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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Jeudi 19 mai 2016

Séance de 9 heures

Compte rendu n°25

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des spécialistes du renseignement : M. Philippe Hayez, magistrat à la Cour des comptes, responsable de la spécialité « renseignement » de l’école des affaires internationales de l’Institut d’études politiques de Paris ; M. Sébastien-Yves Laurent, politologue, professeur à la faculté de droit et de science politique à l’Université de Bordeaux ; M. Jean-François Clair, inspecteur général honoraire de la police nationale, ancien directeur-adjoint de la direction de la surveillance du territoire (DST) ; M. François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique ; M. Damien Martinez, secrétaire général du Centre d’analyse du terrorisme (CAT)

La séance est ouverte à 9 heures 05.

Présidence de M. Georges Fenech.

Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des spécialistes du renseignement : M. Philippe Hayez, magistrat à la Cour des comptes, responsable de la spécialité « renseignement » de l’école des affaires internationales de l’Institut d’études politiques de Paris ; M. Sébastien-Yves Laurent, politologue, professeur à la faculté de droit et de science politique à l’Université de Bordeaux ; M. Jean-François Clair, inspecteur général honoraire de la police nationale, ancien directeur-adjoint de la direction de la surveillance du territoire (DST) ; M. François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique ; M. Damien Martinez, secrétaire général du Centre d’analyse du terrorisme (CAT).

M. le président Georges Fenech. Nous poursuivons nos investigations concernant le renseignement, en commençant tout d’abord par une réunion ouverte à la presse, sous la forme d’une table ronde réunissant des chercheurs spécialistes du renseignement.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Philippe Hayez, magistrat à la Cour des comptes, responsable de la spécialité « renseignement » de l’école des affaires internationales de l’Institut d’études politiques de Paris ; M. Sébastien-Yves Laurent, politologue, professeur à la faculté de droit et de science politique de l’Université de Bordeaux ; M. Jean-François Clair, inspecteur général honoraire de la police nationale, ancien directeur-adjoint de la direction de la surveillance du territoire (DST) ; M. François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ; et M. Damien Martinez, secrétaire général du Centre d’analyse du terrorisme (CAT).

Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre Commission d’enquête. Nous allons pouvoir aborder avec vous l’ensemble des problématiques concernant le renseignement, qu’il s’agisse de la coordination des services, de la coopération internationale, notamment européenne, ou du renforcement des moyens, humains et juridiques.

Cette table ronde fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale ; son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée et la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Philippe Hayez, Sébastien-Yves Laurent, Jean-François Clair, François Heisbourg et Damien Martinez prêtent successivement serment.)

Comment expliquer l’interruption des écoutes des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, auteurs des attentats de l’Hyper casher et de Charlie Hebdo, alors que les analystes soulignent que c’est lorsque des individus radicalisés adoptent un comportement discret qu’ils sont le plus près d’un passage à l’acte ? De même, comment se fait-il que Samy Amimour, l’un des kamikazes du Bataclan, ait pu auparavant quitter le territoire français alors qu’il était sous contrôle judiciaire ? Pourquoi ne faisait-il l’objet d’aucune surveillance de la part des services de renseignement ? Comment expliquer qu’Ismaël Omar Mostefaï, qui faisait l’objet d’une « fiche S », ait également pu quitter le territoire français et, par ailleurs, que les services de renseignement n’aient pu localiser Abdelhamid Abaaoud tout au long de l’année 2015 ? Cela pose également la question de la coopération avec les autres services européens. Nous cherchons à comprendre ces trous dans la raquette.

Que pensez-vous de la création de l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT) ? Ne fait-il pas doublon avec l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) ? Nous avons constaté que l’EMOPT n’était même pas connu de tous les services de renseignement, et cela nous interpelle.

Enfin, ne devrions-nous pas tirer les mêmes conséquences que les Américains après les attentats du 11 septembre et créer une base commune de renseignement antiterroriste ?

M. François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique. L’UCLAT a été créée en 1984 à la suite de défaillances graves en matière de lutte antiterroriste, notamment la non-transmission en temps et en heure des informations de nature à prévenir l’attentat de la rue Marbeuf, une affaire relatée dans mon précédent livre, Secrètes Histoires.

Ce qui est frappant, tout au long de ces dernières années, c’est la très grande difficulté d’intégrer pleinement la gendarmerie, dans sa fonction de renseignement, au sein des deux cercles du renseignement. Au moment de l’élaboration du Livre blanc sur la défense nationale de 2008, j’ai été responsable du groupe de travail sur la réforme des pouvoirs publics et membre du groupe informel créé pour procéder à la réforme de la communauté du renseignement. Pour des raisons que j’ignore, l’Élysée avait décidé que la gendarmerie n’appartiendrait pas au Conseil national du renseignement (CNR) que nous préconisions de créer. La gendarmerie a créé une sous-direction de l’anticipation opérationnelle à Issy-les-Moulineaux, que je vous invite à visiter ; c’est un extraordinaire poste de commandement de gestion du renseignement opérationnel.

Alors que la gendarmerie fait partie du ministère de l’intérieur depuis le 1er janvier 2009, je n’ai pas le sentiment que cette fusion ait été pleinement réalisée. Je ne sais s’il fallait créer un EMOPT pour assurer cette intégration : cela aurait pu passer par l’UCLAT. En revanche, si nous souhaitons lutter contre le terrorisme avec du renseignement intérieur, il vaut mieux que la gendarmerie soit intégrée dans le premier cercle du renseignement, non seulement au ministère de l’intérieur mais aussi au niveau du CNR et du coordonnateur national du renseignement. Personnellement, je suis consterné que l’on n’ait toujours pas pris acte du fait que la gendarmerie fait du renseignement intérieur.

En ce qui concerne l’interconnexion des fichiers, qui est le sujet de votre dernière question, les États-Unis sont clairement allés trop loin dans cette direction car cette interconnexion est devenue elle-même un problème de sécurité. Quand le jeune soldat Manning a livré à WikiLeaks quelque 750 000 télégrammes classifiés du département d’État, il opérait à partir d’un fichier intégré.

Comme beaucoup de nos concitoyens, j’ai été frappé par le fait que la voiture emmenant M. Salah Abdeslam vers la Belgique dans la nuit du 13 au 14 novembre ait été contrôlée trois fois sans que cela pose de problème à son occupant. Je note que les Belges ont capturé M. Abdeslam vivant au bout de quatre mois, tandis qu’il a fallu quatre ans à nos services pour arrêter M. Colonna, présumé coupable de l’assassinat d’un préfet en Corse, dans une île de 200 000 habitants, soit à peu près la population de Molenbeek. Nous ne sommes donc pas bien placés pour donner des leçons aux Belges ou à nos autres partenaires européens en matière de renseignement.

Quand un individu cesse d’avoir recours à son téléphone, le réflexe professionnel est non pas de prolonger les écoutes, puisqu’il ne se passe plus rien, mais d’essayer de pister l’individu autrement. Je note que la surveillance du frère Kouachi en question était bonne quand il était dans le ressort de la préfecture de police de Paris, et qu’il est complètement sorti des radars une fois rendu à Reims ; j’en déduis que le dispositif parisien ne fonctionnait pas de la même manière que le dispositif en province, ce qui nous renvoie à la question des conséquences du démantèlement des renseignements généraux (RG) et à celle de l’intégration du renseignement d’origine gendarmesque en province.

M. Damien Martinez, secrétaire général du Centre d’analyse du terrorisme (CAT). La spécialité du Centre d’analyse du terrorisme (CAT) est le renseignement financier. Il est aujourd’hui possible aux individus susceptibles de commettre des actes terroristes de se dissimuler grâce à des outils nouveaux. Hayat Boumeddiene, par exemple, cette jeune femme impliquée dans les attentats, a pu fuir le territoire national en utilisant une carte prépayée anonyme lui permettant d’enregistrer un billet d’avion sous une fausse identité. De même, certains véhicules sont loués avec des moyens de paiement anonymes. Ces nouveaux outils rendent difficile un suivi en temps réel.

S’agissant des croisements de fichiers, la France a l’un des systèmes de protection de données les plus contraignants au monde. Dans le domaine de la lutte contre le financement du terrorisme, on se rend compte des limites du système. Le secteur privé britannique dispose de masses de données concernant les crédits ; en France, pour des raisons liées à la protection de la vie privée, ce type de données n’existe pas, alors qu’elles permettent de détecter des profils à risque.

M. Jean-François Clair, inspecteur général honoraire de la police nationale, ancien directeur-adjoint de la direction de la surveillance du territoire (DST). J’ai dirigé la section antiterroriste, puis la division, le département, la sous-direction – au fur et à mesure qu’elle prenait de l’ampleur – de 1983 à 1997, avant de devenir directeur-adjoint de la DST. Je connais donc les difficultés du travail quand le nombre de suspects passe de quelques dizaines à des centaines, voire des milliers. Lorsque le Livre blanc de 2008 a créé la communauté du renseignement, la DGSE s’est vu affecter 900 effectifs supplémentaires sur cinq ans tandis que le renseignement intérieur ne recevait rien ; il a fallu attendre 2014 pour qu’il reçoive du personnel en plus.

Si la gendarmerie est intégrée dans la communauté du renseignement, il faudra aussi intégrer la police, car la gendarmerie est une police qui travaille sur une partie du territoire tandis que la police travaille sur l’autre partie.

La réforme de 2008 n’a pas été complète. Il y avait longtemps que nous souhaitions mettre fin à la très nuisible concurrence entre les RG et la DST dans la lutte antiterroriste. Avant l’apparition du terrorisme djihadiste, la plupart des terroristes venaient de l’extérieur – depuis lors, il s’agit d’une population française. Les RG surveillaient les communautés à risque et recevaient des tuyaux mais, la coordination n’existant pas, ils les gardaient pour eux. La sous-direction de l’information générale (SDIG) a donc été créée, mais cela a été mal pensé. Les anciens de la DST qui n’ont pas rejoint la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) née de la fusion des RG et de la DST se sont sentis abandonnés. Il a fallu attendre la création de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et du renseignement territorial en 2014 pour que les attributions soient clairement définies. Les gendarmes font partie du renseignement territorial.

Une coordination permanente a lieu dans les locaux de la DGSI entre services de renseignement, le but étant de se répartir le travail. Le renseignement territorial est présent dans tous les départements mais il ne s’occupe pas de toutes sortes de sujets comme les RG le faisaient à la demande des préfets, qu’ils informaient de la situation dans les départements. L’UCLAT n’est pas un service opérationnel. La seule fois où elle l’a été, c’est pendant les attentats de 1995, quand le directeur général de la police nationale l’a dirigée personnellement, avec l’autorisation des services n’appartenant pas à la police. L’UCLAT sert à échanger des renseignements. C’est elle qui gère, d’après ce que j’ai compris, le fichier des djihadistes.

S’agissant des écoutes, quand il n’y a plus d’appels, on passe à autre chose. Quant aux fiches S, ce sont des fiches d’attention ; pour qu’elles soient utiles, il faut que les gens soient contrôlés.

L’échange entre services de renseignement intérieur marche très bien en Europe – ces services se rencontrent dans le cadre du Club de Berne –, mais ce n’est pas de la coopération opérationnelle, laquelle se fait entre services travaillant sur une affaire commune. Pour que la coopération internationale fonctionne, il faut que tous les pays s’investissent. Or, quand un pays n’a pas été frappé, il ne s’investit pas pleinement, et il y a en effet des « trous dans la raquette ». La France s’investit depuis les années quatre-vingt-dix, de même que l’Angleterre, depuis qu’ils ont eu le représentant du GIA algérien sur leur sol.

M. Sébastien-Yves Laurent, politologue, professeur à la faculté de droit et de science politique à l’Université de Bordeaux. Tout au long de l’année 2015 s’est fait entendre la demande que le renseignement soit amélioré. Cela peut se faire en améliorant les capteurs, humains ou techniques, ou en réorganisant les structures administratives et le cadre juridique, et cela a été fait, mais le véritable levier passe par l’analyse des informations dans une perspective d’anticipation.

Il s’agit d’un travail qualitatif sur la base d’informations factuelles. La principale difficulté de ce que j’appelle « l’analyse renseignement » est de dépasser la pure description des phénomènes pour faire de l’anticipation à l’échelle stratégique. Cette analyse renseignement fait l’objet de réflexions, de recherches opérationnelles et de formations, notamment à l’université, à l’image de différents masters, dont le master SGAT (sécurité globale et analyse trilingue) de l’Université de Bordeaux.

Les trois grands défis de l’analyse renseignement sont la temporalité – les analystes ou traitants du renseignement doivent réfléchir aux différentes échelles de temporalité qui font appel à des compétences différentes –, la spatialité et altérité – les intérêts français se situent sur des aires géographiques et culturelles extrêmement variées, et il est nécessaire que les analystes disposent des outils leur permettant de comprendre les phénomènes dans ces environnements qui ne sont pas ceux de la France et de l’Occident –, enfin l’incertitude. Sur ce dernier point, le directeur de la DGSE écrivait dans la Revue Défense nationale début 2014 qu’il faut réduire le champ de l’incertitude à défaut de réduire l’incertitude elle-même.

Pour relever ces trois défis, les services de renseignement ont deux atouts. Ils ont tout d’abord la possibilité de quitter le registre de l’intuition, parfois fragile, en s’appuyant sur des méthodes et des savoirs précis dans les sciences humaines et sociales. Ce ne sont pas là des savoirs théoriques mais des connaissances de terrain, concrètes, qui permettent de répondre à des questions précises, par exemple sur le passage à l’acte, que vous avez évoqué, monsieur le président. Le second atout est le recours aux « données massives », au big data ; il faut en faire du smart data et à cette fin réfléchir à la création de logiciels d’aide à l’analyse. L’analyse doit utiliser le quantitatif pour produire de l’information qualitative. Il convient, à mon sens, que ces logiciels soient produits sur la base des besoins des utilisateurs, qui peuvent participer à leur élaboration.

M. le président Georges Fenech. Ce que nous avons autorisé dans la dernière loi sur le renseignement, au sujet des algorithmes, y répond, n’est-ce pas ?

M. Sébastien-Yves Laurent. En partie. Les algorithmes de détection permettent d’identifier des individus susceptibles de passer à l’acte, mais c’est autre chose de détecter des groupes qui, sans échelle de temps identifiée, sont en voie de criminalisation ou de radicalisation.

M. Philippe Hayez, magistrat à la Cour des comptes, responsable de la spécialité « renseignement » de l’école des affaires internationales de l’Institut d’études politiques de Paris. La menace a changé. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une menace d’origine externe avec une population sur le territoire européen connectée de manière profonde à cette menace. Cela signifie que la réponse ne peut pas être déplacée entièrement sur le champ du renseignement intérieur. Il n’y a eu à ce jour qu’un exercice approfondi sur la nature de la menace terroriste : le Livre blanc de 2006. Cette réflexion, qui a déjà dix ans, a été conduite à une époque où l’ennemi principal était Al-Qaïda. Il est temps de refaire un exercice global.

La communauté du renseignement, une création tardive en France puisqu’elle date de 2008, est définie depuis la loi du 24 juillet 2015 de manière fonctionnelle : un service de renseignement est un service habilité à utiliser les dix techniques que la loi réserve à ces services. Cela dit, le paysage administratif français est fracturé : police nationale, gendarmerie nationale, préfecture de police, qui peut être efficace mais aussi insulaire, forces armées, qui prétendent désormais contribuer à la détection… Surmonter ces difficultés ne passe pas principalement par une coordination opérationnelle. Je crois comprendre que l’EMOPT a été créé pour résoudre les difficultés engendrées par la sortie de la DGSI du périmètre de la police nationale et la nécessité de reconstituer au sein du ministère de l’intérieur une entité coordonnant la gendarmerie, la police nationale et la DGSI. Mais c’est une réponse circonstancielle ; le vrai sujet, c’est qu’il nous manque un échelon.

M. le président Georges Fenech. Le coordonnateur national du renseignement est-il utile ?

M. Philippe Hayez. Créé pour incarner physiquement la communauté nationale, il a une fonction symbolique forte, mais c’est plus un conseiller du Président de la République en matière de renseignement qu’un véritable coordonnateur.

M. le président Georges Fenech. Qui est donc le coordonnateur opérationnel ?

M. Philippe Hayez. C’est de fait le ministère de l’intérieur et les services qui en dépendent. Il manque un échelon intermédiaire entre la coordination politique et la coordination opérationnelle. C’est la leçon qu’ont tirée les Britanniques et les Américains en créant un service dédié au pilotage stratégique. Il s’agit de planification. La lutte antiterroriste sera longue et ample, elle doit mobiliser non seulement les services de renseignement mais aussi les services de l’État, les collectivités territoriales, les gestionnaires d’infrastructures…

M. le président Georges Fenech. Vous n’ignorez pas que la DGSI a été désignée comme le service organisateur de l’antiterrorisme en France.

M. Philippe Hayez. Je ne suis pas certain que cela suffise. J’ai visité à plusieurs reprises, aux États-Unis, le National Counterterrorism Center (NCTC), rattaché au Director of National Intelligence (DNI), le coordonnateur américain. C’est la fonction de strategic planning, ou pilotage stratégique, du NCTC qui est intéressante : il entraîne l’ensemble de la communauté nationale américaine pour avancer dans la résolution des difficultés, y compris en impliquant les acteurs diplomatiques – un rôle que le ministère de l’intérieur en France n’est pas en mesure de jouer.

En ce qui concerne le renseignement intérieur, au moment où la France faisait face à des violences urbaines, il existait un outil formidable de remontée d’informations, « l’échelle de Lucienne », du nom d’une commissaire divisionnaire des RG, normalienne, Mme Lucienne Bui Trong. Il s’agit d’une échelle des menaces de violences, signaux faibles. J’espère que le service central du renseignement territorial (SCRT) montera en puissance. Je ne suis pas certain que l’échelon départemental soit le plus pertinent. Il faudra s’assurer que des liaisons s’établissent avec les magistrats et les gestionnaires des collectivités.

Le système britannique en matière de coordination territoriale repose sur un organe de planification stratégique, le Joint Terrorism Analysis Centre (JTAC). Les responsables britanniques que je rencontre me disent que nous étions meilleurs qu’eux il y a dix ans mais qu’ils nous ont rattrapés depuis lors.

J’ai des doutes sur la DGSI car nous sommes parvenus, par tâtonnement, à un modèle hybride. Le service a été sorti de la direction générale de la police nationale, mais le décret dit malgré tout que c’est un service de la police nationale, car il est dirigé par des policiers. Il a par ailleurs conservé une compétence judiciaire. Le Security Service britannique, quant à lui, n’est pas rattaché à la police, n’a pas de compétence judiciaire, n’est pas dirigé par des policiers et a donc développé une culture plus spécifiquement « renseignement », par rapport à une culture policière plus intuitive. Chez nous, certaines fiches S servent à la judiciarisation, alors que le renseignement consiste surtout, par nature, à projeter des sources.

Le Livre blanc est devenu caduc en matière de technologie. Notre législation de 1978, révisée en 2005, nous interdit, au nom de la protection de la vie privée, d’interconnecter des fichiers alors que nous avons besoin de travailler sur du big data pour déceler certains comportements. Il faut avoir le courage de revoir cet équilibre entre la protection de la vie privée et les capacités de nos services, mais c’est une question taboue dans notre pays.

M. le président Georges Fenech. Pour vous résumer, notre organisation du renseignement manque d’un organisme de planification stratégique.

M. Philippe Hayez. Il faut un nouveau Livre blanc, une fonction durable de planification stratégique assurée au sein de l’État central, ainsi qu’une réflexion sur l’organisation interne du ministère de l’intérieur et la question des fichiers.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. N’y a-t-il pas un problème d’organisation structurel ? Par exemple, nos services de renseignement ne sont-ils pas trop nombreux, ou faut-il au contraire intégrer d’autres services à la communauté du renseignement ? Serions-nous plus efficaces si nous décidions une sorte de Big Bang ou bien, dans cette période difficile pour nos services, un Big Bang risquerait-t-il de déstabiliser leur travail ?

Il existe plusieurs fichiers, et on a parfois le sentiment que chacun a ses fichiers, sa chasse gardée, que les uns et les autres se contentent de mettre en commun des informations ponctuelles de temps en temps, sur certaines cibles. Ne faudrait-il pas un fichier commun à l’ensemble des services du premier cercle ?

M. Philippe Hayez. Je ne suis pas partisan d’un Big Bang. Nous sommes tout de même dans une logique vertueuse : depuis dix ans, nous adaptons nos services. Il n’y a pas non plus de nombre d’or en la matière. Il convient de réfléchir aux moyens et aux outils plutôt que de faire du mécano sur les périmètres.

Je ne partage pas le scepticisme de François Heisbourg sur l’interconnexion des fichiers. Manning a révélé des fichiers peu classifiés. Il convient certes de prévoir des mesures de sécurité mais il ne faut pas s’interdire l’interconnexion à cause du risque de fuites. Ma suggestion serait de permettre aux services d’accéder à une sorte de fichier TIDE, la base de données antiterroriste du NCTC comptant plusieurs millions de noms. L’interconnexion me paraît essentielle mais elle supposera plus de contrôles, notamment a posteriori, pour s’assurer qu’il n’y a pas de dérapages ; actuellement, la Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement (CNCTR) contrôle seulement la justification des demandes d’accès.

M. François Heisbourg. Je fais partie des six personnes qui ont rédigé le Livre blanc de 2006. C’est notre seul corps de doctrine et il faut évidemment le mettre à jour. Cela dit, j’invite la Commission d’enquête à regarder les scénarios envisagés dans ce Livre blanc : ils sont très voisins des faits qui se sont déroulés l’an dernier.

La création de la communauté du renseignement à la suite du Livre blanc de 2008 a été une sorte de Big Bang. Ce Big Bang comportait deux données d’entrée dont nous souffrons encore : la fusion de la DST et des RG et le statut la gendarmerie. Le groupe de travail n’a pas évoqué ces deux sujets car le Président de la République avait pris sa décision. La gendarmerie a essayé de faire procéder à un contre-arbitrage, mais la décision a été maintenue de la sortir du premier cercle.

Je considère que le renseignement de proximité devrait être intégré dans le premier cercle. Par ailleurs, s’il a été décidé de faire de la DGSE la plateforme technique principale de la communauté du renseignement, le modèle de base pour la coordination évoqué par certains membres du groupe de travail était le modèle britannique avec, au sein du Cabinet Office, un pouvoir d’arbitrage sur la planification des moyens des services et non un rôle stratégique de conduite des opérations. Cette option n’a pas été retenue mais elle peut être ressuscitée. Enfin, il nous manque, également sur le modèle britannique, plus voisin du nôtre que le système américain, un Joint Intelligence Committee (JIC), c’est-à-dire un organe de pilotage stratégique. Nous ne l’avions pas envisagé à l’époque car il faut pouvoir marcher avant de courir et nous n’avions pas alors de communauté du renseignement.

M. le président Georges Fenech. Pourquoi l’EMOPT ne remplit-il pas cette mission ?

M. François Heisbourg. Il faut que cela se fasse dans l’interministériel le plus complet. Face à des événements comme ceux du 13 novembre, c’est l’ensemble de la République qui doit être mobilisée, et pas seulement les Brigades du Tigre, si vous me passez l’expression.

M. le président Georges Fenech. Il faudrait, en fait, un EMOPT auprès du Premier ministre.

M. François Heisbourg. Il faudrait que ce soit auprès du chef de l’État.

M. le rapporteur. L’UCLAT et l’EMOPT sont rattachés au ministère de l’intérieur. Le coordonnateur, placé auprès du chef de l’État, a certes permis la création des cellules Hermès et Allat mais il ne conduit pas vraiment un travail d’analyse. Peut-on envisager une véritable coordination et analyse au plus haut niveau, peut-être à l’instar de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) en Belgique, pour ajuster, indépendamment de la situation politique, le niveau d’alerte en matière de terrorisme ? Le plan Vigipirate, par exemple, n’a jamais évolué depuis 1995 car c’est politiquement compliqué.

M. François Heisbourg. Je fais partie de ceux qui considèrent que le JTAC est un bon modèle. Un organisme extérieur peut faciliter la prise de décision politique, délicate dans le cas d’une baisse de niveau d’alerte dans la mesure où la sanction peut être très dure si, une semaine après une baisse du niveau d’alerte, un attentat se produit, ce qui s’est passé à Londres en juillet 2005. Que le niveau d’alerte soit en Angleterre décidé par un organisme dont c’est le métier a réduit le coût politique de la mesure.

M. Pierre Lellouche. La Commission d’enquête devra dire si la suppression des RG est à l’origine du désordre dénoncé par certains. Je pense que les RG étaient un instrument baroque qui faisait beaucoup de renseignement politique alors que le problème terroriste a changé en France. En matière intérieure, il est important de s’assurer que le renseignement remonte depuis les zones sensibles car le problème est l’importation au sein de communautés musulmanes d’un terrorisme issu des contradictions de l’islam au Proche-Orient. Le renseignement doit être tourné en direction des zones où le risque existe, et où il est d’ailleurs souvent mêlé à la criminalité de droit commun, telle que le trafic de drogue. Les moyens doivent être bien sûr à la hauteur ; l’écart entre un pays comme Israël et la France en nombre d’agents de renseignement est d’un à dix.

S’agissant de la coordination au niveau stratégique, je rejoins l’analyse de M. Hayez. Il manque un lieu de coordination, ce que les Israéliens appellent « l’Aquarium ». J’ai créé, pendant la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy, le coordonnateur national du renseignement afin que le Président de la République dispose d’un outil de centralisation du renseignement, sachant que le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) à l’époque ne remplissait pas ce rôle – je ne sais d’ailleurs toujours pas ce que fait ce service, rattaché au Premier ministre alors que les décisions remontent au Président de la République. Si le coordonnateur, coincé entre le conseiller diplomatique et le chef d’état-major particulier, n’a pas d’espace pour exister et se contente de transmettre les notes, il ne joue bien évidemment pas son rôle. Les Américains ont créé un Office of the Director of National Intelligence (ODNI) où existe un bureau de coordination des dix-sept agences de renseignement, avec un rôle de chien de garde de façon que l’information parvienne au directeur et soit coordonnée avec le niveau opérationnel. Nous n’avons rien de tel.

Je laisse de côté la coopération internationale et le total capharnaüm qui existe au plan européen.

M. Jean-François Clair. En ce qui concerne le Big Bang, à part la coordination stratégique, nous disposons de tous les outils. Si le coordonnateur joue son rôle et si le Président de la République donne l’impulsion, le système peut fonctionner. Il faut une direction effective.

Nous réclamions depuis longtemps la fusion des services intérieurs, je l’ai dit, et nous avons frôlé la catastrophe en 1995 parce que la DST et les RG ne se parlaient pas ; nous n’avons pas évité les attentats mais nous les avons solutionnés. Le service de renseignement territorial remplit le même rôle que les RG mais en plus concentré et il dépend de la sécurité publique. Quand la SDIG a été créée, la sécurité publique n’y croyait pas ; aujourd’hui, ils sont motivés. Contrairement à certains, je ne pense pas que la DGSI devrait s’occuper de tout, y compris de renseignement territorial.

La plupart des agents des services de renseignement intérieurs de l’Europe ne sont pas des policiers. Que la majorité de nos agents de renseignement intérieur le soient est un avantage de la France qui lui est reconnu. N’oubliez pas non plus que le FBI américain a lui aussi la compétence judiciaire. En matière de contre-terrorisme, le renseignement naît du judiciaire et le judiciaire naît du renseignement. Nous recueillons des informations à partir des affaires judiciaires.

M. Georges Fenech. Il n’en demeure pas moins qu’à partir du moment où le renseignement est judiciarisé, il ne peut plus être partagé avec d’autres services.

M. Jean-François Clair. Je ne pense pas que ce soit une règle absolue.

M. Philippe Hayez. Je confirme que, dès lors que les affaires sont judiciarisées, les services ne peuvent plus accéder aux renseignements. Par exemple, les services capables de décrypter et d’exploiter ce type de données ne peuvent le faire sur les téléphones ayant été saisis lors des perquisitions après le 13 novembre.

Il faut se demander si notre modèle antiterroriste, datant des années quatre-vingt et caractérisé par une forte relation entre le juge, spécialisé, et le service de sécurité intérieure, est encore un bon modèle. Il ne fait aucun doute qu’il faut pouvoir judiciariser mais ce n’est pas la seule voie. Chez nos amis britanniques, le service de sécurité intérieure n’a pas de compétence judiciaire et n’est pas non plus composé de policiers, mais il ne fait pas état de difficultés particulières pour transmettre des éléments à l’autorité judiciaire.

Je me permets d’appeler votre attention sur la publication, le 8 juillet prochain, du rapport de la commission Chilcot, le dernier avatar de l’examen de conscience britannique après l’Irak. Ce rapport relate la relation étrange qui s’est nouée sous Tony Blair entre l’autorité politique et les services, avec le constat que la proximité a aussi des limites. On y trouve une critique du JIC.

Aux États-Unis, on reprochait aux services, après le 11 septembre 2001, d’avoir oublié de « connecter les points », connecting the dots. Ils ont donc créé l’ISA, qui vise à s’assurer que les systèmes sont connectés.

Le mot « opération » n’a pas été prononcé. C’est un mot absent du langage politique et administratif français. Vous n’en trouvez la mention que dans la loi créant la délégation parlementaire au renseignement (DPR), qui indique que cette DPR n’a pas le droit de connaître des opérations en cours ou passées, mais personne ne sait ce qu’est une opération de renseignement. Une opération est une prise de risque qui nécessite une autorisation. Nous avons besoin d’un système bien défini d’autorisation et de prise de responsabilité ; la procédure n’existe pas.

La coopération internationale est la dimension la moins régulée du paysage français du renseignement. Dans la première lettre de mission du coordonnateur, le Président de la République demandait à M. Bajolet de s’assurer de cette coordination. Je crois comprendre qu’il n’en est rien. La seconde dimension du pilotage, c’est de faire en sorte que quelqu’un veille à ce que nous ayons de bonnes relations avec les partenaires étrangers ; la procédure, là non plus, n’existe pas.

Le renseignement est une affaire de tribus et de cultures, policière, militaire, d’autres encore ; il y a, comme disent les Américains, chiens et chats. Si l’on n’intègre pas cette dimension sociologique dans la réforme du renseignement intérieur de 2006-2008, et la forte sociologie policière de ces services, on ne peut comprendre pourquoi nous en sommes là.

M. Sébastien-Yves Laurent. Un premier rapport, celui de Lord Butler, a très bien montré que, dans l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne en Irak, le JIC avait failli. La politisation du renseignement a joué un rôle très fort dans l’anticipation de la prétendue menace d’armes de destruction massive. Cela s’explique par le fait que davantage de conseillers politiques que d’analystes ont été recrutés au JIC dans les années quatre-vingt-dix. S’il est nécessaire de se doter d’un organe de pilotage stratégique, il faut cependant se garder du risque de porosité entre analyse et politisation du renseignement.

L’appareil de renseignement français a été modifié de 2007 à 2015 de façon considérable. Jamais depuis la Libération l’appareil de renseignement français n’avait été autant transformé. Il faut que les services absorbent ces réorganisations successives. C’est une révolution technocratique du renseignement, il convient à présent d’engager une réforme plus discrète et peu coûteuse : la mutation culturelle du renseignement. Pour anticiper les menaces, ce ne sont pas les savoirs juridiques ou les sciences administratives qui sont les plus pertinentes.

M. Christophe Cavard. Le renseignement a un rôle de prévention, d’où l’importance de l’analyse des informations. Or tous les services ne sont pas égaux en termes de moyens : M. Clair a rappelé la part de la DGSE, sauf en 2014, dans l’affectation d’effectifs supplémentaires. Pensez-vous que la situation soit équilibrée à cet égard, sachant en particulier que c’est aujourd’hui la DGSI qui joue le rôle de chef de file ? Quels sont par ailleurs les moyens du renseignement en matière de recherche technologique ?

Quel est votre point de vue sur l’organisation territoriale des services de renseignement, et notamment sur l’interconnexion entre services et sur la création du SCRT ? Faut-il selon vous développer un service de renseignement européen, lié par exemple à Europol ? On y oppose souvent la question de la souveraineté, mais les terroristes se déplacent facilement sur l’ensemble du territoire européen.

M. Damien Martinez. En 1990 a été créé Tracfin, qui a recensé l’an dernier 46 000 déclarations de soupçon – dont certaines concernent le financement du terrorisme –, avec une croissance annuelle d’environ 20 %. Face à une organisation telle que l’État islamique, il faut penser en dehors des codes. De ce point de vue, les exemples américains et britanniques sont intéressants. En visitant l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), l’équivalent américain de Tracfin, avec beaucoup plus de moyens, j’ai pu me rendre compte, sur le traitement technologique du renseignement, non seulement d’une différence d’échelle mais quasiment d’une différence de nature.

Une grande partie du renseignement européen en matière financière est opérée aujourd’hui dans le cadre d’un protocole d’échange entre l’Union européenne et les États-Unis, le Terrorism Finance Tracking Program (TFTP), qui a donné lieu à plus de 3 600 pistes d’enquête ces deux dernières années.

Le Joint Money Laundering Intelligence Taskforce (JMLIT), en Grande-Bretagne, est une façon de penser innovante qui mêle opérateurs publics et privés, en particulier les établissements bancaires, au sein d’une même unité. En France, le projet de loi Sapin sur le renforcement des moyens de lutte contre le blanchiment comporte des dispositions pour renforcer les liens entre les deux secteurs.

S’agissant de la technologie, les investissements, aux États-Unis, se chiffrent en plusieurs dizaines de milliards de dollars. Nous ne sommes pas démunis en France, nous avons de très gros opérateurs de la défense ; l’utilisation du big data pourrait être un facteur de développement important pour notre industrie, notamment dans la sécurité et la lutte contre le terrorisme.

M. François Heisbourg. La DGSI est clairement sous-financée. Je ne considère pas qu’il faille viser une parité avec la DGSE, pour la bonne raison que cette dernière est mère porteuse dans le domaine technologique – c’est une différence de nature entre les deux services –, mais il y aurait tout de même intérêt à faire converger les moyens.

La France a fait le choix d’avoir une gendarmerie d’un côté et des polices de l’autre ; à moins de remettre un tel choix en cause, à l’instar des Néerlandais quand ils ont supprimé la maréchaussée royale il y a une trentaine d’année, il faudra continuer à vivre avec ce modèle. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il soit mauvais, mais je partage le point de vue de M. Clair sur le fait que le renseignement de proximité ne doit pas être incorporé dans la DGSI. Une façon de dire que c’était une erreur de tenter de fusionner les RG et la DST.

Je suis frappé par la difficulté que nous avons à vivre avec les conséquences du développement technologique. Quand on acquiert la capacité d’intercepter simultanément des millions de communications, comment gère-t-on, intellectuellement, conceptuellement, doctrinalement ? On ne le sait pas. Dans l’affaire Manning, ce n’est pas le niveau de classification des données livrées par M. Manning qui était le problème majeur, c’était surtout le côté big data. Comme beaucoup d’autres, j’ai regardé si je figurais dans les télégrammes : c’était le cas. Je constate qu’y figurait une autre personne dont l’anonymat était censé être protégé par les Américains ; ils avaient écrit, à côté du nom, « strictly protect ». J’ai entré ces mots « strictly protect » dans le moteur de recherche et j’ai ainsi obtenu, en l’espace d’un click, quelque 3 200 noms. Tel chef d’entreprise allemand a dû céder sa place car il travaillait contre les intérêts de son pays pour les Américains, et ainsi de suite. C’est un exemple très pratique de ce que donne le big data. L’affaire Snowden a été de ce point de vue l’étalon or. La maîtrise conceptuelle et doctrinale de la technologie compte peut-être plus encore que le développement technologique lui-même.

M. Serge Grouard. J’ai le sentiment que l’on a beaucoup parlé ce matin du renseignement intérieur. J’évoquerai deux problèmes. Le premier est la coordination nationale des services. Tracfin a été évoqué mais d’autres services ne sont pas totalement intégrés à la communauté du renseignement, et c’est un souci. Par ailleurs, avec le nombre de services, le problème de la coordination rétroagit sur la coopération européenne, en raison des multiples portes d’entrée et de sortie, des multiples flux dans tous les sens alors que l’analyse suppose un minimum de centralisation des informations. Dans une logique nécessaire de réactivité immédiate, c’est préoccupant. Plus nous avons de services et plus la coordination européenne est difficile.

M. Philippe Hayez. Il n’y a pas de nombre d’or. Six services, cela peut paraître beaucoup et c’est un peu plus que la moyenne européenne. Mais vous observerez que ce sont des paires et que trois ministères sont impliqués : l’intérieur, la défense et les finances. Tracfin et les douanes font partie du périmètre, contrairement aux douanes britanniques, par exemple. Il existe un problème de coordination, nous l’avons dit, mais la réduction du nombre de services ne me paraît pas répondre à la question.

Pour répondre à M. Cavard, il n’y a pas de science des moyens humains en matière de renseignement. Les gouvernements successifs ont consenti des investissements continus. Le sujet est plutôt celui de la diversité de ces moyens. Les services aujourd’hui, ce sont de bons fonctionnaires recrutés par concours ; il faut être capable de recruter des contractuels, des analystes, des techniciens, des gens d’expérience… Le sujet est plus qualitatif que quantitatif.

La doctrine en matière technologique est celle de la mutualisation des moyens : la DGSE porte les moyens technologiques les plus sophistiqués et elle a le devoir de les partager. Il est important d’investir mais sans doublon.

S’agissant de la dimension territoriale, l’échelon pertinent est à mon avis régional. Nous pourrions avoir à cet échelon une entité rassemblant un représentant de l’État qui soit le coordonnateur régional, les services de renseignement de sécurité, les services de police, les administrations concernées, les collectivités publiques, ainsi que les acteurs privés : les gestionnaires d’infrastructures, les grands établissements recevant du public et les « organismes d’importance vitale » qui sont des cibles privilégiées d’actions terroristes.

Je ne crois pas à une agence européenne. Ne confondons pas police et renseignement. Nous pouvons progresser sur Europol mais ce n’est pas une agence de renseignement. Il existe une toute petite entité à Bruxelles, l’Intelligence Center, dépendant du Service européen pour l’action extérieure, mais elle n’est pas pertinente en matière antiterroriste. En revanche, s’il y a un domaine où l’Europe pourrait être mobilisée, c’est celui des investissements de sécurité.

M. Jean-François Clair. S’agissant des canaux internationaux, j’ai connu l’époque où les services étrangers donnaient les mêmes informations aux RG, à la DST, à la DGSE. Inutile de vous dire que ce n’était pas satisfaisant. Depuis la création de la DGSI, il y a un canal unique.

M. François Heisbourg. À la suite des attentats de Madrid en 2004, la Commission européenne a créé un programme européen de recherche de sécurité qui existe toujours et qu’elle cofinance avec les industriels à hauteur d’environ 200 millions d’euros par an.

L’Europe est une structure d’échange et de coopération mais aussi de partage. Le système d’information Schengen est totalement commun. Le problème est que certains partagent plus que d’autres. Je crois comprendre que la France partage plus que certains de ses partenaires.

M. Damien Martinez. Selon les fonctionnaires d’Europol, le partage est beaucoup plus fréquent après les attentats de l’an dernier. La coopération française était un peu lacunaire auparavant, selon eux.

J’invite les députés à rencontrer les responsables de l’Intelligence Center, l’organisme de renseignement extérieur de l’Union européenne, qui est porteuse de nombreux progrès.

M. le président Georges Fenech. Merci à tous pour cette intéressante table ronde.

La séance est levée à 10 heures 55.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christophe Cavard, M. David Comet, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Serge Grouard, M. Meyer Habib, M. François Lamy, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Pierre Lellouche, M. Alain Marsaud, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Julie Sommaruga

Excusés. - M. Jean-Jacques Cottel, Mme Lucette Lousteau