du magasin Hypercacher qui a la particularité de se trouver à la limite des départements de Paris et du Val-de-Marne. Il donne sur l’avenue Gallieni, petite contre-allée de Saint-Mandé, et à l’angle de la rue du Commandant-L’Herminier. Suite à cet appel, mes effectifs de la CSI 94 se sont rendus d’eux-mêmes sur place où je les ai rejoints en arrivant par le bois de Vincennes et Saint-Mandé.

Arrivé sur place, j’ai pris la mesure de l’affaire. Les effectifs de police, répartis tout au long de l’avenue Gallieni et de la rue du Commandant-L’Herminier, se trouvaient extrêmement dispersés, munis d’armes diverses, dont des fusils à pompe, et provenant d’unités différentes : direction de l’ordre public de la circulation (DOPC), police de Paris intra-muros, direction territoriale de la sécurité publique du Val-de-Marne. J’ai commencé à regrouper des effectifs, quitte à faire deux ou trois petites entorses, à savoir intégrer dans les colonnes des collègues d’autres unités, équipés de gilets lourds et de boucliers balistiques, afin d’avoir un appui feu. Celui-ci a été apporté principalement par les effectifs DOPC de la compagnie des transferts, escortes et protections (COTEP), qui étaient armés de fusils d’assaut de type M4 de calibre 5,56 millimètres, et par des collègues dotés de fusils à pompe.

Nous avons positionné les effectifs à l’angle du boulevard Gallieni et de la rue du Commandant-L’Herminier, mais également à l’arrière du bâtiment de l’Hypercacher. Il faut savoir que ce bâtiment donne sur un petit immeuble qui est intégré dans une cité. Nous avons positionné des colonnes d’intervention, équipées de moyens lourds et de protections, de manière à éviter toute sortie de ce bâtiment, principalement sur les façades est et nord-est des lieux. Dans l’attente de l’intervention des unités spécialisées, nous avons aussi rétracté le périmètre, c’est-à-dire que nous avons fait reculer les collègues qui étaient trop proches de l’Hypercacher et de l’entrée principale qui donne sur le boulevard Gallieni, de manière à protéger tout le monde. J’ai aussi procédé à la fermeture des vannes d’une station-service toute proche qui aurait pu faire l’objet d’un incendie volontaire par des tirs.

La mise en place de ce dispositif a pris un certain temps. J’ai été en contact avec le commissaire B.B. ici présent, qui m’a donné pour mission de continuer à gérer ce périmètre dans l’attente des unités d’intervention de niveau 3, c’est-à-dire le RAID et la BRI. Une fois que nous avons été relevés par des colonnes de la BRI, nous nous sommes mis à leur disposition en tant qu’éléments d’appui. La BRI m’a demandé de procéder à l’évacuation d’un magasin situé à l’angle du boulevard Gallieni et de la rue du Commandant-L’Herminier, dans lequel se trouvaient encore des personnes. Nous savions également qu’il y avait des gens dans un autre magasin, Charles Traiteur, contigu à l’Hypercacher, mais ignorions si les deux commerces communiquaient entre eux. Ces personnes ont été forcées de rester à l’intérieur du magasin, pour qu’elles soient protégées et aussi pour empêcher toute sortie inopinée du preneur d’otages. Plus tard, le RAID est allé les chercher et les a mises en sécurité après les avoir palpées.

Ensuite, nous sommes restés en position, en appui de l’unité du RAID qui était de ce côté-là du dispositif. Vers dix-sept heures, nous avons reçu des messages disant que l’assaut avait été donné à Dammartin-en-Goële. Parallèlement, un officier du RAID est venu nous indiquer qu’il allait donner l’assaut et que nous allions devoir prendre sa place, c’est-à-dire le positionnement du RAID juste avant l’assaut. Nous avons monté une colonne de la CSI 94 au niveau du boulevard Gallieni et de la rue du Commandant-L’Herminier, sur le trottoir droit, afin d’appuyer l’unité du RAID qui donnait l’assaut.

Nous avons recueilli et mis en sécurité plusieurs otages — trois femmes et un homme — et un collègue du RAID qui avait été blessé. Nous avons palpé les otages, ce qui a été rendu possible par le fait qu’il y avait des femmes dans les unités présentes, afin de nous assurer qu’ils ne portaient pas d’arme. Nous voulions nous assurer que ces personnes ne portaient pas d’arme et qu’il n’y avait pas de complice de Coulibaly parmi elles : à ce stade, nous pensions qu’il avait une femme avec lui. Nous avons pu lever les doutes grâce aux informations recueillies auprès des familles des otages, qui se trouvaient dans le périmètre extérieur. En termes de périmètre, il faut savoir que la CSI 94 a été engagée sur une zone d’abord très restreinte qui a ensuite été élargie quand nous sommes intervenus en appui des effectifs du RAID.

À l’issue de tout cela, nous sommes rentrés chez nous avec le sentiment du devoir accompli.

M. le président Georges Fenech. Et soyez bien conscients que c’est aussi notre sentiment.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Merci pour vos interventions respectives. Ma première question s’adresse plutôt à M. J-S.B. qui est arrivé parmi les premiers intervenants. Au moment où vous arrivez sur les lieux, savez-vous que le siège de Charlie Hebdo se trouve rue Nicolas-Appert ?

M. J-S. B. Non, pas du tout. Personnellement, je savais que Charlie Hebdo avait dû quitter le 20e arrondissement, mais j’ignorais qu’il avait emménagé dans cette rue.

M. le rapporteur. À quel moment vous en êtes-vous rendu compte ? Quand vous avez pénétré dans l’immeuble ? Quand vous avez eu affaire à M. Pelloux ? Est-ce que vous en avez été informé par radio ?

M. J-S. B. Quand nous sommes arrivés, trois personnes à une fenêtre du bâtiment d’en face nous ont indiqué que des individus lourdement armés étaient entrés dans l’immeuble où se situaient les locaux de Charlie Hebdo.

M. le rapporteur. Que pouvez-vous nous dire de la liaison radio entre vous qui étiez sur le terrain et la salle de commandement ? Vous avez évoqué le sujet et la presse a fait état de difficultés dans ce domaine. Il semblerait que la salle de commandement occupait les ondes. Depuis, l’organisation aurait été modifiée pour laisser la priorité aux policiers de terrain. Avez-vous eu des difficultés pour joindre la salle de commandement ? La pratique a-t-elle réellement évolué ? Avez-vous vraiment la priorité quand vous intervenez ?

M. J-S. B. Je confirme. Le 7 janvier, quand les frères Kouachi sont sortis, nous sommes devenus la cible de leurs tirs. J’ai réussi à me dissimuler derrière un mur qui, malheureusement pour moi, était juste à côté de leur véhicule en stationnement. Mais nous étions en civil et ils se sont focalisés sur les policiers en tenue qui sont arrivés en VTT. Du coup, je les avais sur ma droite. Je savais qu’ils allaient entrer dans leur véhicule dont j’avais l’immatriculation, puisque j’étais à une quinzaine de mètres. Je voulais transmettre toutes ces informations, mais je n’ai jamais pu prendre la parole à cause de tous les appels police secours qui confirmaient les tirs dans la rue.

M. le rapporteur. Ces informations venaient de la salle de commandement ou d’autres unités ?

M. B. B. Les gens appellent le 17, le numéro de police secours. Les informations remontent à la salle de commandement qui les répercute vers la radio.

M. le rapporteur. N’y a-t-il pas un filtre au niveau de la salle de commandement ?

M. J-S. B. Nous transmettons à notre station directrice qui est soit celle du 11e arrondissement, soit celle qui chapeaute le district, c’est-à-dire les 11e, 12e et 20e arrondissements. Au-dessus, il y a encore un niveau.

M. B. B. Quand vous composez le 17 pour joindre la police, l’appel arrive à un standard. S’il s’agit d’une mission non urgente, le standardiste remplit une fiche qui est envoyée par courriel ou par un système électronique à la salle de commandement. Il y a une salle de commandement pour toute la DSPAP, puis une salle par district, puis une autre par arrondissement.

Il arrive que le standard récupère des informations très précieuses qui doivent être envoyées en urgence. Dans ces cas-là, la voie électronique n’est pas forcément la plus opportune. Le standardiste peut alors contacter la salle de commandement par radio, et tout le monde entend l’information. La salle de commandement peut ensuite donner des ordres en fonction de l’information reçue. Elle dispose techniquement d’une priorité sur les ondes radio. Cela est justifié. Si par exemple un policier se fait voler sa radio lors d’une intervention houleuse, le système des priorités fait que le voleur de radio mal intentionné ne pourra pas perturber les messages de la salle de commandement puisque cette dernière aura une priorité systématique sur les messages émis depuis la radio volée. Mais l’effet pervers de cette priorité radio est que personne ne peut interrompre la salle de commandement, y compris en cas de nécessité.

Les collègues arrivés en premier ce jour-là voulaient prévenir qu’ils se faisaient tirer dessus ; ils pouvaient donner la position des individus, leur description, l’immatriculation du véhicule, etc. Ces informations étaient très importantes, ne serait-ce que pour le deuxième véhicule d’intervention : les policiers ne s’approchent pas de la même manière s’il y a des tirs au coin de la rue ou si les tireurs sont déjà partis.

Mais la salle a parfois utilisé de façon inopportune les ondes radio, empêchant les intervenants de transmettre. Quand le même message doit passer sur toutes les conférences, on utilise une procédure relativement lourde, l’appel général : après un jingle, une petite musique introductive, le message est diffusé dans un format très précis, puis répété. Pendant la durée de l’appel, qui peut durer une minute ou une minute trente, personne ne peut parler. En l’espèce, des appels généraux informant de la situation rue Nicolas Appert ont été diffusés sans pour autant apporter d’éléments opérationnels pertinents. Cela a perturbé les primo-intervenants qui voulaient communiquer. Cependant, si cela a insécurisé les intervenants, je ne crois pas que le résultat de la mission en ait été particulièrement impacté.

M. le rapporteur. C’est ce qui s’est passé le 7 janvier ?

M. J-S. B. Je confirme, c’est bien ce qui s’est passé. La salle de commandement a la priorité sur les ondes : elle peut nous couper, mais pas l’inverse. Pendant que j’essayais de transmettre mes messages, j’entendais les appels généraux.

M. le rapporteur. Ils ont duré une minute ou une minute trente, mais, j’imagine, cela vous a semblé une éternité.

M. J-S. B. En effet.

M. le rapporteur. Les procédures ont-elles évolué depuis le 7 janvier pour tenir compte des observations remontées du terrain, ou sont-elles toujours calées de la même manière avec le jingle ?

M. J-S. B. Il y a toujours ce fameux jingle, mais les choses ont évolué. Quand une opération sensible est en cours, les stations directrices émettent le message suivant : « silence radio, nous laissons la priorité aux effectifs intervenants ». Tous les collègues doivent attendre pour passer des messages concernant d’autres affaires. La première étape est respectée. Cela étant, les appels généraux sont toujours prioritaires et ils peuvent tomber à tout moment.

M. le rapporteur. Mais vous avez noté une évolution positive. Ma dernière question concerne les tirs. Vous vous êtes retrouvés face aux frères Kouachi à deux reprises, si j’ai bien compris ?

M. J-S. B. Nous nous sommes retrouvés face à eux à trois reprises. Quand ils sont sortis de l’immeuble, nous sommes devenus une cible pour eux. Nous avons cherché à nous dissimuler et nous avons riposté. Quand ils ont croisé le véhicule arrivant en face, j’ai fait feu sur leur voiture. Ensuite, ils sont partis sur le boulevard Richard-Lenoir. Nous avons entendu des coups de feu parce qu’ils tiraient sur d’autres collègues, mais nous ne savions pas exactement où ils se trouvaient. C’était délicat. En fait, ils ont fait demi-tour, ils ont contourné le boulevard Richard-Lenoir pour revenir dans notre direction, mais de l’autre côté du terre-plein.

M. le rapporteur. D’après ce que vous décrivez, nous comprenons que vous vous êtes retrouvé avec plusieurs de vos collègues face au feu nourri des frères Kouachi. L’un de vos collègues est malheureusement décédé. Vous dites que vous avez riposté et il y a d’ailleurs eu pas mal d’échanges de coups de feu. Pour autant, jamais vous n’avez réussi à atteindre les frères Kouachi. Pour vous, est-ce lié à votre armement ? Il a été dit et redit qu’il y avait une disproportion entre l’armement des terroristes et le vôtre. Est-ce une question de formation ? Est-ce que vous arrivez à l’expliquer autrement que par la difficulté de l’intervention, dans le feu de l’action ? Il ne s’agit pas de vous brusquer, mais certains de vos représentants syndicaux disent que les policiers ne savent plus tirer. Depuis janvier, les choses se sont-elles améliorées ? Avez-vous reçu une formation supplémentaire ? Avez-vous eu un changement d’armement ?

M. J-S. B. Pour notre part, lorsque nous avons tiré sur les frères Kouachi, ils étaient à une certaine distance et largement protégés par des gilets lourds puis par leur véhicule. Nous ne savons même pas si nous les avons touchés, car nous n’avons pas eu de retour. D’autres collègues les ont croisés en voiture, donc en déplacement.

Nous sommes essentiellement formés pour utiliser les armes en riposte, c’est-à-dire pour nous défendre, à une courte distance, de façon très rapide. Nous ne sommes pas entraînés au tir de précision. Je ne pense pas que la formation soit à remettre en cause. Nous n’avions pas du tout le même armement que les individus en question et nous étions en mouvement. Il est possible que nous les ayons touchés dans leur gilet, et nous avons atteint leur véhicule — il y a des impacts et des pare-brise sont tombés —, mais cela n’a pas changé la donne.

On nous a promis des armes plus lourdes. Nous avons reçu des moyens de protection – casques balistiques, gilets souples – dont nous n’étions pas dotés jusqu’alors. On attend l’arrivée d’armes longues, le Heckler & Koch G36 (HK G36) qui permet d’être plus à même de riposter face à ce type d’individus.

M. le rapporteur. Ces armes devraient arriver dans les prochaines semaines. En ce qui concerne la formation, on m’a expliqué qu’elle variait d’un commissariat à l’autre, d’une brigade à l’autre, en fonction des formateurs. Les tirs se font souvent sur cibles statiques, mais certains formateurs utilisent des cibles mouvantes. Les effectifs de la CSI, qui sont des primo intervenants, bénéficient-ils d’une formation supplémentaire ou sont-ils soumis au même régime que les policiers de base qui tirent quatre-vingt-dix cartouches par an ?

M. J-S. B. Pour ma part, je suis en BAC locale. Nous avons un minimum de quatre-vingt-dix cartouches par an, mais nous pouvons en utiliser beaucoup plus en allant tirer plus régulièrement. Nous y allons plusieurs fois par mois.

M. le rapporteur. Combien de cartouches tirez-vous chaque année ?

M. J-S. B. C’est variable. Chaque fois que nous y allons, nous tirons trente cartouches, et nous pouvons le faire deux fois par mois.

M. Christophe Cavard. Je comprends que le rapporteur insiste pour connaître les détails de votre expérience, car vous êtes les premiers à être intervenus en janvier. Notre commission s’intéresse à ces faits pour étudier les moyens de lutter contre le terrorisme. Or un virage a été pris à ce moment-là et nous sommes en train de changer certains cadres législatifs concernant les armes et les droits accordés aux forces de l’ordre. Votre point de vue sur l’efficacité de nos propositions nous intéresse donc grandement.

Comment les policiers peuvent-ils se protéger eux-mêmes, face à ce qu’ils découvrent, puis dans un contexte où les terroristes ont disparu ? Si j’ai bien compris, Monsieur J-S.B., on vous a déposé sur place, vous êtes parti à pied et vous étiez sans véhicule. Comment se refait le contact pour savoir si vous devez rester sur les lieux ou poursuivre les auteurs des faits ?

En 2015, nous avons vécu des opérations de commando, menées par plusieurs personnes armées agissant de conserve. Comment les professionnels que vous êtes appréhendent-ils ce genre de situation ? Que pensez-vous du débat qui se développe sur les capacités d’action directe, voire immédiate, dans ce genre de situation, même s’il y a des spécialistes plus aptes que d’autres à intervenir ?

M. B. B. En principe, le policier essaie de se débrouiller pour être toujours avec un équipier qui va assurer sa couverture. Dans la pratique, du fait de la topographie, il peut se retrouver seul. Dans ce cas, il doit localiser son équipage à la voix s’il n’est pas loin, par radio ou par téléphone portable.

Pendant longtemps, dans la police, on nous a appris à aborder toute intervention avec une grande prudence : il fallait d’abord analyser la situation, observer la topographie, le nombre d’individus, leur mode opératoire et leur armement, etc. On nous a enseigné qu’une intervention devait aboutir à une interpellation et être conduite de manière à protéger les policiers et les personnes interpellées. Toute la pédagogie en matière de formation policière est fondée sur la légitime défense, avec des rappels systématiques que d’aucuns jugent trop inhibiteurs.

La formation est assurée par des policiers diplômés, les formateurs en techniques de sécurité en intervention (FTSI), qui étaient auparavant appelés moniteurs en activités physiques et professionnelles (APP). Il y a quelques années, les formateurs se sont intéressés aux tueries qui se sont déroulées dans les universités nord-américaines, en se demandant ce que devaient faire des policiers dans ce genre de situation. Ils ont développé une formation de quatre jours baptisée stage de lutte contre les tueurs en chaîne, ou stage « Amok », du mot malais qui veut dire « forcené » ou « fou furieux », une description qui correspond bien aux auteurs de ces tueries.

Cette notion de tueur en chaîne me semble pertinente pour un policier. Sur le plan tactique, peu importe finalement que la personne soit qualifiée de cas psychiatrique ou de terroriste, puisque l’intervention sera à peu près la même, à ceci près que les risques de piégeage seront plus élevés pour le policier s’il a affaire à un terroriste. Au cours de ce stage, l’approche pédagogique était radicalement nouvelle. Dans une formation classique, on nous enseigne que, quand un voleur est par exemple en train de « faire les fils d’une voiture », il faut s’approcher tout près, essayer de bien voir la personne, lui demander de lever les mains, etc. Au cours du stage Amok, on nous a fait comprendre l’urgence d’établir un contact physique ou balistique avec les auteurs de tueries. On se rend compte que, dès qu’on les accule, dès qu’on renverse la pression du feu, on les oblige à se retrancher, à se figer, ce qui permet de faire cesser leur entreprise criminelle.

C’était un stage passionnant. Malheureusement, loin d’être généralisé, il a même été suspendu en 2013 ou 2014. Comme j’avais eu la chance de faire partie des stagiaires, je m’en suis ému. Pourquoi ce stage formidable, où était enseignée de manière globale une approche tactique et technique permettant de faire face à un phénomène que nous n’étions a priori pas formés à affronter, était-il suspendu ? Tout d’abord, on m’a dit que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) avait décidé de suspendre la formation après avoir constaté que les notions de légitime défense n’y étaient pas enseignées correctement. Ayant fait le stage moi-même, j’ai été très surpris : les règles de légitime défense étaient celles que l’on m’avait toujours enseignées, celles qui s’appliquent face à un individu menaçant, armé, et préparé à nous tuer ou à tuer autrui ; nous n’en étions toujours pas à discuter de la neutralisation d’un individu qui nous oppose son dos, par exemple. J’ai interrogé l’IGPN. On m’a répondu que la décision venait du RAID. J’ai interrogé le RAID. On m’a dit que la décision venait de l’IGPN.

Tout récemment, j’ai finalement su ce qui s’était passé. Je suis membre du groupe de travail de la direction générale de la police nationale (DGPN) qui, depuis les attentats de novembre dernier, cherche à élaborer une nouvelle doctrine d’intervention. Nous reprenons à peu près tout ce qui a été fait lors de ce stage Amok, ce qui veut dire que nous avons perdu deux ou trois ans. Comme la direction de la formation participe à ce groupe de travail, j’ai finalement réussi à savoir pourquoi le stage avait été suspendu.

Direction de soutien, la direction de la formation a décidé de ne plus assurer ce stage après s’être rendu compte qu’elle allait très loin d’un point de vue prospectif : elle était, de fait, en train d’élaborer une nouvelle doctrine d’intervention, ce qui relève normalement de la compétence de directions actives comme la DGPN ou la préfecture de police. Jugeant qu’elle outrepassait son rôle, la direction de la formation a décidé d’annuler ce stage. Voilà pourquoi on a cessé de former les fonctionnaires pendant deux ans, ce qui est dommage.

M. le président Georges Fenech. Qui a donné les instructions pour que la formation soit reprise ?

M. B. B. La DGPN élabore une nouvelle doctrine, très intéressante d’un point de vue stratégique et tactique, qui va sortir très prochainement. La stratégie consiste à entrer en contact. Partout dans le monde, après analyse de ces situations, on s’est rendu compte que, dès que la police a un contact avec eux, les auteurs de tels faits s’arrêtent, soit parce qu’on leur tire dessus, soit parce qu’ils se retranchent. On peut alors temporiser en attendant l’intervention du RAID et de la BRI. Une fois que la DGPN aura formalisé cette nouvelle doctrine, la direction de la formation se sentira autorisée à l’enseigner.

Pour en revenir à votre question sur le tir, monsieur le rapporteur, je peux comprendre l’étonnement des non-professionnels de l’armement. Il peut sembler incroyable qu’autant de balles aient été tirées rue Nicolas-Appert sans que les fugitifs aient été touchés. En fait, la vision des gens est déformée par les films où l’on voit des policiers qui tirent dans les mains des malfaiteurs. En cas de « bavures » — qui n’ont d’ailleurs souvent rien de bavures — on entend des quidams demander : « Pourquoi n’ont-ils pas tiré dans la main ? » On ne le fait pas parce que c’est que c’est impossible avec un pistolet. Un très bon tireur sera toujours moins performant avec un pistolet que le plus mauvais des tireurs avec un fusil, en raison de la longueur du canon. Car, on peut le regretter, c’est avec des armes de poing que nous ripostons aux kalachnikovs.

Vous allez auditionner le commissaire qui est intervenu au Bataclan. Ce qu’il a fait, à une distance de vingt ou vingt-cinq mètres, est exceptionnel. Je ne veux pas parler de chance pour ne pas dénigrer la qualité de son tir, mais, en termes de probabilités et de statistiques, c’était de l’ordre de l’impossible. Je suis allé au Bataclan et j’ai vu la distance de tir. Il ne faut pas penser qu’à peu près n’importe qui est capable de réussir un tel tir. À plus de sept ou dix mètres, il est quasiment impossible de toucher avec un pistolet quelqu’un qui est en action.

Avant même le mois de janvier 2015, nous avions demandé que les CSI soient renforcés en armement. Nous nous sommes ensuite appuyés sur les événements du mois de janvier pour argumenter nos demandes d’armes supplémentaires, notamment de fusils. En fait, nous n’avons jamais eu de réponse. Nous avions pourtant produit des rapports circonstanciés en nous inspirant notamment des événements qui s’étaient déroulés en Tunisie, au musée du Bardo et sur les plages de Sousse. Nous avions pourtant expliqué que de tels faits pouvaient se produire à Paris.

Certes, il y a des contraintes budgétaires. À l’impossible nul n’est tenu : si l’on n’a pas l’argent, on n’a pas de fusils. Mais nous avons appris par la bande que des armes étaient disponibles dans certaines armureries et qu’il suffisait d’une autorisation. Cette autorisation impossible à obtenir est arrivée le 14 novembre. C’est regrettable. On ne peut pas refaire l’histoire, et la journée du 13 novembre a été très bien gérée. Il est néanmoins regrettable que notre demande de janvier n’ait été acceptée — et encore, partiellement, à la marge — que le 14 novembre.

En octobre dernier, il y a eu un drame au commissariat de Saint-Denis : un policier de la BAC locale a pris une balle dans la tête, lors d’une intervention contre des braqueurs. Le ministre de l’intérieur s’est évidemment rendu sur place pour se rendre compte de la situation et témoigner sa solidarité aux policiers de terrain. Comme ceux-ci lui ont fait part de leur problème d’armement et d’équipement, le ministre a décidé de créer un plan BAC pour les doter. Malheureusement, la CSI ne s’appelle pas BAC et elle a été exclue de ce plan. À mon avis, cela résulte d’une carence dans la chaîne de décision et non pas d’une volonté ministérielle : personne n’a dû signaler à M. Cazeneuve que les CSI faisaient exactement le même travail que les BAC. Nous ne sommes pas très nombreux en France, c’est ce qui nous dessert. Alors que la CSI 75 est le seul service de la police nationale à être intervenu sur tous les attentats franciliens en 2015, elle sera prochainement moins armée que la BAC de Charenton-le-Pont. J’étais autrefois en poste dans le Val-de-Marne et je ne dénigre pas la BAC de Charenton-le-Pont, mais elle doit compter quatre fonctionnaires.

M. le président Georges Fenech. Vous avez été entendu, rassurez-vous.

M. Serge Grouard. Ce que vous dites, commissaire, nous éclaire sur les dysfonctionnements dont notre administration a le secret, et cela depuis trop longtemps.

Je voudrais revenir sur les questions de doctrine. À vous entendre, et en caricaturant un peu, il faudrait quasiment appliquer la doctrine du verre d’eau des pompiers plutôt que d’attendre le fourgon pompe-tonne. Pouvez-vous réagir sur ce point ?

En ce qui concerne Vincennes, où vous étiez présents tous les deux, Monsieur B.B. et monsieur M.J., comment cela s’est-il passé avec les médias ? Vous avez parlé de sécurisation du site afin d’éviter le surattentat et d’évacuer des personnes qui pouvaient se trouver dans l’axe de tir. Pourtant, d’après les images diffusées à la télévision, on avait l’impression que les médias étaient très proches des opérations, mais peut-être les cadreurs et les photographes étaient-ils plus loin et utilisaient-ils des zooms. On peut également s’interroger sur la saturation des télécommunications. Comment avez-vous fait ? Avez-vous pris en compte la présence des médias ? Comment avez-vous pu la gérer ? À l’avenir, comment pourriez-vous faire ? Visiblement, vous avez rencontré de nombreux soucis de ce côté-là.

M. M. J. Le périmètre restreint le plus proche de l’endroit où se déroulait la crise était doublé d’un périmètre extérieur. À notre niveau, nous avons été peu concernés par la gestion des médias. Toutefois, nous avons eu des retours sur le fait que les médias étaient arrivés rapidement et avaient réussi à pénétrer dans des appartements privés qui se trouvaient juste en face de l’Hypercacher, dans des emplacements qui ont d’ailleurs été pris en compte par les tireurs de précision des unités d’intervention. On peut le déduire en analysant les images.

En règle générale, les unités CSI et les unités primo intervenantes agissent dans un périmètre restreint et n’ont aucun contact avec les médias. Comment pourrait-on traiter le problème des médias à l’avenir ? À mon avis, la stratégie de l’écran noir, qui consiste à ne rien montrer, est la meilleure manière d’éviter que des informations n’arrivent jusqu’au preneur d’otage ou au terroriste.

Je voudrais revenir sur les tirs. Il faut savoir que n’importe quel policier placé dans une situation de stress perd entre 70 % et 80 % de la précision qu’il a dans un stand de tir. Ce phénomène extrêmement important a été étudié par les Américains. Il faut savoir aussi que l’enseignement se réfère aux distances habituelles de tir des policiers, inférieures ou égales à sept ou huit mètres dans 80 % à 90 % des cas. Jusqu’à présent, l’enseignement du tir à l’arme de poing était adapté à ces situations. Actuellement, des moniteurs s’intéressent à la question et proposent de nouvelles méthodes, un peu comme le ciné-tir que connaissent ceux qui ont fait leur service militaire il y a fort longtemps : les tirs sont effectués à balles réelles sur des cibles placées devant des images. Ces entraînements sont très appréciés des collègues.

Les effectifs des CSI ont des entraînements de tir particuliers — derrière des boucliers balistiques, en colonne, en déplacement — qui leur donnent une toute petite plus-value par rapport aux unités traditionnelles. Depuis le 7 janvier, nous avons systématiquement embarqué dans les véhicules des armes longues dont nous sommes dotés : le fusil à pompe calibre 12, qui est une excellente arme, car elle a une grande puissance d’arrêt ; le pistolet-mitrailleur. Depuis le 14 novembre, nous avons touché quelques armes de 5,56 millimètres qui sont assez efficaces bien que de conception ancienne.

M. Olivier Falorni. Monsieur B.B., nous ne pouvons qu’être intéressés par ce que vous nous avez dit des stages et des tueurs en chaîne — nous avons pu en voir à l’œuvre au mois de novembre dernier.

Revenons à votre intervention à l’Hypercacher et à la stratégie du confinement que vous avez adoptée. Quand vous êtes arrivé sur les lieux, que saviez-vous ? Pensiez-vous avoir affaire à un preneur d’otage ou à un tueur en chaîne ? Il y a eu des victimes très rapidement au cours de ces faits dont vous nous direz s’il faut les qualifier ou non de prise d’otages. Quand vous êtes arrivé, aviez-vous connaissance que Coulibaly avait déjà exécuté des personnes ? Pensiez-vous qu’une intervention était nécessaire dans l’urgence ? Vous évoquez la nécessité de l’empêcher de sortir pour tuer. Estimiez-vous être dans une logique de négociation avec un preneur d’otages ?

Vous nous avez décrit le processus inhibiteur de la prudence et de l’analyse. Pensez-vous que ce processus est pénalisant par rapport à cette nouvelle doctrine de la réaction rapide ?

En janvier, il fallait faire face à deux situations simultanées puisque, au moment où vous interveniez à la porte de Vincennes, les frères Kouachi étaient retranchés à Dammartin-en-Goële. Cette concomitance vous a-t-elle empêché de mener certaines actions ? Il semble en effet que l’intervention à l’Hypercacher ait été précipitée par la sortie des frères Kouachi de l’entreprise où ils étaient retranchés.

M. B. B. Nous avons rapidement compris qu’il s’agissait plutôt d’une prise d’otages. Certes, il avait déjà tué — on voyait les jambes d’un corps à l’entrée du magasin, car le rideau n’avait été abaissé qu’aux deux tiers —, mais, s’il avait voulu continuer à tuer, il était libre de le faire. Puisqu’il ne tuait plus, cela se transformait en prise d’otages. Les choses étaient plutôt figées.

C’est précisément le genre d’état que nous cherchons à obtenir en tant que primo intervenants lors d’une crise : nous devons figer la situation pour l’offrir au RAID ou à la BRI ; nous ne devons surtout pas provoquer un enchaînement catastrophique. Si les choses sont figées en une prise d’otages, cela nous arrange. Nous temporisons ; nous essayons de ne surtout pas exciter le preneur d’otages ; nous attendons les gens dont c’est vraiment le métier de gérer ce genre de crise, c’est-à-dire le RAID ou la BRI, car nous atteignons rapidement les limites de nos compétences.

En revanche, s’il avait commencé à exécuter des otages, nous n’aurions pas eu d’autre choix que d’intervenir. Nous sommes le service public de la police. Nous ne pouvons pas regarder les choses se faire sous prétexte que nous n’avons pas été formés. Dans ce cas-là, on lance un assaut d’urgence, mais sans la technicité du RAID ou de la BRI. Au moment de lancer un assaut d’urgence, on sait qu’il va y avoir des pertes considérables tant pour nous que pour les otages. On fait tout pour que cela n’arrive pas. Le critère est celui-là : les choses sont-elles figées ou le preneur d’otages est-il en action ? S’il se promène dans la boutique avec son fusil, pour nous, la situation est figée. S’il commence à tirer sur les gens, il est en action.

M. Olivier Falorni. Auriez-vous pu lancer un assaut d’urgence compte tenu de la simultanéité des deux scènes ?

M. B. B. En fait, au début, nous n’avions même pas en tête ce qui se déroulait à Dammartin-en-Goële. Nous ne savions pas encore que les deux événements étaient liés. Le lien n’est apparu que plus tard, après l’arrivée du RAID et de la BRI, lors des premiers contacts des négociateurs avec Amedy Coulibaly. Il leur a annoncé : si vous procédez à l’assaut à Dammartin-en-Goële, je tue les otages. À ce moment-là, nous avions reculé d’un cran et nous n’étions plus qu’en appui de la BRI. Ce genre de décisions relevait alors du RAID et de la BRI.

M. François Lamy. Ma première question s’adresse à M. J-S.B. et concerne les tirs devant Charlie Hebdo. À quelle distance étiez-vous des frères Kouachi quand vous avez riposté ? On peut penser, en effet, que l’exercice est difficile même pour un bon tireur.

Ma deuxième question s’adresse au commissaire B.B. Vous avez expliqué que les CSI faisaient le même travail que les BAC. Ne considérez-vous pas qu’il y a un double emploi ? Depuis le début des travaux de cette commission d’enquête, nous sommes confrontés à beaucoup de sigles et de services. D’une manière générale, ne pensez-vous pas qu’il y a un peu trop de services ? C’est toujours difficile pour un professionnel d’expliquer que son service ne sert à rien ou fait le même travail qu’un autre. Ce n’est pas ce que je vous demande. Mais, honnêtement, on se dit qu’un peu de simplification ne serait peut-être pas inutile.

M. J-S. B. Avant que les frères Kouachi ne sortent de l’immeuble, nous étions à deux mètres de la porte. Ils ont tiré avant de sortir, ce qui nous a permis de nous écarter de dix ou quinze mètres. Nous étions en fuite ; ils étaient dans notre dos et nous n’avons pas cherché à riposter tout de suite. Une fois protégés, nous étions à quinze ou vingt mètres d’eux. Quant à nos collègues qui les ont croisés en véhicule, ils étaient plus près, peut-être à huit ou dix mètres, mais en mouvement rapide.

M. B. B. La dualité police-gendarmerie ne pose pas de problème. En plus, les partages géographiques sont assez clairs.

M. François Lamy. C’est pour cela que je ne vous ai pas interrogé sur ce point.

M. B. B. Pour le reste, je comprends que l’on puisse s’étonner de l’existence d’une sphère DGPN et d’une sphère préfecture de police de Paris. Il y a beaucoup de services, mais je vois rarement des policiers en trop sur une intervention. Il y a aussi beaucoup de victimes qui se plaignent de ne pas voir de policiers du tout.

M. François Lamy. Réduire le nombre de services ne signifie pas que le nombre de policiers va diminuer. L’idée est plutôt d’optimiser leur travail. C’est dans cette perspective que vos points de vue de praticiens m’intéressent.

M. B. B. Le métier de policier est très technique, beaucoup plus que ne le pensent les citoyens. Comme la police est un outil très démocratique, tous les citoyens ont un avis à donner sur son fonctionnement, sur les conditions de telle ou telle intervention, alors qu’il ne leur viendrait pas à l’idée de commenter une opération chirurgicale, en se demandant s’il n’aurait pas mieux valu passer par tel ou tel endroit, utiliser tel ou tel bistouri. Cela laisse à penser que tout le monde pourrait être policier et que ce métier est simple. En fait, ce n’est pas le cas. C’est un vrai métier, très technique, d’où cet enchevêtrement de services. Chacun a sa petite technicité supplémentaire, son petit truc en plus.

C’est d’ailleurs ce qui a conduit à créer les CSI alors qu’il existait déjà des BAC. On a voulu créer un outil plus polyvalent. Les effectifs des BAC locales de commissariats sont quasiment toujours en civil : il leur manque donc souvent la compétence de policiers en tenue en matière de maintien de l’ordre ou de violences urbaines. Les BAC de nuit de l’agglomération parisienne sont en tenue, mais elles n’ont développé que récemment et marginalement la compétence de policiers en civil. Dans les CSI, il existe une coordination entre des unités en tenue et des unités en civils. Nos motos ne ressemblent pas à celles qui sont utilisées pour les escortes du service d’aide médicale urgente (SAMU) ou les contrôles routiers ; ce sont des motos tout-terrain qui doivent pouvoir monter sur les trottoirs dans les cités sensibles où il y a énormément de zones piétonnes. Ce sont des produits qui manquaient et qui ont été développés.

La BRI et le RAID sont intervenus ensemble lors de l’intervention à l’Hypercacher. Cela relevait peut-être davantage d’un choix politique. L’un ou l’autre service aurait peut-être pu gérer seul l’intervention. J’ai du mal à vous répondre mieux.

M. le président Georges Fenech. Comment expliquez-vous cette difficulté, que l’on peut qualifier de fonctionnelle, entre la DGPN et la préfecture de police de Paris ?

M. B. B. C’est difficile. Je pourrais l’illustrer par d’innombrables exemples qui, chaque jour, nous rappellent qu’on n’est pas dans le même monde qu’à la préfecture de police de Paris. Honnêtement…

M. le président Georges Fenech. Vous vous exprimez sous serment.

M. B. B. Je le sais bien, mais c’est très compliqué.

M. le président Georges Fenech. Monsieur M.J., vous avez une réponse ?

M. M. J. Je pense que c’est juste une question de pouvoir, de protection de zones de compétence qui se touchent et se complètent sur la totalité du territoire.

M. le président Georges Fenech. Que pensez-vous de l’idée même de l’existence de la préfecture de police de Paris ? Je m’empresse de préciser que je n’ai rien contre la préfecture de police de Paris !

M. B. B. La DGPN est une très belle direction, la préfecture de police aussi. (sourires) Il n’est pas aisé de s’expliquer, car nous connaissons les avantages et les inconvénients de chacun des deux systèmes, et nous pouvons les comparer… À la DGPN, il y a plus de problèmes d’effectifs qu’à la préfecture de police de Paris. Comme elle a plus d’effectifs, la préfecture de police de Paris a réussi à s’inventer des missions et des servitudes qui sont totalement injustifiées. De fait, alors qu’il y a plus d’effectifs théoriques, on se retrouve avec les mêmes sous-effectifs sur la voie publique.

La création de la DSPAP dans le cadre du Grand Paris de la sécurité est l’une des conséquences du problème DGPN-préfecture de police de Paris. Si tout avait été placé sous l’égide de la DGPN, on n’aurait pas eu besoin, pour sécuriser un peu mieux la banlieue, de créer la DSPAP. Tout aurait été regroupé sous la même direction centrale de la sécurité publique (DCSP) et les banlieusards auraient eu les renforts d’effectifs dont ils avaient besoin.

M. le président Georges Fenech. C’est très clair : merci beaucoup.

M. Christophe Cavard. Pour en revenir aux interventions de janvier 2015, j’aimerais avoir quelques précisions sur l’identification des gens concernés. À quel moment avez-vous su à qui vous aviez affaire ? Qui vous l’a appris ?

M. M. J. En règle générale, quand on est appelé pour une mission, nos informations viennent des salles de commandement auxquelles on est rattaché par les moyens radio. À la salle de commandement, ils récupèrent les informations à droite et à gauche, par le 17, par des instructions particulières.

Dans le cas spécifique de l’Hypercacher, les informations nous sont arrivées de nos chaînes hiérarchiques. Comme nous étions à la limite de Paris et du Val-de-Marne, les informations m’arrivaient aussi bien de la SIC 750, qui est la salle de commandement de la DSPAP, que de la SIC du Val-de-Marne. Les informations qui m’arrivaient par ces deux canaux étaient en général identiques, mais elles pouvaient aussi être complémentaires. En revanche, quand l’assaut a été donné à Dammartin-en-Goële, nous l’avons appris par les alertes de la presse sur nos téléphones portables. Deux ou trois minutes plus tard, l’assaut était donné par les gens du RAID qui nous ont prévenus afin que nous prenions nos dispositions pour les remplacer.

Il peut aussi arriver que des collègues nous préviennent de tel ou tel événement par téléphone. Cette information a pu leur parvenir de différentes manières, y compris par une chaîne hiérarchique qui, à un moment, a préféré prendre un autre biais.

M. Christophe Cavard. Et les frères Kouachi ?

M. M. J. Nous n’avons pas eu à traiter cette affaire.

M. Christophe Cavard. Mais, si vous les aviez croisés, il aurait mieux valu que vous les reconnaissiez !

M. M. J. Effectivement. La photo de la carte d’identité trouvée dans le véhicule a circulé sur les téléphones portables des fonctionnaires de police.

M. B. B. On connaissait aussi la plaque d’immatriculation de la Clio. L’information passait sur les ondes radio de la police, par ces fameux appels généraux qui empêchent parfois les policiers d’intervenir.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, il me reste à vous remercier pour toutes ces explications et pour votre disponibilité.

Audition, à huis clos, de policiers intervenus lors des attentats du 13 novembre 2015 : M. B. B., commissaire de police, Mme C. P., commissaire de police, M. G. P., commissaire de police, M. G. B., capitaine de police, M. Z. I., commissaire de police, M. D. K., commissaire divisionnaire, M. S. Q., commissaire divisionnaire, M. J. M., commissaire de police, M. F. C., commissaire divisionnaire, Mme V. G., commissaire divisionnaire, M. T. D., commissaire de police.

M. le président Georges Fenech. Mesdames et messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous avons commencé à aborder la semaine dernière les questions relatives à la conduite des opérations, l’intervention des forces de l’ordre, et les moyens mis à leur disposition. Nous poursuivons nos investigations avec des fonctionnaires de police de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) intervenus lors des attentats. Nous venons d’entendre des policiers intervenus en janvier 2015, nous accueillons maintenant des fonctionnaires intervenus en novembre dernier.

Cette audition, en raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 14 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal – un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende – toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vous demande maintenant de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. B. B., Mme C. P., MM. G. P., G. B., Z. I., D. K., S. Q., J. M., F. C., Mme V. G. et M. T. D. prêtent serment.

M. le président Georges Fenech. La première des nombreuses questions que nous souhaitons vous poser concerne l’heure précise à laquelle vous avez reçu l’alerte et le délai dans lequel vous vous êtes rendus sur place.

M. S. Q., commissaire divisionnaire. Au moment des faits, j’étais le chef du 2e district, qui comprend les 10e, 11e, 12e, 18e, 19e et 20e arrondissements. À ce titre, le vendredi 13 novembre au soir, alors que j’étais en famille, j’ai été avisé par ma salle d’information et de commandement (SIC), vers 21 h 21 ou 21 h 22, de coups de feu ayant éclaté dans le 10e arrondissement et ayant potentiellement provoqué des blessés, voire des morts.

J’ai immédiatement demandé aux fonctionnaires de la salle de commandement de dépêcher sur place le plus de monde possible, afin que nous puissions être éclairés sur les faits, sachant que, à cet instant, les informations dont disposait la SIC étaient très parcellaires.

Trois ou quatre minutes plus tard – à 21 h 24 ou 21 h 25 –, la SIC m’a rappelé pour me confirmer la gravité de la situation et m’indiquer que les coups de feu avaient été tirés en différents endroits du 10e et du 11e arrondissement.

J’ai donc décidé de rejoindre immédiatement ma salle de commandement, afin de faire le point sur la situation pour pouvoir en rendre compte à mes supérieurs. Dans le même temps, j’ai réitéré ma demande d’envoyer sur place le plus grand nombre possible de fonctionnaires, en spécifiant que les consignes de sécurité devaient être rappelées aux intervenants.

J’ai traversé Paris en sept à huit minutes et suis parvenu place de la République, à 21 h 42 ou 21 h 43, mon idée initiale étant de gagner d’abord mon service, de manière à m’équiper de mon arme de service et de mon gilet pare-balles, pour me rendre ensuite sur les sites touchés. Constatant que de la rubalise avait été installée, j’ai interrogé une gardienne de la paix, qui m’a indiqué que l’attaque se déroulait au Bataclan. Je me suis dirigé vers la salle – il était environ 21 h 48 – à contre-courant de piétons qui fuyaient, affolés. Cela m’a confirmé la gravité de la situation. J’ai entendu les coups de feu et, sans plus d’information, ai d’abord pensé qu’ils étaient tirés à l’extérieur.

Ayant reçu confirmation de ma salle de commandement que les événements se déroulaient devant le Bataclan, je suis reparti m’équiper, faire le point depuis la SIC avec mes supérieurs et répartir sur les différents sites les équipages disponibles, sachant que nous étions proches de l’heure de relève des brigades de jour, qui terminent leur service à 22 h 30. Ces dernières ont naturellement toutes été maintenues en place, et les équipes de nuit ont été réparties là où elles pouvaient être utiles, notamment pour établir des périmètres de sécurité et prêter assistance aux blessés.

Une fois mes instructions relayées par mes opérateurs radio, j’ai rejoint, accompagné de deux fonctionnaires – un transmetteur et un conducteur – mon directeur, Pascal Le Borgne, à côté du Bataclan. Il devait être entre 22 h 30 et 22 h 35. Avec les commissaires et les équipages qui nous ont rejoints au fur et à mesure, j’ai fait en sorte d’organiser le périmètre de sécurité et les secours à l’intérieur du Bataclan. Je précise que je ne me suis pas rendu sur les autres sites touchés – désignés comme les « terrasses ».

M. le président Georges Fenech. Vous êtes arrivé pour la première fois devant le Bataclan vers 21 h 48 : combien y avait-il de policiers déjà sur place, avant l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) ?

M. S. Q. C’est difficile à dire, car, chronologiquement, le Bataclan est le dernier site attaqué, après les terrasses. Les patrouilles sont arrivées sur les lieux des attaques au fur et à mesure, ainsi que les commissaires, qui se sont transportés sur place de leur propre initiative, y compris ceux qui ne travaillaient pas.

En ce qui concerne le Bataclan, je ne saurais vous donner de réponse précise, car, lors de mon premier passage, la situation était trop confuse pour être jaugée de manière précise. J’ai donc pris l’initiative de gagner mon service, tentant de m’informer par radio.

M. le président Georges Fenech. Qui a vu la BRI arriver sur les lieux ? Quels étaient ses effectifs ?

M. B. B. commissaire de police. La BRI a créé il y a quelques mois une force d’intervention rapide (FIR). C’est elle qui a d’abord été dépêchée sur les lieux, soit une dizaine ou une quinzaine de fonctionnaires. Il est difficile d’être plus précis compte tenu du chaos qui régnait sur les lieux.

M. le président Georges Fenech. Ils étaient donc plus de six ?

Mme C. P., commissaire de police, service de nuit de Paris (SN 75). La BRI est arrivée en deux temps. Je ne saurais dire précisément quand est arrivé le gros de la troupe, mais les premiers éléments sont arrivés aux alentours de 22 h 25, leur mission étant de se rendre immédiatement au contact de la crise pour prendre le relais des équipages primo-intervenants. À cet instant, je vois cinq effectifs de la FIR.

M. le président Georges Fenech. Il s’agit d’un point que nous n’arrivons pas à éclaircir.

M. B. B. Selon moi, ce n’est pas essentiel. Ce qu’il faut surtout retenir de cette intervention policière, c’est que, après l’intervention du commissaire de la BAC 75N qui a pénétré dans le Bataclan et abattu l’un des assaillants, les tirs ont cessé. Quel qu’ait été le nombre des membres de la BRI, entre le tir du commissaire et l’assaut de la BRI, il n’y a plus eu de victime abattue.

M. le président Georges Fenech. Il est néanmoins important que nous puissions savoir dans quelles conditions est arrivée la BRI. La FIR se compose d’une quinzaine de fonctionnaires. Or le commissaire C. P. nous parle de cinq ou six hommes.

Mme C. P. Lorsque la FIR arrive, entre 22 h 25 et 22 h 30, nous sommes nous-mêmes dans une situation trouble et confuse, y compris émotionnellement, si bien qu’il est difficile de décrire avec précision ce que nous avons vu. Je sais seulement que la FIR a pris place très rapidement, ainsi que le prévoit le protocole.

M. le président Georges Fenech. Faisiez-vous partie, les uns et les autres, du poste de commandement avancé établi au rez-de-chaussée du Bataclan ?

M. B. B. Vous faites sans doute référence au poste de commandement de la BRI qui se trouvait en bas de l’escalier. Seuls s’y trouvaient les techniciens de la BRI pour y décider des modalités de l’assaut.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Monsieur le commissaire divisionnaire S.Q., lorsque vous êtes arrivé la première fois devant le Bataclan vers 21 h 48, avez-vous eu affaire à la BAC 94 ?

M. S. Q. À ce moment-là, je n’ai pas prévu d’intervenir, mais de gagner au plus tôt mon service. C’est parce que j’ai entendu des coups de feu que je me suis approché du Bataclan. Mais, dans ce genre de situation, si l’on est seul est sans arme, on fait demi-tour. Je ne vois donc personne. Je sais en revanche que les messages d’alerte sont passés sur les ondes et que des équipages de la DSPAP ont été dépêchés sur les lieux.

M. le rapporteur. Y a-t-il parmi vous d’autres personnes qui se trouvaient sur les lieux avant 22 heures et qui ont été en contact avec la BAC 94, qui est la première à être arrivée sur place avec le commissaire qui a abattu l’un des terroristes ?

Pourriez-vous, par ailleurs, nous relater les faits entre votre arrivée aux uns et aux autres et celle de la BRI, entre 22 h 20 et 22 h 25 ? Quel a été le rôle de ceux d’entre vous qui étaient présents ?

M. B. B. Les premiers policiers sur place appartenaient à la DSPAP, qu’il s’agisse du commissaire qui a pénétré dans le Bataclan ou d’équipages de la BAC 94N. D’autres cadres sont rapidement arrivés, notamment les commissaires C.P. et D.K., ainsi que moi-même. Je le répète, après l’intervention du commissaire à l’intérieur, les tirs ont cessé.

M. le rapporteur. C’est en effet ce que tout le monde nous a dit, mais le commissaire en question, qui retrace les événements dans la revue du Syndicat des commissaires de la police nationale, La Tribune du Commissaire, déclare que, malgré son intervention, « les tirs ont continué mais plus sur nous. Nous pensions qu’ils étaient en train d’achever les gens, mais nous ne pouvions malheureusement rien faire. »

M. B. B. Vous lui poserez la question lorsque vous l’auditionnerez. Pour ma part, je sais qu’il annonce sur les ondes qu’il va entrer dans le Bataclan. Il tire, puis ressort. C’est ensuite que nous sommes entrés à notre tour avec lui à l’intérieur.

M. le rapporteur. Tout ceci se déroule donc bien avant l’arrivée de la BRI ? À quel moment précisément ?

M. B. B. Je n’ai pas d’horodatage exact, mais je peux essayer de retracer l’enchaînement des événements. Je suis, en ce qui me concerne, avec mon adjoint. C’est seulement à partir des tirs qui ont lieu rue de la Fontaine-au-Roi que nous comprenons que nous avons affaire à un attentat multisites. Avant cela, la concomitance entre ce qui s’est produit au Stade de France et rue Bichat peut encore n’être qu’une coïncidence.

Nous partons donc vers la rue de la Fontaine-au-Roi. En chemin, nous entendons sur les ondes que des tirs ont lieu au Bataclan. Nous nous détournons alors vers le Bataclan, nous garant à bonne distance pour éviter les tirs. En progressant précautionneusement le long du trottoir, nous tombons sur une victime très grièvement blessée. Nous la gérons, ce qui nous prend du temps – trop de temps, dirais-je avec le recul.

Nous sommes alors boulevard Voltaire, à une trentaine de mètres de l’entrée du Bataclan, mais il fait nuit et les terrasses de café qui se trouvent dans l’intervalle nous empêchent de voir l’entrée. C’est alors que j’entends le message radio du commissaire annonçant son entrée dans la salle : je m’en souviens avec précision, car je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il était insensé.

Après avoir confié notre victime aux secours, nous avons repris notre progression. J’ai ensuite aperçu le commissaire C. P., qui avait dû arriver sur les lieux tandis que je gérais ma victime ; je pense donc qu’elle a été au contact du commissaire de la BAC avant moi.

À ce moment-là régnait un silence absolu. Nous sommes entrés dans le Bataclan et nous avons commencé à évacuer les premières victimes auxquelles nous pouvions accéder. Si nous savions que l’un des terroristes avait été neutralisé, nous ignorions où se trouvaient les autres et nous redoutions qu’ils soient en embuscade, attendant notre approche pour nous tirer dessus. C’est alors que la FIR est arrivée et que, progressivement, le dispositif s’est étoffé.

M. le rapporteur. Pouvez-vous préciser à quelle heure vous êtes entrés dans le Bataclan ?

Les victimes que vous avez évacuées avant l’arrivée de la BRI se trouvaient-elles dans la salle, où vous risquiez d’essuyer les tirs des terroristes ?

M. B. B. Lorsque nous pénétrons dans le Bataclan, la salle est silencieuse. Tous, nous restons sidérés quelques dixièmes de seconde devant l’amoncellement de corps ensanglantés parmi lesquelles s’enchevêtrent par dizaines les morts, les blessés et ceux qui font semblant d’être morts. Ignorant où se trouvent les terroristes survivants, nous tentons de nous protéger et d’analyser la situation, mais prenons vite conscience que, parmi la masse de corps se trouvent des vivants, qui bougent ou gémissent. Nous nous organisons donc avec les quelques policiers équipés de boucliers.

M. le rapporteur. Combien étiez-vous ?

M. B. B. Pas très nombreux. Peut-être une dizaine à pénétrer d’abord dans la salle. Je sais que nous étions cinq membres de la CSI 75, auxquels il faut ajouter les sept membres de la BAC N ainsi que trois ou quatre gardiens de la paix d’arrondissement, soit au total entre quinze et vingt.

Nous avons tiré les premiers blessés que nous avons vus vers notre zone abritée, puis nous les avons évacués jusqu’à l’angle Voltaire-Oberkampf, car les secours n’étaient pas admis dans le périmètre immédiat jugé trop dangereux. Comme nous ne disposions d’aucun moyen d’évacuation, nous avons utilisé les barrières Vauban en guise de brancards.

Mme C. P. J’estime mon heure d’arrivée au Bataclan aux alentours de 22 heures. Vers 21 h 45, j’ai été en contact téléphonique avec mon chef – le fameux commissaire qui a pénétré dans le Bataclan – et je progresse donc très rapidement, sachant qu’il est à l’intérieur du bâtiment et a besoin de renforts. Nous arrivons à cinq : trois fonctionnaires civils de la BAC 75N, mon chauffeur et moi-même. Nous arrêtons le véhicule en amont d’Oberkampf et progressons à pied le long des bâtiments. Nous croisons des blessés, des piétons qui n’ont pas encore compris ce qui se passait et à qui l’on demande de s’extraire rapidement. Nous tombons également sur des employés du Bataclan qui vont nous faire un schéma des sorties de secours et du site, car, à ce moment-là, nous ne disposons pas encore du plan de l’établissement.

Je retrouve mon chef et son équipier devant le sas d’entrée où se trouvent plusieurs cadavres. Nous tâchons de comprendre où sont passés les hostiles, ce dont nous n’avons aucune idée. C’est alors que nous allons avoir un premier visuel de ce que nous pensons être l’un des terroristes, aperçu au niveau de l’une des fenêtres centrales du premier étage. Nous apprendrons par la suite que certains otages avaient été positionnés au niveau des fenêtres, et nous ne saurons finalement jamais s’il s’agissait bien d’un terroriste.

M. le rapporteur. Lorsque vous arrivez au Bataclan vers 22 heures, vous vous employez à évacuer les victimes en attendant l’arrivée de la BRI. Lorsque celle-ci parvient sur les lieux, l’un d’entre vous lui rend-il compte de la situation ? Lui signalez-vous que vous avez repéré des terroristes à l’étage ?

Mme C. P. Nous n’avons aucune certitude que l’homme aperçu au premier étage est bien un hostile.

Au moment où nous sommes en contact avec les autorités de la Force d’intervention de la police nationale (FIPN) – puisqu’étaient également présentes les autorités du RAID –, nous leur donnons les informations dont nous disposons. Nous sommes formés pour cela et savons gérer ce type de situation sans difficulté.

M. le président Georges Fenech. Vous récupérez donc les premières victimes pour les mettre à l’abri bien avant l’assaut, qui a lieu à 0 h 18. Êtes-vous assistés par d’autres services de secours ?

M. T. D., commissaire de police. J’ai pour ma part passé la soirée dans le passage Saint-Pierre-Amelot, sur lequel donne la porte arrière du Bataclan. Lorsque j’arrive sur le site du Bataclan, vers 22 h 10, après être passé au Comptoir Voltaire où l’un des terroristes vient de se faire exploser, la présence policière devant l’entrée principale est très importante. Je décide donc de faire le tour jusqu’au passage Saint-Pierre-Amelot, où je retrouve plusieurs unités de police qui se mettent spontanément à ma disposition puisque je porte mon grade sur mon gilet tactique. À partir de là, nous effectuons une reconnaissance pédestre du passage jusqu’à la porte arrière du Bataclan, où nous allons être requis par des passants, pour nous rendre dans une résidence où se sont réfugiés, dans les parties communes, dans les étages, cinquante-deux spectateurs non blessés et vingt-six blessés par balles.

Nous allons faire appel aux sapeurs-pompiers. Ils ne viennent pas jusqu’à nous parce que le secteur n’est pas sécurisé, et il me faut donc repartir à pied jusqu’au PC sécurité, où je demande à un capitaine des pompiers de me libérer quelques-uns de ses effectifs en réserve d’intervention pour entrer dans le Bataclan au moment de l’assaut. Une vingtaine de pompiers vont ainsi m’être dépêchés : ils vont pouvoir, sous l’appui feu des effectifs que j’ai placés à une vingtaine de mètres de la sortie arrière du Bataclan, récupérer les vingt-six blessés, qui seront tous sauvés.

Quelques minutes après cette intervention, je demande à la colonne que je commande de m’accompagner pour une reconnaissance, jusqu’à la porte arrière du Bataclan. C’est à ce moment-là que nous verrons, à l’intérieur du bâtiment, un otage, les mains en l’air – les terroristes étant probablement dans son dos. Nous communiquons avec ce bouclier humain par des regards, ce dont nous rendons compte à la BRI.

M. le rapporteur. La quinzaine d’effectifs qui sont sur place avant l’arrivée de la BRI a-t-elle reçu consigne de ne pas intervenir dans les étages à la recherche de terroristes ?

Quel a été votre rôle une fois que la BRI est arrivée ? Vous a-t-on demandé de ressortir du Bataclan ?

M. B. B. Lorsque la BRI est arrivée, elle a progressé vers la mezzanine. Dès lors, nous n’avions aucune raison de gagner à notre tour le premier étage. Le RAID, arrivé un peu plus tard, s’est quant à lui déployé vers le fond de la salle, tandis que la BAC 75N envoyait une colonne d’intervention vers une zone qui n’était fouillée ni par le RAID ni par la BRI. Toutes ces manœuvres s’organisent en réalité en temps réel.

M. le rapporteur. Pendant la vingtaine de minutes qui ont précédé l’arrivée de la BRI, agissez-vous sur consigne ou de votre propre initiative, et, dans ce cas, l’un d’entre vous prend-il le leadership du groupe ?

M. B. B. Avant son arrivée, la BRI ne nous communique aucune consigne. Il faut du temps pour que nous puissions nous retrouver et communiquer les uns avec les autres. Chacun gère donc la situation à l’instinct. Les tirs ayant cessé, nous n’avions pas intérêt à investir les lieux avec le risque de les relancer. Avec le renfort des collègues territoriaux qui nous ont rejoints, nous avons donc procédé à l’évacuation des blessés, tandis que la BRI, arrivée entre-temps, entreprenait d’isoler l’accès aux endroits où se trouvaient les terroristes.

M. Serge Grouard. Au-delà des premiers moments de doute sur la nature de ce qui est en train de se produire et passé le premier effet de sidération – qui m’amène d’ailleurs à saluer l’action et les différentes initiatives des uns et des autres dans cette opération –, comment les choses s’organisent-elles au fil des minutes ? Comment sont-elles coordonnées ? Qui prend le pilotage des opérations ? En principe, c’est au commandant de la BRI, lorsqu’il se présente sur place, de prendre le commandement des opérations : comment lui rend-on compte de la situation ?

Je comprends qu’il vous ait fallu, en situation de crise, agir et réagir, mais comment s’est précisément articulé le dispositif ? Quels ordres avez-vous reçus les uns et les autres, et à partir de quel moment ?

Il est par ailleurs extrêmement difficile de bien réagir dans ces situations si l’on n’a pas été préparé à la gestion de crise. Avez-vous, après les attentats de janvier, effectué des exercices-cadres ou in situ pour vous préparer à divers types de scénarios ? Ce qui s’est produit le 13 novembre faisait-il partie des scénarios envisagés ou s’agissait-il pour vous d’une situation inédite ?

M. S. Q. Il était difficile de prévoir un attentat multisites comme celui du 13 novembre, mais les commissaires, officiers et chefs d’équipe de la DSPAP qui ont participé, comme cela a été mon cas, à la gestion des attentats de janvier 2015 ont échangé des retours d’expérience accompagnés de débriefings sur le rôle de chacun et les difficultés rencontrées. Cela a été grandement utile.

Pour ce qui concerne l’organisation des opérations au Bataclan, le dispositif a progressivement monté en puissance avec l’arrivée des effectifs locaux venus en soutien des équipages du commissaire B.B et du commissaire de la BAC 75 présent sur les lieux.

Pour ma part, j’ai dit que, après avoir donné mes instructions de dépêcher sur place chaque équipage disponible, j’ai rejoint le Bataclan vers 22 h 35. J’y retrouve d’autres commissaires, dont D. K. et Cyril Lacombe, du 3e arrondissement. Notre mission va être d’organiser un périmètre de sécurité parfaitement étanche, afin d’éviter les risques de surattentat ou l’intrusion de personnes indésirables – journalistes ou photographes. Nous organisons également les secours.

La coordination se fait au fur et à mesure, avec l’arrivée sur place des autorités – le préfet de police, le directeur de la DSPAP, le directeur de la PJ. Deux points de commandement se mettent en place, l’un à l’angle Oberkampf-Voltaire, où se trouvent les personnes précitées, l’autre à l’intérieur du Bataclan, où opèrent la BRI et les policiers de la SDSS de notre direction. Des liaisons radio sont établies avec le QG de la BRI installé dans un café voisin, Le Baromètre.

La chaîne de commandement se met donc en place progressivement et fonctionne parfaitement à 22 h 30, sachant que nous avons compris qu’il s’agissait d’un attentat terroriste vers 21 h 40 et que, un vendredi soir, les personnels ne sont pas tous à leur poste.

M. B. B. Lorsque l’on relate a posteriori la succession des événements minute par minute sur les cinq ou six scènes d’attentat, on a tendance à éluder tout ce qui a parasité la transmission de l’information au moment des faits. En effet, des dizaines de blessés par balles se sont enfuis et effondrés quelques centaines de mètres plus loin, où des gens ont appelé la police, ce qui a entretenu la confusion sur le nombre de lieux touchés, qui auraient aussi bien pu être une trentaine. Dans ces conditions, organiser la chaîne de commandement était extrêmement complexe.

En ce qui concerne les exercices, le 4 novembre, la SDSS, qui rassemble les CSI et les BAC N, avait organisé un exercice dont le scénario était le suivant : trois individus se rendent gare de Lyon à bord d’un véhicule, en descendent, tirent à la kalachnikov sur les voyageurs, avant de prendre la fuite en direction de Créteil. En route, ils s’arrêtent devant un collège, y rentrent, tirent sur tous les jeunes qu’ils trouvent, puis se retranchent dans une salle avec une quinzaine d’élèves otages en demandant que la France se retire de ses opérations extérieures. L’exercice s’est déroulé en conditions réelles, les fonctionnaires intervenants étant en patrouille sur la voie publique sans connaître à l’avance le scénario.

On peut évidemment regretter que cet exercice ait dû être organisé de notre propre initiative et que nous ayons donc eu du mal à le monter, mais il témoigne d’une prise de conscience par les services des problématiques prioritaires.

M. le président Georges Fenech. Le rapporteur et moi-même sommes extrêmement surpris par vos témoignages, car, avant votre audition, ni la BRI ni personne n’a mentionné votre présence. Nous pensions que, après l’intervention du commissaire de la BAC qui a tiré sur l’un des terroristes, les tirs avaient cessé et qu’il ne s’était plus rien passé jusqu’à l’arrivée de la BRI. Nous souhaitons donc, pour y voir plus clair, que vous accompagniez la commission qui doit se rendre jeudi matin au Bataclan.

M. B. B. En effet, en regardant la retransmission de l’audition des victimes, il m’a semblé qu’elles avaient le sentiment que rien n’avait été fait avant l’arrivée de la BRI, ce qui peut s’expliquer par l’état post-traumatique dans lequel elles se trouvaient.

Nous autres, commissaires, sommes formés, en tant que cadres, pour faire de « belles choses » et agir comme nous l’avons fait. Mais je pense à ces jeunes gardiens de la paix de la direction territoriale de Paris ou de la SDSS, âgés d’une vingtaine d’années, que j’aurais moi-même du mal à identifier aujourd’hui. Ils ont porté jusqu’aux pompiers des mourants ou des agonisants. Des dizaines de personnes ont été sauvées grâce à ces petites mains, et je tenais à ce qu’on le rappelle.

M. Christophe Cavard. Confirmez-vous que les premiers d’entre vous à avoir pénétré dans le Bataclan avant l’arrivée de la BRI l’ont fait de leur propre initiative ?

De quelles informations disposez-vous alors sur les terroristes qui se trouvent à l’intérieur ? Connaissez-vous leur nombre, savez-vous de quelles armes ils disposent et s’ils sont équipés d’explosifs ?

Il ressort de nos auditions que, le 13 novembre, les forces de sécurité ont privilégié l’action sur la réflexion. Nous ne pouvons que vous en remercier, mais notre rôle est également de nous interroger sur les protocoles applicables dans ce genre de situation.

Il a par ailleurs beaucoup été dit que certains des otages avaient pu communiquer avec l’extérieur, notamment avec les forces de l’ordre, grâce à leurs téléphones portables. Faisiez-vous partie de ces personnes qui ont été en contact avec eux et, si oui, que vous ont-ils dit ?

Mme C. P. Il faut d’abord que vous sachiez que, au moment d’entrer dans le Bataclan, nous avons tous eu le même réflexe opérationnel consistant à couper nos radios pour ne pas nous faire repérer. Nous n’avions donc plus de contact avec l’extérieur.

D’autre part, nous entrons en contact dans le sas d’entrée avec l’une des victimes, parvenue à s’extraire dans les premières minutes en rampant à l’extérieur. C’est un commissaire de police, qui nous informe immédiatement que les terroristes sont trois ou quatre et qu’ils sont armés de kalachnikovs. Les autres victimes, quant à elles, sont en état de choc et incapables de nous apprendre quoi que ce soit.

En ce qui concerne notre organisation, nous travaillons depuis plusieurs années à la SDSS en protocole BRI-BAC, ainsi qu’avec le RAID sur les autres départements de la DSPAP. Cela signifie que nous avons l’habitude de l’interopérabilité, que nous savons quand la BRI va arriver, de quoi elle aura besoin et comment s’effectuera le relais. Certains fonctionnaires de la BAC 75N sont formés par la BRI, et nous disposons d’un matériel plus adapté à ce type de situation, c’est-à-dire des protections balistiques et de l’armement de niveau supérieur. Pour ce qui est de mon cas personnel, mon chef est sur place ce soir-là : je n’ai donc qu’à le suivre.

M. B. B. D’une certaine manière, c’est en effet le commissaire de la BAC 75 qui nous a ouvert la voie. Je n’oublierai jamais ce qu’il m’a raconté en ressortant du Bataclan : le terroriste sur la scène, en train de mettre en joue quelqu’un, lui-même et son équipier qui prennent leur arme, le visent et tirent ; le terroriste qui tombe à terre, pousse un râle et se fait exploser provoquant une nuée de « confettis »… C’est ainsi que j’ai compris que les terroristes portaient des ceintures d’explosifs.

Ensuite, joue la puissance du collectif, qui fait que l’on se sent plus fort. Il est probable que, seul, aucun d’entre nous n’aurait osé y aller. Mais, compte tenu de l’urgence, chacun doit prendre ses responsabilités et agir sans avoir le temps d’en demander l’autorisation. C’est une décision individuelle.

M. Christophe Cavard. Pensez-vous que c’est désormais ainsi qu’il faut envisager la riposte : sans s’attacher au protocole et sans attendre les unités spécialisées, mais en tentant des actions immédiates ? Qu’en serait-il avec des unités moins bien formées que les vôtres ?

M. S. Q. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes policiers, et nous nous devons d’intervenir. C’est une obligation normale et naturelle, à condition qu’elle soit encadrée par des règles d’intervention, en particulier en ce qui concerne la sécurité. Il fallait pénétrer dans le Bataclan. C’est ce qu’a fait le commissaire de la BAC 75N, à sa façon, et nous devions, quoi qu’il en soit, porter assistance aux victimes.

Les protocoles sont ce qu’ils sont. La SDSS dispose de matériels plus perfectionnés, ce qui est normal puisque ses membres sont davantage exposés que les policiers du service général, encore que ces derniers, les policiers de police secours, soient parfois les plus exposés, car ils se portent sur des situations dont ils ignorent tout. Il se trouve qu’en l’occurrence c’est la SDSS qui a été primo-intervenante. Mais, à mon avis, le problème que vous soulevez ne se pose pas. Quelle image aurait dans la population une police qui n’intervient pas ?

Mme Anne-Yvonne Le Dain. En premier lieu, j’aimerais savoir comment vous allez, vous et vos troupes ? Comment avez-vous géré la situation dans les jours qui ont immédiatement suivi les attentats ? Comment se sont effectués les débriefings ? N’ont-ils concerné que les officiers ou l’ensemble des troupes ? En quoi ont consisté vos échanges avec votre hiérarchie ?

Comment, ensuite, vous préparez-vous à d’autres attaques ?

Enfin, je tiens à vous remercier, vous et les personnels que vous encadrez ; ceux qui sont allés au combat, ont porté les blessés, ont fait face au feu. Je mesure l’épreuve que cela a pu être.

M. D. K., commissaire divisionnaire. Il se trouve que les primo-intervenants ce soir-là ont été les membres d’un équipage du 3e arrondissement qui effectuait une intervention sur un accident matériel de la circulation dans le secteur des Filles-du-Calvaire, c’est-à-dire juste à côté du Bataclan. Hélés par un agent de sécurité de la salle qui les a avertis que des tirs avaient lieu, ces trois jeunes gardiens de la paix, parmi lesquels se trouvait une stagiaire avec six mois d’ancienneté, se sont précipités vers le Bataclan, dont ils ont dû chercher l’adresse sur leurs téléphones personnels, car ils ne connaissaient pas cette salle qui ne se trouve pas dans le 3e arrondissement. Arrivés pendant la fusillade, impuissants, ils ont dû attendre l’arrivée des renforts. J’y insiste, parce qu’il est important de souligner que se trouvaient aussi devant le Bataclan ce soir-là des policiers largement démunis devant ce qui était en train de se produire.

Pour ma part, j’ai été prévenu à 21 h 50 et suis arrivé sur place à 22 h 30, en compagnie de mon adjoint, Cyril Lacombe. Nous nous sommes réparti les rôles de manière assez naturelle : lui s’est occupé de la circulation, car les pompiers bloquaient la rue Oberkampf et qu’il était nécessaire de libérer l’accès pour l’intervention d’autres véhicules de secours ; je me suis d’abord préoccupé de savoir si mes gars – sept au total – n’étaient pas blessés. Mes gardiens de la paix se sont occupés de faire des massages cardiaques, des garrots sur des personnes en train de mourir, lesquelles sont d’ailleurs toutes décédées dans les minutes qui ont suivi. Ils ont ensuite transporté les victimes encore vivantes à l’angle du boulevard Voltaire et de la rue Oberkampf où se trouvaient les pompiers. Je leur ai prêté assistance, puis nous sommes entrés dans la salle, sans trop nous poser de question ni solliciter l’autorisation de la hiérarchie, afin de récupérer d’autres blessés.

M. S. Q. Nous sommes entrés dans la salle après qu’on nous a informés que la BRI avait sécurisé le rez-de-chaussée.

M. D. K. Reste que, par une sorte d’effet « tunnel », on ne s’est pas posé énormément de questions et que nous avons évacué les victimes que nous trouvions, les unes après les autres, pour les conduire auprès des pompiers.

Lorsque les opérations ont été terminées, j’ai réuni mes équipes dans mon bureau, vers cinq ou six heures du matin, et nous avons fait un premier débriefing à chaud, au cours duquel chacun a pu partager ses émotions et ce qu’il avait vécu. Mes gars étaient très marqués, couverts de sang et de débris humains. Ils avaient de l’événement des perceptions – sonores, visuelles, olfactives – assez différentes, mais apocalyptiques.

J’ai ensuite organisé, le lundi à dix heures, avec deux spécialistes du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO), une séance davantage axée sur le contrecoup émotionnel. Nous avons beaucoup appris sur les différentes phases de stress, d’angoisse ou de cauchemars par lesquelles nous étions censés passer.

Il y a eu également d’autres débriefings opérationnels, au cours desquels nous avons réécouté les bandes radio, pour analyser le déroulement des opérations et améliorer ce qui pouvait l’être.

Nous procédons aussi à des exercices et sommes en train de réfléchir à un exercice-attentat qui nous permette de travailler notre réactivité et nos réflexes.

M. S. Q. J’ajoute que nous organisons dans de nombreux arrondissements des simulations sur cartes, de manière à éviter les mouvements de panique dans la population. Ces simulations se déroulent sans engagement de fonctionnaires, mais en coordination avec les pompiers afin de se préparer à des opérations communes.

Je précise également que tous les commissaires présents au Bataclan ont réuni leurs équipes à l’aube. Nous sommes tous revenus travailler le samedi 14 novembre, toute la journée, de manière à parler et à échanger les uns avec les autres.

La préfecture de police a enfin mobilisé des psychologues d’horizons divers afin qu’ils soient présents à nos côtés toute la semaine qui a suivi. Cette écoute a fait beaucoup de bien, en particulier dans mon district où beaucoup de fonctionnaires ont vécu successivement les attentats contre Charlie Hebdo, contre l’Hypercacher, puis les attentats du 13 novembre – 2015 a été pour eux une année difficile.

M. Olivier Falorni. On mesure en vous entendant ce qu’ont été l’abnégation et le courage des forces de police. Je tiens ici à les saluer. Votre audition est d’autant plus importante qu’elle nous permet de mesurer le travail que vous avez accompli entre l’intervention du commissaire de la BAC et l’arrivée de la BRI.

Vous nous avez parlé d’une quinzaine d’intervenants qui ont pénétré assez rapidement dans le Bataclan : s’agissait-il d’un « amalgame » entre fonctionnaires appartenant à différentes unités et comment cet amalgame s’est-il fait ? A-t-il été spontané ?

Aviez-vous tous le même niveau de formation et de quel équipement disposiez-vous ? La BRI vous forme-t-elle à intervenir dans ce type de situation ?

M. le président Georges Fenech. Si j’ai bien compris vos propos, vous n’êtes pas intervenus pour aller au contact des terroristes, mais pour sécuriser les lieux et sauver des vies. C’est à la BRI qu’il incombe de neutraliser les terroristes.

M. B. B. L’amalgame s’est fait assez naturellement, car nous avons une culture professionnelle commune. Les unités de la SDSS, qui sont des unités de renfort et de soutien, travaillent quotidiennement avec les unités de la DTSP. Nous nous identifions aisément sur le terrain grâce à nos uniformes, nos écussons ou nos véhicules. Qu’il s’agisse d’un délit, d’un crime de droit commun ou d’attentats, nous avons le réflexe de travailler ensemble.

Pour ce qui concerne nos équipements, ils sont un peu différents. Les unités de la SDSS disposaient ce soir-là de gilets pare-balles lourds, comme certains des fonctionnaires de la DTSP.

Quant aux formations, la BRI en assure en effet quelques-unes, mais la technicité de la SDSS ne repose pas sur ces quelques formations.

M. Olivier Falorni. Et de quel armement disposiez-vous ?

M. B. B. La CSI 75 est basée boulevard Bessières, porte de Saint-Ouen. En quittant le boulevard Bessières pour me rendre rue de la Fontaine-au-Roi – le Bataclan n’avait pas encore été attaqué –, je suis passé à l’armurerie récupérer mon arme. J’y ai croisé des fonctionnaires civils de la BAC 75N à qui j’ai appris ce qui était en train de se passer. Ils se sont donc équipés en conséquence, notamment d’un fusil à pompe.

Mme C. P. Notre priorité a été d’équiper la colonne de la BAC 75N qui avait besoin d’armes longues. Le premier équipage était composé de trois civils, qui se sont munis de gilets pare-balles classiques ainsi que d’un fusil à pompe ; mon chauffeur et moi-même, ainsi que le chef et son équipier, disposions également de l’équipement classique – gilet pare-balles et arme de poing.

Nous avions également deux gilets lourds dans le véhicule, ce qui n’est pas suffisant pour sept, sachant que ces gilets peuvent avoir un effet psychologique rassurant, mais qu’ils ne protègent pas des balles de calibre 7,62 tirées par la kalachnikov. Jusqu’à présent, ce type d’équipements de protection balistique était réservé aux unités d’intervention, mais c’est en train de changer.

Soucieux d’arriver le plus vite possible au Bataclan où se trouvait déjà l’un de nos équipages, nous avons sans doute commis l’erreur de ne pas compléter le matériel se trouvant dans les véhicules. Nous disposons notamment de casques que nous n’avons pas pris ce soir-là.

M. B. B. Je précise que, si certains casques arrêtent l’impact de la balle, la cinétique est telle qu’elle peut provoquer une rupture des cervicales mortelle.

J’ajoute aussi à ce que vient de dire le commissaire C. P. que l’un des trinômes de la CSI était par ailleurs équipé d’un bouclier balistique et de casques, mais sans visières pare-balles. Je portais pour ma part un gilet lourd, ce qui n’était pas le cas de mon adjoint, car, entre janvier et novembre, notre service s’est vu retirer une trentaine de gilets lourds réformés pour défaut, mais qui n’ont jamais été remplacés. Il a donc dû emprunter le sien à un gardien de la paix à qui il a demandé en conséquence de quitter l’intérieur du Bataclan.

M. Christophe Cavard. Je fais partie de ceux qui pensent, au vu de ce qui s’est passé le 13 novembre, qu’il va falloir faire évoluer nos procédures d’intervention, et il me semble que je peux déduire de vos propos que les protocoles qui incluent des phases de sécurisation et de négociation sont dépassés.

M. le rapporteur. Votre audition est importante, car elle nous permet de combler des trous dans le déroulé des opérations et d’avoir un aperçu de votre travail, que je tiens à saluer ici.

J’aimerais savoir si vous vous êtes coordonnés avec les militaires de l’opération Sentinelle, dont certains se trouvaient à l’arrière du bâtiment.

Comment ensuite – et je m’excuse d’y revenir – s’est fait le lien avec la BRI ? Lequel d’entre vous s’est entretenu personnellement avec l’un de ses membres ? Leur avez-vous transmis des informations ?

À partir de 22 h 20 enfin, heure à laquelle la BRI pénètre dans le Bataclan, cessez-vous d’évacuer les blessés ? Dans le cas contraire, comment s’est fait le lien avec le professeur Safran, le médecin de la BRI, à qui revenait la tâche de coordonner l’évacuation des blessés ?

M. le président Georges Fenech. Avez-vous eu un contact direct avec le commissaire Molmy ?

M. S. Q. Le lien avec les commissaires de la BRI s’est fait naturellement puisque nous étions à leur contact devant, puis à l’intérieur du Bataclan.

Nous dispositions d’indications techniques sur leur mode opératoire ainsi que d’informations sur les obstacles que pouvaient rencontrer les forces de police, mais cela ne nous a pas empêchés de poursuivre l’évacuation des blessés, dans la mesure du possible, jusqu’à 0 h 15, où l’on nous a demandé de quitter le Bataclan, car l’assaut allait être donné.

M. B. B. Je n’ai personnellement pas parlé à Christophe Molmy, parce que j’ai vu le commissaire de la BAC 75N lui parler.

M. le rapporteur. Vous confirmez que le commissaire qui est intervenu en premier au Bataclan a eu un échange vers 22 h 20 avec le chef de la BRI ?

M. B. B. C’est ce dont je me souvenais, mais le commissaire C. P. semble penser qu’il s’agissait plutôt du capitaine qui dirigeait la FIR. C’est possible. Quoi qu’il en soit, en tant que témoin privilégié de l’intervention de la BRI, j’ai sincèrement trouvé cette intervention particulièrement aboutie. Lorsque la FIR est arrivée, elle n’a pas tergiversé, sans se retrancher derrière tel ou tel prétexte pour ne pas intervenir avant l’arrivée des renforts. C’est à mettre à son actif.

M. S. Q. Pour ma part, j’estime que la coordination entre les différentes unités s’est faite progressivement de manière tout à fait naturelle et efficace, compte tenu des difficultés liées au contexte et du nombre effarant de blessés.

Avec la présence sur place du préfet de police, du directeur de la PJ, en contact avec la BRI, du directeur de la DSPAP, du directeur de la DTSP et de moi-même, la chaîne hiérarchique était en place.

Vous nous interrogez beaucoup sur l’état de cette coordination dans les premiers moments de l’intervention, mais la question ne me semble pas si fondamentale. L’essentiel est que la CSI et la BRI soient intervenues, la CSI en primo-intervenante, la BRI en soutien, et je crois que nous ne pouvons que nous féliciter des résultats obtenus.

M. le rapporteur. Notre intention n’est nullement de prendre en défaut qui que ce soit. Nous cherchons simplement à retracer la chronologie des faits, et il est important de notre point de vue de savoir s’il y a eu un contact entre la BRI à son arrivée et vous, qui vous trouviez sur place depuis une vingtaine de minutes. Sur ce point, les informations que nous avons eues ne sont pas celles que vous nous donnez. Je voudrais donc que vous nous confirmiez que le commissaire de la BAC 75N qui a abattu l’un des terroristes a eu un contact, vers 22 h 20 ou 22 h 25, avec l’un des responsables de la BRI.

M. B. B. Oui. Il s’agissait selon moi soit du capitaine de la FIR, soit du commissaire Molmy.

M. le rapporteur. Après 22 h 20, au moment où la BRI entre dans la salle pour progresser vers les étages à partir de 23 heures, continuez-vous à évacuer les blessés ? On nous a indiqué qu’une première vague d’otages avait été évacuée vers 22 h 35 ou 22 h 40 sur instruction de la BRI, mais que le gros des blessés avaient été évacués après l’assaut final, c’est-à-dire après 0 h 18. Vous dites, vous, que, jusqu’à 0 h 15, vous avez poursuivi l’évacuation.

M. B. B. C’est exact.

M. le rapporteur. N’y avait-il pas un risque que l’on vous tire dessus depuis les balcons ? Comment avez-vous évalué ce risque ?

Mme C. P. Il y a eu deux contacts entre la DSPAP et la BRI, je l’affirme avec certitude. Mon chef, le commissaire qui a abattu l’un des terroristes, a été en contact avec le chef de la FIR – j’ignore s’il avait le grade de capitaine ou de commandant –, qui s’est immédiatement porté à son niveau pour se positionner à l’intérieur du Bataclan.

J’ai pour ma part eu un contact avec le chef de la BRI, au niveau de la rue Oberkampf. J’ai mis à sa disposition la colonne de la BAC N qui venait d’arriver. Par la suite nous nous sommes engagés derrière la BRI, en restant au rez-de-chaussée du Bataclan.

Quant à la gestion des blessés, il y a eu un bref moment de flottement avec l’équipe médicale de la FIPN…

M. le président Georges Fenech. Mais la FIPN n’a pas été déclenchée ! Ce n’est d’ailleurs pas un détail mineur.

Mme C. P. Il y avait sur place le médecin de la BRI et le médecin du RAID – c’est en ce sens que j’emploie le terme.

M. D. K. Le RAID et la BRI-BAC sont des unités qui constituent la FIPN, même si celle-ci n’était pas déclenchée.

L’évacuation des victimes a commencé peu après 22 heures et s’est poursuivie jusqu’à minuit passé. Nous étions d’autant plus conscients que la zone n’était pas sécurisée que l’un des membres de la BRI m’a averti, à un moment donné, que nous nous trouvions dans l’axe de tir des terroristes.

Mme C. P. Dans mes souvenirs, le professeur Safran, que nous avons vu au tout début, était, me semble-t-il, plus en avant dans la salle. J’avais pour ma part à mes côtés un médecin – probablement du RAID – qui nous a aidés à organiser l’extraction des blessés. Nos collègues équipés en lourd allaient chercher les blessés dans la fosse ou dans les coursives pour les amener au sas d’entrée, où nous nous efforcions, tant bien que mal, d’organiser un flux qui ne gêne pas les colonnes d’assaut en train de se mettre en place.

M. le président Georges Fenech. Vous avez en quelque sorte fait fonction de service de secours, mais qui a donné l’autorisation aux services de secours de pénétrer dans cette zone ?

M. B. B. Après l’assaut, il y a eu une sorte de consensus.

Pouvant capter sur ma radio les ondes de la BRI, j’ai eu connaissance de la fin de l’assaut, dont j’ai averti un officier des sapeurs-pompiers qui se trouvait à mes côtés, pour qu’il puisse se porter auprès des blessés.

Après avoir utilisé les barrières Vauban pour transporter ces derniers, nous avions fini par obtenir des brancards, qui étaient entreposés dans le sas d’entrée du Bataclan, où deux ou trois médecins du RAID ou de la BRI, et probablement le docteur Safran, effectuaient un pré-tri, après quoi nous portions les brancards jusqu’à la rue Oberkampf, où un premier poste médical avancé (PMA) avait été installé dans une cour d’immeuble, qui est malheureusement rapidement devenue trop exiguë.

Nous avons ainsi pu sauver des dizaines de gens, mais il serait intéressant, d’un point de vue médico-légal, de connaître le nombre de décès survenus entre la quinzième minute – avant lesquelles les décès qui surviennent sont malheureusement quasiment inévitables – et la soixantième minute qui ont suivi l’attaque. Cela aiderait sans doute à progresser en matière de secourisme opérationnel, en améliorant les premiers soins prodigués.

M. le président Georges Fenech. Vous parlez de consensus, mais ne peut-on pas imaginer un dispositif doté d’un commandement unique ? Il y va de toutes les vies qui sont en jeu dans ce type de situation.

M. B. B. On est certainement perfectibles, mais je constate que le 13 novembre, face à une situation beaucoup plus dégradée qu’en janvier, la police nationale s’est montrée plus performante. Nous avons progressé, et nous serons encore meilleurs les prochaines fois. Lors de nos débriefings avec la BRI, nous nous sommes notamment engagés à établir un contact rapide, dès les premiers instants.

En ce qui concerne les soldats de l’opération Sentinelle, à un moment donné, un policier a demandé sur les ondes radio l’autorisation de recourir aux services d’un militaire qui se trouvait avec lui face à l’un des terroristes qui lui tirait dessus, autorisation qui lui a été refusée par l’état-major. Il s’agit d’une mauvaise question qui appelait une mauvaise réponse. L’état-major n’aurait pas dû refuser, mais, lorsque l’on se fait tirer dessus, on ne demande pas l’autorisation de riposter. Cela fait partie du genre d’inhibitions que génère le système.

M. S. Q. Je précise qu’à partir du moment où la BRI nous informe par radio que le commando terroriste a été neutralisé – je me trouve alors à côté du préfet –, il ne s’écoule que quelques secondes avant que les pompiers interviennent au secours des blessés, avec l’autorisation de leur hiérarchie, et prennent alors le relais des policiers. Tout s’enchaîne avec fluidité.

M. G. P., commissaire de police, BAC de nuit des Hauts-de-Seine. L’unité de la BAC 92N a été engagée sur ordre. Vers 22 heures, j’ai reçu instruction de ma salle de commandement de me rendre à Bastille. À Bastille, j’ai reçu de la salle de commandement parisienne instruction de me diriger vers République, où je ne me rendrai jamais, arrêté par la circulation et les véhicules de secours. C’est ainsi que je me suis retrouvé avec le commissaire Didier à l’arrière du Bataclan, d’où nous avons pu intervenir pour porter assistance aux pompiers et récupérer les blessés.

M. J. M., commissaire de police, commissaire central du 10e arrondissement. Je me suis trouvé dans le 10e arrondissement sur le site du premier attentat parisien, qui a eu lieu à l’angle de la rue Bichat et de la rue Alibert, où les terroristes ont tiré sur les terrasses du Carillon et du Petit Cambodge, faisant de nombreux morts et de nombreux blessés. J’y suis resté de 21 h 45 à 4 h 40, en quelque sorte coupé du monde, me concentrant sur la protection des traces et indices – de nombreuses douilles de 7,62 ainsi que des chargeurs de kalachnikov étaient éparpillés à terre. Il s’agissait d’un endroit très difficilement défendable, car le carrefour a la forme d’une étoile à cinq branches, et le préfet de police, déjà sur les lieux à mon arrivée, m’a demandé de sécuriser les lieux en priorité. Ma tâche principale a donc été d’éviter un surattentat et de faciliter le travail des sapeurs-pompiers et du SAMU. Si, avec le recul, cette mission paraît assez simple par rapport à ce qu’ont affronté nos collègues du Bataclan, elle a néanmoins nécessité une coordination entre différents types d’unités, notamment des unités de la CSI.

Merci, madame Le Dain, de vous inquiéter du moral des troupes. Elles vont beaucoup mieux, grâce à l’aide très précieuse que nous a apportée le SSPO dans les jours qui ont suivi. Les psychologues se sont montrés très disponibles, intervenant la nuit pour les équipes de nuit. Le travail qu’ils ont effectué a été essentiel pour permettre à nos collègues d’intégrer les événements extraordinaires – au sens propre du terme – qu’ils avaient vécus et dont ils parlent encore aujourd’hui avec une émotion non feinte.

Les effectifs du 10e arrondissement ont évidemment ressenti les choses de manière tout à fait particulière, dans la mesure où ils travaillent parfois dans cet arrondissement depuis des années – vingt-cinq ans pour certains. Devant une telle boucherie, ils ont été atteints d’autant plus profondément qu’ils ont cet arrondissement dans la peau. Ils en connaissent les commerçants et les riverains, le tissu associatif et socioculturel.

Notre intervention s’est faite sans la BRI ni le RAID, car la situation ne le nécessitait pas, notre « scène de crime » étant figée. Nos effectifs ont travaillé avec la plus grande sérénité possible et ils ont évité des drames – je pense entre autres aux idiots ou aux déséquilibrés qui se présentaient à eux en laissant supposer qu’ils étaient munis d’armes ou d’explosifs. Le stress qu’avaient subi les fonctionnaires aurait pu les conduire à des bavures, qui ne se sont pas produites grâce au sang-froid de tous ces collègues à qui je veux rendre hommage.

M. F. C., commissaire divisionnaire. Pour ma part, j’avais la charge du périmètre de sécurité sur le site de La Belle Équipe, rue du Charonne. Des militaires de l’opération Sentinelle se sont mis à ma disposition dès mon arrivée sur les lieux et ont contribué à rendre étanche le périmètre de sécurité. Leurs structures et leurs modes d’intervention sont différents des nôtres, mais ils ont su s’adapter. J’avais fait en sorte de placer des militaires quasiment sur chaque point de circulation autour du périmètre, et leur présence a été assez dissuasive, notamment à l’endroit des journalistes.

M. J. M. J’ai également eu recours aux militaires sur les points de sécurisation et je les en remercie.

Mme V. G., commissaire divisionnaire. Quarante-trois de mes fonctionnaires, rattachés au commissariat du 18arrondissement sont intervenus sur les événements du 13 novembre, disséminés partout, sauf autour du Stade de France. Je suis moi-même intervenue de 21 h 30 à 4 heures du matin rue de la Fontaine-au-Roi, qui n’était pas du tout l’endroit où j’aurais dû arriver, puisque je devais me rendre rue Bichat. C’est par hasard que je me suis trouvée à cet endroit, où quelques effectifs intervenaient déjà avec les pompiers qui prodiguaient les premiers secours aux victimes du bar La Bonne Bière, tandis qu’il fallait s’assurer de la sécurisation du restaurant Casa Nostra, dans lequel de nombreux témoins disaient qu’un terroriste s’était retranché.

C’est une opération qui a pris du temps et, avant de pouvoir faire intervenir le Groupe de soutien opérationnel (GSO) et le RAID, il a fallu que les pompiers puissent évacuer toutes les victimes. J’ai été frappé par le fait que le capitaine des pompiers n’avait aucun médecin à ses côtés. Il n’a donc pu faire aucune stabilisation comme on a l’habitude de les pratiquer sur place, évacuant directement les blessés vers les hôpitaux.

Le dispositif était très vulnérable, et les collègues intervenants, dont beaucoup de jeunes qui n’avaient jamais vu un seul cadavre de leur vie, se sont montrés très courageux. Je me suis donc immédiatement préoccupée de protéger les bases arrière, les informations diffusées sur les ondes laissaient penser qu’il pouvait y avoir des terroristes dans le métro et qu’une autre attaque était possible.

J’ai agi sans hiérarchie intermédiaire, à l’exception d’un commandant qui est arrivé plus tard dans la nuit ; cela a compliqué les procédures de commandement sur un site en définitive assez étendu.

À un moment donné, j’ai été avertie par la Croix-Rouge qu’une quarantaine de personnes traumatisées s’étaient réfugiées au Palais des Glaces, à une centaine de mètres. Il m’a donc fallu courir à droite et à gauche, contrôler un véhicule suspect ainsi qu’un colis suspect dans le panier d’un Vélib’.

Nous n’avons pas vu de journalistes, et personne n’a parlé de nous le lendemain dans les médias, ce qui a étonné la plupart de mes effectifs.

Comme tous nos collègues, nous avons procédé à des débriefings et monté des cellules de soutien psychologique. J’ai mené des entretiens individuels avec une vingtaine de fonctionnaires parmi les plus choqués. Le traumatisme met souvent plusieurs jours à remonter à la surface, et j’ai pensé que le nombre d’arrêts maladie risquait d’être important : personne ne s’est arrêté et, s’il avait fallu recommencer les jours suivants, ils y retournaient.

Nous avons obtenu ces temps derniers un surcroît de matériel. Nous ont également été distribuées des fiches « Réflexes attentats ». Des retours d’expérience ont été organisés, notamment une réunion au cours de laquelle l’ensemble des commissaires de la DSPAP ont été débriefés par le RAID et la BRI pendant deux heures. Nous avons beaucoup appris, et cela nous a permis de transmettre à nos troupes des conseils utiles.

En ce qui concerne la prise de risque, on ne pourra jamais empêcher un gardien de la paix, un officier ou un commissaire de foncer s’il y a des blessés. Le risque fait partie de notre travail. Compte tenu néanmoins des risques qui ont été pris le 13 novembre, je considère que c’est un miracle qu’aucun policier n’ait été ni blessé ni tué.

Dans le cas d’une attaque nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), nous risquons en revanche d’être en mauvaise posture, car nous ne disposons pas encore de protocole établi. Cela n’empêche pas les troupes de se déclarer prêtes à y aller, étant entendu que, lorsqu’on part en opération, on ne sait pas toujours à quel type de situation on va être confronté.

M. S. Q. Vous avez beaucoup insisté sur la question du commandement. J’ai omis de vous préciser le rôle de la salle de commandement de la DSPAP, la SIC 750, dans le déroulement des faits. Elle a joué un rôle majeur tout au long des opérations puisque les commissaires présents sur place lui ont rendu compte en continu et de manière systématique de tous les événements. Cela a contribué à la diffusion des informations auprès des policiers engagés, mais cela a également permis de répercuter les ordres. La SIC 750 parle au nom du directeur et, toute la soirée, la chaîne de commandement a ainsi pu fonctionner, malgré, parfois, les difficultés inhérentes au manque d’informations.

M. T. D. Je voudrais pour conclure saluer le courage et le dévouement des effectifs qui se sont mis spontanément à ma disposition sans que je les connaisse, de 22 h au petit matin. Ils venaient du 95, du 92, du 93 et de Paris, notamment la colonne civile de la BAC 75N. Ils se sont comportés avec exemplarité à un moment où nous devions agir dans la plus grande incertitude. En effet, lorsque nous nous engageons dans le passage Saint-Pierre-Amelot, les effectifs de police qui m’accompagnent ne savent pas où se trouvent les tireurs. Il fallait donc avoir un certain courage pour y entrer. Et je tiens à les saluer pour cela.

M. le président Georges Fenech. Mesdames et messieurs, il me reste à vous remercier pour les éclairages que vous nous avez apportés.

La séance est levée à 19 heures 50.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christophe Cavard, M. David Comet, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Olivier Falorni, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Serge Grouard, M. François Lamy, M. Jean-Luc Laurent, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Michel Lefait, M. Alain Marsaud, M. Sébastien Pietrasanta, M. Pascal Popelin

Excusés. - M. Jacques Cresta, Mme Lucette Lousteau