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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Mardi 24 mai 2016

Séance de 18 heures

Compte rendu n°28

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Audition, à huis clos, de M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), accompagné de Mme Marie Deniau, cheffe de cabinet

La séance est ouverte à 18 heures.

Présidence de M. Georges Fenech, président.

Audition, à huis clos, de M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), accompagné de Mme Marie Deniau, cheffe de cabinet.

M. le président Georges Fenech. Monsieur le directeur général, nous vous avons rencontré, le rapporteur et moi-même, la semaine dernière, dans vos locaux, pour un échange préliminaire à cette audition. Nous vous remercions d’avoir répondu à la demande de notre commission d’enquête.

Nous allons poursuivre avec vous nos investigations dans le domaine du renseignement, en nous intéressant à l’état de la menace terroriste et aux réponses que vous êtes en mesure d’apporter. Nous avons pris connaissance de la teneur de votre audition par la commission de la défense nationale et des forces armées puisque cette dernière a décidé d’en publier le compte rendu. Votre audition revêt, à cet égard, une importance essentielle pour nos travaux. Outre les questions que nous nous posons sur les attentats de janvier et de novembre derniers, ce sera l’occasion de vous interroger sur les moyens mis en œuvre, sur l’adaptation des techniques et des procédures aux besoins et sur la coopération entre services aux niveaux tant interne qu’international et principalement européen.

Votre audition, en raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui ont eu lieu à huis clos sont au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Celles-ci sont soumises à la commission, qui peut décider d’en faire état dans son rapport.

J’indique que, conformément aux dispositions du même article, sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information.

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. Patrick Calvar et Mme Marie Deniau prêtent successivement serment.

Nous avons de nombreuses questions à vous poser, et d’abord sur l’intensité de la menace qui pèse sur la France, mais aussi des questions sur la DGSI, sur les retours d’expérience que vous avez pu réaliser concernant les attentats de 2015. Nous vous interrogerons ensuite sur les auteurs de ces attentats, notamment Samy Amimour et Ismaël Omar Mostefaï, sans oublier Abdelhamid Abaaoud. Enfin, nous vous demanderons des éléments d’information sur la stratégie de la DGSI, notamment pour ce qui est de l’utilisation du nouveau fichier FSPRT – à propos duquel nous nous posons de nombreuses questions : les réponses que nous avons obtenues ce matin en visitant l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) ne nous ayant pas totalement convaincus –, ainsi que sur les outils utilisés et les moyens à disposition de la DGSI et, pour finir, sur la coopération internationale.

M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaite vous rappeler rapidement les avancées considérables réalisées en France depuis 2007 dans le domaine du renseignement, notamment les différentes réformes structurelles mais aussi les évolutions législatives et méthodologiques.

Je me contenterai de les citer ; elles feront l’objet de questions, le cas échéant, de votre part :

- Octobre 2007 : création de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ;

- 2008 : le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale fait du renseignement une mission stratégique au sein de l’État, et le plan national d’orientation du renseignement (PNOR) est créé ;

- Juillet 2008 : création de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST) et d’une partie de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN) ; création du service de l’information générale – aujourd’hui supprimé ;

- Juillet 2009 : dans le cadre de la loi de programmation militaire, la notion de défense et de sécurité nationale prend en compte le renseignement comme fonction stratégique de l’État – connaissance et anticipation ;

- Juillet 2010 : création de l’académie du renseignement ;

- Mars 2011 : loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2), dont un titre entier est consacré au renseignement, en particulier à la protection de ses agents ;

- 2013 : mise en œuvre des orientations stratégiques du Livre blanc 2013 dans la loi de programmation militaire de décembre ; élargissement des pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement ; intégration de la commission de vérification des fonds spéciaux au sein de la DPR ;

- Avril 2014 : création de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), suivie de la création du service central du renseignement territorial (SCRT) ;

- Juillet 2014 : création d’une inspection des services de renseignement (ISR) ;

- Juillet 2015 : promulgation de la loi relative au renseignement, entrée en vigueur en octobre 2015.

Le renseignement français a donc connu une véritable révolution ces dernières années, à la fois sur les plans politique et juridique, mais aussi structurel. Parallèlement, le code pénal et le code de procédure pénale ont fait l’objet de réformes, passées ou en cours, qu’il ne m’appartient pas d’évoquer – vous avez pu rencontrer des membres de la magistrature, notamment du parquet de Paris.

Pour ce qui est de la DGSI, sa création a répondu à l’impérieuse nécessité de disposer en France d’un véritable service de sécurité intérieure, pendant naturel de la DGSE à l’extérieur, à l’image de ce qui existe chez nos principaux partenaires étrangers avec lesquels nous coopérons. De fait, il convenait que ce nouveau service puisse se voir assigner des missions très précises – pour éviter de nous heurter à certains écueils comme par le passé –, au service des intérêts fondamentaux de notre pays, avec des pouvoirs précisément décrits et contrôlés, le vote de la loi relative au renseignement en ayant constitué l’aboutissement.

Parmi les missions cardinales de la DGSI, la lutte contre le terrorisme occupe, bien sûr, une place prépondérante, mais on ne saurait méconnaître les autres formes de menaces qui visent la France et ses intérêts, comme l’espionnage – mal endémique, insensible, mais ô combien dévastateur dans un monde où les grandes puissances se livrent à une lutte acharnée pour préserver leur leadership sur les plans politique, économique, militaire, industriel. Découlent de cette mission non seulement la protection de nos intérêts économiques dans un univers particulièrement concurrentiel, mais aussi la lutte contre les proliférations ou encore la cyberdéfense, les cyber-attaques représentant un nouveau péril qui ne cesse de prendre de l’ampleur ; bref, tout ce dont l’État a besoin pour protéger les intérêts fondamentaux de la nation.

Pour ce qui concerne ses moyens, la DGSI compte aujourd’hui plus de 3000 agents, dont 73 % de fonctionnaires actifs de la police nationale, 16 % de fonctionnaires administratifs et 10 % de contractuels. Ces chiffres tiennent compte des recrutements déjà réalisés depuis la mise en œuvre des trois plans de recrutement décidés par le Gouvernement, sachant qu’à terme, en 2018, avec l’achèvement de ces plans, l’effectif total de la DGSI sera de plus de 4000 agents, à raison de 68 % de fonctionnaires actifs de la police nationale, 14 % de fonctionnaires administratifs et 17 % de contractuels. Autrement dit, la croissance en effectifs, sur une période de cinq ans, sera de près de 40 %. Aussi, je vous laisse imaginer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés en matière de recrutement, de formation, de professionnalisation et de fidélisation.

Cela suppose également une définition précise, dans le cadre d’un plan stratégique de montée en puissance, de nos besoins, une mise en place de parcours de carrière ; en quelques mots, cela implique une gestion très fine de nos moyens humains, sans compter le défi majeur qui consiste à faire travailler ensemble des personnels venus d’horizons divers et pour certains à forte culture professionnelle.

Quels sont les principaux défis de la DGSI pour devenir définitivement ce service de sécurité attendu ?

Le premier est technique : on ne peut désormais faire abstraction de l’avènement du numérique et de ses conséquences profondes sur nos modes d’enquête ; nous avons donc recruté et continuons de recruter des ingénieurs et des techniciens ; j’y reviendrai en évoquant la lutte contre le terrorisme.

Le défi analytique, ensuite : la complexité des problèmes et menaces traités nous impose de recourir à des personnels non issus de la police nationale mais spécialisés dans l’économie, la finance, voire dans d’autres domaines plus opérationnels, tels que des psychologues ou des linguistes.

Le dernier défi est juridique : la loi relative au renseignement, outil indispensable à notre action et qui la légitime, nous a amenés à former plus de 2 500 fonctionnaires à sa mise en œuvre.

Pour clore le chapitre, je rappellerai que la DGSI a une compétence judiciaire, comme bien d’autres de nos partenaires, contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là – je pense, notamment, aux Norvégiens, aux Suédois, aux Danois, aux Autrichiens.

Dernier point : nous avons une couverture nationale et sommes présents dans soixante-dix-neuf départements ainsi qu’en outre-mer. Nous disposons enfin de représentations à l’étranger où nos officiers ont pour seule mission d’assurer la coopération avec les services de renseignement et de sécurité locaux.

Pour ce qui est de la lutte antiterroriste, il me semble m’être clairement exprimé devant la commission de la défense nationale et des forces armées en dressant les constats que nous pouvions établir en l’état actuel des informations dont nous disposons sur l’état de la menace.

La DGSI a pour mission d’agir préventivement afin d’empêcher la commission d’actes terroristes ; en cas de commission d’actes violents, elle vient en appui aux structures de la police judiciaire. Cela signifie que la DGSI recueille le renseignement puis, en cas d’éléments précis, dénonce les faits au procureur de la République de Paris et exécute, dans le cadre de l’État de droit, les instructions reçues afin de neutraliser les groupes ou individus impliqués dans des projets terroristes. Ainsi, depuis le début de la crise syrienne, nous avons empêché quinze projets d’actions violentes et arrêté plus de 350 personnes.

Nous mettons également en œuvre une stratégie administrative dans le cadre de laquelle nous proposons notamment des mesures d’expulsion, d’assignation à résidence, de retrait ou de non-renouvellement de passeport, etc.

Plus de deux tiers de nos capacités sont consacrées à la lutte contre le terrorisme. À cet effet, sont mobilisés : la sous-direction parisienne spécialisée en la matière, l’ensemble des fonctionnaires de nos implantations territoriales, nos capacités de surveillance physique et technique, sans oublier notre sous-direction judiciaire et ses antennes provinciales.

Notre priorité absolue est de recueillir du renseignement aux fins d’action. Le recueil est effectué au moyen de trois modes principaux : humain, technique et par la coopération nationale ou internationale. Contrairement à ce que prétendent certains commentateurs avisés, nous ne privilégions aucun moyen par rapport à un autre. Il y a le renseignement et peu importe la manière dont on l’obtient, sachant qu’ensuite il faut l’analyser, donc le hiérarchiser puis l’exploiter. Il n’y a pas non plus des services nobles et d’autres qui le seraient moins : il y a des services spécialisés qui disposent de plus de moyens et dont c’est le métier principal. Enfin, dans une chaîne de renseignement, ce qui compte avant tout, c’est la complémentarité des services, pour éviter les angles morts, et leur coordination.

Je ne m’attarderai pas sur le renseignement humain, ne serait-ce pour préciser qu’il est particulièrement difficile, comme vous pouvez l’imaginer, de trouver des volontaires pour nous aider en se rendant en Syrie, en Irak ou en Libye – et l’on pourrait citer d’autres théâtres d’opérations. Nous œuvrons donc principalement sur notre territoire. Sachez que nous disposons d’équipes formées au recrutement et au suivi des sources humaines, cela dans un cadre légal et déontologique bien précis. Nous n’hésitons pas non plus à travailler en partenariat, notamment sur le plan national.

Le renseignement technique est aujourd’hui un enjeu majeur. Nous nous heurtons au quotidien au problème du chiffrement, à la multiplication des moyens de communication, aux masses de données que nous pouvons recueillir. C’est la raison pour laquelle nous opérons en permanence des sauts qualitatifs, notamment avec notre partenaire principal, la DGSE. Il s’agit, en l’espèce, d’être le plus efficace possible et non pas de doublonner, sans compter que ces investissements sont très lourds sur le plan financier. Nous nous appuyons sur la loi relative au renseignement et nous sommes à la recherche des outils de big data (mégadonnées) qui doivent faciliter le travail des enquêteurs, conscients que nous sommes que les progrès du numérique constituent une véritable révolution culturelle qui, au passage, marque et marquera l’ensemble de la société. J’imagine que vos différentes visites aux États-Unis et en Israël vous montreront l’importance du renseignement technique et combien une partie des commentaires sont totalement décalés par rapport à la réalité.

Le chiffrement est assurément une question majeure que seules des conventions internationales pourront régler, les frontières des États étant désormais le plus souvent inopérantes pour fixer les termes de la loi.

Dans le cadre de nos coopérations au plan national, il s’agit pour nous d’être au plus près de nos différents partenaires, à commencer par la police nationale et la gendarmerie nationale. Cela s’est traduit par la mise en place du bureau central et des bureaux zonaux de liaison, mais aussi, dans le cadre de l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), par la forte implication des préfets. Il nous faut détecter tous les signaux faibles et ensuite nous assurer que les cas sont suivis, même si, du fait de leur nombre, tous ne peuvent pas faire l’objet d’un même traitement compte tenu de la ressource. La fluidité aujourd’hui est totale.

Notre autre partenaire privilégié est la DGSE : depuis mars 2014, nous disposons d’une cellule commune DGSI-DGSE à Levallois-Perret, qui suit l’ensemble des dossiers de terrorisme en temps réel, les agents de la DGSE disposant de moyens d’accès à leurs bases de données pour accélérer et faciliter les échanges et les évaluations.

Pour améliorer l’action opérationnelle, nous avons créé, en juin 2015, toujours à Levallois, une cellule interservices, dite cellule Allat, qui comprend des représentants des six services du premier cercle – DGSE, direction du renseignement militaire (DRM), direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), TRACFIN (traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) et DGSI – ainsi que des représentants du service central du renseignement territorial (SCRT) et de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP). Ils ont également accès à leurs bases de données – condition sine qua non pour être efficaces. Dans cette cellule, on interroge les partenaires, on oriente les recherches, on les hiérarchise et, le cas échéant, on « déconflicte ». Tous les services manifestent leur satisfaction de participer au fonctionnement de cette cellule.

La question se pose de savoir pourquoi nous n’accueillerions pas, demain, le renseignement pénitentiaire, étant donné que le milieu de la prison est pour nous une préoccupation de premier plan.

Les coopérations internationales, quant à elles, sont avant tout le fait de la DGSE et de la DGSI. Nous avons un besoin impératif de l’aide de nos partenaires, de la même façon que nous les informons de ce que nous recueillons et qui les concerne. Contrairement à des idées répandues ici ou là, la coopération est totale et fluide. Ce sont les différences entre systèmes légaux qui peuvent donner parfois cette impression – qu’elle soit de bonne ou de mauvaise foi – de manque de communication.

En Europe, il existe le Groupe Antiterroriste (GAT) qui regroupe l’ensemble des services de sécurité de l’UE auxquels on doit ajouter ceux de Norvège et de Suisse. Au sein de cet organisme, nous avons des groupes spécialisés notamment en ce qui concerne la zone syro-irakienne.

Je terminerai mon propos en indiquant des pistes d’amélioration.

Tout d’abord, il faut que nous puissions avoir plus de renseignements en amont pour anticiper les attaques. Le fonctionnement du réseau belge nous a montré comment il était en contact avec ses commanditaires, recevant instructions et conseils pratiques. Les surveillances techniques doivent pouvoir nous aider dès lors que les problèmes de chiffrement seront surmontés en tout ou partie.

La deuxième piste concerne le fichier Schengen : il faut que tous les États membres inscrivent dans ce fichier les personnes suspectées à un titre ou à un autre d’activités liées au terrorisme. Nous avons, pour notre part, inscrit plus de 9 000 personnes, ce qui nous vaut ensuite d’être régulièrement cités à propos de nos fiches S, qui sont simplement un moyen d’enquête, un indicateur parmi d’autres, permettant une meilleure évaluation des individus concernés.

Toujours au sujet du fichier Schengen, les identités n’ont, de nos jours, plus grande signification du fait des contrôles aléatoires et des possibilités de falsification grandissantes. Aussi convient-il désormais d’introduire systématiquement des éléments de biométrie, incluant la possibilité de croisement des fichiers, y compris avec Eurodac pour les demandeurs d’asile.

Quant au Passenger Name Record (PNR) et au Terrorist Finance Tracking Program (TFTP) : combien de temps a-t-il fallu pour adopter le premier ? Et Quid du second ?

Pour ce qui est des métadonnées, à l’exemple de nos partenaires américains et britanniques, la question se pose de la pertinence de la séparation entre le renseignement et le judiciaire, dès lors qu’il s’agit de les analyser et de les croiser. Américains et Britanniques, notamment, les rassemblent à des fins opérationnelles alors que notre loi ne le permet pas. Cela est dommageable à l’action d’anticipation.

Dans la même veine, on doit s’interroger sur les durées de conservation des données recueillies dans le cadre de la loi relative au renseignement. Une fois détruites, celles-ci ne sont plus exploitables en judiciaire alors même qu’elles pourraient servir de moyens de preuve sous réserve de pouvoir en produire le support.

Enfin, concernant le statut des sources humaines et des repentis, il conviendrait de mieux les protéger, jusqu’à l’exonération, dans certains cas, de toute responsabilité pénale. Ne doit-on pas également, comme aux États-Unis, disposer d’un réel pouvoir de « marchandage » avec les personnes mises en examen afin de les amener à coopérer réellement ?

Je dirai, pour finir, que les États les plus sécuritaires n’ont jamais pu empêcher la commission d’actions violentes. La vraie question est de savoir quel est le prix que la société est prête à payer pour plus de sécurité, même si cette dernière ne sera jamais totale. Sachez que, dans mon service, chaque attentat est vécu comme un échec ; mais doit-on pour autant conclure, comme on en a souvent l’impression, que ce n’est pas la maladie qui tue, mais le médecin qu’il faut tuer ?

M. le président Georges Fenech. Merci pour cette présentation. Commençons par évoquer les attentats de janvier et novembre 2015 et leurs auteurs, afin d’essayer de mieux comprendre comment ils ont échappé à la surveillance. Il serait également intéressant que vous expliquiez le rôle de la DGSI qui devient pilote du renseignement en France.

M. Patrick Calvar. Nous sommes pilote de la lutte antiterroriste dès lors que le territoire national est concerné. Nos intérêts sont également frappés à travers le monde et, là, ce sont plutôt nos amis de la DGSE qui sont concernés. Mais sur le territoire national, en effet, nous concentrons l’ensemble des renseignements pour pouvoir agir.

M. le président Georges Fenech. Quels sont les auteurs des attentats de janvier et novembre 2015 qui n’avaient jamais fait l’objet d’une surveillance par la DGSI par le passé ?

M. Patrick Calvar. Coulibaly. Son cas était traité par nos collègues de la police judiciaire et aucun indice ne laissait soupçonner que l’intéressé, en tout cas à notre connaissance, était impliqué dans des projets d’attentat terroriste.

Les frères Kouachi, quant à eux, nous les connaissions, et ils ont fait l’objet d’une très longue surveillance – même s’il nous a été difficile de savoir lequel des deux s’était rendu au Yémen. Je rappelle que les moyens dont nous disposions à l’époque étaient très simples : écoutes téléphoniques, surveillance physique et données de connexion. Nous n’avions aucun moyen de renseignement intrusif pour pouvoir agir.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Confirmez-vous que la surveillance des frères Kouachi n’a pas été interrompue ? Un communiqué de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), diffusé notamment par le biais de M. Urvoas, alors membre de la CNCIS, a démenti que les écoutes téléphoniques aient cessé à sa demande à partir de l’été 2014.

M. Patrick Calvar. La CNCIS n’a joué aucun rôle en la matière. Les demandes n’émanaient d’ailleurs pas seulement de mon service mais aussi de la DRPP. Aucun élément ne permettait d’établir de la part des frères Kouachi une activité terroriste.

Je vous rappelle que nous disposons aujourd’hui d’un quota limité d’interceptions de sécurité, interceptions dont l’exploitation implique des moyens. Nous avons affaire à des gens rompus à la clandestinité et qui connaissent parfaitement nos moyens d’action – il leur suffit de lire les différents journaux qui ne cessent de les étaler au grand jour, ce qui ne facilite pas notre tâche... C’est pourquoi la loi relative au renseignement a constitué pour nous une avancée considérable puisque, désormais, nous pouvons utiliser des moyens beaucoup plus intrusifs : nous pouvons nous attaquer à l’informatique, pénétrer dans les domiciles afin de les piéger. Au cours de n’importe quelle perquisition, dans n’importe quel domaine de délinquance de droit commun, vous allez trouver plusieurs supports de communication, plusieurs puces téléphoniques, voire plusieurs boîtiers. Nous constatons, au vu des enquêtes en cours, que nous devons aller au cœur du système, c’est-à-dire pénétrer dans les lieux où se trouvent les personnes que nous surveillons, ce qui n’est pas facile puisque nous devons agir en milieu hostile. Ensuite, si nous disposons de sources humaines, nous sommes en mesure d’anticiper. Il nous appartient alors de protéger leur avenir pénal et leur avenir physique.

Reste, j’y insiste, que la CNCIS n’a joué aucun rôle en la matière.

M. Georges Fenech. Le rapporteur a raison de rappeler cette polémique, d’ailleurs publique, puisque Jean-Jacques Urvoas qui, à l’époque, en tant que parlementaire, faisait partie de la CNCIS, avait clairement démenti que celle-ci ait refusé la prolongation de la surveillance des frères Kouachi. L’arrêt de cette surveillance a donc bien été décidé par les services pour les raisons que vous venez d’indiquer ?

M. Patrick Calvar. Oui. Et nous n’avons jamais mis en cause la CNCIS.

M. le rapporteur. C’est la presse qui a lancé cette rumeur.

M. Patrick Calvar. En effet, c’est la presse.

M. le président Georges Fenech. Avez-vous mis un terme à cette surveillance à cause de votre quota d’interceptions de sécurité ?

M. Patrick Calvar. Les écoutes ont été interrompues parce qu’elles ne donnaient rien au bout de deux ans de surveillance pour l’un et d’un an pour l’autre.

M. le rapporteur. Depuis les attentats de janvier 2015, vos pratiques en matière d’écoutes ont-elles changé ? Avez-vous tendance à prolonger les écoutes téléphoniques ?

M. Patrick Calvar. Non, nous nous efforçons avant tout de hiérarchiser les informations qui nous parviennent, l’idéal étant de pouvoir utiliser des méthodes beaucoup plus intrusives permises par la loi relative au renseignement. Sans vouloir me faire l’avocat de mon service, il faudra m’expliquer pourquoi on ne peut pas empêcher nombre de personnes de continuer à commettre des vols à main armée ou des trafics de stupéfiants. Or on relève avec obsession nos manquements – que du reste nous ne nions pas.

Il faut savoir que nous ne disposons pas nécessairement du renseignement utile et que plus la personne est dangereuse, moins nous aurons ce renseignement utile à même de nous permettre d’intervenir. D’où l’obligation pour nous d’avoir les moyens de procéder à des attaques informatiques ou, sinon, de pouvoir pénétrer dans les domiciles pour pouvoir déterminer les activités des individus surveillés.

M. Pierre Lellouche. Si vous aviez pu, à l’époque, appliquer les méthodes plus intrusives que vous permet désormais la loi relative au renseignement, pensez-vous que vous auriez pris connaissance des signaux émis par les frères Kouachi ? Avec les moyens dont vous disposez aujourd’hui, pensez-vous pouvoir mieux surveiller ce type d’individus ?

M. Patrick Calvar. Oui, nous nous trouvons dans une situation bien plus favorable pour anticiper.

M. le président Georges Fenech. Samy Amimour, membre d’un club de tir de la police nationale, a été auditionné par la DCRI en octobre 2012. Cette année-là, il est placé sous contrôle judiciaire et échoue dans un projet de départ pour la Syrie. Il y parvient finalement en septembre 2013 en compagnie d’Ismaël Omar Mostefaï. Comment ce départ a-t-il été rendu possible ? Pourquoi ne faisait-il l’objet d’aucune surveillance de la part des services de renseignement ?

M. Patrick Calvar. Vous touchez là du doigt un problème pour nous très important. Vous venez de rappeler que nous avions arrêté Samy Amimour, par la suite déféré, mis en examen et placé sous contrôle judiciaire. Or nous ne pouvons mettre en œuvre aucune technique de renseignement concernant un individu mis en examen afin qu’il ne soit pas porté atteinte aux droits de la défense. Nous ne pouvons donc agir dans cette circonstance : il s’agit d’un angle mort.

Il appartient à un contrôle judiciaire de permettre le suivi de l’intéressé.

M. le président Georges Fenech. Le contrôle judiciaire signifie donc la cessation de la surveillance par les services.

M. Patrick Calvar. Oui, et c’est un vrai problème que nous avons soulevé à plusieurs reprises. Nous ne pouvons plus suivre ni intercepter les gens les plus dangereux dès lors qu’ils sont mis en examen, à moins, s’ils sont impliqués dans un autre projet, qu’une autre enquête soit ouverte. Sauf dans ce dernier cas, ils disparaissent donc pour nous du paysage.

M. le rapporteur. À combien estimez-vous le nombre d’individus se trouvant dans cette situation, à savoir des individus que vous avez surveillés et qui vous échappent du fait d’être mis en examen ?

M. Patrick Calvar. Tous ceux qui sont mis en examen et sous contrôle judiciaire.

M. le président Georges Fenech. Omar Mostefaï a été mis en examen et donc « judiciarisé » ; vous n’en avez pas moins des compétences en matière de police judiciaire, vous êtes service enquêteur : une sorte de co-saisine ne vous permet-elle pas de continuer à surveiller un individu mis en examen ?

M. Patrick Calvar. Non. Dès lors qu’un individu est mis en examen, continuer de le surveiller reviendrait à porter atteinte aux droits de la défense, et nous ne pouvons donc absolument pas intervenir. Nous intervenons en amont avec tous les moyens qui nous sont accordés aux termes de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben II, dès lors que les magistrats nous les confient.

M. Pierre Lellouche. Autrement dit, tout bon terroriste doit demander à être mis en examen.

M. le président Georges Fenech. C’est un comble, en effet. Quelle solution préconisez-vous, monsieur le directeur général, pour remédier à cette anomalie ?

M. Patrick Calvar. Il est nécessaire de prévoir des mesures de contrôle judiciaire qui soient très fortes et appliquées à la lettre. Il faut faire en sorte que si, à un moment ou à un autre, ces gens-là ne se rendent pas au commissariat pour pointer comme il est prévu, une réaction immédiate soit envisagée. Samy Amimour a pu partir dès qu’il a pu échapper à son contrôle judiciaire.

M. le président Georges Fenech. Son complice, lui, Omar Mostefaï, n’était pas mis en examen, il faisait l’objet d’une fiche S et il a pu quitter le territoire français.

M. Patrick Calvar. Soit, mais est-on contrôlé à la sortie du territoire ? Prenez l’exemple de l’entourage de Coulibaly : il part en voiture en Espagne d’où il prend un vol pour la Turquie. Comment fait-on pour empêcher des gens d’aller et venir librement dès lors qu’ils ne sont pas judiciairement recherchés et donc ne font pas l’objet d’un mandat ?

M. le rapporteur. Quel était le niveau de surveillance de Mostefaï ? Était-il dans votre viseur ? Faisait-il partie des individus prioritaires ?

M. Patrick Calvar. Ne dirigeant pas l’enquête, de nombreux détails me restent inconnus ; mais tous les individus surveillés ne le sont pas 24 heures sur 24.

M. le rapporteur. Omar Mostefaï faisait-il l’objet d’une surveillance avant le 13 novembre ?

M. Patrick Calvar. Non. Aujourd’hui, plus de 800 personnes ont l’intention de se rendre en Syrie ; or mon service compte 3 500 personnes dont beaucoup ne sont pas impliquées dans la partie opérationnelle. En outre, il faut bien avoir conscience d’une réalité : on n’entre pas dans les cités comme cela. La mise en œuvre de la mesure sur le terrain n’est pas aussi simple que cela.

M. François Lamy. On s’aperçoit a posteriori de l’existence de cellules, et que celles dont les membres ont commis des attentats ou qui font l’objet d’une surveillance importante ont toutes un lien.

Je me souviens que, dès le 16 novembre, la presse a été capable de décrire Abaaoud, de le désigner comme le probable commanditaire, de décliner tout son pedigree et ainsi de suite. Ce qui m’amène à vous demander si vous établissez une hiérarchie parmi les centaines de personnes que vous surveillez. En outre, disposiez-vous, avant les attentats, des organigrammes publiés ensuite par la presse sur les liens entre les cellules ?

M. Patrick Calvar. C’est la DGSI qui a signalé la dangerosité d’Abaaoud dès l’été 2015, en indiquant que cet individu était impliqué dans de nombreux projets avortés. C’était après l’attaque du Thalys. Nous savions pertinemment qu’Abaaoud avait joué un rôle dans plusieurs affaires, et nous l’avons donc signalé. Ensuite, le problème est simple : Abaaoud est en Syrie ; nous savons qu’il veut agir mais comment faire pour le bloquer ? J’en reviens, par conséquent, à ce que j’ai rapidement évoqué : faire des contrôles d’identité n’a plus aucun sens ; les papiers produits étant de qualité, il est nécessaire d’avoir recours à la biométrie.

Le projet des attentats du 13 novembre est conçu en Syrie, l’équipe est constituée en Syrie et la logistique est fournie en Belgique. Les membres des commandos vont arriver par des routes diverses et variées dont certaines nous sont inconnues ; et celles que nous connaissons sont empruntées par les migrants. Or si vous interrogez, sur ces routes, des individus de façon aléatoire, ils seront irakiens et tout ce qu’ils diront paraîtra naturel, notamment s’ils disent provenir d’un endroit contrôlé par Daech – c’est là qu’ils mentiront s’ils en font partie. Faute de renseignements en amont, les individus interrogés ne seront donc pas nécessairement suspects.

Ils se regroupent ensuite en Belgique, y louent leurs véhicules et leurs appartements ; et ils se projettent sur le territoire national la veille de nous frapper. Qu’on m’explique comment bloquer Abaaoud quand il se trouve en Grèce, visé par une enquête – celle concernant les attentats déjoués de Verviers ?

Par conséquent, un investissement très important s’impose dans le renseignement en amont. Je pense au chiffrement et au déchiffrement, car n’oublions pas que nous avons en face de nous de vrais professionnels. Ensuite, se pose la question de l’entrée en Europe et des contrôles à effectuer.

Enfin, il reste beaucoup à faire en matière de logistique : une fois arrivés sur place, il faut à ces gens-là des armes et des explosifs. Si ces derniers peuvent être composés, à partir de produits artisanaux, par des artificiers de qualité, il faut bien acheter les armes. Or que fait l’Europe pour lutter contre le trafic d’armes ? Que fait l’Europe pour dissuader des gens de vendre des armes ?

Je ne vois donc pas comment les services intérieurs auraient pu neutraliser Abaaoud avant qu’il n’agisse, quand bien même nous l’avions identifié à travers toutes les enquêtes judiciaires et de renseignement. Et je ne jette pas la pierre à mes camarades des services extérieurs : la situation est suffisamment complexe pour que nous ne soyons pas en mesure de régler tous les problèmes.

M. Christophe Cavard. J’ai peur d’avoir mal compris vos propos, au sujet du service de renseignement pénitentiaire : vous seriez prêt à l’intégrer dans le premier cercle ?

M. Patrick Calvar. Au sein de la cellule Allat, nous avons des personnels de la DRPP et du SRT – qui font partie du second cercle. Si nous créons un service du renseignement pénitentiaire, il y aura toute sa place.

M. Christophe Cavard. Très bien.

Certains, le président y a fait allusion, considèrent la DGSI comme l’acteur principal du renseignement intérieur, tâchant d’utiliser la complémentarité des différents services. Vous avez déclaré devant la commission de la défense – j’ai lu attentivement le compte rendu de votre audition – que la coordination entre votre service et la DGSE n’a jamais été aussi bonne. S’agit-il d’une coopération technique, d’une autre forme de coopération – je pense au renseignement de terrain, sur certains théâtres comme la Libye, où l’on ne trouve plus grand monde pour nous renseigner ?

Un autre passage de votre audition m’a marqué, celui où vous évoquez les 400 enfants qui se trouvent en Syrie avec leur famille, nés de parents français et qui représentent à terme, pour nous, un vrai danger potentiel. Comment envisagez-vous de traiter cette question ?

Se pose, dès lors, la question des moyens humains, dont j’ai discuté avec les représentants de votre service dans la région où je suis élu : comment organiser le renseignement sur le plan territorial et avec qui ? Qui évalue le haut du spectre et le bas du spectre, autrement dit, de quelle manière décide-t-on qu’untel sera plus particulièrement suivi par vos services et que tel autre sera pris en charge par d’autres services ?

Certains élus locaux, qui se sentent démunis, essaient de faire le lien entre les préfectures et vos services. Comment faire en sorte, selon vous, que tout le monde prenne sa part dans le renseignement territorial ? Ce n’est pas avec des effectifs de 3 600 personnes ni, demain, de près de 4 500 personnes, que vous parviendrez à faire un travail précis, dans nos villes, nos villages, nos quartiers.

M. Pierre Lellouche. Si je prends l’exemple d’Omar Mostefaï et celui du retour d’Abaaoud, nous nous trouvons, au fond, dans une catch twenty two situation (situation sans issue), pour parler comme les Américains : si la personne est mise en examen, elle ne peut pas être mise sur écoute ; si elle n’est pas judiciarisée, faisant l’objet d’une simple fiche S, vous ne pouvez pas l’empêcher de sortir du territoire ; et si elle est identifiée comme une menace mais que cette personne se trouve à l’extérieur du territoire, vous ne pouvez pas l’empêcher de rentrer. Je ne vois qu’une solution : soit vous avez l’autorisation légale d’intercepter les gens que vous avez fichés, ce qui n’est pour l’instant pas le cas…

M. Patrick Calvar. Si, si nous avons une autorisation administrative.

M. Pierre Lellouche. Je voulais dire que vous avez beau écouter tel individu, l’information selon laquelle il fait l’objet d’une fiche S ne peut pas être immédiatement transmise à un poste frontière qui n’existe pas puisqu’il n’y a pas de frontières nationales. Aussi, le système ne peut-il fonctionner que si l’information selon laquelle une personne est surveillée est communiquée à des postes frontières que l’on aura donc recréés.

Je présente demain, devant la commission des affaires étrangères, un rapport sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l’approbation de l’accord relatif au site technique de l’Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, autrement dit, un texte concernant les trois réseaux qui existent et les deux qui sont prévus. C’est un véritable fatras : ces réseaux sont très incomplets, ils ne sont pas vraiment interconnectés et ils sont différents d’un État à l’autre !

Or, pour que ce système marche, je le répète, et pour que vous sachiez qui sort de France et qui y rentre, avons-nous, selon vous, besoin de rétablir les contrôles nationaux avec communication automatique, immédiate à des postes frontières rétablis, de l’information selon laquelle un individu est mis sous surveillance ? Par exemple, les fiches S sont-elles transmises ou non au système Schengen ? Vous ne les transmettez pas ?

M. Patrick Calvar. Si.

M. Pierre Lellouche. Vous les transmettez, mais sont-elles exploitées ?

M. Patrick Calvar. Nous avons communiqué plus de 9 000 noms au fichier Schengen. Reste que, comme je vous l’indiquais, l’identité ne signifie pas nécessairement grand-chose : vous pensez bien qu’Abaaoud ne se promenait pas avec des documents d’identité à son nom. J’y insiste, nous souhaitons la systématisation de la biométrie. Il conviendra ensuite de croiser les fichiers nationaux et d’y intégrer la base Eurodac et la base des demandeurs d’asile. Si nous ne franchissons pas cette étape, nous irons au-devant de problèmes.

Le système des fiches S est appliqué dans chaque pays ; ensuite, on agit en fonction de la loi nationale, sauf si une procédure judiciaire est enclenchée sur notre territoire, auquel cas nous pouvons demander une assistance, mais, encore une fois, dès lors qu’une enquête judiciaire n’est pas ouverte, nous ne disposons pas de moyens coercitifs. Je le répète, la clef, c’est l’utilisation de la biométrie. Les contrôles, au sein de l’espace Schengen, sont aléatoires, ils ne peuvent pas être systématiques. Abaaoud devait circuler grâce à des papiers qui le lui permettaient sans trop de problèmes, et même s’il avait été arrêté, encore eût-il fallu que l’on relève ses empreintes digitales et qu’on puisse les croiser avec toutes les bases de données.

Vous souvenez-vous de l’individu qui a voulu poignarder un officier de police au commissariat du XVIIIe arrondissement ? On l’a annoncé Marocain, puis Irakien, enfin Tunisien. Il avait été arrêté en Allemagne et au Luxembourg pour des infractions de droit commun. Je me souviens très bien que, alors que sa mère s’exprimait à la télévision en disant que la police avait tué son fils, une partie de nos partenaires pensaient toujours qu’il s’agissait d’un Marocain alors que nous avions confirmation par les Tunisiens eux-mêmes qu’il était ressortissant tunisien.

Nous procédons bien à la consultation de certaines bases mais les différentes lois nationales ne le permettent pas toujours. Prenons l’exemple des fiches S : certains services de sécurité sont dans l’incapacité légale d’en créer. C’est ce qu’il faut changer. Le problème pour l’Europe n’est pas la coopération entre les différents services de renseignement mais sa capacité à disposer d’un droit pénal à peu près identique partout.

La DGSE et la DGSI sont intégrées dans une structure bilatérale. Nous échangeons toutes nos informations en temps réel. Suivant les cas, l’un ou l’autre service joue le rôle de pilote selon que l’individu concerné est en France ou à l’étranger, mais notre stratégie demeure celle du démantèlement judiciaire. La vraie différence avec les pratiques passées est que les deux directions sont, j’y insiste, totalement intégrées. Tous les moyens sont mis en œuvre pour prendre en compte les individus dont nous savons qu’ils ciblent le sol français. Tout se passe de façon très fluide entre les deux services.

J’en viens à la question de M. Cavard sur les enfants. Les chiffres que je vous ai donnés sont probablement en dessous de la réalité. Honnêtement, je ne sais pas comment nous ferons. Reste que nous ne prenons pas suffisamment conscience de ce phénomène. Beaucoup d’enfants sont nés là-bas et n’ont pas d’existence légale. Ceux qui sont maintenant âgés d’une dizaine d’années sont de véritables dangers ambulants. Même en faisant abstraction de leur implication dans les organisations terroristes, il faut s’interroger sur leur état psychologique. Il faudra donc que nous fassions avec, ce qui signifie que nous sommes encore loin d’être sortis de cette crise.

Autre point : si nous ne lançons pas de réforme territoriale visant à regrouper nos moyens pour renforcer nos capacités de projection, c’est parce que nous attendons que nos collègues du renseignement territorial soient en mesure de couvrir l’ensemble du spectre des signaux faibles, ce qui n’empêche pas que nous communiquions. L’EMOPT représente 14 000 personnes et mon service, qui se situe en haut du spectre, en regroupe quelque 4 000 ; nous sommes par conséquent bien obligés de définir des priorités.

J’en reviens à l’affaire de Bruxelles : ces gens parlaient très clairement mais personne n’interceptait leurs communications ; et quand bien même nous les aurions interceptées, il n’est pas sûr que nous aurions été à même de les déchiffrer. Il s’agit de vrais soldats – nous avons changé de dimension.

M. Christophe Cavard. Vous avez affirmé, devant la commission de la défense, qu’il n’y avait pas de cellule organisée en France.

M. Patrick Calvar. J’ai dit qu’il n’y avait pas de cellule en France liée à celle de Bruxelles.

M. Christophe Cavard. Vous avez sonné l’alarme. Dès lors, qu’en est-il du risque terroriste en ce qui concerne la tenue de l’Euro 2016 ?

M. Patrick Calvar. L’organisation qui, aujourd’hui, planifie les attaques sur le sol européen est formée de professionnels qui viennent des milieux islamistes mais également du baasisme de Saddam Hussein, à savoir des officiers totalement rompus à la clandestinité et qui, par le passé, ont déjà démontré leur savoir-faire.

À propos de Bruxelles, je précisais qu’il s’agissait de cellules étanches et qui n’avaient pas de logistique sur le territoire français, ce qui ne signifie en rien qu’il n’y a pas de cellules en France. Il faut bien voir que nous avons affaire à une organisation compartimentée et hiérarchisée. Ils savent très bien qu’ils ont en face d’eux des puissances très fortes.

M. Alain Marsaud. Vous avez expliqué devant la commission de la défense que la France serait le pays le plus visé par des actions terroristes en provenance du Moyen-Orient. Du moins c’est ce que j’ai vu dans la presse, car je n’ai pas encore lu le compte rendu qui a été réalisé de votre audition. Pourquoi sommes-nous ainsi les plus visés ? Est-ce, selon vous, parce que nous aurions mené une politique étrangère aventureuse au Moyen-Orient ces dix dernières années ? Il fut une époque « bienheureuse » où c’étaient les Américains, éventuellement les Britanniques, qui étaient en tête de liste et nous à la suite. Ou bien le fait que nous soyons subitement passés en tête de liste tient-il à la politique intérieure – je pense aux affaires liées au voile islamique, aux accusations d’islamophobie ?

Même si, après les attentats du mois de novembre, nous nous doutions bien que nous étions ciblés, je vous avoue que votre déclaration m’a surpris. Or vous n’avez pas dit pourquoi nous étions le premier pays visé.

M. Patrick Calvar. La situation géopolitique de la région concernée a favorisé la venue de combattants étrangers, parmi lesquels un certain nombre de Français. Or plus il y a de Français qui partent là-bas, plus on peut s’attendre en retour à être menacés.

M. Pierre Lellouche. Et par le Levant.

M. Patrick Calvar. Sans chercher à aller plus loin, je constate que nous sommes en première ligne ; mais j’estime que si nous nous limitons à une réponse sécuritaire, nous allons droit dans le mur.

M. Alain Marsaud. Faut-il donc envisager une refonte de notre politique étrangère ?

M. le président Georges Fenech. Je crains que cette question ne concerne pas le directeur général de la sécurité intérieure.

M. Alain Marsaud. Monsieur le président, nous avons la chance de pouvoir interroger le directeur général qui a déclaré que nous étions les premiers menacés. Or, pour ma part, j’ignore pourquoi. M. Calvar a une expertise que je n’ai pas, non plus que certains d’entre nous, et je souhaite savoir ce qu’il pense vraiment. Je suis non seulement un citoyen mais je suis aussi parlementaire, je dois donc rendre des comptes à mes compatriotes. Pourquoi sommes-nous les premiers ciblés et que faire pour ne plus l’être ? Devons-nous intervenir à un moindre degré en Syrie et en Irak ? Doit-on partir en chasse contre l’islamophobie ambiante ?

M. Patrick Calvar. Les cibles sont multiples et les terroristes frappent là où cela leur est le plus facile. Les Britanniques sont sans doute aussi menacés que nous, sauf qu’il est beaucoup plus difficile de se projeter et d’agir sur leur territoire puisqu’il s’agit d’une île et qu’il est très compliqué de se procurer une arme au Royaume-Uni. Reste que si vous regardez la vidéo de revendication des attentats du 13 novembre, elle se termine avec les images de Big Ben et David Cameron, le message étant : on arrive ! Les terroristes, j’y insiste, frappent là où ils le peuvent, forts des compétences dont ils disposent. Pour ce qui est de la France, on doit ajouter ce qui se passe dans la bande sahélo-saharienne.

Sur le théâtre syro-irakien, ils en veulent à tous les membres de la coalition. Les Russes risquent ainsi, après la fin du conflit syro-irakien, de payer très cher le retour des populations du nord Caucase voire des anciennes républiques de l’Union soviétique.

M. Pierre Lellouche. Il y en a au moins 5 000.

M. le président Georges Fenech. Pour en revenir aux auteurs des attentats du mois de novembre, les autorités grecques vous ont-elles avisé de la localisation d’Abaaoud, en janvier 2015, à Athènes ? C’était juste avant l’assaut contre la cellule de Verviers. Les Grecs en ont informé les Belges qui, en retour, ne les ont pas prévenus de l’assaut, et les Grecs étaient particulièrement remontés contre l’absence de ce retour d’information.

M. Patrick Calvar. Je suis dans l’incapacité de vous répondre. Reste que si les Grecs nous avaient informés, cela restait une affaire entre services grecs et belges.

M. le rapporteur. En janvier 2015, Abaaoud n’était donc pas identifié par vous.

M. Patrick Calvar. Abaaoud était connu puisqu’il était apparu sur toutes les vidéos. Nous savions pertinemment à quoi il s’intéressait quand il se trouvait en Syrie, mais l’absence de connaissance que nous avions en janvier 2015 de ses projets terroristes nous visant n’en faisait pas une priorité. Nous avons suffisamment de ressortissants français qui, depuis la Syrie, veulent nous frapper, soit en projetant sur notre territoire des gens, soit en faisant appel à des amis qui vivent ici, pour ne pas nous être préoccupés directement des cellules en Belgique ou dans d’autres pays, dès lors que nous ne pouvions établir de connexions.

M. le rapporteur. Outre Mostefaï, Amimour et Abaaoud, d’autres individus ayant participé de près ou de loin aux attentats du 13 novembre ont-ils échappé à vos radars ?

M. Patrick Calvar. Il y avait beaucoup de gens dans ce cas : les Irakiens…

M. le rapporteur. Je pensais aux ressortissants français.

M. Patrick Calvar. Il y en avait trois, dont Mostefaï et Amimour. Les autres vivaient depuis leur tendre enfance en Belgique, nous n’avions donc aucune raison de les prendre en compte, à moins d’avoir une information selon laquelle ils auraient été susceptibles de venir sur notre territoire.

M. le rapporteur. La question que tout le monde se pose est de savoir si les individus connus de vos services, et des services belges, sont parvenus à sortir des écrans radars ou non. A-t-on rencontré des difficultés dans la surveillance de ces individus ?

M. Patrick Calvar. Nous n’avions aucune raison de surveiller ces gens-là. Abaaoud a commencé à être un vrai problème pour nous dès lors que nous avons pu déterminer qu’il était impliqué dans de nombreux projets concrets nous visant.

M. Pierre Lellouche. Voulez-vous dire qu’il revenait en fait à la DGSE de s’occuper de la cellule belge ?

M. Patrick Calvar. Non, la surveillance de la cellule belge, c’est le travail des Belges.

M. Pierre Lellouche. Certes, mais si les services belges obtiennent des informations sur cette cellule et qui concernent la France, ils vont les communiquer à la DGSE et pas à vous.

M. Patrick Calvar. À nous aussi.

M. le rapporteur. En fait, la seule difficulté que vous ayez rencontrée, et vous vous en êtes bien expliqué, concerne les frères Kouachi.

M. Patrick Calvar. Les attaques du mois de janvier 2015 ont été conçues ici et par des gens qui vivaient en France. L’enquête apportera peut-être des précisions sur ce point mais, entre le séjour au Yémen et le passage à l’action, beaucoup trop d’années se sont écoulées. Coulibaly, lui, s’est revendiqué de l’État islamique et les deux autres d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA). On en conclut qu’on a ici plutôt affaire à des gens qui se sont rencontrés et ont mené ensemble un projet. Nous devons nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous ne les avons pas identifiés et donc pour lesquelles nous n’avons pas pu les neutraliser, même si, malheureusement, nous ne pouvons pas tout empêcher.

M. le rapporteur. La surveillance des individus a-t-elle failli du côté français ?

M. Patrick Calvar. Qui, aujourd’hui, dispose de renseignements à Raqqah ?

M. le rapporteur. La DGSE.

M. Patrick Calvar. Les services de renseignement extérieur, effectivement, mais avec quels moyens ? Que sait-on de ce qui se passe à Raqqah ? Voilà le problème. On en revient à la question des interceptions techniques, du chiffrement, des sources humaines…

M. Patrice Verchère. Nous constatons, depuis les attentats de 2015, que de plus en plus d’agents de sécurité sont employés par des entreprises privées, les forces de l’ordre ne pouvant être partout. De nombreux agents de sécurité vont encore être embauchés à l’occasion de l’Euro 2016 et notamment pour encadrer les fan-zones. Contrôlez-vous les personnes ainsi recrutées, vous transmet-on leur nom, sachant que les entreprises de sécurité vont jouer un rôle très important et qu’elles recrutent souvent, on le sait très bien, au noir ?

M. Patrick Calvar. Nous procédons à des vérifications dès lors que les listes nous sont communiquées. Les situations les plus compliquées à gérer sont celles qui préexistaient avant la période – embauches, candidatures non retenues, licenciements. Nous ne procédons pas à des contrôles seulement liés à l’Euro, les fan-zones et les sociétés de sécurité qui en sont chargées, nous en faisons également dès lors qu’il s’agit d’entreprises sensibles. Il va falloir trouver le moyen de garantir les libertés tout en assurant la sécurité ; reste à savoir quel prix nous sommes prêts à payer. Les assignations à résidence, les perquisitions administratives, les criblages sont des mesures soumises au contrôle du juge parce que les conséquences en sont lourdes.

M. Pierre Lellouche. Entre ceux qui veulent partir et ceux qui veulent revenir, à combien estimez-vous le nombre de Français posant problème pour la sécurité du pays ?

Ensuite, et j’ai posé la même question au ministre de l’intérieur tout à l’heure, est-il raisonnable, à votre sens, de rassembler sous la tour Eiffel, pendant un mois, 92 000 spectateurs devant de grands écrans et derrière un grillage, avec de l’alcool, – j’évoque ici la fan-zone parisienne ?

M. Patrick Calvar. La menace la plus forte est représentée par des gens qui ont combattu, qui ont été entraînés en Syrie et en Irak, à l’exemple de ceux qui ont attaqué le Bataclan, de ceux qui étaient en France le 13 novembre. Ce sont ceux-là qui mèneront les actions terroristes d’ampleur. Ils sont au nombre de 400 ou 500. Néanmoins, nous ne devons plus raisonner en termes de Français ou de personnes résidant en France mais de francophones. Des milliers de Tunisiens, des milliers de Marocains et d’Algériens peuvent être projetés sur notre territoire. Qui plus est, n’oublions pas la leçon du 13 novembre : deux Irakiens sortis de nulle part faisaient partie du commando. Il est donc très difficile de répondre précisément à votre question. Voilà pour la menace la plus dangereuse.

Ensuite, d’autres groupes, tels ceux formés par les frères Kouachi et Coulibaly, sont capables de commettre des actions d’ampleur.

Enfin, toute une catégorie d’individus voudraient agir mais n’en ont pas les moyens. Certains pourraient aller au-delà dans la mesure où ils sont issus des milieux de la délinquance et mener des actions de basse intensité, certes, mais qui n’en sont pas moins de nature à frapper les esprits.

Au total, nous suivons à peu près 2 000 personnes. Mon souci, c’est que je n’ai aucune visibilité sur les francophones issus d’Afrique du Nord qui, par des alliances linguistiques puis opérationnelles nouées là-bas – puisqu’ils ont combattu ensemble –, peuvent s’engager dans un projet ou être désignés pour être partie prenante au même projet.

M. le rapporteur. Vous évoquiez tout à l’heure le chiffre de 4 000 personnes et ici celui de 2 000 personnes.

M. Patrick Calvar. Le chiffre de 4 000 personnes concernait l’EMOPT ; j’évoque ici le « point dur » : entre ceux qui se trouvent en Syrie, ceux qui en sont revenus et ceux qui voudraient s’y rendre, nous atteignons le chiffre de 2 000 individus.

M. Pierre Lellouche. Sans compter les Nord-Africains.

M. Patrick Calvar. Tout à fait.

M. Pierre Lellouche. Parmi lesquels on compte de nombreux Tunisiens.

M. Patrick Calvar. Ils sont nombreux, en effet.

M. Pierre Lellouche. Combien sont-ils, 5 000 environ ?

M. Patrick Calvar. C’est très difficile à dire.

Pour ce qui est de la fan-zone, elle présente l’avantage de pouvoir contrôler ceux qui vont y entrer. Reste qu’il y a toujours des zones à frapper. Qu’il s’agisse des cafés ou autres lieux publics, les cibles ne manquent pas.

M. Pierre Lellouche. Auriez-vous persisté à organiser l’Euro 2016 ?

M. Patrick Calvar. Il ne faut absolument pas céder. Je pense que nous gagnerons contre le terrorisme ; je suis, en revanche, beaucoup plus inquiet de la radicalisation de la société et du mouvement de fond qui l’entraîne. C’est ce qui m’inquiète quand je discute avec tous mes confrères européens : nous devrons, à un moment ou à un autre, dégager des ressources pour nous occuper d’autres groupes extrémistes parce que la confrontation est inéluctable.

M. le président Georges Fenech. Vous voulez parler de l’extrême droite et de l’extrême gauche ?

M. Patrick Calvar. L’ultra gauche est dans une autre logique. Vous aurez une confrontation entre l’ultra droite et le monde musulman – pas les islamistes, mais bien le monde musulman.

M. le président Georges Fenech. Revenons-en plus précisément à l’objet de la commission d’enquête, c’est-à-dire les moyens de l’État.

Nous souhaitons que vous nous fassiez part de votre analyse sur la coordination du renseignement en France. L’UCLAT dépend du directeur général de la police nationale et échappe donc à la coordination interministérielle. C’est également le cas de l’EMOPT, créé en 2015 par le ministre de l’intérieur et directement rattaché à son cabinet. L’UCLAT administre le fichier FSPRT ; l’EMOPT s’assure de la continuité du suivi des individus radicalisés. Outre ces structures, on a un coordinateur à l’Élysée. On se demande s’il n’y a pas une strate de trop et si la coordination du renseignement est bien assurée. Ne pourrait-on imaginer, pour le haut du spectre, comme l’ont fait les Américains, une base de données commune, qui puisse être partagée par tous les acteurs de la lutte antiterroriste ? Chez nous, le partage d’informations n’est pas total à travers un seul fichier, étant précisé que le FSPRT est un fichier de suivi, de circulation et que l’EMOPT ne l’alimente pas. C’est vous qui, en réalité, êtes chef de file du renseignement en France. L’UCLAT ne pourrait-elle pas prendre une dimension supérieure ? Qu’est-ce qui justifie l’existence de l’EMOPT, en fin de compte, d’autant plus qu’il expose directement le ministre de l’intérieur puisque dépendant directement de lui ?

M. Patrick Calvar. L’UCLAT a une fonction interministérielle ; elle réunit chaque semaine des gens de tous les ministères concernés – défense nationale, économie et finances, auxquels on peut ajouter le renseignement pénitentiaire – et son rôle est d’évaluer la menace. Le FSPRT est notamment en charge du traitement des signalements fournis d’une part par le centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) et d’autre part par les groupes d’évaluation qui se trouvent sous la direction des préfets de département L’EMOPT joue, pour sa part, parfaitement son rôle qui est d’assurer le suivi des signaux faibles et que chaque acteur a bien pris en compte ses objectifs.

M. le président Georges Fenech. L’UCLAT n’aurait-elle pas pu s’en charger ?

M. Patrick Calvar. Il faudra que vous en parliez avec le ministre.

M. le président Georges Fenech. On aurait pu positionner l’UCLAT à cette fin plutôt que d’avoir deux structures.

M. Patrick Calvar. Il s’agissait d’adresser un message fort après tous ces événements : celui de l’implication totale du ministère de l’intérieur et donc des préfets. Aussi l’EMOPT répondait-il à ce besoin. Je ne suis pas certain que l’UCLAT aurait pu remplir cette mission à moins de la repositionner.

M. le président Georges Fenech. C’est cela. N’aurait-il pas été plus simple de procéder ainsi ? En tout cas la question se pose.

En outre, le FSPRT vous est-il vraiment utile ?

M. le rapporteur. À ce sujet, l’ensemble des cibles, les quelque 2 000 personnes que vous avez évoquées, sont-elles inscrites au FSPRT ? Les mêmes font-elles l’objet d’une fiche S ?

M. Patrick Calvar. Tous les gens que nous suivons font l’objet d’une fiche S. Aussi n’importe quel service de police, de gendarmerie, de douane, bref tous ceux qui ont accès au fichier des personnes recherchées (FPR), peuvent-ils savoir en temps réel que tel individu est suivi par notre service. J’insiste, en outre, sur le fait que chaque fiche indique les conduites à tenir. Nous avons ainsi environ 11 000 fiches S liées au terrorisme.

M. le président Georges Fenech. Utilisez-vous le FSPRT ?

M. Patrick Calvar. Le FSPRT est le moyen pour nous de discuter en permanence avec nos collègues des autres services pour évaluer les cas dont nous n’aurions pas décelé la dangerosité. À l’inverse, on peut rétrocéder à un autre service tel cas jugé moins dangereux après évaluation.

M. le rapporteur. Toutes vos cibles figurent-elles dans le fichier FSPRT ?

M. Patrick Calvar. La plus grande partie.

M. le président Georges Fenech. Pas toutes ?

M. Patrick Calvar. L’essentiel de nos cibles s’y trouvent.

M. le président Georges Fenech. Appliquez-vous l’article L. 851-2 du code de la sécurité intérieure, concernant le suivi en temps réel d’une liste d’individus ?

M. Patrick Calvar. Oui. La loi est très précise : la mesure prévue à cet article ne pouvant s’appliquer qu’à une personne à la fois, la motivation, précise, ne peut concerner que cette personne et dans la mesure où elle présente une menace terroriste.

M. le président Georges Fenech. Concrètement, techniquement, comment cela se passe-t-il ?

M. Patrick Calvar. Nous formulons une demande concernant un individu et, choisissant parmi les techniques dont nous souhaitons la mise en œuvre, nous demandons l’application de l’article L. 851-2 du code de la sécurité intérieure dans sa rédaction issue de la loi sur le renseignement, en indiquant les éléments dont nous disposons sur l’intéressé et qui en font une potentielle menace terroriste sur le territoire.

M. le rapporteur. Au moment du vote de la loi relative au renseignement, on avait estimé à 3 000 le nombre d’individus à surveiller de près. Où en est-on ?

M. Patrick Calvar. Nous en surveillons plusieurs centaines mais, encore une fois, il faut que nous justifiions l’existence d’une menace terroriste et que nous fassions une demande pour chaque individu. Je rappelle, en outre, que cette mesure ne peut s’appliquer que pendant deux mois et qu’au terme de ce délai nous devons demander son renouvellement et donc montrer qu’en effet, menace il y avait. Si nous n’avons rien trouvé, il y a une chance pour que la mesure ne puisse être reconduite. À cet égard, nous entretenons une relation de très grande confiance avec la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) qui se montre très bienveillante à l’égard des services tout en étant dans son rôle de contrôle absolu de la légalité administrative de la mise en œuvre des techniques de renseignement.

M. Christophe Cavard. Vous avez expliqué tout à l’heure que les terroristes étaient très coordonnés, mais qu’en est-il des services de renseignement ? Lors de votre audition par la commission de la défense, quand vous évoquez l’attaque dans le Thalys, vous indiquez que l’individu part d’Espagne, se rend en Allemagne puis en Belgique, et vous déclarez : « Nous perdons dès lors sa trace puisque nous n’avons plus aucune raison de nous en occuper ». Si je traduis bien vos propos, vous perdez sa trace parce qu’il n’est plus sur le territoire français. Que faudrait-il mettre en place pour une meilleure coordination des services de renseignement des différents pays ?

M. Patrick Calvar. J’ai, en fait, déclaré que nous n’avions jamais pu établir la présence de l’intéressé sur le sol national et que, par précaution, nous avions émis une fiche S le concernant au cas où il ferait l’objet d’un contrôle. Ce contrôle a eu lieu un an plus tard à Berlin, alors qu’il embarquait sur un vol à destination d’Istanbul. Nous avons immédiatement pris contact avec les Espagnols, puisqu’il vivait auparavant en Espagne, pour leur demander s’ils en étaient informés et s’ils savaient où se trouvait l’intéressé. Ils nous ont répondu qu’il était en Belgique et que les Belges étaient informés de sa présence à Bruxelles. Seulement, et je reviens sur ce que je précisais au cours de mon exposé liminaire, certains services n’ont pas la capacité d’inscrire leurs objectifs dans le fichier Schengen. C’est le cas de la sûreté de l’État belge ; et cette incapacité est légale : il ne s’agit pas d’un service de police. Encore une fois, si nos échanges avec certains services étrangers sont très fluides, il n’y a aucune harmonisation du système européen. C’est de là que viennent les problèmes. Il faut qu’à l’occasion d’un contrôle, la douane, la police ou la gendarmerie puisse faire remonter en temps réel une information à un service unique à même de l’évaluer. C’est pourquoi j’ai pris l’exemple du Thalys : nous ne connaissions pas Khazzani ; il nous est signalé par les Espagnols ; il réapparaît en Allemagne ; on nous dit qu’il est en Belgique – et c’est depuis la Belgique qu’il montera dans le train dont il tentera d’attaquer les passagers.

M. le président Georges Fenech. Au début de nos travaux, les victimes et leurs avocats ont évoqué devant nous un procès-verbal dressé par la DCRI en 2009 évoquant un projet d’attentat contre le Bataclan. Ils ont ajouté qu’en 2015, le juge Trévidic a reçu une information de Farouk Ben Abbes, mis en examen, qui fait état d’un projet d’attentat contre une salle de spectacle. Les victimes nous demandent avec insistance pourquoi les propriétaires de cet établissement n’ont pas été prévenus de ces menaces. Le procureur de Paris, quand on l’interroge, fait référence au secret de l’instruction, estimant en outre qu’il n’appartient pas au juge de donner cette information. Quant au ministre de l’intérieur, il a considéré qu’il ne s’agissait pas de son domaine de compétences. Pouvez-vous vous-même nous apporter des réponses sur ce point ?

M. Patrick Calvar. Vous venez de me dire que le procureur de la République ne souhaitait pas répondre…

M. le rapporteur. Je pense qu’il a plutôt renvoyé la balle dans votre direction.

M. Patrick Calvar. Je vais vous répondre clairement tout en tâchant de respecter le secret de l’instruction. Farouk Ben Abbes se trouve à la jonction de deux dossiers différents, celui lié au projet d’attentat de 2009 contre le Bataclan et celui lié à la mort de notre jeune compatriote Cécile Vannier lors de l’attentat perpétré au Caire la même année.

Farouk Ben Abbes est interpellé une première fois en Belgique – pays dont il est ressortissant – parce qu’il est suspecté d’appartenir à une filière d’envoi de combattants en Irak. Un non-lieu sera prononcé et il ne sera donc pas poursuivi. Il s’installe ensuite en Égypte d’où il part pour Gaza. Là, il entre en relation avec un mouvement extrémiste et il va regagner l’Égypte en 2009, où il sera trouvé porteur d’une clef USB contenant de la documentation sur la fabrication d’engins explosifs. Passé par l’un des tunnels clandestins, il a été arrêté et interrogé. Un service tiers déclarera que les Égyptiens auraient obtenu des aveux de l’intéressé selon lesquels il était missionné pour perpétrer une attaque en France et qui aurait pu viser le Bataclan, cet établissement organisant – nous sommes en 2009 – des galas de bienfaisance au profit de l’armée israélienne alors engagée dans l’opération « Plomb durci ».

Jamais les Égyptiens n’ont répondu à aucune demande d’entraide et n’ont apporté aucun élément concret à ce sujet. Néanmoins, quand Farouk Ben Abbes a été libéré, après un passage par la Belgique où il a été à nouveau interrogé, il s’est rendu en France où il a été interpellé, mis en examen et incarcéré. Toutes les investigations réalisées à partir de là n’ont pas permis de le relier à ce pseudo-projet dont on ignore, encore une fois, s’il a existé ou non – on n’en sait strictement rien, les Égyptiens n’ayant jamais donné, je le répète, aucun élément. La justice ne pouvait donc conclure qu’à un non-lieu, indépendamment du fait qu’elle avait parfaitement fait son travail, allant jusqu’à demander et obtenir son incarcération.

L’affaire Cécile Vannier est toute autre et concerne un attentat perpétré au Caire. On veut y lier Farouk Ben Abbes via des témoins qui ensuite ne le reconnaîtront pas. L’instruction n’est ici pas terminée. L’intéressé a été récemment placé en garde à vue dans ce cadre.

Reste que tous les éléments susceptibles de faire avancer l’enquête, s’ils existent, sont entre les mains des autorités égyptiennes. Aussi, aujourd’hui, rien ne relie les affaires Bataclan et Vannier, de 2009, et les attentats du 13 novembre 2015. D’aucuns vous diront cependant qu’en Égypte il a croisé les frères Clain. Mais les frères Clain n’étaient en rien concernés par ce qui se passait à Gaza, et quant à l’attentat qui a causé la mort de Cécile Vannier, les Clain étaient déjà rentrés depuis bien longtemps en France quand il a été commis.

Dès lors qu’on ne peut établir un lien entre ce qui s’est passé en 2009-2010 et ce qui s’est passé en 2015, pourquoi voulez-vous qu’il y ait eu une information directe des responsables ou des propriétaires du Bataclan ?

Rien, absolument rien n’indique qu’il y ait un lien. La justice a parfaitement fait son travail. Farouk Ben Abbes a été incarcéré pendant une période assez longue, des investigations tous azimuts ont été menées et aucun élément n’est venu corroborer cet éventuel lien ; de plus, je le répète, nous n’avons obtenu aucune réponse aux demandes d’entraide internationale formulées auprès des autorités égyptiennes. On ignore donc jusqu’au fait que l’intéressé aurait pu, un jour ou l’autre, tenir les propos qu’on lui attribue.

M. Pierre Lellouche. Je souhaite vous interroger sur l’escalade éventuelle d’attaques qui seraient portées à un niveau « non conventionnel », avec l’utilisation d’armes radiologiques combinant des produits fissiles issus du milieu hospitalier, comme le césium 137 et le cobalt 60, ou d’armes chimiques dont nous constatons qu’elles sont désormais employées chaque semaine en Syrie par les deux parties au conflit – la fabrication de ce type d’armes à Mossoul atteint un stade très inquiétant. Toutefois, avant même que nous n’encourions le risque d’une attaque avec ces armes, nous devons nous préparer aux engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Device – IED) et aux voitures-béliers bourrées d’explosifs, utilisés là-bas quotidiennement. Comment envisagez-vous la gradation de la menace ?

Ensuite, au cours de mes conversations en Israël, je me suis rendu compte que l’on y avait modifié l’organisation du ministère de l’intérieur, tout comme les Américains ont créé le Department of Homeland Security (département de la sécurité intérieure). La présente commission pourrait se poser la question de savoir s’il convient de changer le modèle du ministère de l’intérieur à la française, qui s’occupe de décentralisation, des collectivités territoriales en même temps que de la sécurité et de la lutte antiterroriste. Je verrais bien, pour ma part, un ministère de la sécurité intérieure et, à côté, un ministère des collectivités locales – comme c’est désormais le cas, donc, chez les Israéliens et les Américains. Je pense que ce type d’évolution institutionnelle est nécessaire et que la campagne présidentielle prochaine devrait être l’occasion de se poser ce genre de question.

M. Patrick Calvar. Vous vous souvenez que dans le passé, on avait mis au jour des projets visant à récupérer dans les poubelles un ensemble de produits radioactifs d’origine hospitalière et dont l’assemblage aurait permis la création d’une bombe sale. On a arrêté plus tard, aux États-Unis, un individu qui avait conçu un tel projet. C’est donc un projet que les islamistes ont toujours eu en tête. Par ailleurs, le groupe islamique armé (GIA), à la même époque, effectuait des recherches sur la ricine. Ne pouvant, à l’aide de cet agent biologique, tuer beaucoup de personnes en même temps, il s’agissait de créer un effet de panique en enduisant de ricine les poignées des portières des véhicules afin que les personnes ainsi contaminées en meurent. L’effet médiatique aurait été désastreux. D’autres recherches sur le sujet ont été menées dans la vallée de Pankissi, en Géorgie, puis dans le Nord de l’Irak. Les islamistes ont donc, j’insiste, toujours marqué leur intérêt pour ce type d’armes.

La différence avec aujourd’hui est qu’ils ont acquis en la matière une capacité quasi-industrielle. En tout cas, ils ont récupéré ce dont disposait l’armée de Saddam Hussein ou l’armée de Bachar el-Assad et ils n’hésitent pas à l’utiliser sur le terrain. S’ils en ont l’opportunité, ils vont exporter ces armes. La vraie difficulté pour eux est d’y parvenir, notamment à cause de la dangerosité des produits en question. Aussi, pour l’heure, en restent-ils à des attaques basiques et, comme vous, je suis persuadé qu’ils passeront au stade des véhicules piégés et des engins explosifs, et qu’ainsi ils monteront en puissance.

M. le président Georges Fenech. Est-ce une conviction ou bien vous fondez-vous sur des éléments matériels précis, des indices ?

M. Patrick Calvar. D’abord, il faut nous souvenir que c’est ce que nous avons connu en 1986 et en 1995 : il s’agit de modes opératoires classiques. Ensuite, ils vont finir par projeter des commandos dont la mission consistera à organiser des campagnes terroristes sans nécessairement aller à l’assaut avec la mort à la clef. Pour cela, il leur faut des artificiers et organiser toute une logistique, c’est-à-dire s’installer sur notre territoire, acquérir tous les produits…

M. Pierre Lellouche. Vous vous souvenez du vol du dépôt militaire de Miramas, l’année dernière ? Des armements et des explosifs ont disparu. Savez-vous où ils se trouvent ?

M. Patrick Calvar. Non. Mais ils peuvent, de toute façon, fabriquer des bombes de manière artisanale, en achetant du nitrate d’ammonium par exemple. Rappelez-vous 1995. La pire catastrophe a pu être évitée grâce à un timer (minuteur) défaillant : à l’école juive de Villeurbanne, une voiture piégée avec une centaine de kilogrammes d’explosifs a sauté à un moment qui, contrairement à ce qui avait été programmé, n’était pas celui de la sortie des enfants. Sinon, c’eût été un massacre.

Nous savons très bien qu’ils vont recourir à ces modes opératoires : ils ont bien vu les effets provoqués par une opération massive. Ce qui s’est passé en Belgique résulte du fait que, coincés, ils ne pouvaient plus s’engager dans des actions multiples. Mais, encore une fois, dès qu’ils auront projeté sur notre territoire des artificiers, ils pourront éviter de sacrifier leurs combattants tout en créant le maximum de dégâts.

Ensuite, vous comprendrez que, sur le renseignement, je ne puisse pas vous répondre.

M. Pierre Lellouche. Évidemment.

M. le président Georges Fenech. Mais votre analyse repose tout de même sur le renseignement ?

M. Patrick Calvar. Oui. Ce n’est pas nouveau.

M. le président Georges Fenech. Nous en sommes bien convaincus.

M. le rapporteur. J’en reviens aux fichiers. Nous avons le sentiment qu’il en existe de nombreux dans la lutte antiterroriste, chacun possédant le sien – la gendarmerie, le renseignement territorial, la DGSI avec le fichier CRISTINA (centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et des intérêts nationaux)… Ne serait-il pas envisageable de disposer, à l’avenir, d’un fichier commun, à l’américaine, qui puisse être utilisé par l’ensemble des services ? C’est un peu la vocation du FSPRT mais il reste très cantonné. Nous avons assisté ce matin à une démonstration de ce dernier, et elle nous a paru assez convaincante alors que nous étions, au départ, assez critiques. Quel est votre avis sur la création d’un super-fichier ?

M. Patrick Calvar. Tous les individus que nous suivons sont inscrits au FPR où ils apparaissent avec une fiche S. Donc les services qui veulent se rapprocher de nous pour en savoir davantage peuvent le faire.

M. le rapporteur. D’où le fait que vous ne versiez pas au FSPRT tous les éléments en votre possession ?

M. Patrick Calvar. Il est clair que nous n’y mettons pas certains éléments : nous indiquons seulement qu’il s’agit d’objectifs que nous prenons en compte et nous protégeons impérativement l’information et la source de l’information puisqu’il s’agit d’un fichier de souveraineté – nous sommes tenus par le secret de la défense nationale.

M. le rapporteur. Nous avons effectué deux déplacements en province, à Lille et Marseille, où nous avons pu rencontrer vos collègues du renseignement pour lesquels – ils nous l’ont déclaré assez explicitement – le FSPRT n’est pas très fonctionnel, au contraire des gendarmes et du renseignement territorial qui le trouvent utile. Confirmez-vous qu’en la matière votre service aide plus qu’il n’est aidé par le FSPRT ?

M. Patrick Calvar. Il fallait faire passer le message que tout le monde était concerné et non quelques soi-disant spécialistes.

M. le rapporteur. Vous n’êtes donc pas favorable, si je comprends bien, pour des raisons de confidentialité, à l’établissement d’un fichier plus important, partagé avec d’autres services que ceux de l’Intérieur.

M. Patrick Calvar. Si, nous partageons des informations avec les services des douanes, avec TRACFIN dans le cadre de la cellule Allat. Ainsi, les 2 000 noms que j’ai précédemment évoqués ont-ils été diffusés à l’ensemble des services du premier cercle.

M. le rapporteur. Ce n’est pas du tout ce que nous avions compris, si je puis me permettre. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ce qu’est la cellule Allat ? Nous avons l’impression que les six services du premier cercle, plus un ou deux autres, sont dans la même salle et que, en gros, quand un service est demandeur d’informations sur un individu, chaque service cherche dans sa base de données.

M. Patrick Calvar. Nous avons, au départ, donné l’ensemble des noms – les 2 000 concernés par les filières syro-irakiennes – afin qu’ils soient criblés par chaque service.

M. le rapporteur. Concrètement, quelle est la fréquence des réunions de la cellule Allat ?

M. Patrick Calvar. Il s’agit d’une cellule permanente et les représentants des services concernés se trouvent dans la même pièce. Par exemple, si l’un d’eux déclare s’intéresser à M. Untel, nous désignons un pilote et chacun lui apporte ensuite son concours.

M. le rapporteur. Considérez-vous que la cellule Allat comme la cellule Hermès obtiennent des résultats tangibles ?

M. Patrick Calvar. Oui, bien sûr. La cellule Allat est l’instance de coordination opérationnelle. Tous les renseignements sont dirigés vers le service pilote, à charge pour lui de poursuivre ensuite l’affaire avec ses moyens.

M. le rapporteur. Cette cellule se réunit donc au quotidien. Ceux qui l’animent travaillent-ils à temps plein ?

M. Patrick Calvar. Ils travaillent à temps plein et peuvent être mobilisés 24 heures sur 24 en temps de crise.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous dire un mot du groupe antiterroriste (GAT) ?

M. le rapporteur. Et quelle est la différence entre le GAT et le club de Berne ?

M. Patrick Calvar. Le club de Berne, c’est autre chose : il ne regroupe pas toujours les mêmes acteurs et traite davantage de questions de souveraineté, d’espionnage. Le GAT, quant à lui, réunit l’ensemble des services de sécurité des pays membres de l’Union européenne ainsi que ceux de la Suisse et de la Norvège. Certains groupes de travail du GAT sont spécialisés, par exemple dans le problème syro-irakien.

L’échange au sein de ce groupe s’effectue en temps réel. Toutes les indications nominatives sont communiquées entre services. Des opérations peuvent être montées entre services selon une configuration bi ou multilatérale. Le GAT a une vocation opérationnelle. Au cours de séances élargies, sont invités le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, le représentant du directeur d’Europol.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué les 4 414 agents qui composeront votre service en 2018, parmi lesquels 17 % de contractuels. Rencontrez-vous des problèmes de recrutement, de formation, de fidélisation ? Les autres services de renseignement nous ont fait part de l’insuffisance d’arabisants parmi leurs agents ; qu’en est-il à la DGSI ?

Avez-vous des difficultés à rémunérer vos sources humaines ?

Enfin, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, aviez-vous identifié les liens des terroristes avec la Belgique ?

M. Patrick Calvar. Nous ne rencontrons pas de problème majeur de recrutement dans le sens où nombreux sont ceux tentés de nous rejoindre. Le problème est davantage de déterminer ce dont nous avons besoin puis d’organiser des parcours de carrière. Enfin, il est surtout de faire en sorte que les gens travaillent en synergie et non en opposition.

Pour répondre à votre deuxième question, nous n’avons pas de problème pour financer les sources humaines.

M. le rapporteur. Comme les autres services, vous rémunérez les sources ?

M. Patrick Calvar. Bien sûr.

M. le rapporteur. Certains « spécialistes », dans les médias, ont considéré que nous avions sacrifié le renseignement humain au profit du renseignement technique. Vous avez déclaré qu’il ne fallait pas les opposer. Reste que, lors de notre visite en Turquie, l’importance des sources humaines de la DGSE nous a marqués. Qu’en est-il pour votre service ?

M. Patrick Calvar. La DGSI dispose d’un nombre très important de sources humaines.

M. le rapporteur. Aussi, pourrons-nous indiquer dans le rapport que, de votre point de vue, nous n’avons pas du tout sacrifié le renseignement humain au profit du renseignement technique ?

M. Patrick Calvar. En effet !

M. le rapporteur. C’est important, car nous l’avons beaucoup entendu.

M. Patrick Calvar. Soi-disant je suis un vétéran de la guerre froide et, pour ceux qui l’ignorent, je rappellerai que je me consacre à l’antiterrorisme depuis 1993. Je suis devenu un aficionado des nouvelles technologies – même si je n’ai aucun diplôme technique en la matière. En réalité, peu importe la méthode avec laquelle vous obtenez le renseignement. Ce qui compte ensuite, c’est votre capacité à l’analyser et à l’exploiter.

Il n’en est pas moins vrai qu’on ne peut pas, aujourd’hui, ne pas prendre en compte l’évolution du numérique. Nous devons donc investir en la matière. Vous verrez que l’évolution en cours posera demain de nombreux problèmes démocratiques tant s’élargira le fossé, déjà grand, entre les élites politiques et administratives et les élites scientifiques. On ne comprend pas la vitesse à laquelle va le progrès – même si les avancées de la médecine, par exemple, nous en donnent une idée. Vous verrez que les bouleversements seront profonds.

Mais, encore une fois, non, nous ne sacrifions absolument pas le renseignement humain, même si, dans certaines zones, vous aurez beaucoup de mal à en avoir. De même, il faut anticiper en matière d’interception et de déchiffrement. Nous aurons, un jour ou l’autre, un bras de fer avec les opérateurs et pas seulement les opérateurs américains – le principal réseau utilisé par les terroristes, Telegram, est russe. Je ne donnerai pas de chiffres, certes, mais je puis vous assurer que nous menons de nombreuses opérations avec des sources humaines. Seulement, nous préférons la confidentialité, du fait de notre culture du secret.

Pour ce qui est de la nuit du 13 au 14 novembre, nous avons immédiatement pointé la responsabilité d’Abaaoud du doigt.

M. le rapporteur. Mais, à 9 heures 10, la gendarmerie contrôle Salah Abdeslam. Les gendarmes sentent quelque chose et ils le retiennent un peu. N’y a-t-il pas eu, ce matin du 14 novembre, un problème de transmission d’informations ? N’aurait-on pu interpeller Salah Abdeslam en toute connaissance de cause ?

M. Patrick Calvar. Non, Salah Abdeslam était signalé comme appartenant au milieu de la délinquance mais n’ayant aucun lien avec le terrorisme. Les gendarmes n’avaient donc aucune raison objective de penser qu’il pouvait avoir un lien avec ce qui s’était passé à Paris la veille.

Par ailleurs, nous entretenons des relations très étroites avec les Belges avec lesquels nous coopérons depuis de nombreuses années.

M. le rapporteur. J’en reviens au nombre d’arabisants, votre service en manque-t-il ?

M. Patrick Calvar. Cette question commence à devenir un souci pour nous, car nous rencontrons des difficultés en matière d’habilitation : en tant que service de sécurité, nous faisons très attention à ne pas être pénétrés. Nous devons donc trouver des formules nouvelles pour pouvoir embaucher des gens dont nous soyons certains de la loyauté.

M. le président Georges Fenech. En matière de judiciarisation, quels sont les critères en fonction desquels vous considérez qu’il vaut mieux sortir du milieu fermé et judiciariser ? On a posé la question au procureur de Paris qui nous a expliqué que les relations étaient tout à fait bonnes entre son parquet et vos services. À la question de savoir s’il ne faudrait pas détacher en permanence des fonctionnaires de la DGSI au parquet antiterroriste, le procureur a répondu qu’une telle mesure ne lui paraissait pas nécessaire.

M. Patrick Calvar. Nous rencontrons régulièrement les représentants du parquet pour évoquer l’état de la menace. La décision de la judiciarisation est prise en commun, à moins que nous n’arrivions avec un dossier clés en main. Reste, j’y insiste, que nos relations avec le parquet de Paris sont très étroites.

M. le rapporteur. Au regard de ce que vous avez déclaré tout à l’heure, à partir de la mise en examen…

M. Patrick Calvar. C’est la loi.

M. le rapporteur. Précisément, pensez-vous, dès lors, qu’il faut continuer à approfondir votre travail pour éviter le déclenchement d’une procédure judiciaire ?

M. Patrick Calvar. Non, jamais. Et il faut savoir que le déclenchement d’une procédure judiciaire peut présenter de grands avantages : on peut, grâce aux perquisitions à domicile, pénétrer au cœur du problème.

M. le rapporteur. A contrario, après les attentats, n’avez-vous pas voulu judiciariser trop tôt ?

M. Patrick Calvar. Non. Nous devons traiter des informations aux conséquences immédiates.

M. le rapporteur. Pour vous, en janvier et en novembre 2015, a-t-il manqué quelque chose ?

M. le président Georges Fenech. Je compléterai cette question. Vous vous souvenez que le Premier ministre lui-même, après les attentats, avait déclaré qu’il y avait forcément eu des failles, jugement apparemment objectif. Les terroristes sont passés à l’acte en plein Paris, provoquant le plus grand nombre de morts depuis la Libération sur notre sol. Quel est votre sentiment quand vous lisez tous ces articles de presse sur « la faillite du renseignement », qui remettent en cause le travail de nos services ? Estimez-vous qu’il s’agit d’un procès d’intention, d’une injustice ? Ou peut-on, en effet, mieux faire ?

M. Patrick Calvar. Tout attentat est un échec puisque nous n’avons pas pu l’empêcher.

M. le président Georges Fenech. Le risque zéro n’existe pas.

M. Patrick Calvar. Ensuite, il faudrait organiser – ce que vous faites ici – des retours d’expérience sans esprit partisan ni polémique pour essayer de comprendre ce qui a marché, ce qui a moins marché, bref, pour réaliser une sorte d’autopsie.

Or nous sommes systématiquement confrontés à des attaques infondées, non documentées et mal intentionnées. Certains, certes, posent les vraies questions et il est normal que, dans une démocratie, on rende compte et qu’on essaie de progresser.

Les attentats de 2015 représentent un échec global du renseignement.

Il faut faire très attention au fait que les jeunes, dans mon service, vivent très mal qu’on puisse laisser des familles imaginer que leurs proches sont morts à cause d’incompétents. Il faut s’interroger sur la capacité de résilience de la société. Voilà qui vous interpelle en tant que politiques et qui nous préoccupe également : nous sommes supposés être responsables de tout. Et si vous créez un climat d’anxiété et de peur dans les services, c’est très dangereux : on peut être tenté par la fuite en avant ou l’abdication. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, mais les personnels ont besoin d’un peu de soutien même si, je le répète, un attentat est un échec et même si nous devons, par conséquent, nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pas pu l’empêcher.

J’en reviens à mon image : on a l’impression que ce n’est pas la maladie qu’il faut guérir mais le médecin qu’il faut tuer. Or c’est le médecin qu’il faut mieux former sachant, comme vous l’avez souligné, que le risque zéro n’existe pas.

M. Jean-Luc Laurent. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait créer un organisme d’évaluation et de la stratégie du renseignement, voire une autorité indépendante qui pousserait encore plus loin la réflexion ?

M. Patrick Calvar. Le renseignement a acquis des lettres de noblesse démocratiques. La loi relative au renseignement a donné sa légitimité à l’action, la délégation parlementaire au renseignement exerce son contrôle, ainsi que les commissions auxquelles vous appartenez.

Nous avons, pour notre part, tendance à superposer les structures, à les remettre en cause, à changer les procédures. Néanmoins, j’y insiste, nous avons accompli une vraie révolution depuis 2007.

Je ne crois pas à l’idée d’une commission indépendante. En France, nous avons la délégation parlementaire au renseignement, indépendante par nature puisqu’elle ne relève pas du pouvoir exécutif et qu’elle exerce le contrôle du pouvoir législatif sur les activités de renseignement. Nous sommes sans doute allés suffisamment loin dans la réforme et sa mise en œuvre, qui se poursuit, est loin d’être achevée. Il ne faut pas vouloir en permanence détricoter ce qui existe.

Ensuite, à chaque fois que quelque chose se passe, il convient de procéder à une analyse, j’y insiste, sans esprit polémique ou partisan. Or on a un peu de mal à le faire dans ce pays.

Il conviendra, à l’avenir, de rapprocher le monde académique du monde opérationnel. En effet, les difficultés que nous vivons ne seront pas résolues par les seuls moyens sécuritaires, aussi faudra-t-il mettre autour de la table des personnalités provenant d’horizons très divers afin que de leur dialogue se dégage une vision commune.

Voilà trente-neuf ans que j’exerce ce métier : je pense que l’Europe est en très grand danger ; on ne perçoit pas la montée de la colère et on ne voit pas venir l’affrontement entre communautés qui risque d’être brutal.

M. le président Georges Fenech. Nous vous remercions monsieur le directeur général.

La séance est levée à 20 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christophe Cavard, M. David Comet, Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Luc Laurent, M. Pierre Lellouche, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Verchère, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. - M. Jean-Jacques Cottel, Mme Lucette Lousteau