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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Lundi 25 avril 2016

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 17

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016
Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, des représentants de syndicats de la presse : M. Jean-Viansson Ponté, président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR) et de l’Union de la presse en région, accompagné de Mme Haude d’Harcourt, conseillère chargée des relations avec les pouvoirs publics, M. Jacques Lallain, secrétaire général de la rédaction du Parisien, M. Denis Bouchez, directeur du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN). M. Jean-Christophe Boulanger, président du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL)

– Table ronde, ouverte à la presse, des représentants de médias audiovisuels : Groupe TF1 : M. Antoine Guélaud, directeur de la rédaction de TF1 ; M. Nicolas Charbonneau, directeur général de LCI ; M. Philippe Moncorps, directeur juridique de l’information ; Mme Nathalie Lasnon, directrice des affaires réglementaires et concurrence. Groupe France Télévisions : M. Michel Field, directeur exécutif en charge de l’information M. Alexandre Kara, directeur de la rédaction, et Mme Audrey Goutard, adjointe au chef de service enquêtes et reportages.
BFM TV : M. Hervé Béroud, directeur de l’information, et Mme Cécile Ollivier, reporter police. iTélé : M. Guillaume Zeller, directeur de la rédaction, et M. Alexandre Ifi, directeur adjoint de la rédaction. Radio France : M. Olivier Zegna Rata, directeur des relations institutionnelles et internationales de Radio France ; M. Grégory Philipps, directeur adjoint de la rédaction de France Info ; Mme Angélique Bouin, directrice adjointe de la rédaction de France Inter. RMC : M. Hervé Béroud, directeur de l’information

La séance est ouverte à 14 heures 35.

Présidence de M. Georges Fenech.

Table ronde réunissant des représentants de syndicats de la presse : M. Jean Viansson-Ponté, président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR) et de l’Union de la presse en région, accompagné de Mme Haude d’Harcourt, conseillère chargée des relations avec les pouvoirs publics, et M. Jacques Lallain, secrétaire général de la rédaction du Parisien ; M. Denis Bouchez, directeur du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) ; M. Jean-Christophe Boulanger, président du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL).

M. le président Georges Fenech. Nous poursuivons nos travaux en recevant aujourd’hui des représentants des médias, et tout d’abord des syndicats de la presse écrite. Nous accueillons ainsi M. Jean Viansson-Ponté, président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), accompagné de Mme Haude d’Harcourt, conseillère chargée des relations avec les pouvoirs publics, et de M. Jacques Lallain, secrétaire général de la rédaction du Parisien ; M. Denis Bouchez, directeur du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) ; M. Jean-Christophe Boulanger, président du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne.

Je rappelle que cette table ronde est ouverte à la presse et fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale ; son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale, et la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean Viansson-Ponté, Mme Haude d’Harcourt, M. Jacques Lallain, M. Denis Bouchez et M. Jean-Christophe Boulanger prêtent serment.)

M. Jean Viansson-Ponté, président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR). La presse régionale et départementale, ce sont aujourd’hui 18 millions de lecteurs quotidiens pour l’imprimé et 18 millions de visiteurs uniques tous les mois pour la presse en ligne, ce qui signifie qu’avec ses 5 000 journalistes et ses 20 000 correspondants, elle est le premier vecteur d’information en France.

Pour ce qui concerne ses pratiques, elles n’ont pas substantiellement évolué sur le fond depuis le 7 janvier 2015. Il s’agit davantage pour nous de poursuivre une évolution qui repose sur une base solide : la réflexion déontologique de nos rédacteurs en chef qui, dès 1991, ont codifié nos règles et usages, lesquels figurent dans un document annexé aux statuts de notre syndicat. Ces règles et usages ont été considérablement revus en 2011 et font désormais l’objet d’un suivi par un observatoire, émanation de la commission de l’information de l’Union de la presse en région.

La presse quotidienne régionale traite essentiellement l’information de manière contradictoire, ce qui n’exclut pas, parfois, l’inquisitoire, mais donne à nos règles et usages, ordonnés autour des quatre piliers que sont l’exigence de rigueur, l’affirmation du respect de la personne, le respect de la présomption d’innocence et la pratique du droit de réponse, un caractère extrêmement concret qui implique que chaque journaliste embauché dans nos journaux en prenne connaissance.

Une autre des raisons pour lesquelles nous n’avons pas eu à modifier notre façon de faire en profondeur est que plusieurs événements survenus en régions avant 2015 – je pense notamment à AZF ou à l’affaire Merah – nous avaient déjà conduits à une réflexion sur la conduite à tenir dans des situations extrêmement sensibles.

En revanche, notre environnement évolue, lui, de manière de plus en plus rapide, du fait du développement de réseaux sociaux de plus en plus organisés, et il est important que les journalistes aient une bonne connaissance de la manière dont l’information est produite à travers ces circuits d’information et qu’ils soient parfaitement avertis des risques de dérive ou de manipulation que recèlent ces flux non contrôlés.

La force de nos 5 000 journalistes est précisément qu’ils sont formés à pratiquer leur métier sur une multiplicité de supports. L’information en continu n’est pas leur seule culture. Même si celle-ci répond à une forte attente des citoyens, ils travaillent en parallèle pour les différents canaux numériques et pour la presse papier, où, une fois les nouvelles imprimées, il n’y a plus de rémission possible.

Je ferai remarquer ici que, s’agissant des événements qui dépassent le champ local, nous sommes tributaires des agences, et notamment de la plus grande d’entre elles, l’Agence France Presse (AFP). Ainsi, il nous a fallu, pour couvrir les événements de Bruxelles et obtenir des photographies, attendre deux heures avant de disposer de données validées ; pendant ces deux heures, nous avons dû nous débrouiller et aller chercher l’information sur les réseaux sociaux, la vérifier, pour pouvoir ensuite la traiter, ce qui pose naturellement la question de notre réactivité et des délais de production de l’information.

Je voudrais également insister sur le fait que la loi du 13 novembre 2014 a sorti de la loi de 1881 le délit d’apologie du terrorisme pour l’introduire dans le code pénal, modifiant ainsi un cadre dont la pertinence et l’efficacité ne sont plus à prouver. Ce cadre, qui résulte d’équilibres internes jusqu’ici préservés, a fait ses preuves, et il ne saurait être modifié sans qu’ait été menée auparavant une réflexion approfondie sur les changements souhaitables, notamment en matière de délais de prescription. Or, si j’ai évoqué la loi du 13 novembre 2014, c’est précisément parce qu’elle est revenue sur les délais de prescriptions abrégés, qui faisaient partie des équilibres à préserver.

Au-delà de ces observations, il faut néanmoins souligner que, dans la situation difficile où nous sommes et malgré la mise en place de l’état d’urgence, aucune des libertés essentielles de la presse n’a été remise en cause, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter.

M. le président Georges Fenech. Le procureur de Paris et le procureur de Bruxelles nous ont fait part de leur préoccupation et de leurs inquiétudes au sujet de fuites dans la presse écrite française, notamment sur l’identification de Salah Abdeslam avant son interpellation à Forest, alors que les médias belges, de leur côté, avaient respecté un gentlemen’s agreement et n’avaient pas diffusé l’information. Au-delà des grands principes que vous avez réaffirmés à juste titre, quel est votre sentiment sur ce problème, sachant que nous parlons ici d’attaques terroristes ? Ne pensez-vous pas qu’il y a un équilibre à trouver entre la liberté de l’information et le respect de l’enquête en cours ? Avez-vous, depuis les attentats de janvier 2015, procédé à des retours d’expérience ? Avez-vous revu les règles et usages qui codifient la diffusion de ce type d’informations ?

M. Jean Viansson-Ponté. Je doute qu’aucun de nos adhérents ait eu un quelconque contact avec les Belges dans la perspective d’un gentlemen’s agreement. Ce qui est certain, en revanche, c’est que nous considérons qu’il est contre-productif que les pouvoirs publics ne fournissent aucune information aux médias. Dans des affaires délicates, lorsque le procureur fournit à la presse des informations objectives et validées, il n’y a jamais de problème. En ce qui concerne le point précis que vous évoquez, j’en entends parler pour la première fois, et je ne suis pas certain que la presse quotidienne régionale soit concernée.

Quant à la révision de nos règles et usages, ceux-ci font l’objet d’une réflexion permanente de la part de nos rédacteurs en chef, qui se sont plus particulièrement penchés ces derniers temps sur la question du droit à l’oubli ; les retours d’expérience, après des événements d’importance, peuvent en effet donner lieu à des modifications de ces règles et usages.

M. le président Georges Fenech. Vous ne tirez donc pas de conséquence particulière de ce qui s’est produit en 2015. Vous estimez donc que, d’une manière générale, la presse écrite française n’a pas failli à ses règles déontologiques, ce qui, pourtant, - et je pense que c’est aussi l’avis du rapporteur - ne semble pas être l’avis des autorités judiciaires belges.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. En effet, même si la PQR est sans doute moins concernée que la presse nationale, le fait que L’Obs ait révélé dès le vendredi matin que la présence de Salah Abdeslam avait été détectée à Forest a posé de vraies difficultés opérationnelles, qui auraient pu compromettre son arrestation. D’où le fort mécontentement des autorités fédérales belges, sachant que la presse belge, en possession de ces informations depuis quarante-huit heures, ne les avait pourtant pas diffusées. Au-delà de cette affaire précise, sont par ailleurs régulièrement diffusés dans les médias des procès-verbaux d’audition comportant des informations sensibles. Quelle réflexion menez-vous sur la nécessité de préserver le travail des enquêteurs tout en informant vos lecteurs ?

M. Denis Bouchez, directeur du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN). Mon témoignage ne peut être que général, et je ne peux répondre pour chacune des rédactions que nous représentons. Je me suis néanmoins efforcé de les contacter toutes dans la perspective de cette audition, pour les interroger sur les trois points susceptibles de nourrir nos échanges : les règles adoptées par chacun des journaux pour ne pas diffuser d’informations susceptibles de nuire aux enquêtes de police ; les règles concernant la diffusion d’informations susceptibles de gêner l’action des forces d’intervention et d’occasionner un danger pour d’éventuels otages ; les règles visant à protéger la dignité des personnes et la présomption d’innocence.

Il importe ici de garder à l’esprit que la PQN comme la PQR sont des médias historiquement issus du papier, qui ont diffusé leurs règles déontologiques – déclinées dans des chartes internes aux entreprises de presse – aux rédactions numériques, à mesure que ces dernières se développaient, sachant que, si la fabrication, la vérification et la diffusion de l’information sur papier obéissent à un rythme quotidien et qu’on ne peut revenir sur une information imprimée, la presse numérique se caractérise quant à elle par un flux d’informations continu. Les rédactions, conscientes que cette diffusion en continu sur le web n’est pas exempte de risques de dérive, ont réfléchi à leur pratique et l’ont fait évoluer entre l’attentat contre Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre. Toutes m’ont affirmé, d’une part, prendre le temps de vérifier leurs informations et ne jamais relayer, sans les vérifier, des informations parues ailleurs, y compris dans d’autres médias ; elles m’ont garanti, d’autre part, qu’elles retenaient les informations susceptibles de perturber les enquêtes de police ou les forces d’intervention.

M. le rapporteur. Vous vous référez ici à de grands principes, dont on sait qu’ils sont régulièrement bafoués lorsque l’actualité l’impose. Vous évoquez la rétention d’informations, mais vous savez comme nous que, dans un climat de concurrence exacerbée, il est difficile de renoncer au scoop. Or, je le répète, lorsque la presse sort le nom d’un suspect, cela nuit au travail des enquêteurs. Dans ces conditions, où placez-vous le curseur entre l’information légitime de vos lecteurs et la protection des enquêtes ?

M. le président Georges Fenech. Notre commission d’enquête s’efforce de mettre en lumière ce qui a fonctionné ou non dans la gestion des attentats. Il est essentiel, en effet, que nous améliorions nos dispositifs, dont vous êtes partie intégrante puisque vous intervenez « en live » sur des événements tragiques, que nous suivons grâce à vous minute par minute.

Vous affirmez que la PQN s’est fixée pour règle de retenir les informations sensibles, mais qui prend cette décision ? Est-elle prise en lien – qu’il s’agisse de procédures codifiées ou d’échanges informels – avec le parquet ? Existe-t-il des protocoles établis en collaboration avec tel ou tel ministère, ou avec l’autorité judiciaire, ou bien agissez-vous de votre propre initiative pour apprécier l’opportunité de publier telle ou telle information ? Encore une fois, la révélation de la présence de Salah Abdeslam à Forest a précipité l’intervention de la police, et les choses auraient pu mal tourner.

M. Jean Viansson-Ponté. Aucun directeur de publication ni aucun journaliste ne demandera jamais l’autorisation de publier une information, et c’est heureux. Cela n’empêche pas l’esprit de responsabilité. J’ai été cadre dirigeant dans les journaux bourguignons Le Bien public et Le Journal de Saône-et-Loire, à une époque où un groupe terroriste a été arrêté lors d’une intervention musclée dans la banlieue de Dijon. Il a été demandé aux journalistes qui étaient sur l’affaire de ne pas divulguer certaines informations en leur possession, et l’embargo a été respecté le temps nécessaire.

Reste qu’en dehors des cas bien circonscrits où les interlocuteurs sont clairement identifiés de part et d’autre, il est difficile, dans un monde ouvert, de codifier la diffusion de l’information. Vous prétendez que les médias français ont commis une faute à l’égard des forces de sécurité belges, mais l’information n’est-elle sortie que dans la presse française ? N’a-t-elle pas été diffusée aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Grande-Bretagne ? Dès lors que des informations confidentielles sont dévoilées par ceux qui ont la responsabilité de les tenir secrètes, il est un peu facile d’incriminer celui qui dispose de l’information en même temps que tout le monde et choisit de la diffuser.

M. le président Georges Fenech. J’entends ce que vous nous dites, mais restons-en à l’Hexagone avant de nous intéresser à ce qui se passe ailleurs. Il est heureux selon vous que les journalistes n’aient pas d’autorisation à demander à qui que ce soit avant de publier quoi que se soit, mais dois-je vous rappeler le rôle qu’a joué la presse dans l’affaire d’Outreau, ce qui l’avait d’ailleurs conduite à faire son autocritique, avec beaucoup de lucidité ? Nous parlons ici d’un domaine couvert par le secret, qu’il s’agisse du secret de l’enquête ou du secret de l’instruction. Vous devez respecter la loi, et, quand un journaliste publie sans précaution un élément de l’enquête couvert par le secret – en l’occurrence, le nom de celui à qui appartient une empreinte digitale relevée par les enquêteurs –, non seulement il n’y est pas autorisé, mais il a de surcroît l’obligation de ne pas le faire. Tout en étant aussi attaché que vous à la liberté de la presse, je suis obligé de rappeler qu’il existe des lois et une éthique professionnelle qui n’ont pas vocation à être transgressées, surtout lorsque l’on a affaire à des terroristes.

M. Jacques Lallain, membre du SPQR, secrétaire général de la rédaction du Parisien. Je peux témoigner ici, en tant que rédacteur en chef du Parisien, ayant couvert à la fois les attentats de janvier et ceux de novembre 2015, sur les outils mis en place ou les leçons tirées de ces événements dramatiques, qui ont secoué l’opinion publique, mais également les journalistes, lesquels sont aussi des citoyens.

Il est avant tout essentiel qu’il y ait, dans chaque rédaction, des journalistes spécialisés dans la police, la justice ou la vie politique, et qui disposent, dans leur domaine de compétence, de sources fiables auxquelles les lient depuis longtemps des relations de confiance. Cela garantit, en particulier face à des événements dramatiques qui se produisent dans un temps extrêmement ramassé, que les informations récoltées sont dignes d’être publiées et cela permet au journaliste de faire son travail d’information dans le respect de l’enquête.

M. le président Georges Fenech. De quelles sources parlez-vous ? S’agit-il de sources officielles ou officieuses ?

M. Jacques Lallain. Je parle de sources officielles.

M. le président Georges Fenech. Une source officielle n’est pas une source. C’est un procureur de la République qui fait son point de presse. Les sources dont vous parlez sont plutôt des contacts informels entre une personne proche de l’enquête ou ayant accès à des procédures confidentielles et un journaliste auquel l’unit un lien de confiance.

M. le rapporteur. Notre débat porte moins sur la fiabilité des sources – votre professionnalisme n’est pas remis en cause – que sur ce qui vous autorise ou non à divulguer telle ou telle information couverte par le secret de l’instruction, sachant que cette divulgation peut présenter un risque pour l’action des forces de l’ordre, comme cela a été le cas en Belgique.

Puisque vous ne demandez par l’autorisation de publier ces informations, qui prend donc ce type de décisions, qui peuvent parfois être lourdes de conséquences, comme dans le cas des révélations faites par L’Obs le vendredi matin de l’arrestation de Salah Abdeslam ? Qu’en est-il ensuite des relations informelles entre les journalistes et les autorités compétentes ? Enfin, selon quels critères se décide la divulgation d’une information ?

M. le président Georges Fenech. Notre tradition latine nous fait placer la liberté de la presse au-dessus de tout, ce qui n’est pas le cas chez les Anglo-saxons, lesquels appliquent la règle du contempt of court – « outrage au tribunal », en vertu de laquelle, lorsqu’un journaliste viole l’interdiction décrétée par un juge de divulguer des informations concernant une enquête en cours, il est puni de deux ans de prison et d’une peine d’amende si lourde qu’un journal y regarde à deux fois avant de publier des informations confidentielles.

Compte tenu de la menace que les chaînes d’information en continu ont fait peser sur la vie de certains otages, notre commission d’enquête se demande si nous ne devrions pas prévoir un dispositif répressif – et je n’ai pas peur du mot. Lorsque l’on a des responsabilités aussi importantes que les vôtres, il me semble en effet que l’on a des comptes à rendre à la société. Or aujourd’hui, en dehors de vos chartes déontologiques et de votre conscience professionnelle, rien ne pose de limites aux journalistes, y compris quand il y va de la vie de certaines personnes.

M. Jacques Lallain. J’ignore qui, à L’Obs, a pris la décision de publier l’information sur Salah Abdeslam, mais c’est en général soit le directeur de la rédaction, soit le rédacteur en chef qui assume la responsabilité d’une telle décision. La seule autorisation qui peut nous être donnée sera formulée, le cas échéant, par la voix officielle, et c’est pourquoi nous sommes très demandeurs de points de presse réguliers de la part du procureur de la République, car ils sont l’occasion de voir des rumeurs se transformer en vérités officielles, susceptibles d’être publiées.

Lorsque nous sommes détenteurs d’informations qui n’ont pas été validées par le porte-parole des pouvoirs publics, les journalistes agissent alors en responsabilité, sous l’autorité du directeur de la rédaction et du rédacteur en chef. Cela signifie, en d’autres termes, que, dans un premier temps, ils évaluent la fiabilité de l’information en fonction de la crédibilité de la source, dont ils s’efforcent de recouper les déclarations avec celles d’autres sources, avant de décider, dans un second temps, de l’opportunité de la publier – ce point fait souvent l’objet d’un débat au sein de la rédaction. Vous citez le cas de L’Obs, mais nous avons, pour notre part, été détenteurs de multiples informations liées aux attentats que nous n’avons pas divulguées, malgré notre souci d’informer nos lecteurs, et il me semble que l’exercice responsable de notre métier de journaliste a permis à la presse de limiter le nombre des bavures.

M. le président Georges Fenech. Monsieur Boulanger, en tant que représentant de la presse en ligne, sans doute êtes-vous plus concerné que quiconque par ces questions, compte tenu de l’instantanéité de votre diffusion et de son impact. Comment vous organisez-vous pour informer sans nuire ?

M. Jean-Christophe Boulanger, président du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL). Nous sommes en effet particulièrement concernés par cette problématique, dans la mesure où la presse en ligne – je rappelle ici que les entreprises indépendantes de presse en ligne sont plus de cent cinquante, employant 700 journalistes – a non seulement l’avantage de l’instantanéité, mais également celui de pouvoir modifier a posteriori les informations publiées.

En ce qui concerne les conséquences que notre profession a pu tirer de la couverture des attentats, elles sont au nombre de deux. En premier lieu, nous y avons gagné un sens accru de nos responsabilités. Nous avons bien compris, lors de ces événements dramatiques, l’importance de la presse en ligne, qui constitue le premier média d’information. Cela lui confère une responsabilité particulière en matière de déontologie. En effet, les principes déontologiques rappelés par mes confrères s’appliquent à la presse en ligne, qui est avant tout de la presse et a hérité à ce titre des principes séculaires qui gouvernent la presse écrite. J’ajoute que le fait d’avoir sur le web une presse en ligne qui garantisse ces principes est particulièrement utile lorsqu’il se produit des événements comme ceux que nous évoquons.

Nous promouvons la charte de Munich, qui confère aux journalistes des droits et des devoirs – notamment celui de se préoccuper de l’impact de ce qu’ils publient. Nous avons également un guide des bonnes pratiques des éditeurs de presse, régulièrement mis à jour.

Quant à nos procédures de décision, elles sont les mêmes que dans la presse papier, la décision de publication relevant en dernier ressort du directeur de la publication ou du rédacteur en chef, qui évalue en responsabilité l’opportunité de sortir une information.

M. le rapporteur. Le 7 janvier 2015, lors de la tuerie de Charlie Hebdo, on a d’abord ignoré l’identité des terroristes jusqu’à ce qu’un internaute, détenteur d’une carte de presse sans être affilié à aucune entreprise de presse, diffuse sur les réseaux sociaux le nom des frères Kouachi ainsi que la photocopie de la pièce d’identité de Saïd Kouachi. Comment la presse a-t-elle concrètement réagi à la diffusion de cette information, qui s’est répandue comme une traînée de poudre, avec toute la pression que cela faisait peser sur vos journalistes, et qui a par ailleurs contraint les autorités à confirmer officiellement dans la soirée l’identité des frères Kouachi ?

Mme Haude d’Harcourt, conseillère du SPQR, chargée des relations avec les pouvoirs publics. Les rédacteurs en chef que j’ai consultés pour préparer cette audition m’ont spontanément cité l’exemple de l’un des suspects du Bataclan dont ils connaissaient l’identité, mais qu’ils n’ont pas divulguée avant d’avoir le feu vert de la police, preuve qu’ils sont attentifs à ne pas compromettre les enquêtes de police ou la vie des populations. Le fait qu’on puisse les interroger sur cette question les a même étonnés.

M. Jacques Lallain. Le Parisien n’a divulgué le nom des frères Kouachi que dès lors qu’ils ont été officiellement identifiés. Auparavant, nous les désignions par des initiales.

M. Jean-Christophe Boulanger. Notre métier est de fabriquer de l’information, ce qui implique de la vérifier. À ma connaissance, aucun pure player n’a relayé l’information concernant l’identité des frères Kouachi diffusée sur les réseaux sociaux, notre rôle étant précisément de nous différencier de ces réseaux dans la manière dont nous publions l’information.

M. le rapporteur. La plupart de vos journalistes possèdent désormais un compte Twitter, dont ils précisent bien que le contenu n’engage qu’eux-mêmes et non leur rédaction – ce qui est d’ailleurs assez contestable. Que pensez-vous des cas où un journaliste publie d’un côté, au sein de son journal, une information officiellement validée, tout en diffusant, de l’autre, sur son compte Twitter, des éléments dont les pouvoirs publics n’ont pas explicitement autorisé la diffusion ? Cela fait-il débat au sein des rédactions ?

M. Jacques Lallain. L’irruption des réseaux sociaux dans la vie des journalistes est assez récente, puisqu’elle date du procès de Dominique Strauss-Kahn à New York, au cours duquel les rédactions nationales françaises ont, pour la première fois, utilisé le réseau Twitter pour diffuser de l’information.

Par rapport à la pratique traditionnelle qui consistait à publier de l’information à J+1, l’exercice consistant à concentrer en quelques mots une information s’avère beaucoup plus complexe et nécessite que nos journalistes soient formés à utiliser les bons mots, sachant que la valeur juridique de l’information est la même que si elle paraissait dans la presse écrite. Par ailleurs, il s’agit d’une pratique qui fait l’objet d’âpres discussions, et la plupart des rédactions sont en train d’élaborer des chartes concernant l’utilisation des réseaux sociaux, afin d’éviter le mélange des genres entre l’expression personnelle du citoyen et le travail du journaliste.

Les réseaux sociaux sont pour la presse une source d’informations extraordinaire, mais il faut savoir gérer cette surabondance et n’en retirer que le plus fiable. Nous sommes parfaitement conscients que les réseaux sociaux sont une chance pour nos journalistes, mais qu’ils peuvent également représenter un danger pour nos marques d’information si nous n’établissons pas des règles extrêmement précises en matière de diffusion.

M. Jean-Christophe Boulanger. Le média que je dirige sur le web a créé une charte d’utilisation de Twitter, et nous avons décidé que, dès lors qu’un journaliste fait mention de notre journal sur son compte, il engage la responsabilité de ce dernier et doit donc appliquer les principes déontologiques qui ont cours au sein de la rédaction.

M. Jean Viansson-Ponté. La question des réseaux sociaux est l’une de celle qui mobilise beaucoup la commission des rédacteurs en chef de l’Union de la presse en région, sachant qu’en droit français la notion de free-lance n’existe pas et qu’un journaliste est nécessairement défini par l’exercice de son métier dans le cadre d’une publication. Vouloir diffuser sous la même signature des informations imputables d’un côté au citoyen et de l’autre au journaliste relève donc de la schizophrénie.

M. le président Georges Fenech. À la suite des attentats de janvier 2015, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, réuni en formation plénière, a relevé trente-six manquements imputables aux chaînes de télévision et de radio, dont quinze ont donné lieu à des mises en garde, et vingt et un, plus graves, ont justifié des mises en demeure. Cela ne vous concerne pas directement bien sûr, mais, au vu de ces chiffres, seriez-vous favorables à la création d’un Conseil supérieur de la presse écrite ?

M. Jean Viansson-Ponté. Ma réponse est clairement non. La presse est régie en France par la loi de 1881, qui n’existe nulle part ailleurs. Cette loi définit une chaîne de responsabilités clairement identifiée : dans un délit de presse, le premier condamné est le directeur de la publication, les décisions se prenant ensuite au sein des rédactions, avec le souci de conjuguer droit à l’information et respect des personnes.

M. le président Georges Fenech. Ce que vous dites vaut également pour la presse audiovisuelle. Qu’est-ce qui, au bout du compte, vous distingue de cette dernière ?

M. Jean Viansson-Ponté. Avant tout, nos histoires respectives. La presse audiovisuelle se résumait à l’origine à l’ORTF et à une seule chaîne d’information, ce qui a influé sur le développement du secteur jusqu’aux années 2000. On peut toujours, par une proposition de loi, tenter d’étendre à la presse écrite des dispositions spécifiques à l’audiovisuel, afin de renforcer le contrôle que l’on exerce sur elle. Il n’en reste pas moins que les deux secteurs sont différents. Le poids de l’histoire est un facteur déterminant pour le monde de l’audiovisuel qui est devenu multipolaire avec des audiences hétérogènes.

M. Jean-Christophe Boulanger. À la question de savoir s’il faudrait créer un Conseil supérieur de la presse écrite, la presse indépendante en ligne répond « non, mais ». Nous sommes défavorables à la création d’une instance dotée de pouvoirs de régulation, mais prônons la mise en place d’une autorité morale, telle qu’il en existe dans l’immense majorité des démocraties. Elle servirait de garde-fou à la profession, en signalant les manquements déontologiques. Cette autorité que l’on peut imaginer tripartite – éditeurs, journalistes et lecteurs – contribuerait à renforcer la confiance des lecteurs dans la presse.

M. le président Georges Fenech. Monsieur Viansson-Ponté, cette autorité morale vous fait-elle peur ?

M. Jean Viansson-Ponté. Plus grand-chose ne nous fait peur aujourd’hui. Nous vivons des temps qui nécessitent surtout de l’énergie et de la réactivité sans qu’il soit besoin d’ajouter des limites supplémentaires à l’exercice de notre profession, d’autant que le recours devant les juridictions compétentes permet déjà de sanctionner les manquements, qui ne sont pas si fréquents. J’observe en outre que les autorités autoproclamées sont assez peu représentatives de la profession et rassemblent davantage de journalistes honoraires et d’universitaires soi-disant spécialistes des médias que de journalistes en activité.

M. le président Georges Fenech. Savez-vous combien il y a eu, en 2015, de condamnations pour violation du secret de l’instruction ou de l’enquête ?

M. Jean Viansson-Ponté. Je l’ignore, monsieur le président.

M. le président Georges Fenech. Aucune. Cela étant dit, et en vous accordant qu’il est préférable de prévenir plutôt que de réprimer, je constate une divergence d’appréciation entre la presse papier et la presse en ligne sur la nécessité de réguler le secteur. J’entends que le terme d’autorité morale puisse faire peur, car la liberté de la presse caractérise la démocratie, mais, dans la situation exceptionnelle où nous nous trouvons, la proposition de M. Boulanger consistant à créer une autorité constituée de membres de la profession et qui pourrait, comme le CSA – dont je ne pense pas qu’il porte atteinte à la liberté de la presse audiovisuelle –, être non pas le gendarme, mais le régulateur de la presse écrite me semble pertinente.

M. Jean-Christophe Boulanger. Les éditeurs indépendants de presse en ligne ne sont pas favorables à la création d’une autorité ayant des pouvoirs de sanction. À cet égard, le CSA, qui dispose de ces pouvoirs de sanction, est précisément un exemple de ce que nous ne voulons pas faire. En outre, le CSA est une instance politico-administrative, qui ne représente nullement le secteur qu’elle contrôle. Nous souhaitons, nous, la mise en place d’une autorité morale, qui soit réellement représentative de l’ensemble des parties prenantes, éditeurs de presse, journalistes et lecteurs.

M. Denis Bouchez. Ma position est plus proche de celle de Jean Viansson-Ponté que de celle de Jean-Christophe Boulanger.

J’ajouterai au fait que le régime juridique de la presse écrite fondé sur la responsabilité pénale unique du directeur de publication offre un système de sanctions efficace le fait que, à la différence de la presse audiovisuelle, la presse écrite en France est majoritairement une presse d’opinion. Les valeurs défendues par chaque journal déterminent son contenu éditorial : ainsi, il ne vous aura pas échappé que Les Échos privilégient les informations économiques quand l’information, dans La Croix, est plutôt présentée à travers un prisme culturel et religieux.

Chaque rédaction est donc amenée à avoir une réflexion déontologique spécifique, et il importe de préserver cette diversité si l’on veut entretenir une presse d’opinion. En effet, vouloir soumettre l’ensemble des organes de la presse écrite aux prescriptions d’un déontologue unique affadirait inéluctablement notre presse, garante dans sa diversité de notre démocratie.

Hormis le journal auquel il a été fait référence, personne n’a mis en évidence dans nos discussions de manquement ou de dérive dont se serait rendue coupable la presse d’information générale et politique. Ce cas unique justifie-t-il alors la mise en place d’une autorité nationale dotée de pouvoirs de sanction ? Il me semble que les rédactions ont fait la preuve de leur capacité à s’adapter et qu’elles ont su, entre les attentats de janvier et ceux de novembre 2015, faire évoluer leurs principes déontologiques, notamment en matière de vérification et de rétention des informations.

M. le rapporteur. Personne ici ne remet en cause l’existence d’une presse d’opinion dans notre pays. Loin de nous l’idée de censurer un éditorial ou une tribune, et nous ne contestons pas votre professionnalisme.

Vous êtes majoritairement favorables à un système d’autorégulation, assurant pratiquer la rétention d’information lorsqu’il le faut. C’est un fait que la presse écrite n’a fait l’objet d’aucune condamnation pour violation du secret de l’instruction dans sa couverture des attentats, mais notre commission se demande précisément s’il ne faudrait pas durcir la législation en la matière, et je vous demande votre avis sur ce point.

Vous prétendez ne pas avoir d’exemple de manquement dont se serait rendue coupable la presse écrite, mais je vous repose une nouvelle fois la question : qu’est-ce qui peut décider un journaliste à publier une information ou un procès-verbal d’audition couverts par le secret de l’instruction, quand bien même cela risque de compromettre une arrestation ou le démantèlement d’un réseau terroriste ? C’est une grave question, puisque, ces dernières semaines, de telles révélations ont mis en émoi les autorités belges comme les autorités françaises, et envenimé les relations entre nos deux pays.

M. le président Georges Fenech. Personne ne peut prétendre ici que les grands principes, comme celui de la présomption d’innocence, ne sont pas régulièrement violés dans notre pays, malgré l’adoption de plusieurs textes de loi, qui ne sont jamais appliqués. Cela se termine en général devant un tribunal par un procès en diffamation, dont on sait à quel type de condamnation il aboutit.

Le problème est qu’il n’est plus question ici d’atteinte à l’image de tel ou tel, mais bien de mise en danger de la vie d’autrui : le Président de la République l’a rappelé, nous sommes en guerre contre le terrorisme. Tandis que sortent dans la presse des procès-verbaux d’auditions menées dans le cadre de la lutte antiterroriste, vous refusez de vous soumettre à une autorité de régulation, vous estimant suffisamment capables pour décider seuls de ce qui doit être publié ou non. Qu’est-ce qui vous autorise à dire cela, dès lors qu’en publiant des informations couvertes par le secret de l’enquête vous violez la loi ? Nous ne pouvons qu’insister sur cette question tant le procureur de Paris et le procureur de Bruxelles nous sont apparus contrariés par ces fuites préjudiciables au bon déroulement des enquêtes. Je ne sais si nous nous faisons bien comprendre…

M. Jean Viansson-Ponté. Il n’y a rien de contradictoire entre les opinions que je défends et vos propos. L’autorisation préalable n’existe plus depuis la fin du Second Empire, et il me paraît normal que nous n’ayons pas à demander la permission avant de publier quelque chose. Que l’on exerce en revanche notre métier avec le sens des responsabilités et que la loi soit appliquée me paraît une évidence ; il faut faire en sorte que ceux qui violent la présomption d’innocence ou se rendent coupables de diffamation soient systématiquement condamnés. Quant à censurer la presse comme pendant la Première Guerre mondiale, cela me paraît excessif. Nous préférons défendre la loi de 1881 et la responsabilité de l’éditeur, puis de l’auteur. Mais je précise que les exemples que vous avez évoqués ne paraissent pas concerner les journaux que je représente.

J’ajoute qu’une grande part de l’information ou de la pseudo-information qui circule aujourd’hui sur le net ne provient pas de la presse, mais d’un univers où toutes les manipulations et toutes les dérives sont possibles sans que les dispositifs que vous proposez puissent y mettre un terme.

M. le président Georges Fenech. Je tiens à préciser ici que, dans sa grande sagesse, en faisant voter la loi sur l’état d’urgence, le législateur a pris soin d’écarter toute atteinte à la liberté de la presse, à laquelle nous sommes attachés autant que vous. Mais cette liberté a un prix, et il me semble que, en matière de responsabilité, vous n’avez pas tiré toutes les leçons des attentats de 2015.

M. Jean-Christophe Boulanger. À la question de savoir s’il faut une nouvelle législation pour garantir le secret de l’instruction il existe trois niveaux de réponses possibles : une réponse légale, une réponse déontologique et une réponse éditoriale.

Au plan légal, il me semble dangereux de modifier l’équilibre fragile de la loi de 1881, qui prévoit déjà des sanctions pour les manquements que vous avez évoqués ; nous ne sommes pas en l’occurrence dans le néant juridique. Au plan déontologique, nous manquons en revanche, en France, d’une autorité permettant à la profession de réfléchir collectivement aux bonnes pratiques, lesquelles sont actuellement du ressort de chaque rédaction et de la ligne éditoriale qu’elle s’impose.

M. Jean-Michel Villaumé. J’aimerais connaître votre sentiment sur les fausses nouvelles qui se propagent sur internet à la manière d’un virus, contribuant, en ces périodes de terrorisme, à installer dans le pays un climat de peur et d’anxiété. J’avais proposé, pour endiguer le phénomène, de renforcer la répression du délit de fausses nouvelles dans le cadre de la loi sur la République numérique, ce qui a immédiatement suscité une levée de boucliers au nom de la liberté de l’information.

M. Jean-Christophe Boulanger. Si je peux oser cette analogie, internet, c’est un café du Commerce à l’échelle mondiale. Comme autour du comptoir, les gens y discutent sur Twitter ou sur Facebook. Leurs discussions sont libres, même si elles contribuent à propager des mauvaises nouvelles, et il ne faut pas oublier que, sur le comptoir, traînent souvent un ou deux journaux qui sont les garants d’une information fiable. En ce sens, le phénomène que vous évoquez ne fait que renforcer la valeur de notre métier.

M. Denis Bouchez. En ce qui concerne la presse, la loi de 1881 pose le principe de la responsabilité des journalistes et sanctionne la divulgation de fausses nouvelles. Pour ce qui est des informations qui circulent ailleurs sur internet, elles ne relèvent pas de notre responsabilité et ne sont soumises ni aux mêmes normes juridiques ni aux mêmes exigences déontologiques. Mais, si l’on peut regretter la prolifération des fausses nouvelles sur internet, cela contribue paradoxalement à renforcer la crédibilité des marques de presse qui, elles, effectuent un vrai travail d’analyse, comme en témoignent les fortes audiences réalisées par les sites de presse en ligne.

J’aimerais ici m’arrêter sur l’exemple de la rédaction du Monde numérique et sur la manière dont elle s’est organisée pour couvrir les attentats. Deux équipes de journalistes ont été mises en place. La première, en lien avec le ministère de l’intérieur et les forces de police, a été chargée de vérifier les informations et de s’assurer que leur diffusion ne portait pas préjudice au travail des forces de l’ordre, ce qui montre bien que les rédactions ont su évoluer, acceptant de retenir l’information sans chercher le scoop à tout prix, et privilégient la responsabilité sur la course à l’audience ; quant à la seconde équipe, c’est une équipe de « décodeurs » chargés de surveiller tout ce qui circule sur le web et de faire le départ entre rumeurs, vraies et fausses nouvelles.

M. le rapporteur. Il faut en effet souligner la valeur pédagogique du travail des « décodeurs » du Monde comme d’autres journalistes, en particulier pour démonter les théories du complot.

M. Jacques Lallain. Une des grandes leçons que nous avons tirées de la couverture des attentats de janvier et de novembre, c’est que les rédactions de la presse papier, qui travaillent plutôt à J+1 et sont formées de spécialistes, doivent, sur ce type d’événements, travailler en étroite relation avec les rédactions qui fournissent de l’information numérique en continu. Le Parisien s’est ainsi donné pour règle de ne publier en ligne que des informations auparavant validées par les journalistes spécialistes.

Nous avons également, au sein de nos rédactions numériques, marié les talents, organisant nos équipes autour, d’une part, de journalistes expérimentés à qui incombe la responsabilité de la mise en ligne et, d’autre part, de journalistes plus « geeks », chargés d’opérer une veille sur les réseaux sociaux.

J’ajoute que nos rédactions sont extrêmement compétentes, composées de journalistes tous issus d’écoles de journalisme reconnues par la profession et dotés d’un solide bagage culturel et juridique.

Enfin, je pense qu’il faut prendre toute la mesure de la mobilisation extraordinaire de l’ensemble des rédactions à l’occasion de ces attentats. Comme les forces de police et de gendarmerie ou les magistrats, les journalistes se sont massivement mobilisés. Le soir du 13 novembre, Le Parisien disposait de quatre envoyés spéciaux au Stade de France et d’une vingtaine de journalistes présents à la rédaction nationale, à Saint-Ouen ; une heure après le début des attentats, c’étaient une centaine de journalistes qui assuraient la couverture des événements. Se présentant spontanément au journal, ils ont travaillé toute la nuit, de manière responsable – et je salue en effet ici le fait que le législateur ait choisi de laisser à la presse les moyens de travailler en responsabilité.

Cette responsabilité, nous nous efforçons d’en être dignes. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais de bavure, mais l’état d’esprit qui anime nos journalistes dans ces moments dramatiques est dominé par la volonté de témoigner sans se laisser guider par l’émotion, en contrôlant les informations comme les images.

Dire qu’aucune leçon n’a été tirée des attentats me semble donc inexact. Les rédactions ont, à l’occasion de ces événements, montré qu’elles étaient capables de s’organiser. Le Parisien a ainsi décidé de désigner plusieurs « chefs de projet » chargés respectivement de l’enquête, des victimes, de la traque des terroristes ou encore des répercussions économiques, politiques et internationales des attentats. Je pense que cela nous a permis de produire une information respectable, à la fois dans nos journaux papier et dans nos médias en ligne.

M. le président Georges Fenech. Nous vous remercions pour cette belle conclusion mais vous comprendrez que notre commission d’enquête se doit de s’intéresser aux quelques bavures qui ne remettent pas en cause pour autant la qualité de la presse dans notre pays.

La table ronde s’achève à seize heures cinq.

Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants de médias audiovisuels :

– Groupe TF1 : M. Antoine Guélaud, directeur de la rédaction de TF1, M. Nicolas Charbonneau, directeur général de LCI, M. Philippe Moncorps, directeur juridique de l’information, et Mme Nathalie Lasnon, directrice des affaires réglementaires et concurrence ;

– Groupe France Télévisions : M. Michel Field, directeur exécutif chargé de l’information, M. Alexandre Kara, directeur de la rédaction, et Mme Audrey Goutard, adjointe au chef de service enquêtes et reportages ;

– BFMTV : M. Hervé Béroud, directeur de l’information, et Mme Cécile Ollivier, reporter police ;

– I-Télé : M. Guillaume Zeller, directeur de la rédaction, et M. Alexandre Ifi, directeur adjoint de la rédaction ;

– Radio France : M. Olivier Zegna Rata, directeur des relations institutionnelles et internationales de Radio France, M. Grégory Philipps, directeur adjoint de la rédaction de France Info, et Mme Angélique Bouin, directrice adjointe de la rédaction de France Inter ;

– RMC : M. Hervé Béroud, directeur de l’information.

La table ronde commence à seize heures trente-cinq.

M. le président Georges Fenech. Mesdames, messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous poursuivons nos travaux en recevant aujourd’hui des représentants des médias. Après avoir entendu les syndicats de la presse, nous nous intéressons maintenant aux radios et télévisions qui, pour rendre compte au public des événements, ont produit des éditions spéciales en se rendant immédiatement sur place ou en recherchant des témoignages lors des attentats de janvier et de novembre 2015. Mais leur intervention n’est pas allée sans susciter de légitimes questions et notre commission a souhaité faire le point sur le traitement de l’information en abordant les problèmes que peut soulever ce traitement, pour les victimes comme pour les services de sécurité.

Nous accueillons :

Pour le groupe TF1 : M. Antoine Guélaud, directeur de la rédaction de TF1, M. Nicolas Charbonneau, directeur général de LCI, M Philippe Moncorps, directeur juridique de l’information, et Mme Nathalie Lasnon, directrice des affaires réglementaires et concurrence ;

Pour le groupe France Télévisions : M. Michel Field, directeur exécutif chargé de l’information, M. Alexandre Kara, directeur de la rédaction, et Mme Audrey Goutard, adjointe au chef de service enquêtes et reportages ;

Pour BFMTV : M. Hervé Béroud, directeur de l’information, et Mme Cécile Ollivier, reporter police ;

Pour I-Télé : M. Guillaume Zeller, directeur de la rédaction, et M. Alexandre Ifi, directeur adjoint de la rédaction ;

Pour Radio France : M. Olivier Zegna Rata, directeur des relations institutionnelles et internationales de Radio France, M. Grégory Philipps, directeur adjoint de la rédaction de France Info, et Mme Angélique Bouin, directrice adjointe de la rédaction de France Inter ;

Et, pour RMC, le même M. Hervé Béroud, directeur de l’information.

Je rappelle que cette table ronde est ouverte à la presse et fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée dont le portail vidéo mettra à disposition l’enregistrement pendant quelques mois. Enfin, je vous signale que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Antoine Guélaud, Nicolas Charbonneau, Philippe Moncorps, Mme Nathalie Lasnon, MM. Michel Field, Alexandre Kara, Mme Audrey Goutard, M. Hervé Béroud, Mme Cécile Ollivier, MM. Guillaume Zeller, Alexandre Ifi, Olivier Zegna Rata, Grégory Philipps et Mme Angélique Bouin prêtent serment.)

M. Nicolas Charbonneau, directeur général de LCI. Je suis aujourd’hui directeur général de LCI, mais, l’année dernière, j’étais directeur de l’information du groupe TF1 et c’est à ce titre que j’ai couvert les attentats de janvier et de novembre 2015. Les rédactions de TF1 et de LCI sont indépendantes l’une de l’autre, mais bénéficient de moyens communs et sont soumises à des règles valant pour toutes nos rédactions – qu’elles soient de broadcast ou numériques.

Les attentats de novembre ayant conduit au basculement de l’antenne de LCI sur celle de TF1, vous comprendrez qu’Antoine Guélaud et moi-même souhaitions introduire notre propos à deux voix – du reste, la direction de l’information est commune au sein du groupe.

M. Antoine Guélaud, directeur de la rédaction de TF1. La situation a été inédite pour tout le monde, à la fois pour les Français, pour les journalistes, qui ont joué un rôle d’interface, pour les autorités en général et celles de police en particulier. En ce qui concerne le groupe TF1, nous avons diffusé quelque vingt-cinq heures de direct – à raison de 150 directs dans le cadre d’éditions spéciales et des journaux télévisés – et 200 sujets, mobilisé des dizaines de journalistes et de collaborateurs au sein de la rédaction et sur le terrain.

Depuis la vague d’attentats de 1995, la France n’avait pas connu pareille situation et les attentats de 2015 ont provoqué un effet de sidération qui nous a tous touchés à la fois par leur ampleur, par leur durée et par le fait qu’ils ont été perpétrés dans plusieurs lieux simultanément. Il est évident que, depuis 1995, le paysage médiatique a beaucoup changé, avec le développement des chaînes d’information et, surtout, celui des moyens techniques permettant la retransmission en direct – aussi bien par les professionnels que par les particuliers – de tous les faits qui peuvent se passer sur la voie publique. Tout Français détenteur d’un smartphone peut en effet filmer une scène et la diffuser quasiment en direct. Reste que, si les réseaux sociaux ont ainsi joué un rôle éminemment important, les médias traditionnels ont joué le leur.

M. Nicolas Charbonneau. Nous avons des relations constantes avec les autorités. Les unes sont officielles et ont le mérite d’offrir un cadre. Le ministère de l’intérieur, notamment, nous invite parfois à adopter tel ou tel comportement – car, si nous sommes des journalistes, nous sommes aussi des citoyens. Ainsi, lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, il nous a recommandé de ne pas diffuser en direct les images de l’assaut : nous l’avons non seulement écouté, mais nous n’avons montré aucune image des préparatifs. De même, nous avons respecté le périmètre de sécurité à Dammartin-en-Goële.

Les autres relations, officieuses, sont celles de nos journalistes spécialisés avec des sources qui leur fournissent des informations que, en conscience, les rédactions décident ou non de diffuser après les avoir vérifiées.

M. Antoine Guélaud. Des règles s’imposent déjà aux journalistes : il s’agit d’un cadre juridique contraignant comprenant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la charte d’éthique professionnelle des journalistes, qui date de 1918, mais a été révisée à plusieurs reprises jusqu’en 2011, des conventions signées avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), des textes législatifs permettant qu’on dépose plainte, sans oublier les chartes internes de déontologie établies par certains médias, dont TF1. En outre, des filtres éditoriaux définis par les rédacteurs en chef constituent autant de limites. Enfin, nous restons vigilants quant aux images qui nous parviennent de façon non traditionnelle – et, si nous pouvons toujours être plus performants en la matière, nous avons mis en place une formation « Recherche et validation des contenus sur internet » afin de remonter plus efficacement à la source, ce qui n’est pas toujours aisé ; et, quand nos journalistes spécialisés y parviennent, selon les cas, nous ne donnons pas certaines informations et ne diffusons pas certaines images.

Par ailleurs, en ce qui concerne précisément le 13 novembre 2015, on relèvera la continuité des programmes : nous n’avons pas interrompu la retransmission du match de football afin d’éviter un mouvement de panique, nous n’avons pas interrompu non plus les programmes destinés à la jeunesse le 18 novembre au matin.

Bref, nous avons des collaborateurs responsables, des journalistes responsables et des dirigeants responsables.

M. Nicolas Charbonneau. Comme ce fut le cas pour les autorités, nous avons, à TF1, tiré les conclusions des attentats de janvier 2015, si bien que nous avons travaillé différemment, plus prudemment, à l’occasion de ceux de novembre 2015, ainsi que lors des récents attentats perpétrés à Bruxelles.

Je rappelais que, journalistes, patrons de rédaction, nous étions aussi des citoyens – et notre traitement de l’information en porte la marque : nous sommes régulièrement amenés à retenir des informations. Je pense en particulier au modèle et à la plaque d’immatriculation de la voiture du commando qui a commis les attentats sur les terrasses, information que nous possédions plusieurs heures avant qu’elle ne soit divulguée et qu’il était bien sûr hors de question pour nous de diffuser afin de ne pas entraver les recherches des policiers. De même, lors de l’assaut à Saint-Denis, le mercredi matin, alors que nous avions connaissance d’une piste depuis la veille, nous avons refusé de divulguer quelque information que ce soit.

M. Michel Field, directeur exécutif chargé de l’information du groupe France Télévisions. Je ne reviendrai pas sur bon nombre de remarques formulées par nos confrères de TF1, car nous avons tous vécu le même type de situations. Je précise qu’Alexandre Kara et moi-même n’étions pas en fonctions au moment des attentats de janvier 2015. J’étais en revanche membre du comité exécutif – mais pas encore directeur de l’information – de France Télévisions au mois de novembre 2015 et nous nous trouvions chacun à notre poste actuel, M. Kara et moi-même, lors des attentats de Bruxelles en mars 2016.

J’observe, dans un premier temps, une grande maturation des médias d’un événement à l’autre. Si les plus récents n’ont pas été traités de la même manière que ceux de l’année dernière, c’est notamment dû à l’expérience, à l’analyse des effets pervers de telle ou telle attitude. Le curseur s’est déplacé : lors des premiers attentats, le réflexe journalistique du droit à l’information, quel qu’en soit le prix, a prévalu sur la prudence. Le dialogue avec les autorités et le « retour d’expérience » de situations totalement inédites ont permis une maturation à grande vitesse. Nous avons tous, désormais, pleine conscience de notre rôle en tant que citoyens. Restent bien sûr des points à améliorer : nous avons besoin, par exemple, de référents au sein de la préfecture de police ou du ministère de l’intérieur pour entendre les demandes des autorités. Libre à nous ensuite, en conscience, de les suivre ou non.

Ma seconde réflexion porte sur les réseaux sociaux. La décision de ne pas diffuser telle ou telle image, telle ou telle déclaration serait assez aisée si nous n’étions qu’entre nous ; seulement, ces images et ces déclarations, les réseaux sociaux peuvent, eux, les divulguer. Qu’en est-il donc de leur usage sauvage ? Quelles images devons-nous, pour notre part, sélectionner dès lors qu’elles constitueront une source d’information fiable et qu’elles n’auront donc pas le même statut ? Quid de la diffusion de l’image ou de la voix des preneurs d’otages ? Que faire quand un preneur d’otages menace de s’en prendre à eux s’il n’obtient pas de pouvoir s’exprimer à la télévision ? Nous avons organisé plusieurs séminaires au cours desquels nous avons examiné tous ces sujets – reste que nous nous posons plus de questions que nous ne pouvons apporter de réponses. Dans de telles situations de crise, les journalistes sont confrontés à des choix de conscience sans qu’il existe de réponses a priori ou une sorte de cahier des charges fixe qui permette de prendre la bonne décision – elle ne peut se prendre que dans des circonstances particulières et mouvantes.

Mme Audrey Goutard, adjointe au chef de service enquêtes et reportages de France Télévisions. En janvier comme en novembre, la difficulté a été d’avoir vécu tout cela en direct. J’étais en plateau lors des attentats, comme ma consœur de BFMTV, et nous avons suivi tout le processus des reportages, des directs.

Ce qui nous est apparu le plus important, dans un premier temps, était le décryptage : une multitude d’informations et d’images circulaient sur les réseaux sociaux – c’était la grande nouveauté à laquelle nous étions confrontés – et il s’agissait pour nous de donner aux téléspectateurs les informations les plus précises. Nous entendions certes faire comprendre, mais aussi apaiser, car, on l’a dit, nous sommes nous aussi des citoyens. Depuis, Michel Field l’a dit, nous avons beaucoup réfléchi, nous nous sommes réunis à de nombreuses reprises, pour progresser, pour faire évoluer notre manière d’aborder de tels événements afin d’être aussi objectifs et calmes que possible, et afin de maîtriser le déferlement des informations. Grâce à l’application Periscope, n’importe qui peut filmer et retransmettre en direct sur internet les images d’un attentat, d’un assaut ou de tout autre événement. On peut certes instruire le procès des grandes chaînes en leur reprochant d’avoir filmé telle scène, d’avoir interrogé telle personne. Mais, si elles ne font pas, d’autres s’en chargeront. Notre mission ne consiste-t-elle pas précisément à traiter ces informations et ces images pour aider le téléspectateur à faire la part des choses, à comprendre ce qui se passe, et à ne pas se laisser entraîner par ce que diffusent les réseaux sociaux ?

Michel Field évoquait également la manière dont nous devions traiter les terroristes. Je me suis demandé ce qu’il faudrait faire si l’un d’eux appelait en direct et exigeait de passer à l’antenne, faute de quoi il exécuterait un otage. Nous devons pouvoir nous poser ces questions de façon sereine pour définir des procédures. Reste que l’idée de ne plus diffuser aucune image, de ne plus donner aucune information pour protéger l’action de la police me paraît absurde et irréaliste, puisque d’autres, qui seront sans doute moins bien intentionnés que nous, le feront à notre place.

M. le président Georges Fenech. Je note d’ores et déjà, de la part des représentants des groupes TF1 et France Télévisions, le souci de réfléchir à la manière dont les informations reçues lors des attentats de janvier 2015 ont été traitées. Nous percevons bien la différence, de ce point de vue, entre janvier et novembre 2015.

On peut d’ailleurs rappeler que, à la suite des attentats de janvier 2015, le CSA, réuni en formation plénière, a relevé trente-six manquements imputables aux chaînes de télévision et aux radios, dont quinze ont donné lieu à des mises en garde et vingt et un, plus graves, ont justifié des mises en demeure. Le problème est donc bien réel. Aussi avons-nous tous à cœur d’essayer de trouver les solutions qui préservent le droit à l’information sans porter atteinte ni à l’enquête ni, surtout, à la vie des otages.

Ce qui m’amène à évoquer BFMTV et les incidents regrettables qui ont eu lieu et que je rappelle : lors de la prise d’otages à l’Hyper Cacher, l’un de vos journalistes a dévoilé en direct que six otages, qui n’étaient pas connus d’Amedy Coulibaly, toujours présent sur les lieux, étaient retranchés dans la chambre froide, au sous-sol. Pourquoi avoir diffusé cette information ? Votre rédaction a d’ailleurs été l’objet d’une plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui, qui a déclenché l’ouverture d’une enquête préliminaire au parquet de Paris. L’avocat de ces six ex-otages, Me Patrick Klugman, a déclaré que le traumatisme suscité par le traitement médiatique de l’Hyper Cacher avait été aussi vif que celui provoqué par la prise d’otages elle-même.

Le 8 janvier, après médiation entre votre chaîne et l’avocat précité, la plainte a été retirée. Vous avez d’ailleurs reconnu, semble-t-il, une faute dans le traitement de l’information lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher et vous avez en conséquence établi une charte déontologique que je me suis procurée et sur laquelle nous vous poserons éventuellement quelques questions. Je souhaitais, avant de vous céder la parole, rappeler cet événement qui doit être riche d’enseignements pour l’avenir.

M. Hervé Béroud. Mes confrères de TF1 et de France Télévisions ayant déjà largement exprimé ce que je comptais dire en préambule, je vous épargnerai les répétitions. J’avais de toute façon prévu d’évoquer d’entrée de jeu la faute commise en direct sur notre antenne par l’un de nos journalistes, le vendredi 9 janvier 2015. Pour être précis, cependant, je rappellerai qu’il n’a pas dit que six otages étaient retranchés dans la chambre froide de l’Hyper Cacher, mais il a évoqué, en vingt secondes, « une femme qui se serait cachée dans la chambre froide et qui y serait toujours » – je reprends les termes de Dominique Rizet puisque c’est de lui qu’il s’agit. Cette information n’a été donnée qu’une fois à l’antenne ce vendredi à quinze heures, la rédaction en chef ayant aussitôt demandé au journaliste de ne pas la répéter. Elle n’est en outre jamais apparue sur les bandeaux à l’écran. Reste que la phrase a été prononcée une fois, et une fois de trop, nous en avons bien conscience. Nous en avons longuement parlé, pendant plusieurs mois, avec les victimes et leurs représentants, afin que le temps permette l’apaisement. Nous y sommes parvenus et en sommes très heureux, mais nous n’oublions évidemment pas l’incident.

Je dois également préciser que, même si nous reconnaissons la gravité de ces vingt secondes, elles ne peuvent évidemment pas résumer les dizaines d’heures de direct de notre chaîne pendant les attentats de janvier 2015. Pour d’innombrables raisons, ces événements furent, pour toutes les chaînes de télévision, les plus difficiles à traiter. Pendant trois jours, nous sommes restés comme suspendus à ces rebondissements tragiques auxquels nous n’étions pas forcément préparés. Aujourd’hui, Michel Field l’a souligné, nous le sommes davantage, ainsi que nous l’avons prouvé au mois de novembre et plus récemment lors des attentats de Bruxelles, sans oublier des épisodes comme celui du Thalys.

Je tiens donc à répéter que, si cet épisode est regrettable, il ne saurait résumer le travail remarquable réalisé par nos équipes de journalistes pendant ces attentats.

M. le président Georges Fenech. J’en viens à un autre élément : la retransmission d’un dialogue avec Amedy Coulibaly.

M. Hervé Béroud. Il s’agit d’un élément totalement différent.

M. le président Georges Fenech. Mme Goutard se demandait ce qu’il fallait faire si un terroriste exigeait de passer à la télévision en menaçant d’exécuter l’un de ses otages.

M. Hervé Béroud. Le vendredi 9 janvier, nous avons été en contact à deux reprises avec Amedy Coulibaly…

M. Pierre Lellouche. C’est vous qui l’avez appelé ?

M. Hervé Béroud. C’est lui qui, peu après quinze heures, a appelé notre rédaction. Alexis Delahousse, directeur adjoint de la rédaction, a reçu l’appel et a parlé avec lui, très calmement et très efficacement, pendant quatre à cinq minutes, non pas à l’antenne, mais au sein de la rédaction. Il est parvenu à le « maîtriser » – à faire en sorte qu’il reste calme –, à lui poser des questions sur ce qui était en train de se passer dans l’Hyper Cacher. Et Amedy Coulibaly nous a donné des informations très importantes : le nombre de victimes, le nombre d’otages encore avec lui, le fait qu’il était seul… Sitôt la conversation terminée, nous en avons informé la police et, à peine une heure plus tard, un motard venait récupérer l’enregistrement. Le Premier ministre et le ministre de l’intérieur ont été prévenus. J’ai moi-même discuté avec le négociateur du RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion) présent porte de Vincennes pour lui faire part de ce qu’Amedy Coulibaly venait de déclarer à Alexis Delahousse. Or à aucun moment il n’a été fait état de cette conversation à l’antenne ! C’est ensuite, quand tout était terminé, le soir du vendredi 9, que nous avons décidé d’en diffuser un court extrait. Je ne regrette pas ce choix. À aucun moment nous n’avons mis la vie de qui que ce soit en danger : au contraire, nous avons immédiatement saisi de ce document les forces de police et les autorités politiques.

Mme Cécile Ollivier, reporter police à BFMTV. J’ajouterai que, par la suite, M. Béroud a demandé à plusieurs reprises un rendez-vous au ministère de l’intérieur afin de savoir quelle ligne suivre si un terroriste nous appelait ; or on ne lui a jamais répondu. Ce sont des policiers spécialisés, des négociateurs qui nous ont communiqué une petite fiche comportant quelques directives. Nous avons dès lors rédigé une note que nous avons diffusée en interne. Nous tâchons donc d’établir nos propres règles.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. L’une des préoccupations des terroristes, nous l’avons constaté aussi bien à l’occasion des attentats de janvier avec Amedy Coulibaly et avec les frères Kouachi, qu’à l’occasion de ceux de novembre – et ce fut l’une des premières questions posées au cours de leur négociation avec les policiers de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) – est de savoir si les chaînes d’information continue sont présentes sur les lieux. On perçoit donc bien l’instrumentalisation dont ces dernières peuvent faire l’objet. Comme Michel Field l’a mentionné, vous êtes d’ailleurs, à ce sujet, en pleine phase de réflexion.

J’en reviens à la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Lorsque nous avons auditionné les représentants du RAID, ils nous ont indiqué être arrivés sur les lieux vers quatorze heures trente, la BRI étant déjà sur place. Le premier contact avec Amedy Coulibaly est établi vers quinze heures trente, soit plus d’une heure plus tard. J’ai demandé au patron du RAID les raisons d’un tel délai et il nous a répondu que le téléphone d’Amedy Coulibaly était occupé parce qu’il était en contact avec les chaînes d’information continue. Or vous venez de préciser que la conversation entre le terroriste et votre adjoint avait duré quatre minutes. Je peux me tromper, mais il me semble que vous êtes la seule chaîne que Coulibaly ait appelée.

Avez-vous pris l’initiative d’entrer en contact avec les terroristes ou vous l’interdisez-vous ? Et avez-vous, depuis les événements, adopté une marche à suivre en la matière ?

M. Hervé Béroud. Nous n’avons jamais appelé l’Hyper Cacher et c’est Amedy Coulibaly qui nous a appelés vers quinze heures dix pendant cinq minutes. L’enregistrement de l’intégralité de la conversation a très vite été remis à la police.

M. le rapporteur. Y a-t-il eu d’autres tentatives, de part et d’autre ?

M. Hervé Béroud. Pour ce qui nous concerne, non, mais je ne représente pas l’ensemble des médias.

M. le rapporteur. Le RAID indique qu’il a mis plus d’une heure pour contacter Amedy Coulibaly et vous-même considérez que la conversation entre Coulibaly et votre adjoint n’a duré que quatre minutes…

M. Hervé Béroud. Je ne le « considère » pas, c’est un fait, et l’enregistrement a été remis à la police dès le vendredi.

J’en viens à la prise d’otages de Dammartin-en-Goële. Le vendredi matin, a commencé de se répandre une information selon laquelle deux hommes – nous ignorions qu’il s’agissait des frères Kouachi – étaient retranchés dans les locaux d’une imprimerie de cette commune. L’un de nos journalistes a appelé l’imprimerie pour savoir ce qui se passait. La personne qui a décroché était Chérif Kouachi. La conversation a duré deux minutes et, aussitôt après, nous avons appelé directement Manuel Valls pour l’informer que nous venions, malgré nous, d’avoir Chérif Kouachi au téléphone. Or, là encore, cette information n’a jamais été diffusée.

M. le président Georges Fenech. Le CSA a mis en demeure BFMTV, Euronews, France 2, France 24, I-Télé, LCI, TF1, Europe 1, France Info, France Inter, RFI, RMC et RTL de respecter l’impératif de sauvegarde de l’ordre public, après avoir considéré que le fait d’annoncer en direct que des affrontements avaient éclaté entre les forces de l’ordre et les terroristes à Dammartin-en-Goële aurait pu avoir des conséquences dramatiques pour les otages de l’Hyper Cacher, dans la mesure où – tout le monde le sait désormais – Amedy Coulibaly avait déclaré lier leur sort à celui de ses complices de Dammartin-en-Goële.

Comment, les uns et les autres, avez-vous pris cette décision ? De quelle manière avez-vous jugé de l’opportunité de divulguer une information qui aurait pu, en effet, avoir des conséquences dramatiques ? Y a-t-il eu des remontrances de la part des forces de l’ordre ou des autorités politiques ?

M. Guillaume Zeller, directeur de la rédaction d’I-Télé. Je ne suis arrivé à la rédaction d’I-Télé qu’au mois de septembre dernier, mais nous avons, depuis, largement évoqué la question. Il convient pour en juger de revenir sur la configuration des lieux et sur le dispositif sécuritaire mis en place. Nous sommes alors déployés, comme nombre de nos confrères, à l’extérieur du périmètre de sécurité établi par les forces de l’ordre. Au moment de l’assaut, notre reporter voit un nuage de fumée, entend des détonations et informe donc de ce qu’il observe à la distance imposée par les forces de l’ordre. Si j’avais été à I-Télé à l’époque, j’aurais sans doute été en phase avec la rédaction pour considérer que nous étions là au cœur de notre métier et que nous n’agissions pas de façon irresponsable en donnant cette information simple : une fumée s’élève au-dessus des lieux, nous entendons des détonations et nous supposons donc que l’assaut est en cours.

M. Alexandre Ifi, directeur adjoint de la rédaction d’I-Télé. Il ne faut pas interpréter les faits en fonction de l’information selon laquelle Amedy Coulibaly entendait lier le sort des otages au sort de ses complices de Dammartin-en-Goële, car nous ne disposions pas alors de cet élément. Toutes les rédactions sont animées de la même volonté d’informer de manière fiable, sans mettre en danger la vie de qui que ce soit, et avec dignité. Ces principes sont ceux d’I-Télé et je ne soute pas que ce sont également ceux de tous mes confrères ici présents.

Je reviens sur le cas de Dammartin-en-Goële. Nous nous sommes d’emblée demandé si nous devions ou non diffuser les portraits-robots des frères Kouachi dès lors qu’ils avaient été identifiés – et l’information venait d’abord d’internet. Il se trouve que toutes les rédactions connaissaient alors leur nom et leur photographie ; or, pendant cinq heures, elles n’ont pas donné cette information parce qu’on le leur avait demandé.

M. le président Georges Fenech. Qui vous l’avait demandé ?

M. Alexandre Ifi. Notre spécialiste pour les affaires de police et de justice, Jean-Michel Decugis, nous a indiqué que le ministère de l’intérieur ne souhaitait pas que l’information soit connue. Nous ne l’avons donc pas diffusée, et aucune autre rédaction ne l’a fait. Mais une agence de presse britannique, Reuters, l’a publiée à vingt et une heures trente. Dès lors, l’Agence France Presse (AFP) l’a à son tour publiée.

M. le rapporteur. Cette information circulait abondamment sur les réseaux sociaux, un de vos confrères – si j’ose dire, mais il a sa carte de presse – ayant diffusé l’identité des frères Kouachi dès le mercredi en fin d’après-midi. Vous êtes donc tout de même soumis à la pression des réseaux sociaux.

M. Alexandre Ifi. Dans ce cas précis, je n’ai pas ressenti cette pression.

Je vais vous donner un autre exemple : quand, pendant toute la nuit des attentats du 13 novembre, des médias annoncent une attaque au Châtelet ou au Louvre, nous envoyons une équipe motorisée pour vérifier l’information.

Pour ce qui est des frères Kouachi, je le répète, je dispose de l’information à quinze heures via les réseaux sociaux ; nous la confirmons assez vite, mais nous décidons de ne pas la divulguer. Ainsi, en janvier déjà, les rédactions se comportent de façon responsable.

En ce qui concerne Dammartin-en-Goële, la mise en demeure du CSA évoque un manquement à l’impératif de sauvegarde de l’ordre public. Or, à ce moment précis, la situation est assez compliquée : un immense périmètre de sécurité a été établi, si bien que les journalistes sont placés très loin – de même qu’à l’Hyper Cacher. Dès lors que nos envoyés spéciaux – et nous le constatons aussi depuis la régie – voient de la fumée s’élever et entendent des tirs, faut-il ne rien dire ? Ensuite, on fait valoir qu’Amedy Coulibaly regardait peut-être les chaînes d’information continue ; mais personne du ministère de l’intérieur ne nous a avertis du fait qu’il entendait lier le sort de ses otages à celui de ses complices. Or, si l’on m’avait donné cette information, j’aurais peut-être agi autrement. Privé de cette information, j’ai pris la décision qui m’a semblé la plus responsable. Je suis persuadé que toutes les rédactions ont agi en leur âme et conscience.

M. le président Georges Fenech. Plusieurs médias – France 2, TF1, BFMTV, LCI et RMC – ont signalé la présence d’une personne cachée dans l’imprimerie où les frères Kouachi s’étaient retranchés. Nous sommes ici loin des « fumées aperçues de loin »…

M. Alexandre Ifi. Vous n’avez pas cité ma rédaction, je ne sais guère que vous dire sur le sujet.

Mme Audrey Goutard. Le premier à avoir évoqué la présence d’une personne dans l’imprimerie est le député de la circonscription au cours d’un entretien qu’il a accordé à TF1 à dix heures. La deuxième personne qui a mentionné la présence d’un otage dans l’imprimerie est la sœur de l’otage lui-même qui, folle d’inquiétude, nous a appelés en direct sur le plateau – et nous ne savions pas du tout qu’elle allait en parler. Elle nous a alors dit, paniquée, que son frère, qui travaillait à l’imprimerie, y était sans doute caché… Aussi, à aucun moment un journaliste des chaînes incriminées n’a donné spontanément l’information.

M. Nicolas Charbonneau. J’ajouterai, puisque c’était sur l’antenne de TF1, que c’est en effet un élu de la République – qui siège dans cette assemblée – qui a donné en direct cette information que nous avons tue aussitôt après.

Mme Audrey Goutard. De même pour nous.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie pour ces précisions. Les représentants de Radio France souhaitent-ils ajouter un mot ?

Mme Angélique Bouin, directrice adjointe de la rédaction de France Inter. Comme le suggérait à l’instant mon confrère, il faut partir de l’idée que nous avons vécu deux événements exceptionnels.

M. Pierre Lellouche. Souhaitons qu’ils le restent.

Mme Angélique Bouin. Il faut prendre en compte la mobilisation des rédactions qui, à cette occasion, ont travaillé de façon responsable. D’ordinaire, quand une information nous parvient – et il est vrai que les réseaux sociaux, depuis quelques années, ont bousculé notre façon de travailler – nous la recoupons. C’est la base de notre métier.

Face aux attentats de janvier et de novembre 2015, nous retrouvons tous nos réflexes et envoyons quelqu’un sur le terrain pour vérifier l’information. Pour ce qui touche au terrorisme, nous disposons de services très professionnels, de journalistes qui sont en contact avec des policiers, avec la préfecture de police de Paris, avec le ministère de l’intérieur. Imaginez que, le vendredi, dans les rédactions, tout le monde travaille depuis trois jours et trois nuits ; certains de nos reporters, sur le terrain, n’ont pas dormi pendant trois jours. Certaines rédactions – dont la mienne – ont été endeuillées à l’occasion des attentats de janvier 2015. Bref, imaginez les conditions dans lesquelles nous avons travaillé. Je suis émue en y repensant. Mais j’insiste vraiment sur le fait que nous avons tous été responsables : nous avons défendu notre métier, nous avons fait prendre des risques à des reporters – j’en ai envoyé un à Saint-Denis en pleine fusillade, sans gilet pare-balles, sans lui avoir donné la moindre consigne de sécurité…

Ces événements nous ont donc tous amenés à réfléchir à nos pratiques. Si nous sommes bousculés par les réseaux sociaux, nous gardons tout de même nos réflexes de tous les jours : envoyer quelqu’un sur le terrain, mettre quelqu’un en cabine pour téléphoner dans le voisinage immédiat de l’endroit où l’on nous signale une fusillade ou une explosion… Ainsi, il y a quinze jours, une explosion retentit dans Paris : nous recevons à la rédaction l’appel d’une jeune fille paniquée qui nous indique qu’une bombe vient d’exploser dans sa rue. En quelques minutes, l’ensemble de nos rédactions mobilisent des dizaines de journalistes, mais nous ne disons rien à l’antenne et, bientôt, la préfecture de police de Paris nous informe qu’il s’agit d’une explosion due au gaz. Nous avons simplement traité l’information le soir sur le thème de l’émotion dans un quartier dans un contexte d’attentat possible.

Au cours des semaines qui ont suivi l’attentat du 13 novembre, je n’ai cessé d’envoyer des gens pour des attaques sous la tour Eiffel ou dans des musées. Si vous n’en avez jamais entendu parler, c’est parce que nous avons fait notre travail, même s’il arrive que nous commettions des erreurs.

Comme d’autres, France Inter a annoncé l’assaut de Dammartin-en-Goële. J’étais alors en régie. Il est vrai qu’aucun d’entre nous ne possédait l’information selon laquelle annoncer l’assaut mettrait en danger les otages de l’Hyper Cacher. J’étais reporter à France Inter et à France Info en 1994, à l’époque du détournement de l’Airbus qui assurait la liaison entre Alger et Paris. Quand l’Airbus arrive à Marignane, je suis envoyée pour couvrir l’événement. Le directeur de la rédaction m’appelle pour m’annoncer que le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) va donner l’assaut dans les quinze à vingt minutes. France Info est à l’époque l’une des rares radios d’information continue, sinon la seule. On nous informe, mon confrère de Marseille et moi-même, que nous allons probablement voir les hommes du GIGN s’approcher de l’avion et on nous demande de n’en rien dire. Nous n’en avons rien dit. Or, à Dammartin-en-Goële, personne ne nous a donné ce type d’information. Il va de soi que, si l’on nous avait prévenus, nous aurions procédé différemment, car, quand nos contacts de la police judiciaire nous communiquent de tels éléments, nous retenons l’information. Nous avons donc plusieurs solutions, dès lors que nous avons des interlocuteurs.

M. le rapporteur. Qu’il soit entendu que personne ici ne remet en cause le professionnalisme des journalistes : nous sommes, les uns et les autres, suffisamment en contact avec vos confrères pour connaître leur conscience professionnelle. Cependant, on a pu constater des difficultés, certaines de vos rédactions ont été rappelées à l’ordre par le CSA et vous-mêmes posez des questions.

Lors de la traque des frères Kouachi, le 7 janvier, plusieurs adresses ont été examinées, notamment par le RAID, dont l’une à Reims. Or les hommes du RAID ont constaté avec étonnement que, en se rendant à Reims, ils ont été dépassés sur l’autoroute par des véhicules de journalistes – lesquels attendaient les forces de police à l’adresse supposée des frères Kouachi, ce qui pose un problème non seulement concernant la protection des journalistes, mais aussi du point de vue opérationnel. Imaginez que les frères Kouachi se soient effectivement trouvés à cette adresse ! Quel est votre avis sur cet épisode ?

M. Grégory Philipps, directeur adjoint de la rédaction de France Info. Nous sommes alors, en janvier puis en novembre 2015, face à de tels événements, le bruit médiatique est si fort, que je donne la consigne à tous mes présentateurs d’éteindre la concurrence, de ne pas consulter les réseaux sociaux, de ne divulguer aucune rumeur, aucune information qui ne serait pas vérifiée. Les seules informations diffusées par France Info, pendant trente-sept heures d’édition spéciale à compter du 13 novembre au soir, ont été vérifiées et validées par nos spécialistes en matière de police et de justice, quitte à être en retard par rapport à la concurrence. Ainsi n’avons-nous pas évoqué la piste de Reims ; quand des rumeurs ont fait état d’une fusillade au Châtelet, nous avons envoyé un reporter les vérifier, et jamais il n’en a été fait état à l’antenne.

France Info a également été mise en demeure par le CSA à propos de la couverture des événements de Dammartin-en-Goële. Si un représentant du ministère de l’intérieur nous avait appelés pour nous informer qu’évoquer l’assaut mettrait en danger la vie des otages de l’Hyper Cacher et nous demander de retenir l’information, nous l’aurions évidemment tue pendant quinze ou vingt minutes, avec le plus grand sérieux, le plus grand calme, la plus grande rigueur, et en conservant notre libre arbitre, car il n’est pas question non plus que nous nous pliions aux exigences du ministère de l’intérieur. Nous pouvons en effet décider par nous-mêmes de ne pas divulguer une information qui risque de nuire aux opérations des forces de l’ordre et de mettre la vie d’otages en danger.

Hervé Béroud a indiqué avoir appelé directement Manuel Valls…

M. Hervé Béroud. Parce que je ne savais pas qui appeler !

M. Grégory Philipps. Quel interlocuteur appeler place Beauvau ? Le ministère ne peut-il pas disposer de nos lignes directes ? Tous les patrons de rédaction sont joignables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et a fortiori à de tels moments. Si l’on nous explique sans retard les enjeux que représente telle ou telle information, nous pouvons ensuite, en conscience, décider de les retenir pour une durée donnée. Un des anciens patrons de France Info, Pascal Delannoy, disait que la vérité pouvait attendre cinq minutes – c’est encore plus vrai dans les situations que nous sommes en train d’évoquer.

M. Hervé Béroud. À l’inverse de ce qui s’est passé pour Dammartin-en-Goële, à l’Hyper Cacher, à la suite de nos contacts avec Amedy Coulibaly, j’ai reçu un peu plus tard, dans l’après-midi, un appel d’un proche du préfet de police de Paris qui m’a informé de l’imminence de l’assaut contre l’Hyper Cacher. Or la caméra de l’AFP filmait la façade de l’Hyper Cacher, et les images étaient diffusées par TF1, France 2, BFMTV, I-Télé et LCI. Mon interlocuteur m’a demandé si nous pouvions couper cette caméra. Comme il n’avait pas les coordonnées de mes confrères, je lui ai donné les numéros de téléphone de Catherine Nayl, de Thierry Thuillier et de Céline Pigalle, qui ont donc été appelés par la préfecture de police, et nous tous avons décidé au même moment d’arrêter la diffusion en direct de cette image. C’est ainsi que l’assaut s’est déroulé sans qu’aucune image ne soit diffusée en direct sur les chaînes de télévision françaises. Si nous avions, de la même manière, été prévenus de l’assaut à Dammartin-en-Goële, nous aurions très certainement agi de même.

Mme Audrey Goutard. Nous aussi avons été stupéfaits de voir, à Reims, ces hordes de journalistes qui suivaient les policiers. Il faut se souvenir que, en 1995, moins de dix médias suivaient les attentats ; or, aujourd’hui, nous nous retrouvons avec une cinquantaine de médias traditionnels et de journalistes qui s’improvisent « médias », parce qu’ils sont sur place avec leur téléphone portable.

Il paraît étonnant que, depuis des années, et même entre janvier et novembre 2015, les forces d’intervention n’aient jamais pris en compte les médias dans leurs procédures d’intervention. Le ministère de l’intérieur s’est sans doute trouvé aussi dépourvu que nous face à cet événement extraordinaire. Pourquoi n’avions-nous pas d’interlocuteur ? Parce que le ministère de l’intérieur n’y avait pas pensé ! Les forces d’intervention rouspètent, mais elles n’ont jamais pensé « gérer » les journalistes. Les pays anglo-saxons font bien mieux que nous : un représentant du ministère, toutes les heures, fait le point, qu’il ait quelque chose à dire ou non, ce qui présente l’avantage de regrouper les journalistes à un endroit tandis que les policiers travaillent ailleurs. Il est tout de même surprenant que nous n’ayons pas été capables d’y réfléchir en France. En janvier, le problème s’est posé avec la course-poursuite à Reims, en effet surréaliste, mais il en est allé de même en novembre. Le ministère de l’intérieur a pris conscience qu’il faudrait désormais compter avec les médias et pas seulement avec les médias traditionnels. Reste que nous sommes très loin derrière les Anglo-saxons.

M. Alexandre Ifi. Je n’ai toujours pas d’explications sur ce qui s’est passé exactement à Reims, car, en général, quand des services comme le RAID veulent établir un périmètre de sécurité, ils nous empêchent d’avancer avec eux. Je suis par ailleurs étonné du nombre de citoyens qui circulaient dans ce quartier de Reims au moment que nous évoquons. Je n’ai toujours pas compris pourquoi autant de forces de l’ordre, de journalistes et de citoyens ont pu se retrouver en même temps, au même endroit.

M. Pierre Lellouche. Mon intervention ne me fera peut-être pas que des amis. Je rappelle néanmoins aux honorables journalistes ici présents que j’ai été détenteur de la carte de presse pendant une dizaine d’années et que j’en étais très fier.

Madame Bouin, je m’intéresse à la protection des journalistes sur les théâtres de guerre et j’ai même été l’auteur, avec François Loncle, qui n’appartient pas au même camp que moi, d’une résolution que défendrait par la suite la France aux Nations Unies, portant précisément sur la protection des journalistes en temps de guerre.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute l’honnêteté intellectuelle ni le professionnalisme de la presse française ou étrangère. Le Président de la République l’a dit, nous sommes en guerre : c’est malheureusement vrai et il y aura d’autres attentats. Dans ces conditions, comment faire en sorte que l’information circule sans être un instrument de la bataille que nous livrent les terroristes ? Comment éviter que le bruit médiatique ne participe à l’effet de terreur recherché par nos adversaires ? C’est à mes yeux le but de la présente audition. Et c’est ce qui est intéressant dans vos interventions : vous avez pris conscience que nous sommes bel et bien en guerre et qu’il convient de changer de modus operandi.

Il est un point qui me gêne davantage au regard de l’intérêt général. Est-il possible, dans un système hyperconcurrentiel, de produire une information « fiable et sûre », respectant la vie et la dignité d’autrui ? L’information en continu oblige les journalistes à être les premiers à publier une nouvelle. Au moment où survient un événement grave, qui est aussi celui où l’on va avoir un maximum d’informations, il paraît difficile de les retenir dans un système où tout est soumis à la recherche du buzz, et donc du bruit. Il ne s’agit donc pas de vous faire un mauvais procès, mais de reconnaître vos difficultés. Mme Goutard remarquait que, si le traitement de l’information n’était pas assuré par les médias traditionnels, il le serait par les réseaux sociaux. Bref, il faut s’interroger sur la course à l’audience qui pousse à trouver un sujet, voire plusieurs, par jour – raison d’être d’une chaîne d’information continue.

Je souhaite que nous soyons tous conscients de la nécessité de tenir compte à la fois du droit à l’information – central dans une démocratie – et du fait que, dans le contexte d’une guerre contre le terrorisme, vous pouvez être les vecteurs de la terreur si vous entrez dans la logique de l’adversaire. Il faut donc mettre en place des pare-feu. Peut-être, en effet, la police doit-elle apprendre à travailler avec les médias de façon intelligente. Les policiers que nous avons auditionnés nous ont expliqué qu’il leur était très difficile d’intervenir si les préparatifs sont filmés. Je ne prétends pas détenir la solution, mais il me semble indispensable de trouver, à l’occasion des prochains attentats – car il y en aura d’autres –, le moyen d’informer le public en gardant une certaine distance.

En tout cas, une chose est sûre : vous ne pourrez pas diffuser une information « fiable et sûre » en instantané, quand bien même vous seriez le meilleur professionnel au monde. Une certaine distance s’impose, qui implique du temps. Vous devez donc établir une règle du jeu entre vous tous, à moins de considérer que la concurrence sera toujours gagnante : ce n’est pas moi, c’est Reuters, et si ce n’est pas Reuters, ce sont les réseaux sociaux… nous n’en sortirons jamais.

Je crois donc qu’il faudrait organiser une sorte de lit de justice entre les organes de presse sur cette affaire.

M. le président Georges Fenech. La course à l’audimat est-elle un critère, monsieur Field ?

M. Michel Field. Sans doute la concurrence a-t-elle été quelquefois cause de dérapages ou d’accélérations inconsidérées, mais nombre des critiques formulées sur le traitement des premiers attentats ont été prises en compte. J’ai suffisamment croisé le fer, très amicalement, avec mes confrères de BFMTV pour noter que ce qui avait pu me choquer il y a un an et demi ne s’est pas du tout reproduit.

M. le président Georges Fenech. Je le confirme. Le CSA, à l’occasion des attentats du 13 novembre 2015, n’a pas relevé de manquements dans l’exercice de la responsabilité éditoriale, contrairement aux attentats du mois de janvier.

M. Michel Field. Je n’entends pas me faire l’arbitre des élégances, mais nous sommes tous convaincus de la difficulté de notre métier.

Je reviens sur l’intervention de Pierre Lellouche, que je connais bien et avec qui je croise aussi volontiers le fer en d’autres lieux. Le rêve d’une guerre sans images, nous l’avons eu lors de la guerre du Koweït ; quant au rêve des militaires de n’avoir à leurs côtés que des journalistes embarqués qui ne font que réciter les textes de l’état-major, j’ai peur, quand je vous entends dire que nous sommes en guerre, que ce ne soit le modèle que vous ayez en tête.

M. Pierre Lellouche. Cela s’appelle un procès d’intention.

M. Michel Field. C’est ce que vos propos m’ont inspiré. Nous avons des contradictions à résoudre…

M. Pierre Lellouche. Ce n’est pas ce que j’ai dit, monsieur Field.

M. Michel Field. J’entends bien, mais il n’est jamais naturel pour un journaliste de retenir une information : son métier est de la donner. Convenez que, il y a quelques années, il n’était pas si évident, pour aucun d’entre nous, d’admettre qu’il pouvait être nécessaire de retenir une information dès lors que les autorités nous le démontraient.

J’abonderai en revanche dans le sens de Pierre Lellouche pour considérer que nous n’avons sans doute pas assez pris la mesure que nous sommes confrontés à une guerre par l’image. Les questions que nous pouvions déjà nous poser sur l’usage des médias par tel ou tel truand à l’occasion d’une prise d’otages crapuleuse n’ont rien à voir avec l’instrumentalisation des médias par les groupes terroristes. La résonnance fait partie de leur plan. Dans le cas d’attentats, l’immédiateté rend la décision potentiellement fautive. Au début de l’année, quand une nouvelle vidéo de Daech a circulé sur les réseaux sociaux, Alexandre Kara et moi-même avons décidé, par une note du 15 février, qu’aucune image de l’État islamique ne serait diffusée sur les antennes de France Télévisions, mais que, après avoir fait état de l’existence de ces vidéos, nous expliquerions aux téléspectateurs pourquoi nous ne les diffuserions pas. En effet, nous anticipons l’instrumentalisation dont nous sommes susceptibles de faire l’objet.

Il est facile de reconstituer a posteriori le fil des événements et de considérer que, ici ou là, nous nous sommes trompés. Quand on ignore que la divulgation d’une information peut entraîner de telles conséquences, on ne peut pas se voir reprocher de l’avoir diffusée.

Mme Cécile Ollivier. Vous avez raison, monsieur Lellouche, quand vous évoquez un univers très concurrentiel, mais nous ne pratiquons pas la course au scoop à tout prix : nous retenons de nombreuses informations même quand on ne nous le demande pas. Ainsi, nous savions que l’ADN de Salah Abdeslam avait été retrouvé dans la planque de Forest et, sans qu’on nous le demande, nous avons décidé de ne pas en parler, parce que nous nous doutions qu’une arrestation était imminente.

M. le président Georges Fenech. Tout le monde n’a pas agi de la sorte.

Mme Cécile Ollivier. C’est la presse écrite qui a sorti l’information.

M. le président Georges Fenech. Il s’agit de L’Obs.

Mme Cécile Ollivier. Un autre exemple : la veille ou l’avant-veille de l’assaut de Saint-Denis, nous savions qu’Abaaoud était en France. Nous n’avons pas divulgué ce qui aurait pu être un énorme scoop, car nous ne voulions pas compromettre cette arrestation en diffusant l’information. Nous ne sommes donc pas des canards sans tête, nous ne courrons pas après le scoop à tout prix. Bref, nous évoluons certes dans un univers concurrentiel, mais nous ne correspondons pas à la caricature qu’on fait parfois de nous.

M. Pierre Lellouche. J’ai tâché tout à l’heure – et Michel Field l’a relevé – de montrer que, depuis l’émergence d’Al-Qaïda, la guerre se menait par l’image, sur internet et à la télévision. Dès lors, ou bien on rentre dans ce jeu-là, ou bien on garde ses distances. Or il y a une contradiction entre le mode de fonctionnement capitalistique de l’information, qui est concurrentiel et s’attribue une dimension morale – la morale du journaliste est de donner l’information –, et l’utilisation de ce système à des fins militaires contre nous.

En consultant sur internet la revue Dabiq, on trouve toutes sortes de vidéos passionnantes : un imam saoudien explique l’art de battre sa femme – voilà qui est pédagogique ! – ; une fondation financée par l’État du Qatar explique à de jeunes enfants comment Mahomet a conquis l’Europe… Voilà des reportages tout à fait intéressants, dont je n’entends pas assez, sur France Info ou sur BFMTV…

M. le président Georges Fenech. C’est un autre sujet.

M. Pierre Lellouche. Au contraire : c’est la même guerre.

M. Nicolas Charbonneau. Nous sommes intervenus très vite sur ces questions. Je ne voudrais pas que cette commission d’enquête instruise le procès de qui que ce soit. J’entends ce que vous dites et trouve plutôt positif que nous ayons cette discussion. Nous sommes responsables. Après les attentats de janvier 2015, le CSA nous a infligé quelques avertissements, quelques rappels à l’ordre, ce qu’il n’a pas fait après ceux de novembre dernier. Michel Field le rappelait, nous sommes confrontés à une guerre d’images. Or nous sommes aujourd’hui très vigilants sur l’emploi des images, même s’il est parfois difficile de parler d’un événement sans en rien montrer. Nous avons travaillé – notamment avec le CSA – sur l’image, le son – qui a son importance : souvenons-nous, après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, du son des frères Kouachi. Leur traitement fait l’objet d’une vigilance de tous les instants : nous ne faisons pas n’importe quoi.

Le 13 novembre, les explosions autour du Stade de France retentissent vers vingt et une heures trente ou vingt et une heures quarante. L’état-major de TF1 est sur place et décide en toute responsabilité de ne pas interrompre le match. Dès qu’il se termine, Christian Jeanpierre rend l’antenne en annonçant qu’il s’est passé quelque chose de dramatique dans Paris. Il aurait été irresponsable d’interrompre cette retransmission à la fois vis-à-vis de ceux qui se trouvaient dans le stade et vis-à-vis des 6 millions de téléspectateurs. Le mercredi suivant, au moment de l’assaut à Saint-Denis, nous n’avons évidemment pas interrompu les programmes pour la jeunesse – nous n’aurions du reste pas encore vraiment su quoi annoncer.

Je suis, comme mes confrères, plutôt dubitatif sur ce qui s’est passé à Reims le mercredi soir. Bien sûr, nous nous y sommes rendus, le travail d’un journaliste étant d’aller sur place vérifier ce qui se passe plutôt que d’attendre la diffusion d’informations ou d’images par Twitter ou Periscope. L’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo a eu lieu le mercredi matin et nous savons que les frères Kouachi sont dans la nature. Or nous avons une information selon laquelle une intervention va avoir lieu à Reims. Je reste stupéfait en songeant qu’en arrivant sur place nos équipes n’ont vu aucun périmètre de sécurité. Bien plus, les habitants, munis de smartphones, étaient pour leur part à deux mètres derrière les intervenants du RAID ! Je n’aurais pas crié au scandale si, arrivés à Reims, nous avions trouvé le quartier bouclé. Cela avait d’ailleurs été le cas à Toulouse quand Mohamed Merah s’était retranché dans son appartement : nous étions tenus à 200 mètres de distance. La situation de Reims est tout de même baroque : on voit les membres du RAID surarmés, surprotégés et, derrière eux, des riverains en short !

M. Antoine Guélaud. Derrière eux, voire devant eux !

M. Nicolas Charbonneau. Nous n’allons pas instruire le procès du ministère de l’intérieur, de la police ou des forces d’intervention. Reste que le journalisme n’est pas une science exacte – c’est peut-être ce qui fait son charme. Nous avons commis des erreurs, mais il s’est agi d’erreurs collectives, et aucun d’entre nous n’a été épargné par le CSA. Nous les avons reconnues, analysées et corrigées, puisque, à la suite des attentats de novembre, le même CSA nous a délivré un satisfecit.

Bien sûr, nous sommes concurrents, mais je pense, moi aussi, que la vérité peut attendre cinq minutes.

M. le rapporteur. Vous êtes tous dubitatifs sur ce qui s’est passé à Reims. Il convient néanmoins de rappeler que cette intervention a été réalisée dans un cadre judiciaire. Leurs représentants nous ont expliqué que, sur l’autoroute, les forces du RAID se faisaient dépasser par les journalistes.

Mme Audrey Goutard. Pas forcément par nos équipes, monsieur le rapporteur. On comptait sur place plus de badauds que de journalistes.

M. le rapporteur. Soit, mais accordez-moi que des journalistes partis de Paris ont dépassé le RAID sur l’autoroute et sont arrivés avant lui ; ce qui pose tout de même un problème d’ordre opérationnel. Imaginez en effet que les frères Kouachi se soient vraiment retranchés à Reims : l’arrivée d’équipes de télévision leur aurait évidemment mis la puce à l’oreille ! De tels comportements, outre qu’ils mettaient en danger vos collègues, mettaient le RAID en difficulté et pouvaient nuire à la qualité de son intervention.

J’en viens à la question de la confidentialité. Vous regrettez l’absence d’interlocuteur au ministère de l’intérieur. En même temps, un tel interlocuteur ne vous aurait pas annoncé qu’une opération était en préparation à Reims pour vérifier les adresses supposées des présumés terroristes. Encore une fois, la présente commission d’enquête n’a pas vocation à instruire un procès à charge contre le rôle des médias, mais au contraire à définir des propositions constructives. Or, en l’espèce, vous devez pouvoir concilier votre travail, qui consiste à diffuser des informations, avec une nécessaire retenue pour ne pas gêner les opérations en cours. Aussi, en ce qui concerne cet épisode de Reims, je souhaite savoir où vous avez placé le curseur.

M. Nicolas Charbonneau. Nous sommes de ceux qui sont allés à Reims assez rapidement mercredi en fin de journée. L’attentat a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo le matin même et nous avons appris que ses auteurs sont deux frères en cavale dont on ne sait plus très bien s’ils se trouvent au nord ou au nord-est de Paris. Selon une rumeur, ils seraient en train de rentrer à Paris et les forces de l’ordre prendraient position à certaines portes pour sécuriser la capitale. Or l’une de nos équipes, dont je ne sais plus si elle se trouve porte de Vincennes ou place de la Nation, voit les véhicules du RAID prendre l’autoroute qui mène à Reims. Dans le même temps, les journalistes qui, à TF1, sont spécialistes des questions de justice, de police et de terrorisme, apprennent l’imminence d’une intervention quelque part vers l’Est.

Le travail d’un journaliste, c’est d’aller sur place, de recueillir des informations, des images qui seront ensuite triées. Or à aucun moment nous n’avons dit que les frères Kouachi se trouvaient à Reims et que le RAID allait intervenir. En effet, la situation sur place est quelque peu baroque, vers vingt-deux heures, avec des spécialistes des interventions, au pied des immeubles, avec la population tout entière deux mètres derrière eux. Encore une fois, cela ne m’aurait posé aucun problème que le RAID nous demande de rester derrière un cordon de sécurité établi à 300 ou à 400 mètres à la ronde.

Mme Angélique Bouin. Si nous commençons, en effet, à nous interroger sur la nécessité d’aller ou non sur place quand nous disposons de ce genre d’information, il ne nous reste plus qu’à arrêter notre travail. La situation telle que nous l’avons décrite doit toutefois nous amener à réfléchir. Reste que, s’il fallait reprendre la décision d’aller sur place, je la reprendrais.

M. Alexandre Ifi. Nous apprenons que l’un des frères Kouachi est originaire du quartier de la Croix-Rouge à Reims et nous allons sur place sans même être au courant du projet d’intervention du RAID, pour recueillir des témoignages, faire du porte-à-porte, ne serait-ce que pour vérifier l’information. Je pense que deux phénomènes se sont croisés.

J’ai pu m’entretenir, après les attentats de novembre 2015, avec certains hauts responsables de la police et de la justice qui m’ont affirmé qu’ils avaient eu des informations via BFMTV et I-Télé et que c’est ainsi qu’ils avaient compris ce qui était en train de se passer.

M. Pierre Lellouche. Ils nous l’ont dit aussi.

M. Alexandre Ifi. Au-delà de la réflexion sur l’image, au moment où surviennent les attentats, notre rôle est d’informer les citoyens sur une crise qui les concerne. Or, je me permets de le répéter, de hauts responsables de la police et de la gendarmerie, parfois très critiques sur notre travail, nous ont tout de même affirmé que nous les aidions à s’informer !

M. Grégory Philipps. J’ajoute, en ce qui concerne l’assaut à Saint-Denis, que nous avons vocation à informer les habitants alentour qu’une opération est en cours et qu’il vaut mieux rester à l’abri chez soi et s’éloigner des fenêtres. Cela fait aussi partie de notre travail de recommander la prudence quand il se passe quelque chose.

M. Pierre Lellouche. Ce n’est pas votre travail, mais celui de l’État !

M. Alexandre Ifi. Mais les gens nous appellent, nous, à ce moment-là, pour nous demander ce qui se passe dans leur quartier.

M. Olivier Falorni. On vous dit « concurrence » et vous répondez « maturation », ce qui me paraît assez logique. Nous nous sommes rendu compte, d’ailleurs, que la concurrence n’était pas un trait propre aux médias, puisque nous savons désormais que des terroristes, sur un site, qu’il s’agisse de l’Hyper Cacher, du Bataclan ou d’autres, sont attentifs, d’une part, à la présence des médias et, d’autre part, au fait de savoir quelles forces d’intervention vont mener l’assaut. On nous a dit très clairement que les terroristes souhaitaient en effet mourir sous les balles d’unités spéciales d’intervention, parce que, de leur point de vue, ce serait plus noble. Vous le savez, la concurrence existe aussi au sein même des services d’intervention. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur vient de définir une nouvelle doctrine selon laquelle les trois forces d’intervention concurrentes seraient mieux coordonnées. Aussi la concurrence concerne-t-elle les deux facteurs qui intéressent les terroristes : les médias et les groupes d’intervention de la police et de la gendarmerie.

Comment traiter cette question dans un contexte ultrasensible d’attentats ? Ne peut-on concevoir une coordination des médias, laquelle prendrait le pas sur la concurrence ? On doit certes compter avec la pression des réseaux sociaux, mais ils ne font pas tout et vous gardez tout de même la responsabilité principale de l’information.

Ensuite se pose la question de l’information à l’échelle européenne, voire mondiale : on sait très bien que, sur les sites d’attentats, on ne trouve pas que des médias français.

Nous avons évoqué votre retour d’expérience des attentats de janvier 2015, qui s’est traduit par la couverture que vous avez réalisée des attentats de novembre 2015. Or le camion satellite d’une chaîne privée flamande, VTM, était installé devant la maison où se cachait Abdeslam, à Molenbeek, avant même l’arrivée des forces de l’ordre venues pour l’arrêter. En outre, trait qui rappelle la situation précédemment décrite à Reims, quand les forces d’intervention se tiennent devant la porte de la maison, on voit des gens, au même moment, dans la rue ou derrière la vitrine d’un magasin. Je n’ai pas le sentiment que la maturation sur laquelle vous avez insisté se soit étendue à vos collègues étrangers. Peut-on dès lors envisager une réflexion plus globale sur les médias à l’échelle européenne, voire internationale ?

Enfin, je reviendrai sur la diffusion des images après les événements. La chaîne M6 a diffusé dimanche soir un documentaire sur les attentats de novembre 2015, comportant des images inédites. Je ne remets pas en cause la qualité du documentaire, mais, du point de vue de la dignité, certaines scènes m’ont choqué ou ne me paraissaient en tout cas pas forcément nécessaires, même a posteriori. Et même s’il est davantage question, dans le cadre de cette table ronde, de la diffusion des images en direct, il me semble que la notion de dignité perdure. Or certaines images de ce reportage ne me paraissaient pas opportunes.

M. le président Georges Fenech et M. Alain Marsaud. Quelles images ?

M. Olivier Falorni. Certaines images de blessés, prises à l’aide de téléphones portables, et pas forcément, d’ailleurs, par des journalistes.

M. le président Georges Fenech. Autrement dit, il en va du droit à l’image.

M. Olivier Falorni. En effet.

Qu’en est-il, par ailleurs, du filtrage des images ? Certaines images de l’attentat du métro de Moscou en 2010 ont ainsi été diffusées pour illustrer celui du métro de Bruxelles.

Mme Françoise Dumas. Vous avez à raison estimé qu’il fallait prendre en compte la dimension citoyenne dans l’exercice de votre métier, l’un des plus nobles qui soit puisque vous servez également l’intérêt général, l’information ayant son importance en démocratie. Or vous êtes devenus des instruments de l’action des terroristes, qui ont besoin de vous pour passer pour des héros : cette donnée fait partie de leur stratégie guerrière. La place des médias est donc fondamentale pour eux.

Malheureusement, les événements que nous avons connus se renouvelleront sans doute et nous devons tous faire évoluer nos réactions, les faire mûrir – mais déjà le CSA a noté les progrès que vous avez réalisés.

Comment serait-il possible, dans cette perspective, de parvenir à communiquer de manière plus pragmatique avec le ministère de l’intérieur ? Je trouve assez inconcevable que, dans les circonstances que vous avez rappelées, il ait été nécessaire de joindre directement le Premier ministre pour lui communiquer des informations. Comment l’État pourrait-il vous aider à construire des outils – profitant de cette période de sérénité propice à la réflexion ? Je pense à l’établissement d’une boucle téléphonique, à la nomination d’un référent… Avez-vous envisagé de créer ce type d’outil ?

Votre capacité à obtenir une large audience dépend également de votre capacité à diffuser l’information la plus précise et la plus fiable possible. Je suis aussi une citoyenne et, à ce titre, à la recherche de l’information la plus fiable. Si cette information est fiable, même si elle n’est pas divulguée immédiatement, elle vous permettra de gagner des parts de marché.

M. Pierre Lellouche. Il est vrai, monsieur Ifi, que de hauts responsables de la police ont été informés par BFMTV de ce qui se passait. Nous avons été plusieurs députés à en rester stupéfaits en l’apprenant. Cela signifie qu’il n’y avait pas de centre de coordination, et la présente commission doit chercher à savoir pourquoi. Ensuite, il paraît nécessaire de coordonner l’action des chaînes d’information en continu, mais également avec les forces d’intervention, faute de quoi nous deviendrons les jouets de gens qui utilisent les médias et publieront les images de notre désordre dans leurs magazines.

Je répondrai ensuite à M. Philipps : ce n’est pas à France Info de dire aux citoyens comment se comporter dans tel ou tel quartier. Quand c’est la presse qui informe la police d’un problème et que ce sont les journalistes qui remplacent l’État pour l’information du public en matière de sécurité, c’est que nous avons un vrai problème.

Pour ce qui me concerne, j’ai demandé que l’essentiel des travaux de la commission soient tenus à huis clos, précisément pour éviter leur instrumentalisation par nos adversaires.

M. le président Georges Fenech. Un vœu qui a été satisfait.

M. Pierre Lellouche. En effet, et je vous en remercie, monsieur le président.

M. le président Georges Fenech. Nous étions majoritaires, sinon unanimes, à le souhaiter. Les commissaires travaillent en toute bonne entente, comme peut en témoigner M. le rapporteur.

Les dernières interventions mettent l’accent sur la coordination de l’information. Peut-on l’imaginer ?

Mme Audrey Goutard. On pourrait en tout cas imaginer une meilleure coordination entre le ministère de l’intérieur et nous-mêmes. J’évoquais précédemment le modèle anglo-saxon, qui certes n’est pas idéal, mais à retenir.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Mme Audrey Goutard. Les États-Unis ont hélas l’habitude des tueurs de masse, et donc de traiter des événements extraordinaires dans des lieux publics, avec l’établissement de périmètres de sécurité, etc. Or, depuis des dizaines d’années, à l’occasion de ce genre de meurtres de masse, une personne se trouve systématiquement sur les lieux et s’exprime toutes les demi-heures en période de grande crise, au nom des autorités policières et judiciaires. Il s’agit de contenir les journalistes, et de donner ou de ne pas donner des informations.

Il serait important que nous ayons, au ministère de l’intérieur, un interlocuteur dont le rôle serait de diffuser des informations ou de nous mettre en garde. Il est vrai que ces moments sont inquiétants, nous avons peur de laisser passer une information. Il ne faut dès lors pas tomber dans un autre excès, ainsi que le soulignait Michel Field, consistant à vouloir tout retenir. J’ai en effet entendu un journaliste se demander pourquoi il n’y aurait pas un représentant de la police dans les rédactions pour nous conseiller… C’est sans doute confortable, mais en même temps très risqué. J’ai par ailleurs entendu un de ses membres se demander pourquoi le CSA ne serait pas présent au sein des rédactions à l’occasion de ce type de crise. Je ne pense pas non plus qu’il s’agisse d’une idée très judicieuse : le mieux est parfois l’ennemi du bien. Mais, si, sur les lieux mêmes de la crise, se trouvait une personne à même de nous retenir, de nous donner des informations, si nous pouvions en outre disposer d’un interlocuteur au ministère de l’intérieur, ce serait un énorme progrès.

On ne peut toutefois pas avancer que nous n’avons pas de liens avec le ministère de l’intérieur. Pour ma part, quand je suis en plateau, je suis en contact permanent avec le cabinet du ministre. Et l’on doit noter des progrès, en la matière, entre les attentats de janvier et ceux de novembre 2015.

M. Falorni a abordé la question de la diffusion d’images. Je n’ai pas vu le reportage de M6, mais nous avons tous reçu, dès les premiers jours qui ont suivi les attentats, les images de ces jeunes gens mourant autour du Bataclan. Nous avons décidé de ne pas les divulguer : nous diffusons à peine un dixième de ce que nous voyons. Sachez que ces images me hantent et que je suis traumatisée à vie par ce que j’ai visionné.

Vous avez raison, par ailleurs, de souligner que nous sommes en guerre de communication. Je suis moi-même spécialiste du terrorisme : je sais donc de quoi sont capables les membres de l’État islamique en la matière. Peut-être commettons-nous des erreurs, mais nous avons en permanence cette donnée en tête. Ainsi, lorsque nous recevons une vidéo montrant l’assaut de l’Hyper Cacher, et plus précisément Amedy Coulibaly tomber sous les balles des policiers, nous décidons de ne pas la montrer, car cette image peut être utilisée. Nous essayons en effet de nous mettre dans la tête des terroristes pour nous demander si telle ou telle image leur profiterait et pour tâcher de savoir de quelle manière ils pourraient s’en servir. C’est par souci de la dignité humaine que nous n’avons jamais divulgué les vidéos de l’horreur des attentats de novembre 2015.

M. le président Georges Fenech. On peut d’ores et déjà relever que vous êtes d’accord sur la nécessaire réorganisation des relations entre le ministre de l’intérieur et les organes de presse – M. Béroud nous a dit que, faute de référent, il ne savait pas qui appeler.

M. Hervé Béroud. Aussitôt après les attentats de janvier 2015, nous avons évoqué auprès du ministère de l’intérieur la nécessité d’une meilleure organisation, car nous pensions que cela recommencerait. Or rien n’a été fait à ce jour.

M. le président Georges Fenech. M. Philipps remarque également que personne du ministère de l’intérieur n’a appelé sa rédaction ; M. Field nous a de son côté montré qu’il fallait établir un dialogue avec les autorités et sans doute désigner un référent ; enfin Mme Goutard et les représentants du groupe TF1 sont allés dans le même sens. Au total, on perçoit donc bien la nécessité d’une meilleure articulation entre les autorités, policières comme judiciaires, et vous-mêmes. Pour avoir discuté de ces questions avec les procureurs de Paris et de Bruxelles, je vous indique que, de leur côté, l’attente est également très forte en la matière.

M. Guillaume Zeller. Je souhaite revenir – pour lui tordre le cou – sur une idée mentionnée à plusieurs reprises : celle de concurrence. S’il est bien des moments, en effet, où nous ne nous trouvons pas soumis à une logique de concurrence – je fais plus précisément allusion aux chaînes d’information continue –, ce sont ces phases d’attentats de masse. Non seulement nous sommes des citoyens et vivons ces événements de façon très forte, mais nous mesurons la gravité de ce qui est alors en train de se passer.

Dans ce contexte, nous ne nous demandons pas qui va détenir un scoop. Notre souhait est évidemment de donner rapidement l’information – car telle est la vocation des chaînes d’information en continu –, mais à condition qu’elle soit fiable. Et cela n’empêche pas, bien sûr, que certains points restent à améliorer.

On a soutenu tout à l’heure que cette concurrence se doublait d’un enjeu capitalistique. Or il faut savoir que, quand nous passons en édition spéciale – ce qui fut le cas, pour I-Télé pendant presque une semaine lors des attentats du 13 novembre 2015 –, nous supprimons tous les écrans publicitaires, alors que l’audience est maximale.

M. Pierre Lellouche. Mais ces éditions spéciales servent aussi l’image de la chaîne !

M. Guillaume Zeller. Je ne peux pas m’empêcher de réagir à l’idée que, dans ce genre de contexte, nous subirions une pression capitalistique.

M. Pierre Lellouche. Pardonnez-moi, mais ce ne sont pas des arguments sérieux !

M. le président Georges Fenech. C’est votre point de vue, monsieur Lellouche.

M. Pierre Lellouche. On ne peut pas soutenir une telle position. Bien sûr que vous allez supprimer la publicité pendant les éditions spéciales, mais celles-ci vont contribuer à la réputation de votre chaîne. Ne me dites pas qu’il n’y a pas de compétition capitalistique entre vous !

M. le président Georges Fenech. Monsieur Marsaud, je vous trouve bien silencieux aujourd’hui…

M. Alain Marsaud. Vous allez sans doute penser que j’en fais une idée fixe, mais je réitère mon souhait que nous entendions les ministres belges de la justice et de l’intérieur qui avaient tous deux proposé de démissionner, ce qui laisse entendre qu’ils avaient quelque chose à se reprocher.

M. Grégory Philipps. Je reviens sur la notion de concurrence. Je représente la plus « historique » des chaînes d’information continue, puisque nous opérons depuis trente ans. Nous avons de nouveaux concurrents et, si la concurrence joue, c’est davantage sur la qualité de nos informations que sur la rapidité de leur diffusion. Nous partageons tous le souci de donner une information vérifiée et rigoureuse. On a précédemment suggéré l’institution de pare-feu. Il se trouve qu’à France Info, avant même les attentats de janvier 2015, nous avons créé une agence interne composée de douze journalistes chargés de chercher les informations sur les réseaux sociaux pour les vérifier, les valider en tant qu’informations France Info afin que nous puissions les diffuser immédiatement. La concurrence porte donc bien sur la qualité de nos informations : pour ma part, je n’ai pas envie de raconter des sottises à l’antenne, et surtout pas dans les moments que nous évoquons.

Ensuite, je suis en désaccord avec vous, monsieur Lellouche, sur la fonction d’alerte, qui fait partie des prérogatives des radios de service public. Ainsi, le réseau France Bleu est chargé d’une mission de service public pour prévenir la population en cas d’accident nucléaire. Certes, le contexte des attentats n’est pas comparable, mais nous avons bel et bien cette mission d’alerte de la population en cas de danger.

M. Pierre Lellouche. Certes, mais il faut pour cela que vous ayez un message de l’État : il n’est pas question que vous agissiez de votre propre chef !

M. Alexandre Ifi. Mme Dumas a évoqué les médias comme instruments de l’action terroriste. Il y a peut-être un défaut de confiance. On a cité l’exemple des États-Unis où, certes, il y a un référent, mais où les hélicoptères sont immédiatement sur les lieux d’un événement qui est donc vécu en direct. Les Américains aiment leur presse et peut-être que les Français n’aiment pas la leur – ce qui doit nous faire réfléchir. Pour que les choses aillent un peu mieux, il doit s’établir un rapport de confiance avec la presse qui, dans une démocratie, est un pouvoir important.

M. le président Georges Fenech. Nous en resterons à cette belle conclusion sur la liberté de la presse et la démocratie. Soyez assurés que la commission d’enquête partage entièrement ce point de vue. Aussi était-il important de vous entendre et de réfléchir ensemble. Nous ferons des propositions qui iront probablement dans le sens que vous avez indiqué.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Françoise Dumas, M. Olivier Falorni, M. Georges Fenech, M. Jean-Luc Laurent, M. Michel Lefait, M. Pierre Lellouche, M. Alain Marsaud, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. - M. David Comet, M. Jacques Cresta, Mme Lucette Lousteau