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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Mercredi 27 avril 2016

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 18

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016
Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Blanchot, directeur général du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et M. Thomas Dautieu, adjoint à la directrice des programmes

La séance est ouverte à seize heures dix.

Présidence de M. Georges Fenech.

Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Blanchot, directeur général du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), et M. Thomas Dautieu, adjoint à la directrice des programmes.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 achève, avec votre audition, le chapitre de ses travaux qu’elle consacre aux médias. Après avoir reçu, lundi, les syndicats de la presse, puis des représentants des chaînes de radio et de télévision, nous avons souhaité entendre le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui a été conduit, à la suite des attentats de janvier 2015, à relever de nombreux manquements de la part de ces dernières et à prononcer des mises en garde, voire des mises en demeure. Notre commission d’enquête a souhaité faire le point sur le traitement de l’information en abordant les problèmes que celui-ci peut soulever pour les victimes comme pour les services de sécurité, et la réponse de l’organe de régulation.

Cette audition, ouverte à la presse, fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Son enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée, et la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. Guillaume Blanchot et M. Thomas Dautieu prêtent successivement serment.

À la suite des attentats de janvier 2015, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, réuni en formation plénière, a relevé trente-six manquements imputables aux chaînes de télévision et aux radios, dont quinze ont donné lieu à mise en garde et vingt et un, plus graves, ont justifié des mises en demeure. Les sanctions que la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication autorise le CSA à prononcer sont-elles, de votre point de vue, adaptées aux manquements constatés ? Était-il possible, d’un point de vue juridique, de prononcer des sanctions plus lourdes ? Faut-il compléter la liste des sanctions que la loi autorise ?

Le CSA a-t-il été conduit à mettre en garde ou en demeure un ou plusieurs médias pour des manquements aux obligations résultants des textes, constatés à l’occasion d’autres attentats terroristes que ceux des mois de janvier et novembre 2015 ?

À la suite des attentats de janvier 2015, il semble que le CSA ait réuni les responsables des chaînes de télévision et des radios pour une « réflexion commune ». Qu’en est-il résulté ? Les chaînes de télévision et les radios ont-elles défini un cadre ou une charte de bonnes pratiques pour le traitement médiatique des attaques terroristes ?

À l’occasion des attentats du 13 novembre 2015, le CSA n’a pas relevé de manquement dans l’exercice de la responsabilité éditoriale des télévisions et des radios, mise à part une signalétique jeunesse qu’il a estimée inadaptée. Quelles en sont les raisons ? D’après vous, quelles ont été les principales différences dans le traitement de l’information en janvier et en novembre 2015 ?

Pensez-vous que la couverture médiatique des attaques terroristes devrait faire l’objet d’un encadrement plus strict ? Qu’il faudrait définir la nature des informations susceptibles d’être communiquées, ainsi que les contours de la collaboration entre les médias et les différents acteurs mobilisés à l’occasion d’attaques terroristes – les parquets, le préfet de police ou les préfets de département, les représentants des forces de sécurité et des secours ?

Quel regard portez-vous sur les dispositifs de lutte contre les fuites d’informations mis en place par les médias audiovisuels ? Comment pourrait-on les améliorer ?

M. Guillaume Blanchot, directeur général du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Les événements tragiques de l’année 2015 ont rappelé combien les médias audiovisuels jouent un rôle essentiel dans l’information du public sur le fait terroriste. De ce point de vue, une question primordiale est de savoir comment la liberté d’information, qui est fondamentale, peut être conciliée avec la nécessaire sauvegarde de l’ordre public et la préservation de la cohésion nationale.

Une réponse est apportée par l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, qui précise que l’exercice de cette liberté « ne peut être limité que dans la mesure requise » par un certain nombre d’éléments précis parmi lesquels la « sauvegarde de l’ordre public », le « respect de la dignité de la personne humaine », et la protection du jeune public. Il appartient aux médias audiovisuels soumis à cette loi d’assurer cette conciliation sous le contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Il convient de rappeler à cet égard que ce contrôle n’intervient jamais avant la diffusion des programmes. L’intervention du CSA se fait a posteriori, de son propre chef ou sur saisine d’un tiers, afin, le cas échéant, de faire respecter les grands principes posés par la loi.

Le CSA dispose, pour ce faire, d’un pouvoir de sanction, qu’il se doit d’exercer de façon graduée. La sanction, qui peut prendre différentes formes et qui est prononcée après engagement des poursuites et instruction du dossier par un rapporteur indépendant, ne peut intervenir qu’après une mise en demeure, elle-même souvent précédée d’une lettre de rappel ferme à la loi et à la réglementation, et d’une mise en garde.

J’en viens à la question de l’action du CSA à l’égard des médias traditionnels que sont les radios et télévisions lors des attaques terroristes des mois de janvier et novembre 2015.

Il y a un peu plus d’un an, le président du Conseil, Olivier Schrameck, rappelait, devant la commission d’enquête de votre assemblée sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, selon quelles modalités et dans quel esprit le CSA était intervenu auprès des éditeurs de services, radios et télévisions, au cours des premières semaines de l’année 2015. Les avertissements qu’il avait été amené à prononcer se fondaient sur des faits peu nombreux mais largement répandus, car répétés par de nombreux éditeurs. Vous l’avez rappelé, monsieur le président, quinze manquements ont donné lieu à des mises en garde, et vingt et un, jugés plus sérieux, à des mises en demeure. Je rappelle que Conseil avait procédé à un examen attentif de l’ensemble des séquences diffusées lors de ces tragiques événements, soit près de 500 heures de programmes. Il avait également été saisi d’un nombre particulièrement élevé de plaintes de téléspectateurs ou d’auditeurs, émus des conditions de traitement des attentats.

Je veux insister sur la différence de traitement par les radios et les chaînes de télévision des événements de janvier 2015 et de ceux de novembre 2015. Après avoir visionné les programmes diffusés sur les chaînes qu’il contrôle, le Conseil a fait part, dans un communiqué de presse diffusé dès le 25 novembre 2015, de sa satisfaction d’avoir constaté la quasi-absence de manquement. La couverture des événements de novembre 2015 n’a conduit le Conseil à intervenir qu’une seule fois jusqu’à maintenant, pour une signalétique jeunesse mal adaptée s’agissant d’une émission d’information.

Certes, les circonstances des attentats de novembre étaient différentes de celles du mois de janvier 2015, mais je souhaite souligner que le Conseil voit dans cette différence de situation le reflet d’une meilleure prise de conscience par les médias audiovisuels des exigences particulières, en termes de respect de l’ordre public et de respect de la dignité de la personne humaine, qu’impose le traitement médiatique d’événements aussi sensibles. Il y voit également le fruit de l’action pédagogique qu’il a souhaité mener dès janvier 2015, indépendamment des procédures de contrôle engagées qui ont abouti aux mises en demeure et aux mises en garde que j’ai citées.

En effet, face aux critiques et aux interrogations sur les conditions de traitement des attentats de janvier 2015 par les médias audiovisuels, le Conseil avait pris l’initiative de réunir, le 15 janvier, les représentants des radios et des télévisions afin d’avoir avec eux « une réflexion commune sur les questions et les difficultés qui ont pu être soulevées par l’accomplissement de leur mission ». Au cours de cette réunion, les éditeurs avaient notamment fait part de la difficulté à résister à la concurrence des réseaux sociaux sur lesquels étaient données des informations diverses et variées, souvent non vérifiées. Cette asymétrie comportait, selon eux, le risque qu’ils soient perçus comme les porte-parole d’une information « officielle ». Ils avaient également souligné les risques que comportait la diffusion d’une information trop aseptisée au regard de l’horreur de ces journées. De façon plus générale, ils avaient évoqué les difficultés particulières rencontrées dans l’exercice de la mission d’informer en raison des conditions exceptionnelles d’urgence et de gravité de la situation.

Le CSA considère que cette réunion a été extrêmement bénéfique pour lui-même, car cela lui a permis de nourrir sa réflexion, mais aussi pour les éditeurs, qui ont pu ainsi discuter avec le Conseil et confronter entre eux leurs points de vue sur leurs difficultés communes. Le traitement médiatique des attentats du mois de novembre 2015 me semble résulter de la prise de conscience et des enseignements postérieurs aux événements du mois de janvier. Je note par ailleurs, sans me prononcer sur le fond, puisque des procédures sont en cours, qu’un nombre significatif d’éditeurs a décidé de se désister des recours engagés contre les mises en demeure que leur avait signifiées le Conseil en février 2015.

S’agissant des moyens mis en œuvre par le CSA dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, je voudrais, à la suite de ces premiers constats, vous faire part de plusieurs considérations.

Le CSA s’est doté d’outils internes, à la mesure de ses moyens humains et financiers, pour assurer un contrôle en continu et immédiat des principaux médias lors de la survenance d’événements tragiques. Il a mis en place un dispositif particulier qui permet à ses agents de suivre les principales chaînes gratuites françaises qui traitent des sujets d’information, les chaînes d’information en continu, et les principales radios. Une cellule de veille, composée d’agents volontaires, permet ainsi, lors d’événements tels que les attentats de 2015, une remontée instantanée et efficace de l’information vers le président et les membres du collège du CSA. Cette cellule, qui peut fonctionner durant plusieurs jours si la situation l’exige, est composée d’une dizaine d’agents.

Une telle mobilisation représente un coût non négligeable pour le Conseil, tant en termes de moyens humains que matériels. Il conviendrait d’amplifier cet effort mais, dans le contexte de maîtrise et de réduction de la dépense publique, le Conseil, et c’est bien normal, prend sa part d’effort.

Monsieur le président, vous m’interrogez sur la possibilité d’étoffer les pouvoirs de sanction dont dispose le CSA. Ceux-ci sont nécessairement gradués. Après l’examen des programmes par les services du Conseil, un dossier peut être instruit puis présenté au collège qui en délibère. Si des faits ayant déjà donné lieu à une mise en demeure sont répétés, le rapporteur indépendant chargé d’engager les poursuites et d’instruire le dossier est saisi par le directeur général du Conseil. Le cas échéant, le rapporteur propose des sanctions au collège, qui en délibère. Dans l’état actuel du droit, le Conseil ne peut donc pas sanctionner immédiatement un manquement, car les sanctions, qu’elles soient pécuniaires ou le retrait de l’autorisation d’émettre, par exemple, ne peuvent être prononcées qu’après une mise en demeure et la répétition des manquements qui ont motivé cette dernière.

Nous ne contestons évidemment pas le cadre juridique dans lequel le Conseil exerce son pouvoir de sanction. L’éventail des sanctions prévues par la loi de 1986 nous paraît suffisamment large pour qu’il puisse réagir à la diversité des situations de manquement qu’il peut constater.

Il faut, par ailleurs, souligner les interrogations soulevées par l’évolution globale du paysage de l’information. S’interroger sur les conditions du traitement médiatique des attentats conduit inévitablement à s’interroger sur l’information relayée sur internet, en particulier par les plateformes numériques.

Pour ce qui est du prolongement sur internet des médias traditionnels, tels les services en ligne des journaux ou des radios, des réflexions et des analyses sont en cours pour déterminer s’il s’agit de services de médias audiovisuels à la demande – les SMAD selon un acronyme très en vogue en droit audiovisuel communautaire et dans le milieu de l’audiovisuel. Dans ce cas, ils seraient soumis à la directive européenne du 10 mars 2010 régissant les services de médias audiovisuels. Ces réflexions ont été éclairées par un arrêt récent de la Cour de justice de l’Union européenne qui a statué sur la qualité de SMAD d’un organe de presse autrichien.

La question posée par la profusion d’informations sur internet est surtout sensible s’agissant des plateformes numériques. Le caractère ouvert de ces plateformes – je pense en particulier aux réseaux sociaux et aux plateformes de vidéos – offre un outil de communication de très large portée à ceux qui veulent propager des discours d’incitation à la discrimination, à la haine raciale, des discours faisant l’apologie du terrorisme ou portant atteinte à la dignité de la personne. Or le rôle de ces plateformes est de plus en plus difficile à appréhender selon le régime de responsabilité prévu par la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, qui, transposant le droit communautaire, distingue les hébergeurs et les éditeurs, la responsabilité des premiers étant moins large que celle des seconds.

Considérées aujourd’hui comme des hébergeurs, quand bien même il apparaît qu’elles jouent, sous certains aspects et dans des proportions variables, un rôle d’éditeur et de distributeur, les plateformes numériques bénéficient d’un régime de responsabilité qui leur laisse une très large marge de manœuvre pour exercer un contrôle a posteriori sur les contenus qu’elles diffusent, selon des critères qui restent flous et qui changent d’une plateforme à l’autre, sachant par ailleurs que le juge n’intervient que rarement. À notre sens, cette situation n’est pas satisfaisante. Du CSA au Conseil d’État, en passant par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, de nombreux travaux ont été menés sur ce sujet afin de dégager des propositions et de faire évoluer le cadre juridique actuel. Ils montrent l’intérêt d’une plus grande intervention de la puissance publique afin d’éviter la critique relative à une « police privée » des contenus, parfois formulée lorsqu’une plateforme décide de retirer un contenu qu’elle juge illicite. Cette intervention pourrait, par exemple, prendre la forme de délivrance de labels ou de la rédaction de chartes, qui associeraient, outre les acteurs privés concernés, la société civile, les représentants des internautes et les pouvoirs publics. Dans ce cadre, l’expérience du CSA en matière de conciliation entre la liberté d’expression et la protection des valeurs nécessaires à notre démocratie peut sembler utile.

Cette réflexion est également menée au plan européen. Pour ce qui concerne le CSA, elle se tient notamment au sein du groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA), afin que la spécificité de ces plateformes soit mieux prise en compte par le droit européen.

Je veux, enfin, souligner la difficulté posée par certains programmes diffusés par voie satellitaire depuis des pays situés hors de l’Union européenne. Le sujet est rarement évoqué mais il a son importance, en particulier au regard du sujet dont traite votre commission d’enquête. La compétence du CSA s’exerce à l’égard de très nombreux services – ils seraient un millier – transmis par voie satellitaire et soumis à la loi de 1986, car reçus en Europe. Cette compétence s’exerce soit parce que les éditeurs de services utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d’une station située en France, soit parce qu’ils utilisent une capacité satellitaire française – en l’espèce, Eutelsat.

Lorsque le CSA constate l’existence de contenus qui peuvent être jugés contraires aux principes posés par la loi du 30 septembre 1986, il peut intervenir auprès de l’opérateur satellitaire pour demander la cessation de la diffusion de la chaîne concernée. Il l’a fait à plusieurs reprises ces dernières années, en particulier pour certaines chaînes diffusées du Moyen-Orient par des satellites d’Eutelsat, en raison de la diffusion d’images très crues et violentes, portant atteinte à la dignité de la personne humaine ou incitant à la haine ou à la violence pour des raisons de race ou de religion.

L’exercice de cette mission est difficile, car elle soulève deux questions.

L’une est la définition de la compétence du CSA en la matière au regard du critère de la liaison montante. Or il est difficile pour le Conseil de s’y référer, notamment parce que la localisation de cette liaison peut être facilement modifiée. Dans le cadre de la réflexion engagée par la Commission européenne sur l’évolution de la directive sur les services de médias à la demande, le CSA est favorable à ce que soit envisagée la suppression de ce critère pour s’en tenir à la seule capacité satellitaire.

L’autre question est celle des moyens alloués au CSA pour le contrôle des programmes satellitaires d’un millier de chaînes diffusées en langues étrangères – le plus souvent en arabe. Nous recevons certes parfois des signalements – l’ambassade d’Égypte, par exemple, nous en a adressés de façon récurrente –, mais la masse des informations à traiter est telle que nous ne sommes pas en mesure d’exercer pleinement notre mission. Nous nous sommes ouverts à plusieurs reprises aux pouvoirs publics de ces difficultés et de la nécessité que le CSA dispose, pour effectuer cette mission, de ressources supplémentaires, en particulier de moyens humains.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les manquements constatés par le CSA dans le traitement médiatique des événements de janvier 2015 ?

En l’état actuel du droit, le CSA ne peut prononcer une éventuelle sanction qu’en cas de réitération d’un manquement après une mise en demeure. Selon vous, la sanction devrait-elle être possible dès le premier manquement ? Souhaitez-vous la mise en place d’un dispositif plus répressif ? Des mises en demeure et des rappels à la loi ont été adressés aux chaînes, mais des sanctions ont-elles été prononcées ?

Quelles leçons le CSA a-t-il tirées du fait que BFM TV a donné une information relative à la présence de personnes dans la chambre froide de l’Hyper Cacher de Vincennes durant la prise d’otages, ce qui aurait pu mettre la vie de ces derniers en danger ? La charte de bonnes pratiques rédigée depuis par cette chaîne vous semble-t-elle intéressante ? Doit-elle constituer un modèle pour les autres médias ?

M. Guillaume Blanchot. Quelque sept motifs ont justifié les décisions prises par le Conseil en février 2015, à la suite des manquements constatés dans le traitement des attentats du mois de janvier.

Le 7 janvier 2015, France 24 a diffusé les images de l’assassinat du policier Ahmed Merabet par les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo. Même si l’instant précis de la mort n’a pas été montré, la séquence faisait entendre des détonations d’arme à feu ainsi que la voix de la victime. Le Conseil a considéré que « la diffusion de cette séquence n’était pas nécessaire à l’information du public », et qu’elle portait atteinte à la dignité de la personne humaine. Il a mis la chaîne en demeure de respecter ce principe fondamental.

M. le président Georges Fenech. France 24 n’est pas la seule chaîne à avoir diffusé ces images : les derniers mots de la victime ont été entendus par un grand nombre d’entre nous sur d’autres chaînes.

M. Thomas Dautieu, adjoint à la directrice des programmes du CSA. À la différence des autres chaînes, France 24 a diffusé la séquence complète, de l’arrivée du terroriste aux coups de feu, en passant par le moment où la victime implorait ce dernier.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Le CSA considère-t-il que les images vues sur les autres chaînes ne portaient pas atteinte à la dignité de la personne humaine ?

M. Thomas Dautieu. Il n’est pas facile de trouver l’équilibre entre la nécessité d’informer le public lors du déroulement d’un événement tragique, et le respect de la dignité de la personne humaine. Le Conseil a estimé, en février 2015, que la diffusion d’une photographie, sur laquelle le visage du policier avait été préalablement flouté, rendait compte de l’horreur de la journée du 7 janvier, mais que le choix de diffuser la séquence complète était attentatoire à la dignité de la personne humaine.

M. le président Georges Fenech. Nous avons tous entendu, et si je m’en souviens bien, sur d’autres médias que France 24, le policier s’adresser au terroriste et lui dire : « C’est bon, chef ! » Ce moment est sans doute, à la fois, l’un des plus douloureux de la séquence et des plus attentatoires à la dignité de la malheureuse victime ; pourtant, aucun autre média n’a été mis en demeure à ce sujet ?

M. Guillaume Blanchot. Non, aucun autre.

M. le président Georges Fenech. Et en ce qui concerne les manquements à la nécessaire prudence afin de ne pas porter préjudice à la sécurité ?

M. Guillaume Blanchot. Le collège a mis en demeure un certain nombre de chaînes pour divulgation d’informations concernant l’identification des frères Kouachi avant le lancement d’un appel à témoins par la préfecture de police. Ces médias ont donné des informations en dépit des demandes précises et insistantes du procureur de la République qui en avait appelé à leur responsabilité sur ces sujets.

M. le rapporteur. Quelles sont les chaînes concernées ?

M. Guillaume Blanchot. ITélé et LCI.

M. le président Georges Fenech. Par quels moyens le procureur de la République demande-t-il aux médias de ne pas diffuser une identité ?

M. Thomas Dautieu. Ce n’est pas par notre truchement. Je ne saurais vous dire si c’est de manière informelle ou lors d’une conférence de presse. Sauf erreur de ma part, il s’est exprimé lors d’une conférence de presse. En tout cas, des médias ont diffusé cette information, puis le parquet a rendu public ce qui circulait déjà.

M. le rapporteur. Monsieur Blanchot, vous évoquiez dans vos propos liminaires la mise en place d’un outil de contrôle immédiat. Dans un cas comme celui que nous venons d’évoquer, sachant que la divulgation de l’identité des frères Kouachi risque de gêner l’action des forces de l’ordre, le CSA peut-il, de son propre chef, contacter les chaînes dès qu’il a connaissance du manquement pour leur demander d’y mettre fin ? Avez-vous eu l’occasion de les appeler au mois de janvier ou de novembre, ou en êtes-vous restés à un contrôle a posteriori ? Dans des situations comme celle-là, l’immédiateté est tout l’enjeu. Il est bon qu’une sanction tombe un ou deux mois après les faits, mais, d’un point de vue opérationnel et pour préserver des vies humaines, il faudrait pouvoir intervenir instantanément.

M. Guillaume Blanchot. Au mois de janvier puis au mois de novembre 2015, le CSA a diffusé une note aux rédactions les appelant à la prudence et à la mesure. Le CSA a ainsi souhaité intervenir pendant le cours des événements en s’attribuant une compétence qui ne lui est pas explicitement dévolue par la loi.

La note du 9 janvier 2015 était rédigée en ces termes : « Face aux événements tragiques que connaît actuellement le pays, le Conseil supérieur de l’audiovisuel invite les télévisions et les radios à agir avec le plus grand discernement, dans le double objectif d’assurer la sécurité de leurs équipes et de permettre aux forces de l’ordre de remplir leur mission avec toute l’efficacité requise. » Dans celle du 14 novembre 2015, le Conseil a appelé « très vivement l’attention des rédactions des télévisions et des radios sur la nécessité de ne donner aucune indication susceptible de mettre en cause le bon déroulement des enquêtes en cours dans les circonstances tragiques que vit notre pays ».

Ni les missions ni les moyens du CSA ne lui permettent, en revanche, de détecter en temps réel les manquements des chaînes. En tout état de cause, pour prononcer une sanction, des procédures de contrôle seraient nécessaires et une décision nécessiterait une délibération du collège.

M. le rapporteur. Vous parliez d’un « outil de contrôle immédiat » « composé d’une dizaine d’agents », mis en place lors d’événements comme des attentats avec une « remontée instantanée » des informations. Quel est le rôle de ces agents s’ils ne gèrent pas vraiment l’immédiat ?

M. Guillaume Blanchot. Les agents en charge de ce contrôle font remonter l’information aux membres du collège. Si un manquement est constaté, nous entrons dans une procédure d’instruction classique qui peut aboutir, le cas échéant, au prononcé d’une sanction.

M. le rapporteur. Il n’existe donc aucune procédure en temps réel : vous ne disposez d’aucun moyen d’intervenir pour faire cesser la diffusion d’une information qui mettrait en cause la sécurité d’une opération en cours ?

BFM TV nous a dit, lundi dernier, n’avoir annoncé qu’une seule fois, pendant quelques secondes, la présence de personnes dans la chambre froide de l’Hyper Cacher. Si la chaîne avait repris cette information en boucle, sachant que Coulibaly regardait cette antenne, vous n’auriez rien pu faire en temps réel ?

Mise à part la question des moyens que vous avez évoquée, pensez-vous que vous devriez disposer de cette faculté ? Cela pourrait constituer une piste de réflexion pour les préconisations de notre commission d’enquête.

M. Guillaume Blanchot. Aujourd’hui, la loi ne donne pas au CSA la compétence pour une intervention en temps réel. Par ailleurs, cette démarche ne correspond pas à la philosophie du Conseil fondée sur des interventions a posteriori. Très attaché au respect de la liberté éditoriale des chaînes, le Conseil a bien conscience des enjeux liés à la protection de l’ordre public et au respect de la dignité de la personne humaine, mais ce type d’intervention n’entre pas dans ses missions.

M. le président Georges Fenech. Cela ne relève peut-être pas de votre compétence, mais pensez-vous que le procureur de la République pourrait prononcer une injonction afin d’imposer la rétention d’une information durant un certain temps ? Ce type de procédure existe dans certaines législations étrangères.

M. Guillaume Blanchot. Cette question ne relève, en effet, pas de mon champ de compétence. Il me semble toutefois, si l’on considère les enseignements tirés par les chaînes de ce qui s’est passé au mois de janvier, que la rédaction de chartes de bonne conduite et l’amélioration des relations entre les médias et les forces de l’ordre constitueraient des voies privilégiées pour faire évoluer les choses.

Parmi les autres manquements relevés par le Conseil au mois de janvier 2015, certaines chaînes ont désigné une personne comme étant l’un des terroristes recherchés.

M. Thomas Dautieu. Le nom et le prénom d’une personne potentiellement impliquée ont circulé très rapidement, information qui s’est révélée totalement fausse.

M. Guillaume Blanchot. Le Conseil a considéré que les chaînes avaient manqué de mesure dans le traitement de l’enquête, et qu’elles avaient pris le risque d’alimenter les tensions dans la population. Il a mis en garde les cinq chaînes concernées contre le renouvellement de tels manquements.

Le Conseil s’est aussi penché sur la diffusion d’images ou d’informations concernant le déroulement des opérations en cours, alors que les terroristes étaient encore retranchés à Dammartin-en-Goële et à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Le Conseil a considéré que la diffusion de ces informations et de ces images aurait pu être préjudiciable au déroulement des opérations ainsi qu’à la sécurité des otages et des membres des forces de l’ordre. Il a mis en garde les télévisions concernées au regard de la nécessaire conciliation entre la sauvegarde de l’ordre public et le respect de la liberté de communication.

L’annonce que des affrontements contre les terroristes avaient lieu à Dammartin-en-Goële alors qu’Amedy Coulibaly était encore retranché à la Porte de Vincennes a posé un autre problème. Le Conseil a considéré que la divulgation de cette information aurait pu avoir des conséquences dramatiques pour les otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, dans la mesure où Amedy Coulibaly avait déclaré lier leur sort à celui de ses complices de Dammartin-en-Goële.

M. le rapporteur. Les représentants des chaînes d’information que nous avons entendus lundi nous ont expliqué qu’au moment de l’assaut de Dammartin-en-Goële, ils ne savaient pas que Coulibaly était lié aux frères Kouachi. Ils considèrent, en conséquence, que la mise en demeure prononcée par le CSA à leur égard est assez injuste.

M. Thomas Dautieu. Le Conseil a établi une chronologie extrêmement précise des informations disponibles durant la journée du 9 janvier 2015. Elle montre sans ambiguïté possible que le lien entre le sort des otages de la Porte de Vincennes et celui des deux terroristes de Dammartin-en-Goële était connu avant l’assaut – je crois que l’information a été donnée par une radio. Le CSA s’est prononcé dans le cadre d’une procédure contradictoire en se fondant sur cette certitude.

M. le président Georges Fenech. Monsieur Blanchot, vous pourrez nous transmettre des éléments sur l’ensemble des manquements relevés pas le CSA. Au final, en dehors de mises en demeure et de mises en garde, aucune sanction n’a été prononcée contre aucun média.

M. Guillaume Blanchot. Cela s’explique par la nécessité d’une réitération du manquement. L’instruction d’un éventuel dossier reste, de plus, à l’initiative du rapporteur indépendant.

M. le rapporteur. Dans quel délai cette répétition doit-elle avoir lieu ? Doit-elle concerner un même événement ? Que se passerait-il si le manquement avait lieu aujourd’hui ?

M. Guillaume Blanchot. Il y aurait indubitablement répétition, à condition que le manquement soit constaté sur les mêmes fondements.

M. Pierre Lellouche. Lundi dernier, nous avons assisté à une sorte de mea culpa gêné mais prudent des chaînes de télévision. Elles nous ont surtout dit qu’elles ne faisaient finalement que leur métier dans une très saine ambiance de concurrence.

Estimez-vous que les mises en demeure consécutives aux événements du mois de janvier ont eu des conséquences positives sur le comportement des chaînes à la fin de l’année ? Serait-il utile que le législateur permette au Conseil ou au parquet de se saisir des manquements dès qu’ils se produisent, plutôt que de vous placer dans l’obligation d’attendre leur répétition ?

En l’état du droit, les chaînes s’en tirent très bien : elles ont failli mettre en danger la vie de dizaines de personnes, et elles n’en subissent aucunement les conséquences. Ce qui s’est passé est extrêmement grave, mais cela n’a rien changé pour elles. Si vos avertissements n’ont pas été entendus, ne faut-il pas en arriver à l’échelon supérieur et prévoir des sanctions pénales ? À mes yeux, ce qui s’est produit relève de la complicité et ressortit au domaine du pénal.

M. Guillaume Blanchot. J’ai déjà dit la différence de traitement de l’information des attentats par les médias entre janvier et novembre 2015. Elle est sans doute due à une prise de conscience générale de la part des médias, qui est probablement imparfaite mais qui reste, à notre sens, réelle. Elle résulte notamment des avertissements, des mises en garde et des mises en demeure prononcés par le CSA, mais aussi de la réflexion qu’il a souhaité engager avec les médias, des actions pédagogiques menées et de l’expérience.

M. Jean-Luc Laurent. Toutes les institutions et tous ceux qui sont partie prenante des événements de 2015 sont amenés à s’interroger sur ce qui s’est passé et sur les enseignements qui peuvent en être tirés pour améliorer nos pratiques et nos méthodes. Les forces de sécurité ou les secours ont fait l’objet d’une évaluation ; il est logique que ceux qui ont le pouvoir de diffuser de l’information ne soient pas exclus de ce travail.

Quelles sont vos réflexions sur le cadre légal actuel de l’action du CSA ? Doit-il évoluer ? La défense du droit à l’information ne peut pas tout justifier : la course à l’audimat, l’antenne pour l’antenne, les informations qui n’en sont pas, les experts dont on ne sait pas quelle expertise ils apportent… Ne croyez-vous pas que des règles sont nécessaires pour la diffusion de l’information – par exemple, sur la durée maximale du direct dans certaines circonstances ? Des records d’audience ont été enregistrés au cours de directs qui n’apportaient rien d’objectif ou de positif. Ne faudrait-il pas également organiser l’expertise, par exemple en délivrant une sorte de « brevet » aux experts ?

M. le président Georges Fenech. L’analyse de la qualité des experts relève-t-elle de votre mission ?

M. Thomas Dautieu. La loi du 30 septembre 1986 pose un certain nombre de grands principes généraux. À la fin de l’année 2013, le CSA les a déclinés dans une recommandation relative au traitement des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes par les services de communication audiovisuelle.

Au début de l’année 2015, il nous est apparu que cette recommandation concernait davantage les actes terroristes se déroulant à l’étranger que ceux ayant lieu en France. Lorsqu’il a rendu publiques ses mises en demeure, en février, le CSA a annoncé qu’il engagerait un cycle de réflexions avec les médias afin d’adapter le texte de 2013 à la lumière de l’expérience de janvier 2015. Ces réflexions n’ont pas été entamées dans l’attente de la décision du juge administratif saisi des recours contre les mises en demeure. Le travail d’adaptation différera selon que les positions du CSA seront validées ou non.

M. Pierre Lellouche. Qui a attaqué les mises en demeure formulées par le CSA ?

M. Thomas Dautieu. Tous les éditeurs ont introduit un recours gracieux devant le CSA. Après son rejet, ils ont tous attaqué les mises en demeure devant le Conseil d’État. À ce jour, environ la moitié d’entre eux se sont désistés.

M. Jean-Luc Laurent. Et s’agissant des événements de novembre ?

M. Thomas Dautieu. Nous nous inscrivons dans la même logique. Nous attendons de savoir si le raisonnement du CSA en termes d’atteinte à la dignité humaine ou au respect de l’ordre public est validé par la justice administrative pour engager une réflexion et modifier la recommandation du Conseil sur le traitement des actes terroristes.

M. Pierre Lellouche. La saisine du juge administratif vous a-t-elle empêchés d’agir en novembre dernier ?

M. Thomas Dautieu. En aucun cas ! Les modalités de traitement des attentats ont été examinées par le CSA de la même façon en novembre et en janvier, même si elles ont été extrêmement différentes, du fait en particulier des circonstances, car il n’y a pas eu de prises d’otages multiples au mois de novembre. Nous attendons seulement de disposer d’un socle juridique stable pour faire évoluer la recommandation dans un sens plus restrictif.

Mme Françoise Dumas. Pourrait-on prévoir un cadre particulier d’urgence qui permettrait de traiter de façon différente les cas où des vies sont mises en danger ?

Dans de telles circonstances, un point de communication régulier ne serait-il pas utile ? Il faut, en tout cas, véhiculer avec beaucoup de professionnalisme et de rigueur les messages politiques, sans que la sécurité des personnes soit jamais mise en cause.

Vous évoquiez les difficultés rencontrées pour contrôler les chaînes satellitaires. Le recours à une police européenne pourrait-il constituer une solution ? La mise en commun des efforts des polices nationales faciliterait le travail de tous.

M. Guillaume Blanchot. L’intervention en temps réel ne correspond ni aux missions du CSA ni à la philosophie de son rôle de régulateur. Le Conseil est, en revanche, en mesure de traiter des dossiers de manquement dans des délais qui peuvent être extrêmement brefs – de quelques heures à quelques jours après les faits pour une mise en demeure, par exemple. Reste que le CSA a pris la liberté de transmettre les notes que je vous ai lues aux rédactions.

Les éditeurs de services et les rédactions souhaitent voir s’améliorer la coordination de l’action des pouvoirs publics en général, et la relation de ces derniers aux médias s’agissant notamment de l’échange et de la délivrance d’informations. Cette responsabilité ne relève pas du domaine de compétence du CSA mais de celui des ministères concernés.

Au sujet de votre dernière question, madame Dumas, je me permets de rebondir sur le terme de « police » que vous avez utilisé. Nous ne sommes pas une police, nous sommes un régulateur. Je ne crois pas qu’une police européenne soit nécessaire. Du fait de l’existence d’un opérateur satellitaire français, nous exerçons une compétence en matière de chaînes satellitaires pour l’ensemble du territoire européen et pour le compte des États membres en vertu des directives communautaires.

M. le président Georges Fenech. Combien de plaintes de téléspectateurs avez-vous reçues concernant le traitement des événements de janvier et de novembre ?

M. Thomas Dautieu. Nous avons reçu plusieurs centaines de plaintes au mois de janvier, et quelques dizaines au mois de novembre.

M. le président Georges Fenech. Messieurs, il nous reste à vous remercier pour ces intéressantes informations.

La séance est levée à dix-sept heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pierre Aylagas, M. David Comet, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Serge Grouard, M. Jean-Luc Laurent, M. Michel Lefait, M. Pierre Lellouche, M. Jean-René Marsac, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Julie Sommaruga, M. Patrice Verchère