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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Mercredi 25 mai 2016

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n°29

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)

– Audition de M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE)

La séance est ouverte à 16 heures 15.

Présidence de M. Georges Fenech.

Audition, à huis clos, de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

M. le président Georges Fenech. Nous avons le plaisir d’accueillir, cet après-midi, M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), accompagné du colonel Hervé de Courrèges, conseiller pour la protection et la sécurité de l’État, et du colonel Gwénaël Jézéquel, conseiller pour les relations institutionnelles.

Monsieur le secrétaire général, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Nous avons déjà auditionné de nombreux représentants des forces armées, et nous entendrons la semaine prochaine le ministre de la défense. Je rappelle que le SGDSN est un service du Premier ministre qui assiste le chef du Gouvernement dans l’exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale. Il est doté depuis 2009, conformément au Livre blanc sur la défense, de missions élargies, tout particulièrement en matière de sécurité. Nous allons vous interroger notamment sur votre mission de coordination opérationnelle et sur les moyens mis en œuvre pour sécuriser le territoire.

En raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptible de nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui ont lieu à huis clos sont au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Louis Gautier prête serment.

Nos questions peuvent être regroupées sous trois chapitres relatifs respectivement à l’opération Sentinelle, à la coordination opérationnelle et à la menace actuelle.

Tout d’abord, nous souhaiterions savoir ce qui a présidé au déclenchement de l’opération Sentinelle.

Combien d’interventions les militaires de l’opération ont-ils effectuées au cours de l’année 2015 ? Combien de fois ont-ils fait usage de leur arme à feu ?

Comment s’effectue la coordination de l’opération avec les forces de sécurité intérieure ?

Quels sont les outils de communication utilisés, ainsi que les outils de planification et de commandement ? Quels exercices communs ont été effectués ?

Quel bilan opérationnel tirez-vous de l’opération ? Quelle est la valeur ajoutée des armées dans la sécurisation du territoire national ?

Comment expliquez-vous que, le soir du 13 novembre, les militaires déployés à Paris aient disposé de si peu d’informations opérationnelles ? Comment améliorer le partage de cette information ?

N’aurait-il pas été plus pertinent de créer 10 000 postes supplémentaires au profit de la gendarmerie nationale, par exemple ?

Quelles sont les voies possibles d’amélioration ? Les savoir-faire des militaires pourraient-ils être mieux mis à profit ?

L’opération est-elle appelée à s’inscrire dans la durée ?

Quelles sont les règles précises d’engagement des soldats de l’opération et en quoi diffèrent-elles de celles des forces de sécurité intérieure ? Quelles sont les instructions précises données aux militaires ?

Enfin, quelles suites ont été données à votre rapport du 17 février 2016 relatif à l’engagement des armées sur le territoire national et à ses vingt-deux recommandations ?

M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Ainsi que vous l’avez rappelé, monsieur le président, le rôle du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale est celui d’un architecte global en matière de sécurité, ses compétences dans ce domaine ayant été consolidées en 2009 dans le cadre des évolutions intervenues après le Livre blanc de 2008. Il joue également un rôle opérationnel dans les domaines de la sécurité informatique, avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), et de la transmission gouvernementale, avec le Centre de transmission gouvernemental (CTG). Depuis cette année, le Groupement interministériel de contrôle (GIC) est rattaché organiquement au SGDSN. Pour le reste, l’essentiel de sa mission consiste à préparer et à suivre les décisions prises au niveau gouvernemental par le Premier ministre en matière de sécurité nationale et de défense et au Conseil de défense et de sécurité nationale, présidé par le chef de l’État. Au cours de l’année 2015, ce conseil a été activé à plusieurs reprises, notamment dans le cadre du suivi des décisions prises après les attentats.

Les postulats à l’origine de cette évolution ont été confortés par la crise de l’année 2015. En effet, en 2012, avec l’affaire Merah, les menaces et la dimension des répliques restaient encore de l’ordre de la sécurité intérieure. En revanche, à partir de 2015, après l’attaque contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher et surtout après l’attentat du Bataclan, la réponse de l’État, que ce soit au plan international – frappes sur Raqqah – ou national – déploiement de l’opération Sentinelle, mutualisation du renseignement et coordination des chaînes de renseignement relevant de ministères distincts –, montre bien qu’une riposte d’ampleur nationale était nécessaire face à une menace qui avait évolué et qui relevait dorénavant de la sécurité nationale.

Cette menace, vous le savez, se caractérise notamment par le nombre des personnes à surveiller – je pense à celles qui peuvent être tentées de commettre des actes terroristes ou de rejoindre des théâtres de conflit –, par l’effacement de la frontière entre sécurité nationale et sécurité intérieure – par l’intermédiaire de ces réseaux et de ces filières, les théâtres de conflit ont un écho sur le territoire national, qui peut être ciblé – et par le passage à l’acte. Dans le passé, notre pays a été très souvent confronté à la menace terroriste, et peut-être, dans les années 1970 ou 1980, les sympathisants de certaines causes idéologiques extrêmes se comptaient-ils en milliers. Mais la situation actuelle diffère de celles que nous avons pu connaître en ce qu’elle se caractérise par l’aguerrissement, la fréquentation des théâtres de conflit, l’habitude de la violence, la brutalisation, la faculté de passage à l’acte des personnes radicalisées. Nous devons donc éviter non seulement que des personnes ne rejoignent les théâtres de conflit ou passent à l’acte, mais aussi que celles qui ont été en contact avec une idéologie et des individus violents ne s’engagent eux aussi dans une spirale terroriste.

On constate également une militarisation des actions : utilisation d’armes de guerre au Bataclan, attentats kamikazes à Bruxelles… Et d’autres types de menaces sont référencés dans une littérature suffisamment accessible, notamment sur internet, pour que l’on s’en alarme. Lors de ces actions, le but était non seulement d’exploiter les vulnérabilités de notre système de sécurité, mais aussi de saturer les dispositifs d’intervention et de secours. Il revient ainsi au SGDSN de pratiquer un audit systématique de tous les dispositifs de sécurité en tenant compte du caractère évolutif de la menace, et donc d’étudier l’hypothèse de scénarios qui seraient pires encore : attentats multiples, drones utilisés à des fins terroristes, attaque à l’explosif couplée à la dispersion de produits chimiques, etc.

Face à cette menace qui vise le territoire national dans son ensemble, comme en témoignent les nombreuses alertes ou les attentats que nous avons connus – je pense en particulier à ce qui s’est passé à Saint-Quentin-Fallavier –, il nous fallait procéder à une révision systématique de nos dispositifs, ainsi que de nos moyens d’intervention et de secours. L’année 2015 a ainsi été principalement consacrée à l’anticipation, à l’adaptation des mesures, à l’augmentation des moyens et à l’amélioration de la formation des personnels. Cette question est évidemment centrale. Il n’est, hélas, pas possible, face à ce type de menaces, de supprimer tout risque, notamment en raison du phénomène d’auto-radicalisation. Cependant, nous manquerions à nos responsabilités si nous ne réalisions pas un audit systématique de nos dispositifs de sécurité. C’est pourquoi le SGDSN a revisité, tout au long de l’année 2015, les grands cadres d’organisation de la réponse de l’État.

Parmi ceux-ci, je pense évidemment au plan Vigipirate, qui a montré ses atouts, en termes de réactivité et de mobilisation de l’ensemble des ministères, mais qui s’est trouvé très rapidement dans une situation de thrombose. Aussi réfléchissons-nous, en tenant compte des changements législatifs que vous êtes en train d’adopter, à ce que doit être le prochain plan après l’état d’urgence. L’opération Sentinelle, quant à elle, a été déclenchée pour répondre à un besoin, mais aussi à une demande de protection de nos concitoyens, certaines communautés étant directement l’objet de menaces. Nous avons par ailleurs amélioré le fonctionnement de la cellule interministérielle de crise et le dispositif de sécurité de ce que l’on appelle les activités d’importance vitale.

En ce qui concerne Vigipirate, les difficultés auxquelles nous avons été confrontés s’expliquent par le fait que nous avons été obligés de maintenir dans la durée une posture « alerte attentat » qui, initialement, impliquait une mobilisation très forte de l’ensemble des forces de sécurité mais sur une période limitée. De fait, le précédent plan – et c’est ce qui inspire toute ma réflexion – liait de manière trop étroite les niveaux de posture de Vigipirate et les effectifs, notamment parce que cela était en concordance directe avec les contrats opérationnels des armées et un contingentement extrêmement strict, dans les Livres blancs précédents, des effectifs que les armées devaient déployer sur le territoire pour protéger la population : 1010 hommes, en permanence, seulement.

Par ailleurs, en France, contrairement à ce qui se passe à l’étranger, les différentes postures se déclinent immédiatement, en fonction d’une planification de crise, en mesures juridiquement contraignantes. Ainsi, les renseignements indiquant que la menace restait à son maximum, nous avons prolongé la posture d’alerte attentat, qui avait été conçue comme le niveau maximal de déploiement des effectifs. Or, très vite, nous avons dû renoncer à appliquer toutes les mesures de contrainte applicables dans le cadre de cette posture.

Je rappelle que, après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher, le SGDSN a transmis au cabinet du Premier ministre, qui l’a d’ailleurs souvent cité, en juillet, un document intitulé « Le jour même », qui envisageait les mesures qu’il faudrait prendre immédiatement en cas d’attentat majeur. Ce sont ces mesures, parmi lesquelles figurait du reste l’état d’urgence, qui ont été appliquées : cellule de crise, activation de la cellule d’aide aux victimes, etc.

S’agissant de l’opération Sentinelle, le déploiement de ces effectifs militaires s’est fait d’abord sous le coup de l’urgence, en fonction des besoins ou des demandes de protection. Puis, au cours de l’année 2015, la réponse a été organisée et rationalisée. Lorsque l’on m’interroge sur la pertinence de ce dispositif, je fais deux réponses. Premièrement, on peut se demander, comme le disait le chef d’état-major des armées, ce que nos concitoyens auraient pensé des armées si, dans un tel contexte, celle-ci n’avait pas déployé davantage de militaires sur le territoire national pour assurer leur protection ? La seconde réponse est inspirée d’une comparaison internationale : tous les pays font appel aux capacités de renfort que sont les armées. Du reste, nous-mêmes avons toujours procédé ainsi, par le passé. Vigipirate n’est pas un document récent : il a été élaboré au début des années 1980 – à une époque où la conscription permettait d’impliquer plus facilement l’armée dans des missions de service public – et activé pour la première fois au moment de la guerre du Golfe.

Pourquoi se retourner vers les armées ? Parce que, à la différence des forces de sécurité intérieure, qui sont nécessairement réparties sur l’ensemble du territoire, les armées ont la possibilité de mobiliser des forces supérieures au millier d’hommes, qui est le niveau régimentaire. Le volume d’effectif des unités d’intervention de la gendarmerie ou des CRS est de l’ordre de la centaine. Par comparaison, la souplesse de commandement qu’offre ce gisement exceptionnel – adossé qui plus est à une structure, l’armée de terre, comptant plusieurs dizaines de milliers d’hommes – est au regard un élément déterminant.

Par ailleurs, il s’agit d’une mission très spécifique. Des inquiétudes se sont exprimées à ce sujet, mais, dans le cadre du travail mené au cours de l’année 2015, nous avons reprécisé que l’opération Sentinelle consistait bien à utiliser les armées pour une mission de protection, et non pour une mission de maintien de l’ordre public ou de police judiciaire. Et l’on a eu raison – alors que d’autres idées étaient présentes au début de la réflexion – de s’en tenir à cette conception assez limitative selon laquelle les armées, sur réquisition du pouvoir civil – ministre de l’intérieur ou préfets –, interviennent en appui des forces de sécurité intérieure.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. À ce propos, nous avons été marqués par l’audition des militaires de l’opération Sentinelle qui se trouvaient à proximité du Bataclan le soir du 13 novembre – mais nous y reviendrons. Vous affirmez que les armées doivent être exclusivement utilisées pour la protection. Pourtant, il me semble que, dans votre rapport d’évaluation de l’opération Sentinelle, vous préconisez d’équiper les militaires d’armes de poing. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Louis Gautier. Le rapport s’en tient à la logique de la réquisition et de la mission de protection. Cependant, dans le cadre de cette mission, les militaires peuvent se trouver dans des situations d’urgence qui impliquent des réponses. C’est bien entendu le point le plus difficile à définir – cela renvoie du reste à leur formation et à la nécessité de préciser les règles d’engagement et les mandats des armées. Au départ, il était prévu de ne pas modifier l’équipement des militaires, pour ne pas compliquer leur entraînement. Actuellement, les officiers et les sous-officiers ont une arme de poing. Faut-il en doter également le caporal ou le caporal-chef qui guide une équipe de trois militaires ? La question n’a pas été définitivement tranchée, mais il nous semblait qu’elle devait être étudiée, car, dans certaines situations, notamment d’autoprotection, une arme de poing peut être plus facilement employable qu’un FAMAS.

M. le rapporteur. Vous évoquez l’emploi d’une arme de poing uniquement en cas de riposte. En aucun cas, les militaires de l’opération Sentinelle ne peuvent être des primo-intervenants ?

M. Louis Gautier. J’allais y venir. Dans notre rapport, nous avons préconisé une certaine harmonisation des règles de responsabilité pénale applicables aux militaires, aux gendarmes et aux policiers – c’est du reste la solution qui a été retenue par le législateur. Il est en effet possible que, dans certaines situations – qui ont été précisées, après un travail interministériel visé par le Conseil d’État et voté par le Parlement –, les militaires doivent intervenir pour faire cesser un péril imminent ou sa répétition, et non plus simplement en cas de légitime défense, cas qui avait initialement justifié une extension des dotations en armes de poing.

S’agissant de Sentinelle, il y a eu deux phases de réflexion dans la conduite des travaux interministériels. La première phase est celle d’une décantation interne aux armées. Pour celles-ci, il s’est agi d’un bouleversement quasi historique, puisque, à cause de l’opération Sentinelle, la mission nationale a retrouvé, par rapport aux opérations extérieures, une prévalence qu’elle n’avait plus depuis vingt ans. En 2015, 8 000 soldats étaient déployés sur le territoire national pour Sentinelle, soit davantage qu’en opérations extérieures. Lorsque l’on examine l’évolution de la doctrine militaire, on constate que la mission des armées, hormis la dissuasion, consiste dans la projection extérieure, laquelle implique une réduction de leur empreinte au sol en raison de la réduction des effectifs, de la fin de la conscription et de la constitution de bases de défense. L’armée retrouve ainsi, avec l’opération Sentinelle, une sorte d’empreinte territoriale, un ancrage, un contact avec la population, qui avaient tendance à disparaître.

Cette réappropriation, qui a été surtout essentielle pour l’armée de terre – et qui a pu faire débat, certains craignant que la mission de protection intérieure ne la détourne de ses autres missions, notamment extérieures – cette réappropriation, disais-je, a d’abord permis de retrouver un équilibre entre les trois armées. De fait, l’armée de l’air et la marine continuaient à remplir quotidiennement une mission de sécurisation du territoire à travers la protection des approches maritimes et la sûreté aérienne. On avait craint, au départ, que cela ne provoque une désorganisation, y compris doctrinale, mais un effort de travail interne aux armées a permis de retrouver une forme de cohérence. Certes, la mission de protection du territoire national est présente dans tous les Livres blancs, mais elle était devenue de facto résiduelle puisqu’en raison de la réduction du format de l’armée de terre et de la rétractation de sa présence territoriale, cette dernière était de moins en moins appelée à participer à des missions de service public que dans les années 1970 ou 1980.

La question s’est ensuite posée de savoir si, au sein des armées, un certain nombre d’unités, de régiments, devaient se spécialiser dans l’accomplissement de cette mission. La réponse a été négative, même si dans les faits, certaines unités ont été davantage mises à contribution que d’autres. Il s’agissait d’une situation temporaire, car la remontée du format de l’armée de terre permettra de retrouver une forme d’harmonisation. Aussi les arbitrages qui ont été rendus ont-ils été, me semble-t-il, les bons : il a été décidé que l’opération de protection territoriale serait accomplie à tour de rôle par les unités, de sorte que les militaires l’intégreront à leurs autres missions, notamment celle de projection extérieure.

N’oublions pas que, dans le cadre de ses interventions extérieures, l’armée de terre assure bien souvent la protection des populations, avec également les mêmes réserves quant à l’usage des armes. Ainsi l’armée de terre a-t-elle fait le choix, au départ, de privilégier l’homogénéité, en considérant que le FAMAS, le bâton et la bombe lacrymogène étaient un équipement suffisant. Puis elle a évolué, estimant – au départ, je le répète, pour des raisons liées à la légitime défense – que la dotation en armes de poing pouvait être utile ; nous l’avons suivie dans cette évolution. Se pose alors la question de la participation éventuelle des militaires à une intervention en tant que premiers arrivés – j’y reviendrai.

À partir de l’attentat du Bataclan, les interrogations liées à l’utilisation de l’opération Sentinelle – je pense à la présence des militaires pour sécuriser Saint-Denis ou à proximité du Bataclan – proviennent essentiellement du ministère de l’intérieur. Par ailleurs, une réflexion sur les moyens de sécurité intérieure a conduit Bernard Cazeneuve à annoncer, en avril, une réforme importante s’agissant des forces d’intervention. Nous avons en effet appris de l’attentat du Bataclan que face aux modes d’action des terroristes nous n’avions pas le temps de la préparation, de sorte que, si nous voulions sauver le plus grand nombre possible de vies humaines, il fallait que les moyens d’action qui arrivent en premier sur les lieux interviennent en premier, quelle que soit la chaîne d’appartenance ou la territorialisation. D’où la nécessité d’être en mesure de dépêcher très promptement, dans n’importe quelle partie du territoire, une force capable d’intervenir et formée pour cela : RAID, GIGN, BRI, mais aussi la BAC et des Pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG).

Dès lors, la question s’est posée de savoir si et comment les militaires pourraient intervenir. Ce point a été très récemment abordé avec le GIGN et les commandos de marine à propos du terrorisme maritime. Dans ce cas, la logique veut que les forces qui sont en situation de réactivité puissent intervenir, l’arbitrage étant rendu par les autorités chargées de la sécurité – ministre de l’intérieur et préfet – qui tiendront compte de la zone, territoriale ou portuaire. Nous travaillons donc pour que la réactivité puisse être densifiée au maximum en fonction des forces disponibles.

M. François Lamy. Dans mon dernier rapport budgétaire sur l’armée de terre, qui date du mois d’octobre dernier, c’est-à-dire avant les attentats du 13 novembre, je m’interrogeais sur l’utilité de l’opération Sentinelle ; aujourd’hui encore, je suis perplexe. Certes, on peut dire que les bâtiments protégés par l’armée n’ont pas été la cible d’attentats, mais personne n’est en mesure de démontrer que la présence des militaires a été dissuasive. Au demeurant, les services de renseignements ne nous ont pas avertis d’un projet d’attentat visant tel ou tel établissement cultuel. Quoi qu’il en soit, on peut se dire, au vu du rapport entre le nombre des forces mobilisées dans le cadre de cette opération et leur utilité, qu’il faudrait pouvoir redescendre en puissance afin que chacun reprenne son rôle, d’autant que, selon le chef d’état-major des armées, d’autres opérations extérieures ne pourraient être actuellement engagées faute d’effectifs.

J’ai bien entendu vos arguments, monsieur le secrétaire général, mais les armées se trouvent dans une situation qui les conduisent – et vous-même aussi d’ailleurs – à refabriquer la doctrine. Vous nous avez ainsi expliqué que l’armée de terre retrouvait son empreinte, de sorte qu’un rééquilibrage s’était opéré avec la marine et l’armée de l’air. Mais ces théories ont été conçues après le déploiement de 10 000 hommes sur le terrain. Quelle serait la valeur ajoutée des armées si de nouveaux attentats se produisaient ? Je n’en vois pas. En revanche, je sais quelle est l’utilité des militaires pour faire la guerre – à l’intérieur ou à l’extérieur –, qui est tout de même leur véritable métier.

M. Louis Gautier. Je retiens un point, celui de la réversibilité des dispositifs. Comme je l’ai indiqué, les armées sont les seules à pouvoir générer rapidement un effectif important de forces, pour la mission de protection. Si l’on pousse votre raisonnement jusqu’à l’absurde, il n’y aurait donc rien à opposer en cas d’urgence, car, si l’on avait créé des postes de gendarmes ou de policiers, on aurait dû, compte tenu de l’organisation de leur carrière, progressivement les répartir et les diluer sur l’ensemble du territoire. Ou alors il aurait fallu créer des unités de gendarmerie mobile ou de CRS chargées exclusivement de ces missions, ce qui n’aurait pas de sens.

M. François Lamy. Ou une force spécialement dédiée à la protection.

M. Louis Gautier. Mais si cette mission monotone, répétitive – je reviendrai sur son intérêt –, est supportable par les armées, c’est précisément parce que ce n’est pas la seule : un soldat peut se rendre en Nouvelle-Calédonie, passer quatre semaines à Paris ou à Lyon dans une posture Vigipirate, puis repartir au Mali. Au départ, on a évidemment paré au plus pressé, car, dans une telle situation, l’État doit être en mesure d’apaiser les inquiétudes de la population. L’opération Sentinelle a donc été une manière de répondre à cette attente – de toute façon, il n’y en avait pas d’autres. Ensuite, nous avons adapté le dispositif : mieux vaut, pour un militaire, faire des gardes dynamiques ou du périmétrage de zone autour d’aéroports. On peut également convaincre les responsables de certains sites de se doter de moyens d’autoprotection en faisant appel à des sociétés de sécurité privée. En tout état de cause, n’oublions pas une chose : ces militaires – et on le voit bien aujourd’hui – relèvent les forces de police et de gendarmerie, qui doivent également préparer l’Euro et assurer l’ordre public. L’idée demeure donc que l’armée est bien une force de recours, de soutien.

Par ailleurs, on peut imaginer que, dans l’urgence, la protection d’une frontière, un barrage routier ou un filtrage de foule puissent être assurés par les militaires, sans changer pour autant leurs pouvoirs ou leurs compétences : cela n’implique pas qu’ils exécutent une mission judiciaire. Je prends un exemple. Si l’on veut réaliser un tri à l’entrée d’une manifestation en demandant aux personnes qui s’y rendent de présenter une pièce d’identité, les militaires peuvent s’assurer que ceux qui refusent de présenter ce titre ne passeront pas. Ils peuvent servir de soutien dans ce type de mission qui repose habituellement uniquement sur les forces de sécurité. En outre, il revient toujours aux armées, parce qu’elles disposent d’un certain nombre de moyens propres – équipement, capacité de projection, soutien logistique – d’intervenir dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais aussi en cas de catastrophes – on l’a vu lors de l’accident de l’avion de la Germanwings.

L’arrêt des déflations augmente la capacité qu’a l’armée de terre de remplir toutes ses missions, non seulement la lutte contre le terrorisme, mais aussi les missions de service public, qui étaient devenues de plus en plus problématiques, notamment en cas de catastrophe. Rétrospectivement, à condition d’en avoir amélioré l’usage et d’avoir mieux spécifié ses missions – des gardes dynamiques plutôt que des gardes statiques –, on retrouve une justification à l’emploi des armées sur le territoire national. Bien sûr, on peut dire que cette justification est fournie ex-post, y compris au plan doctrinal. Mais pourquoi s’en plaindre puisque la cohérence est trouvée ? De toute façon, il fallait apporter une réponse dans l’urgence. Les travaux interministériels ont permis de consolider cette décision et de mieux adapter encore l’emploi des forces militaires au soutien des forces de sécurité intérieure.

M. Christophe Cavard. En ce qui concerne la place des forces armées dans le dispositif général, je souhaiterais que vous nous donniez votre point de vue sur la coordination des ordres. Nous savons en effet que les militaires n’agissent que sur ordre de leur hiérarchie. Or, sur un théâtre opérationnel, peuvent être présents des officiers de police ou de gendarmerie.

Ma deuxième question porte sur vos missions. Vous avez évoqué une réflexion sur les différents types d’attaques possibles : attaques chimiques, attaques aériennes… L’ensemble du dispositif vous paraît-il adapté à ces risques – je pense notamment au transport ferroviaire ?

Enfin, en ce qui concerne le secret-défense, certaines notes ne sont actuellement accessibles qu’à un certain nombre de personnels habilités. Or il paraît nécessaire, dans certains cas, de fluidifier l’information.

M. Philippe Goujon. On a le sentiment que l’emploi des forces de police et de gendarmerie et des forces militaires dans le cadre des différents plans a atteint son maximum. Cette situation n’est certainement pas durable, surtout si l’état d’urgence est maintenu et que la menace terroriste persiste. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait établir différents niveaux de mobilisation ?

En ce qui concerne l’opération Sentinelle, l’armement des militaires est-il parfaitement adapté aux missions de garde statique en ville ? Je remarque en effet qu’à Paris, la moitié des gardes sont encore statiques.

Enfin, lors de l’Euro 2016, de nombreuses missions de surveillance relèveront d’agents de sécurité privée, même si le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) a fait sur ce point des observations plus ou moins désagréables. Or il se trouve que, lors des Jeux olympiques de Londres, les agents de sécurité privée ont été totalement défaillants, de sorte qu’ils ont dû être remplacés en urgence par les militaires – 3 000 ou 4 000 hommes ont été mobilisés. Ce type de solution est-il envisagé dans le cas où les agents de sécurité privée seraient incapables de remplir correctement leurs missions durant l’Euro ?

M. François Lamy. Je souhaiterais compléter ma question, car je n’ai pas été totalement satisfait par votre réponse, monsieur le secrétaire général. Il est en effet logique que, dans l’urgence, les autorités politiques aient répondu à l’inquiétude de la population en lançant l’opération Sentinelle. Mais qu’en est-il quinze mois après ? Le dispositif a certes évolué : il mobilise un peu moins d’hommes. Cependant, les armées ont re-fabriqué une doctrine a posteriori. À ce propos, le chef d’état-major des armées ne dit pas tout à fait la même chose que vous : selon lui, intervenir en Centrafrique ou en Libye et surveiller une synagogue, c’est le même métier. Or ce n’est pas vrai. Je crois d’ailleurs me souvenir qu’au temps de la conscription, ce sont les appelés qui surveillaient les bases aériennes et les bâtiments.

J’en viens à ma question. Nous savons que le niveau de la menace demeurera élevé pendant des années, voire des décennies. Si, demain, une nouvelle série d’attentats se produit, les Français attendront que les responsables politiques fassent quelque chose de plus. Or on ne le pourra pas. Au demeurant, ils finiront par s’interroger sur l’efficacité de la présence des militaires s’ils s’aperçoivent que cette présence n’empêche pas la commission d’attentats. La décision est d’ordre politique, mais ne faudrait-il pas envisager de basculer, à un moment donné, d’un dispositif vers un autre afin de redonner aux armées – qui, au passage, auront vu réduire la déflation de leurs effectifs – la possibilité de se concentrer sur leurs autres missions ?

M. Louis Gautier. Je répondrai tout d’abord à M. Lamy. Ce qu’a voulu dire, me semble-t-il, le chef d’état-major des armées, c’est que, d’un point de vue militaire, la nature de la mission est sa préparation sont les mêmes, que l’on protège une église orthodoxe dans une zone albanophone du Kosovo ou une synagogue à Paris. De fait, les militaires exercent également, et ils y sont formés, des missions de protection en opération extérieure.

Par ailleurs, sur la réversibilité, nous sommes d’accord. Notre souhait n’est pas de maintenir systématiquement 10 000 hommes sur le terrain. Du reste, à certaines périodes, durant l’année 2015, nous sommes redescendus en dessous de ce chiffre, de façon à permettre aux soldats de retrouver un peu de disponibilité. Toutefois, cela dépend en partie de l’appréciation politique de la menace. Or, actuellement, force est de constater que, compte tenu du retour d’individus dont on ne connaît ni les intentions ni les relais en Europe, cette menace reste sérieuse. En outre, les circonstances sont particulières puisque nous nous préparons à accueillir l’Euro 2016. Les difficultés ont toujours existé dans ce domaine. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on a supprimé les couleurs associées aux différents niveaux du plan Vigipirate, car, lorsque l’on arrivait au rouge écarlate, cela soulevait toujours une difficulté politique. En tout état de cause, l’arrêt des déflations a été décidé pour se donner une souplesse par le haut.

Nous ne pourrions pas aller plus loin, dites-vous. Si ! Si la situation l’exigeait, je ne vois pas pourquoi nous ne mobiliserions pas 15 000 hommes, par exemple, dans le cadre de l’opération Sentinelle. Bien sûr, cela impliquerait des arbitrages capacitaires au plus haut niveau. Mais la protection est une mission des armées parmi d’autres, et rien n’indique qu’elle est plafonnée à ce qui est aujourd’hui prévu dans le contrat d’emploi protection des armées.

Si la situation l’exigeait, il faudrait modifier le contrat. Cela signifie, certes, que d’autres opérations ou missions ne pourraient pas être assurées comme elles le sont aujourd’hui.

L’opération Sentinelle est aujourd’hui calibrée à 10 000 hommes, ce qui permet à la fois d’assurer, avec une réversibilité souhaitable, la mission telle qu’elle est définie sur le territoire national, de conserver des forces de souveraineté et d’assurer des opérations extérieures.

M. le rapporteur. Si nous le devions, serions-nous capables, en l’état actuel de nos forces, d’intervenir demain en Libye ?

M. Louis Gautier. Il est vrai que nous traversons actuellement une période de tension liée à l’activité opérationnelle menée à la fois sur des théâtres extérieurs et sur le territoire national. Si la France devait participer à une autre opération, des choix s’imposeraient – mais c’est toujours le cas. N’oubliez pas que le format des armées tel qu’il était prévu en programmation envisageait la disparition de 19 000 effectifs ! Si la décision n’avait pas été prise d’alléger les déflations et d’augmenter la dotation de l’armée de terre, notamment la force d’action terrestre, qui doit compter à terme 10 000 hommes de plus, la contrainte serait extrêmement forte et impliquerait de dégrader les autres missions. Tel n’a pas été le cas, puisque la modification du contrat opérationnel de protection débouche sur une révision du format des armées.

J’en viens aux autres questions. Je vous transmettrai un tableau qui retrace l’ensemble des mesures prises depuis 2012 et après 2015 dans divers domaines. Je pense, par exemple, à la question des drones, au criblage ou aux points d’importance vitale classés Seveso, dont le Premier ministre vient de décider d’augmenter le périmètre. Le domaine maritime était un angle mort en matière de protection. Des contrôles ont donc été organisés, notamment des fouilles de véhicules sur les ferries à destination de la Corse, de l’Algérie ou de l’Angleterre. Ce travail est accompli dans tous les domaines, y compris dans le transport ferroviaire qu’a évoqué M. Cavard. Ensuite, des arbitrages sont nécessairement rendus. Mais ce qui ne serait pas acceptable, c’est qu’un tel diagnostic n’ait pas été posé, que les failles n’aient pas été identifiées et comblées lorsque c’est possible.

Nous accomplissons ce travail en nous fondant sur les signalements et les informations que nous transmettent les services de renseignement sur la nature de la menace. S’agissant de la menace chimique, il est de la responsabilité du SGDSN de veiller à l’application du contrat interministériel de protection. Nous avons ainsi passé des commandes en urgence, rectifié un certain nombre de situations, mis sous tension les différentes chaînes : protection civile, services de santé, équipement des forces d’intervention... Ce travail peut être très conséquent, mais il nous incombe de le faire de manière systématique.

Au moins bénéficions-nous, en France, d’outils de planification. En outre, cette catégorie un peu à part que forment les opérateurs d’importance vitale, qui n’existe pas dans les autres pays, nous permet d’avoir des relais favorisés avec la SNCF, Aéroports de Paris, EDF, etc. Nous pouvons ainsi, par l’intermédiaire des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité présents dans les grandes chaînes ministérielles, établir des diagnostics avec les opérateurs et les industriels et discuter avec eux de leur niveau de protection et de son éventuel renforcement. Dans le domaine du transport aérien, par exemple, nous nous sommes occupés, avec la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), du contrôle des vols entrants ou de la sécurisation des aéroports dans les pays qui sont des destinations touristiques prisées des Français. Au cours de l’année 2015, les adaptations ont été recherchées dans tous les grands secteurs.

Par ailleurs, vous avez évoqué, en creux, la problématique de la résilience et de la prévention. Le SGDSN est en bout de chaîne entre les administrations et l’échelon politique gouvernemental. Élaborer des plans Vigipirate à destination des préfets, c’est très bien, mais, depuis les attentats du Bataclan, les demandes appellent des réponses extrêmement concrètes. On l’a vu récemment, par exemple, lorsque certains proviseurs se sont demandé s’il fallait continuer d’imposer aux élèves de fumer à l’extérieur des établissements. Nous avons répondu rapidement à ces demandes, notamment en lançant des campagnes de prévention – affichage, distribution de guides… – même si, au départ, cela a suscité quelques interrogations. Ce sont les directeurs de théâtre, de cinéma, d’école ou les responsables d’association sportive qui en ont fait la demande à l’État. Nous y avons répondu, SGDSN et SIG conjointement.

La menace risque de perdurer plusieurs années. Elle implique donc l’apprentissage par nos concitoyens des réactions appropriées et des gestes qui sauvent. Par ailleurs, nos systèmes d’alerte dataient du XIXe siècle. Nous sommes donc en train de créer, avec la Direction générale de la protection civile, une application mobile qui permettra à ceux qui l’auront téléchargée de savoir, en cas de crise ou d’urgence, où il ne faut pas se rendre, quelle est la ligne de métro qu’il ne faut pas emprunter, où sont les hôpitaux les plus proches, etc. Tout cela me semble répondre aux attentes de la population. Il est également important que la menace puisse être signalée. Or on sait bien que, comme en matière de radicalisation, la remontée des signaux faibles passe par la formation de ceux qui sont en bout de chaîne.

Par ailleurs, les Britanniques, dont je rappelle qu’ils ont été confrontés durant de longues années au terrorisme irlandais, ont maintenu un dispositif équivalent à l’opération Sentinelle qu’ils appellent « Opération Temperer » et qui mobilise 5 100 soldats pendant une durée d’au plus 14 jours. Presque tous les pays recourent à leurs armées pour faire face à des situations exceptionnelles et alléger le travail des forces de sécurité.

Quant au rééchelonnement des plans, nous nous employons à ce que le plan Vigipirate nouvelle formule prenne le relais de l’état d’urgence, en tenant compte de la récente modification de notre droit – je pense à la loi sur le renseignement ou à celle qui concerne l’action des forces de police. Ce plan comportera trois postures : une posture de vigilance, une posture de vigilance renforcée – qui ont toutes deux vocation à être permanentes et pour lesquelles les niveaux de déploiement militaire ne doivent pas être figés, de manière à permettre la réversibilité –, et une posture « Urgence attentat » ou « Alerte attentat », qui doit être momentanée et permettre d’imposer, pendant un court laps de temps, une série de mesures de contrainte. Au moment de l’assaut de Saint-Denis, par exemple, la posture « Alerte attentat » signifiait notamment que le trafic routier pouvait être interrompu et que les activités périscolaires étaient interdites.

Comment mieux coordonner les ordres ? Cette question a fait l’objet d’une double réflexion. Au sein du ministère de la défense, tout d’abord. Je rappelle en effet que, si la planification de la mission de l’opération Sentinelle et de ses objectifs est définie par le ministère de l’intérieur et le préfet de zone, la planification de ses moyens, quant à elle, relève de l’état-major. S’est donc toujours posée, en particulier à Paris, la question de l’ajustement entre ses deux chaînes de planification afin d’améliorer l’adéquation entre les missions et les moyens. Ainsi le préfet de police de Paris a-t-il proposé un système de sectorisation, d’îlotage, qui a permis d’alléger la charge de travail des militaires d’environ soixante-dix gardes statiques.

Le premier travail a été réalisé, je le disais, au sein des armées. En effet, dans le cadre de l’ancienne mission de protection, la nécessité d’impliquer les échelons d’encadrement intermédiaire n’avait pas été suffisamment perçue. Pour les lieutenants et les capitaines, leur place au cœur de la mission n’était pas claire : la patrouille est menée par un caporal-chef ou un sergent et le contact avec les élus locaux, le préfet ou le commissaire de police est pris par un officier supérieur. Il a donc été décidé – et je pense que le général Bosser vous le confirmera – de réengager les chefs de proximité, de façon à mieux les former à la mission, à mieux baliser les règles d’engagement et à les impliquer davantage sur le terrain. Ainsi, ce sont eux qui prennent désormais contact avec les responsables du site d’accueil et les commissariats de police ou les brigades de gendarmerie.

M. Christophe Cavard. Je me permets de vous interrompre. Nous avons auditionné les militaires qui, le soir du 13 novembre, étaient présents près du Bataclan. Leur officier – l’intermédiaire dont vous parlez – s’est rendu place de la République pour essayer de maîtriser un peu mieux ce qui se passait. Mais il nous a indiqué que les ordres passaient au-dessus de sa tête.

M. Louis Gautier. Vous avez parfaitement raison. C’est pourquoi, tout au long de l’année 2015, nous avons travaillé sur le retour d’expérience. Encore une fois, l’opération Sentinelle a été déclenchée dans l’urgence, et nous avons constaté des défectuosités. C’est précisément ce à quoi le chef d’état-major de l’armée de terre entend remédier en rétablissant cette hiérarchie intermédiaire qui était insuffisamment impliquée et intégrée à la chaîne d’information. Il est très important de rétablir le bon niveau de contact des cadres dans le suivi de ces missions. Il a également fallu résoudre d’autres problèmes, beaucoup plus concrets. Par exemple, les systèmes de communication n’étaient pas interopérables ; des mesures ont donc été prises également dans ce domaine. Il est en partie de la responsabilité du SGDSN de faire apparaître les dysfonctionnements et les problèmes rencontrés, pour y apporter le plus rapidement possible les solutions adéquates.

M. Christophe Cavard. Je souhaiterais vous entendre sur la question du secret-défense. De fait, un certain nombre des personnes qui interviennent, notamment les militaires qui sont sur le terrain, n’ont pas accès à certains documents qui pourraient leur être utiles.

M. Louis Gautier. Il y a plusieurs types de renseignements. Le renseignement de terrain doit être protégé mais n’a pas vocation à être classifié ; je pense aux plans d’accès, par exemple. En revanche, les informations relatives à l’état de la menace ou à l’existence d’un réseau resteront toujours confinées à ceux qui ont des raisons de les connaître. Mais, là encore, les chaînes intermédiaires sont importantes, car les soldats qui sont sur place doivent pouvoir comprendre la mission qui leur est confiée, notamment les raisons pour lesquelles tel site doit faire l’objet d’une protection. Par ailleurs, dans l’urgence, en cas d’alerte, l’information doit circuler entre les capitaines et les commissaires de police, notamment. Cela, ce sont les retours d’expérience du Bataclan et de l’assaut de Saint-Denis qui nous l’ont appris. Les choses ont forcément été difficiles, car, lorsque vous faites apparaître des ratés, vous isolez des responsabilités. Ce qui est important, c’est de parvenir à combler les failles une fois qu’elles ont été repérées. Du côté de l’armée, la décision qui a été prise est la bonne. Quant aux décisions interministérielles concernant notamment les communications, elles ont également été prises. Par ailleurs, les problèmes, internes aux armées, liés au transport, à l’autoprotection ou à l’hébergement des soldats sont en passe d’être résolus.

M. le président Georges Fenech. Tout ce que vous avez dit est très utile, mais, pour être très concret, je souhaiterais revenir sur la présence de la force Sentinelle au Bataclan. Les policiers de la BAC nous ont dit qu’ils s’étaient retrouvés sous les tirs nourris d’un des trois terroristes qui se trouvait, armé d’une kalachnikov, dans l’impasse Amelot. Dotés uniquement d’armes de poing, ces policiers n’ont pas pu soutenir cet échange de tirs. Ils se sont alors adressés spontanément aux membres de la force Sentinelle qui étaient présents pour leur demander d’intervenir, et même, puisqu’ils ont reçu une réponse négative à cette première demande, de leur prêter leurs armes, ce qui leur a été également refusé. Certes, les militaires n’ont fait qu’appliquer le règlement. Mais l’on peut imaginer que la force militaire, qui est dotée de l’armement adéquat, aurait pu neutraliser ce terroriste.

Les retours d’expérience ont-ils fait évoluer la doctrine sur ce point ? Que se passerait-il aujourd’hui ?

M. Louis Gautier. Ce sujet est le plus complexe : qui donne l’ordre ? Quelles sont les règles d’engagement ? Quelle était la responsabilité ? Tout d’abord, nous avons répondu à une question essentielle, puisque, auparavant, le droit n’autorisait le militaire à user de son arme que lorsqu’il se trouvait en situation de légitime défense. Sur ce point, la doctrine a évolué et le droit aussi. Ensuite, se pose la question des règles du feu et d’engagement : c’est à la hiérarchie militaire de les fixer précisément, en fonction des conditions et des circonstances. Enfin, l’ordre de feu ne peut être donné que par l’autorité civile, un commissaire de police, par exemple, s’il n’a pas d’autres moyens à sa disposition ou s’il considère, dans une situation d’urgence absolue, qu’il doit agir immédiatement. Vous comprenez combien ces questions sont sensibles.

Si l’on examine les statistiques d’autres pays, on s’aperçoit qu’en France, et c’est heureux, la tradition qui prévaut en matière d’usage des armes a permis de limiter grandement le nombre des bavures. Il faut trouver un équilibre et, cet équilibre, on le trouve forcément sur le terrain.

M. le président Georges Fenech. La réflexion est-elle en cours sur ce sujet ?

M. Louis Gautier. Oui, c’est en cours d’élaboration. Il revient aux autorités militaires d’expliquer plus précisément les règles d’ouverture de feu et, dans une situation donnée, il revient à l’autorité civile, notamment au préfet, de définir un cadre exact, compte tenu des circonstances, en donnant l’autorisation à tel ou tel d’ouvrir le feu. Désormais, ce cadre est le même, dans une situation d’urgence, que pour les forces de douane, de police ou de gendarmerie. Le code pénal s’applique à tous de façon identique.

M. Christophe Cavard. Pour être précis, si on lui tire dessus, le sergent qui est sur place n’attend pas un ordre : il riposte – mais, en l’espèce, il était à l’extérieur du Bataclan. Les policiers de la BAC, eux, ont décidé, sans en avoir reçu l’ordre, d’intervenir également à l’intérieur de la salle. Les militaires n’entrent pas, sauf si l’autorité hiérarchique de l’armée leur en donne l’ordre. Si je vous comprends bien, un commissaire de police pourrait demander aux militaires de l’opération Sentinelle de l’accompagner à l’intérieur du Bataclan. Est-ce bien cela ?

M. Louis Gautier. Si le pouvoir civil a requis la force militaire et a fait parvenir cet ordre par la chaîne militaire et la chaîne policière, cela se passera ainsi.

M. le président Georges Fenech. Le préfet était injoignable, à ce moment-là !

M. Louis Gautier. Une réflexion est en cours sur ce sujet. L’instruction interministérielle relative à l’engagement des armées sur le territoire national (IG 10100), qui concerne l’emploi des armées sur le territoire national, sera entièrement refondue cette année, en tenant compte notamment des conclusions de votre commission d’enquête. Des instructions destinées aux préfets sont également en cours d’élaboration au ministère de l’intérieur pour préciser les modalités, les conditions et le cadre dans lesquels la force militaire doit être requise.

M. le président Georges Fenech. Dans quels délais cette élaboration peut-elle être finalisée ?

M. Louis Gautier. C’est une question de semaines. Je rappelle que les règles d’engagement de feu, pour un militaire, relèvent de sa chaîne hiérarchique. Les militaires sont une force de protection. La question est très difficile, car il faut être très prudent dans la manière dont on fige les choses. Une appréciation est faite dans l’urgence, qui peut être très particulière en raison des circonstances exceptionnelles. Mais la règle, et il est important qu’elle soit précise et sûre, c’est que les forces d’intervention sont les forces de sécurité intérieure. Ce n’est que dans des circonstances très exceptionnelles et selon des règles d’engagement de feu qui ont été précisées par la hiérarchie militaire que les choses se font.

M. le rapporteur. Imaginons que des soldats de la force Sentinelle soient confrontés, au cours d’une garde dynamique, à une opération terroriste, dans un supermarché par exemple. Interviennent-ils ? Aujourd’hui, la réponse est non. Qu’est-il envisagé à ce sujet dans la réflexion qui est en cours ?

M. Louis Gautier. Les choses sont compliquées. Les instructions ministérielles et l’IG 10100 doivent réduire au maximum la zone d’incertitude et repréciser les règles. Dans une situation d’urgence, il faut également mesurer les risques que représente l’intervention de personnes qui n’y sont pas préparées parce que ce n’est pas leur mission. C’est pourquoi j’évoque, à ce propos, des circonstances exceptionnelles et l’urgence.

M. le rapporteur. Je ne comprends pas quelle utilité a l’opération Sentinelle, sinon celle d’alléger le travail de la police et de la gendarmerie et de rassurer la population, ce qui n’est certes pas négligeable. De fait, aujourd’hui, non seulement les militaires ne peuvent pas être primo-intervenants, mais ils sont des cibles potentielles, comme on l’a constaté notamment à Nice en janvier 2015 – d’où l’intérêt, comme vous l’observez dans votre rapport, de remplacer les gardes statiques par des gardes dynamiques. Je reste donc perplexe.

Depuis le lancement de l’opération Sentinelle, combien de fois les militaires qui y participent ont-ils fait usage du feu et ont-ils effectué des opérations remarquables, telles que des arrestations ?

M. Louis Gautier. Je comprends que vous insistiez sur ces questions. Mais vous admettrez que lorsque l’on a la responsabilité de fixer des règles sur des sujets aussi importants, on ne peut pas laisser planer une équivoque. L’appréciation est largement liée aux circonstances. Je vais prendre un exemple. En médecine, dans un contexte d’urgence classique, on cherche à sauver celui qui est le plus mal en point ; dans une situation de guerre, on cherche à sauver celui qui a le plus de chance de s’en sortir. Dans quel manuel de déontologie médicale est-ce écrit ?

M. le rapporteur. Pour reprendre votre exemple, tous ceux que nous avons auditionnés, qu’il s’agisse du SAMU ou de la BSPP, nous ont dit qu’ils s’étaient retrouvés dans une situation d’urgence de guerre et qu’ils s’y étaient adaptés.

M. Louis Gautier. Alors que ma responsabilité est de veiller à la détermination de normes, vous me demandez de décrire ce que pourrait être l’exception. Celle-ci est fixée par le droit, qui dispose que l’usage des armes ne peut être justifié que par une situation exceptionnelle, l’urgence et la légitime défense éventuellement élargie à la protection d’autrui, et que la réponse doit être proportionnée.

M. le rapporteur. Et la non-assistance à personne en danger ?

M. Louis Gautier. La règle est fixée. Ensuite, il y a une déclinaison, qui implique que le militaire, comme le policier ou le gendarme du reste, ait conscience que son usage des armes doit être restreint et qu’il ait la certitude qu’il ne risque pas d’aggraver la situation par un comportement qui ne serait pas responsable ou suffisamment médité.

M. le président Georges Fenech. Je crois savoir, pour avoir travaillé sur le texte en commission des lois, que le cadre de la légitime défense a été élargi au fait d’empêcher toute nouvelle action. Il me semble que cette loi, qui concerne la police, doit s’appliquer également à la force Sentinelle. Êtes-vous d’accord sur ce point ?

M. Louis Gautier. Le travail que nous allons accomplir à partir de l’état du droit consiste à rappeler les règles d’engagement, les conduites, le reporting, puis d’envisager dans quelles circonstances l’ouverture du feu est possible et qui l’ordonne.

M. le rapporteur. Pouvez-vous nous dire à combien de reprises le feu a été utilisé par la force Sentinelle ?

M. Louis Gautier. Je vérifierai, mais, à ma connaissance, cela n’est pas arrivé, hormis une fois en légitime défense, à Valence.

M. le président Georges Fenech. Doit-on en tirer une conclusion ?

M. Louis Gautier. J’entends une critique sous-jacente, qui serait que la seule présence de la force Sentinelle ne serait pas suffisante. Mais cette présence est dissuasive, comme au Bataclan l’entrée du commissaire de police a été un élément décisif. On ne peut pas dire que la présence militaire n’a pas d’intérêt en soi.

Encore une fois, ce travail sera accompli à partir de la loi existante. Mais la problématique demeure celle de la « pesée » de l’ordre donné par ceux qui vont se retrouver dans ces situations particulières. Les définir de manière trop générale, c’est prendre le risque inverse : je ne peux pas établir une typologie des cas où l’ouverture de feu serait automatique. L’intervention elle-même, je le répète, ne doit pas compromettre l’opération. La logique veut donc que l’on envoie plutôt le GIGN, le RAID ou la BRI, s’ils sont immédiatement disponibles, plutôt que le premier arrivé.

M. le président Georges Fenech. Vous connaissez la nouvelle doctrine définie par le ministre de l’intérieur concernant les primo-intervenants à propos des PSIG-Sabre et des BAC, bien que ce ne soit pas leur vocation première. On peut donc imaginer que quelques-uns des effectifs de la force Sentinelle pourraient être formés pour être des primo-intervenants.

M. Louis Gautier. Le ministre de l’intérieur a donné la réponse en remettant en avant, au titre des capacités d’intervention, les forces de sécurité intérieure, ce qui est conforme à leur mission. La règle, c’est que ce sont des forces de police, a fortiori parce qu’elles y auront été formées, qui doivent intervenir. Les militaires ne le peuvent que dans une situation d’urgence absolue. Les choses ont tout de même été relativement précisées : les forces primo-intervenantes sont les forces de sécurité intérieure. Les primo-arrivants, s’il s’agit de militaires, de policiers municipaux ou de douaniers, ne seraient amenés à intervenir et à ouvrir le feu que dans des situations très exceptionnelles.

M. le président Georges Fenech. Ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent…

M. Louis Gautier. En effet. Mais désormais, la loi le permet depuis l’insertion dans le code pénal d’un article 122-4-1, par la loi du 3 juin 2016.

M. François Lamy. Une patrouille dynamique de la force Sentinelle se trouvant face au Bataclan à 21 h 28, le 13 novembre au soir, ne serait pas intervenue. Elle aurait appelé ses supérieurs, la police. On peut le comprendre. Mais si cette situation se reproduisait ce soir, personne ne le comprendrait. Il est vrai que l’acte terroriste est difficile, voire impossible à définir. Mais personne n’admettrait que, passant devant un stade où des terroristes sont en train de tuer des civils, une patrouille n’engage pas le feu. Je ne pense pas à des effectifs spécialisés, mais à des soldats qui, par ailleurs, sont intervenus au Mali ou ailleurs et qui sont formés pour faire la guerre. Je comprends qu’il y ait des risques et que l’on ne tire pas au FAMAS comme on tire à l’arme de poing, encore que les forces de sécurité aient été équipées de fusils d’assaut.

M. le président Georges Fenech. Monsieur le secrétaire général, si le commissaire de la BAC n’était pas intervenu de sa propre initiative dans le Bataclan – alors que la doctrine est d’attendre les forces spécialisées –, nous aurions peut-être eu cent morts de plus, puisqu’il a tué l’un des trois terroristes…

M. Louis Gautier. Je le répète, la première responsabilité de la patrouille qui se trouverait sur place serait d’informer les autorités et de solliciter un ordre ou une instruction, qu’ils soient donnés par leurs supérieurs hiérarchiques ou par l’autorité civile.

M. le rapporteur. Je souhaiterais que nous abordions un autre sujet. Les analyses qui figurent dans vos rapports sont très performantes, notamment en ce qui concerne la menace et son anticipation. Toutefois, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et le coordonnateur national du renseignement jouent également ce rôle. Ne serait-il pas judicieux de charger une seule instance, le SGDSN par exemple, de mener cette analyse transversale ?

M. Louis Gautier. Un effort important a été fait dans le domaine de la coordination du renseignement. En tant que représentants de la nation, vous serez sans doute sensible à ce que je vais dire. Longtemps, notre organisation républicaine, en matière de sécurité et de renseignement, a cherché la duplication, pour avoir la certitude de la redondance, et le cloisonnement, pour éviter le débordement. Or la lutte contre le terrorisme implique un décloisonnement, d’une part, dans le domaine du renseignement, notamment en faisant collaborer plus étroitement les services, et, d’autre part, dans celui de la sécurité intérieure, en facilitant les liens entre la police, la gendarmerie, le RAID, le GIGN et éventuellement les militaires. Il est donc nécessaire de repenser les choses, sans pour autant aller forcément à l’encontre de ce qui fait la spécificité et le métier de chacun des services. Ainsi, au plan juridique, les renseignements doivent demeurer polarisés, d’un côté, sur le territoire national et, de l’autre, sur la problématique internationale. En matière de terrorisme, il faut que ces services travaillent mieux ensemble, grâce à des officiers de liaison, des cellules d’analyse et de traitement et des bases de données. Des moyens ont été alloués à cette fin. Ce qu’il faut, c’est encore améliorer la capacité d’analyse du renseignement et le traitement automatique de certaines données pour que les signalements soient plus rapides. Il convient également – cela fait partie du retour d’expérience – de mieux associer les services qui peuvent collecter du renseignement au plan territorial et d’incorporer le renseignement pénitentiaire.

S’agissant de l’appréciation de la menace, nous faisons un travail de back-office. Nous avons en effet accès à presque toutes les sources de renseignement, de sorte que nous offrons aux autorités politiques, dans des synthèses hebdomadaires, une bonne connaissance de la menace générale, qui permet d’éclairer les décisions ou de favoriser la prise de conscience des responsables, par exemple le réseau des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité, de la nature de la menace. Par ailleurs, dans les domaines très opérationnels, la logique est celle du confinement et les chaînes sont nécessairement « verticalisées ». Un grand brassage de l’information est donc impossible. Du reste, ce n’est même pas le rôle du coordonnateur national du renseignement, qui est là pour éclairer le Président de la République. Le détail opérationnel relève de la responsabilité du ministre de l’intérieur, du procureur de la République ou des juges. Notre rôle est celui d’un back-office qui livre une appréciation de la menace, en évitant bien entendu de compromettre des éléments d’information et de nuire ainsi à une enquête ou à la traque menée par un service de renseignement.

M. le rapporteur. Il y a quelques mois, vous avez rendu un rapport qui concluait à la nécessité de légiférer sur la question des drones. Or vous avez sans doute pu lire dans la presse quelles étaient les cibles potentielles qui figuraient dans l’ordinateur de Salah Abdeslam, cibles qui correspondent d’ailleurs à une liste dressée par la Direction du renseignement militaire (DRM) en janvier 2015. On a ainsi appris qu’il envisageait notamment des attaques de drone. Considérez-vous que nous sommes suffisamment préparés en la matière ? Les drones représentent-ils une menace imminente ?

M. Louis Gautier. Mon métier exige que je sois inquiet et vigilant. C’est pourquoi nous nous sommes rapidement saisis de la question des drones, dont nous avions perçu la dangerosité, au-delà des provocations ou des démonstrations auxquelles nous avons assisté – je pense au survol des centrales nucléaires. Grâce à vous, lorsque la loi sera définitivement adoptée, nous disposerons de la législation la plus avancée en la matière. Des arrêtés permettront notamment de mieux distinguer un usage dommageable, mais involontaire, d’un usage malveillant. Par ailleurs, le SGDSN s’est fait opérateur en ce domaine. En effet, il manque un pilotage des grands programmes interministériels de sécurité, pour fixer une commande publique, maintenir en France des industriels intéressés à ces questions... Nous avons donc financé un certain nombre d’études concernant les drones qui ont été menées par les sociétés CS et Roboost, ainsi que par l’Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA). Ainsi, des démonstrateurs seront déployés durant l’Euro, qui permettront de disposer de solutions intégrées allant de la détection à des systèmes de brouillage. Il s’agit d’un programme d’urgence opérationnelle : nous avons lancé les études l’an dernier.

Il nous faut, en outre, tenir compte, surtout à Paris, des risques d’interférence, car les aéroports du Bourget et de Roissy sont proches. Si un drone apparaît, le système d’alerte doit également être au point pour que les plateformes des aéroports soient immédiatement prévenues. Nous faisons évidemment très attention à ce type de menaces, mais, malheureusement, l’ingéniosité malfaisante des terroristes est sans limites…

Quoi qu’il en soit, sur ce sujet, nous jouons un rôle de pionnier dans un groupe européen qui réunit le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Nous souhaiterions par ailleurs faire adopter une réglementation dans ce domaine au niveau européen.

M. le président Georges Fenech. Merci beaucoup, monsieur le secrétaire général.

*

* *

Audition, à huis clos, de M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE).

M. le président Georges Fenech. Monsieur le directeur général, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous allons poursuivre avec vous nos investigations dans le domaine du renseignement, en nous intéressant maintenant à son volet extérieur. Votre audition revêt à cet égard une importance essentielle pour nos travaux. Outre les questions que nous nous posons sur les attentats de janvier et de novembre derniers, ce sera l’occasion de vous interroger sur l’état de la menace, sur les moyens mis en œuvre et l’adaptation des techniques et des procédures, et sur la coopération entre services aux niveaux tant interne qu’international.

En raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, cette audition se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport. Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende) toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Bernard Bajolet prête serment.

Nos questions porteront sur les attentats de janvier et novembre 2015, sur la situation au Levant et sur la coopération.

Les auteurs des attentats de janvier et novembre 2015 étaient-ils connus de la DGSE ? Avaient-ils fait l’objet d’une surveillance par le passé ?

Quelles ont été les actions entreprises par la DGSE après la commission des attentats de janvier et novembre 2015 ? La DGSE disposait-elle d’informations sur les familles et les proches des protagonistes ?

Après la commission des attentats du 13 novembre 2015, la DGSE a-t-elle été destinataire de la part de services de renseignement étrangers d’informations sur les membres des commandos terroristes ?

Quelles sont les principales conclusions des retours d’expérience que vous avez effectués après les attentats de janvier et de novembre 2015 ?

M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE). La DGSE a plusieurs particularités. Tout d’abord, c’est un service intégré, qui regroupe des capacités de renseignement humain, technique et opérationnel. Le renseignement opérationnel est celui que nous n’obtenons pas par des sources, mais que nous allons chercher directement, à mains nues, en quelque sorte. Nous avons aussi une capacité d’entrave. L’entrave ne consiste pas nécessairement à éliminer tel ou tel individu, mais à empêcher une action. Ces interventions ne sont pas seulement menées par la direction des opérations, mais elles peuvent aussi l’être par la direction du renseignement, par exemple en portant un cas devant la justice, en faisant arrêter des individus, en faisant arraisonner par la Marine nationale ou une marine étrangère un bateau qui transporte de la drogue ou des armes. Ces actions peuvent prendre des formes très différentes. Nous pouvons aussi apporter un soutien aux forces armées françaises ou à des services étrangers pour obtenir une action particulière.

Dans un service comme le mien, le renseignement humain est soutenu par le renseignement technique. Ainsi, plusieurs agents en rapprochement de la direction technique appuient les officiers de recherche ou les analystes dans chaque bureau de la direction du renseignement. À l’inverse, le renseignement humain soutient la recherche technique et les capacités opérationnelles. Il est très important, pour obtenir du renseignement technique, d’accéder à certains réseaux à l’étranger : c’est grâce au renseignement humain ou opérationnel que nous sommes en mesure d’en dresser la cartographie. C’est pourquoi, dans certains pays, nous avons des capacités dont de très grands services, telle la National Security Agency (NSA), ne disposent pas.

En outre, nos moyens techniques sont mutualisés et mis à la disposition des autres services de renseignement français. Dans la pratique, cela se traduit par des postes déportés auprès d’autres services, en particulier la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction du renseignement militaire (DRM).

M. le président Georges Fenech. Qu’est-ce que la DGSE savait des auteurs des attentats de janvier et novembre et de leur entourage ? Avez-vous eu des informations en provenance des services de renseignement étrangers ?

M. Bernard Bajolet. Je ne veux pas être trop spécifique. Nous connaissions plusieurs des auteurs des attentats de novembre. Nous suivions en particulier, depuis le mois de janvier 2015, le réseau Abaaoud, en liaison avec un projet d’attentat du « groupe de Verviers ». Nous avons aidé nos homologues belges à déjouer cet attentat. Comme vous le savez, Abaaoud a pu s’échapper. Si nous ne l’avons pas vu sortir de Syrie, nous avons appris, en coopération avec la DGSI, sa présence sur le sol français après les attentats du 13 novembre. Nous pensons que ceci a peut-être contribué à empêcher une autre vague d’attentats, mais nous n’avons malheureusement pas pu prévenir ceux du 13 novembre.

Le rôle de mon service est la détection en amont, à l’étranger, des attentats visant le sol français, et nous travaillons alors en collaboration avec la DGSI, qui est chef de file en ce qui concerne la menace visant le territoire français. Les personnes que nous suivons circulent entre l’Europe et les zones de jihad, syro-irakiennes, libyennes ou autres. Ce n’est donc du renseignement ni purement extérieur ni purement intérieur, ce qui amène à une étroite imbrication des deux services.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Notre commission d’enquête s’est rendue en Turquie et en Grèce. Les services grecs nous ont dit qu’Abaaoud avait été identifié et localisé en janvier 2015. Au moment de l’assaut de Verviers, il était donc à Athènes, mais les services belges avec lesquels ils étaient en liaison ne les ont prévenus que vingt minutes avant l’assaut, et il a donc pu s’échapper. Avez-vous eu connaissance de la présence d’Abaaoud à Athènes à ce moment-là ?

Après l’assaut de Verviers, on ne sait pas ce que devient Abaaoud. Avez-vous pu suivre sa piste et le localiser ? Comment expliquer qu’il arrive incognito sur notre territoire, alors que, pour la DGSI et pour vous, il représente une cible prioritaire au regard de son implication dans la cellule de Verviers, dans la tentative d’attentat dans le Thalys et à Villejuif ?

Vous dites que vous connaissiez plusieurs des auteurs des attentats, en plus d’Abaaoud. Avez-vous rencontré des difficultés avec les Belges ? Avons-nous perdu la trace d’autres individus ? Pourquoi, alors que nous connaissions ces personnes, nous ont-elles échappé ?

M. Alain Marsaud. Vous dites que vous suiviez Abaaoud : qu’est-ce que cela signifie ?

M. Bernard Bajolet. Nous connaissions parfaitement la dangerosité du personnage et savions qu’il nourrissait ce type de projets. Tous les moyens ont été mis en œuvre : moyens humains, techniques, et coopération avec les partenaires. Cette coopération ne nous a jamais fait défaut, y compris s’agissant des Belges. Les Belges ont les capacités qui sont les leurs, mais leur bonne volonté et leur professionnalisme ne sont pas en cause. Nous savions donc qu’Abaaoud était retourné en Syrie, mais nous ne l’avons pas vu ressortir. Nous avons retrouvé sa trace peu après l’attentat du 13 novembre. Il a ensuite été localisé et neutralisé.

La difficulté à laquelle nous nous heurtons est que ces terroristes sont rompus à la clandestinité et font une utilisation très prudente, très parcimonieuse, des moyens de communication : les téléphones ne sont utilisés qu’une seule fois, les communications sont cryptées et nous ne pouvons pas toujours les décoder. De plus, pour connaître leurs projets, il faut avoir des sources humaines directement en contact avec ces terroristes : or ces réseaux sont très cloisonnés, ils peuvent recevoir des instructions de caractère général, mais avoir ensuite une certaine autonomie dans la mise en œuvre de la mission qui leur est confiée. Cet ensemble de moyens fait que, en dépit de la mobilisation des moyens humains et des sources techniques des services, un certain nombre d’individus peuvent nous échapper.

M. le président Georges Fenech. Les Grecs l’avaient localisé.

M. Bernard Bajolet. Après coup. On n’a pas su qu’il était à Athènes au moment où il y était.

M. le rapporteur. Si, car le jour même de l’assaut à Verviers, les Grecs ont lancé une opération là où ils avaient localisé le téléphone d’Abaaoud : il leur a échappé de quelques heures.

M. Bernard Bajolet. Il est toujours facile de raconter certaines choses a posteriori. Les Belges n’étaient pas censés savoir qu’Abaaoud était en Grèce et n’avaient donc pas de raison de prévenir les Grecs. Je ne fais que formuler une hypothèse, je ne sais pas ce qu’il en est réellement, mais, au moment où l’on engage une opération comme celle que les Belges ont lancée à Verviers, le nombre des interlocuteurs qu’on prévient n’est pas infini, pour d’évidentes raisons de confidentialité. Il faut toujours prendre avec précaution ce qui se dit après coup.

M. le rapporteur. Malgré les difficultés techniques que vous évoquez, vous n’êtes pas totalement démunis pour la surveillance de ces individus. Mais nous avons du mal à comprendre qu’Abaaoud, qui est une cible ultra-prioritaire de vos services, puisse entrer sur notre territoire sans que personne ne soit au courant.

M. Bernard Bajolet. Nous suivons un grand nombre d’individus : nous savons qu’ils sont dangereux et que certains ont des projets – mais cela ne veut pas dire que nous serons en mesure de les déjouer. Ces individus voyagent sous de fausses identités, suivent des itinéraires extrêmement compliqués et disposent d’une certaine autonomie dans leurs agissements. Dès lors, quand bien même on sait qu’un attentat va être commis, quand bien même on connaît le nom des terroristes, on ne peut pas toujours le prévenir si l’on en ignore le lieu et la date.

Cela explique certains échecs, car les attentats du 13 novembre représentent évidemment pour moi un échec. Je l’ai dit, le rôle de mon service est de détecter et d’entraver les menaces situées à l’étranger et visant soit le territoire national – nous travaillons alors en coopération avec la DGSI –, soit nos intérêts à l’extérieur. Mais, souvent, nous détectons sans être en mesure d’entraver. Des attentats comme ceux du 13 novembre marquent bien un échec du renseignement extérieur : ils ont été planifiés à l’extérieur de nos frontières et organisés en Belgique, c’est-à-dire dans l’aire de compétence de la DGSE. Ils représentent aussi sans doute un échec pour le renseignement intérieur, dans la mesure où ils se sont produits sur notre sol, même si le commando ne disposait pas de base en France – mais d’autres schémas peuvent être envisagés, qui mettraient en jeu des cellules dormantes sur le sol français.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie de votre franchise. C’est la première fois qu’un chef de service reconnaît cet échec de nos services. Il n’est d’ailleurs pas péjoratif de reconnaître qu’il y a eu une faille.

M. Bernard Bajolet. Je n’ai pas dit qu’il y avait eu une faille, monsieur le président. Après un attentat, nous faisons un retour d’expérience. On pourrait parler de faille si, en remontant le fil des événements, nous découvrions que nous disposions d’un renseignement que nous n’avons pas correctement exploité, ou qui serait passé inaperçu parmi de très nombreux autres. Nous avons accompli ce travail de manière honnête et rigoureuse, et nous n’avons pas découvert a posteriori d’éléments permettant de penser que nous aurions pu éviter ces attentats.

Cela ne veut pas dire, cependant, que nous n’avons aucune leçon à tirer des événements. Je ne vais pas vous expliquer que nous aurions pu éviter ces attentats si nous avions eu plus de moyens : nous avons ceux que nous avons demandés, même s’il faudra plusieurs années pour les mettre en œuvre. Après de tels attentats, nous nous interrogeons pour savoir ce que nous pouvons faire pour améliorer notre capacité de renseignement technique et humain, de façon à réduire la probabilité que quelque chose nous échappe. C’est ce que nous faisons tous les jours, et nous avons tiré les conséquences des attentats de janvier et novembre 2015.

M. Meyer Habib. Quelle est la différence entre une faille et un échec ? Vous dites qu’il y aurait eu une faille si vous n’aviez pas exploité les renseignements dont vous disposiez. Mais ne pas disposer de certains renseignements que vous auriez dû avoir peut aussi être une faille.

M. Bernard Bajolet. Même avec les moyens dont disposent les États-Unis, nous ne ferions pas forcément mieux. Ce n’est pas une question de moyens. Simplement, nous ne sommes pas infaillibles. Le but est de réduire la probabilité que nous laissions passer un incident.

Quand des attentats ont lieu à Bamako, à Ouagadougou ou au Grand-Bassam, c’est également un sujet de grande frustration pour mon service. Nous entretenons une coopération forte avec ces pays, nous y sommes fortement implantés, nous les soutenons et les aidons. Encore ne déplorerait-on aucune victime française, des attentats y font des victimes parmi nos alliés, les affaiblissent, peuvent les déstabiliser. Notre rôle est aussi d’éviter ces attentats.

Mais il faut mettre cela en rapport avec des réussites dont, par définition, vous n’avez pas connaissance, puisqu’il s’agit d’attentats que nous avons empêchés. Depuis janvier 2013, mon service a contribué à la conception, à la planification et à la conduite de soixante-neuf opérations d’entrave de la menace terroriste : douze ont permis d’éviter des attentats contre des intérêts français à l’étranger, six des projets d’attentats susceptibles de frapper des intérêts occidentaux – puisqu’ils n’ont pas eu lieu et que nous ne savions pas s’ils nous visaient spécifiquement, on ne peut pas savoir s’il y aurait eu des victimes françaises – et cinquante et une opérations ont eu lieu afin de réduire la menace terroriste, c’est-à-dire faire arrêter des gens, déjouer des projets ou mettre des terroristes hors d’état de nuire. Ces opérations ont eu lieu dans les régions suivantes, par ordre décroissant : l’Afrique subsaharienne, la zone afghano-pakistanaise, la corne de l’Afrique, la Syrie, l’Europe, la Libye et l’Égypte.

Pour présenter ces mêmes chiffres sous un autre angle, notre rôle a consisté à transmettre des renseignements à nos partenaires pour leur permettre de déjouer les attentats dans vingt-neuf cas, et, dans quarante opérations, nous avons directement contribué à la mise en œuvre de celles-ci. Parfois les sources étaient uniquement des sources humaines, mais, le plus souvent, les informations étaient de source humaine et technique.

M. le président Georges Fenech. Lorsque vous parlez de « mettre des terroristes hors d’état de nuire », vous voulez dire les éliminer physiquement ?

M. Bernard Bajolet. Pour nous, mettre hors d’état de nuire signifie neutraliser par des arrestations ou d’autres moyens. Nous intervenons en appui des forces armées françaises et de nos partenaires de la coalition. Nous fournissons des renseignements à la coalition, notamment ce que nous appelons des points d’intérêt. Nous avons fourni, aussi bien pour l’Irak que pour la Syrie, de très nombreux points d’intérêt, qui sont ensuite exploités et complétés par la direction du renseignement militaire.

Nous avons accru le rythme et l’intensité de nos opérations, notamment celles du service action. Il est utilisé au plein de ses capacités sur ces différents théâtres.

Pour en revenir aux leçons tirées des attentats, nous ne sommes pas partis de zéro. Depuis plusieurs années, tout particulièrement depuis les années 2010, la coopération avec la DCRI devenue DGSI s’est renforcée. Mais nous sommes passés à un stade supplémentaire après les attentats du mois de janvier 2015, puisque nous avons une cellule insérée à la DGSI, à Levallois, dirigée par un cadre de très haut niveau de mon service. Cette cellule, qui comporte des agents de la direction du renseignement et de la direction technique, a accès aux bases de données de mon service et peut donc fournir en temps réel à ses collègues de la DGSI tous les éléments dont ils ont besoin.

La stratégie de mon service est le renforcement de la coopération et une totale transparence avec la DGSI. Notre coopération a atteint un niveau sans précédent, mais l’objectif que je partage avec Patrick Calvar est encore plus ambitieux, car, malgré cela, des différences culturelles, des différences de méthode et d’approche subsistent. Le rapprochement des cultures ne veut d’ailleurs pas dire leur fusion : chacune d’elles a son mérite, il n’est pas souhaitable de les faire disparaître. Mais cette relation n’est pas encore arrivée à un degré d’irréversibilité. Mon but est de l’ancrer dans la durée.

La collaboration entre la DGSE et la DGSI est confortée par la cellule Allat, qui comporte, outre ces deux services, les quatre autres du premier cercle, plus deux des services dits « du deuxième cercle », à savoir le service du renseignement territorial (SRT) et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (PP). À l’instar de ce que nous avons fait avec la DGSI, chacun des services participants doit avoir accès à ses bases de données. C’est la valeur ajoutée. Ces deux cellules, qui sont installées dans des lieux contigus, contribuent à donner une fluidité sans précédent aux échanges d’informations entre les services. Le risque de faille du fait d’une information qui n’aurait pas été transmise d’un service à l’autre est considérablement réduit.

Ce renforcement de la coopération est perfectible, mais il constitue une révolution silencieuse en cours, qui a plus de valeur, à mes yeux, que ces changements d’organigramme qui ont parfois les faveurs des soi-disant experts qui se répandent dans la presse.

Deuxième conséquence des attentats du 13 novembre, nous avons franchi une étape supplémentaire, en particulier sur le plan technique, en décidant d’un partage beaucoup plus systématique des données. Jusqu’à une date récente, elles étaient quasiment la propriété de chacun des services, qui ne les échangeaient qu’avec parcimonie. Nous sommes passés à un autre stade en nous appuyant sur une disposition de la loi du 24 juillet 2015, codifiée à l’article L. 863-1 du code de la sécurité intérieure, qui permet des échanges de données entre les services. Ce partage est réciproque, étant entendu que chaque service intervient dans le cadre de ses missions. Et nous restons soucieux d’éviter toute fuite de ces données : plus on échange, plus ce risque existe. Il y a donc des protections particulières.

D’autre part, mon service a la responsabilité des grands programmes techniques mutualisés. Nous avons mis au point des instruments qui sont prêts aujourd’hui, et sur le point d’être utilisés par les différents services. Ils doivent permettre une gestion beaucoup plus fluide du suivi des terroristes, et une priorisation, car, étant donné le nombre de cas que nous devons suivre, il est très important de les hiérarchiser et de savoir qui fait quoi. Nous avons élaboré ces instruments pour les mettre à la disposition des autres services.

Nous avons procédé de même avec la direction du renseignement militaire. La DRM apporte des renseignements en vue de l’attrition des groupes terroristes. Un groupe de travail s’est créé sous l’égide de la DRM, en vue du ciblage en zone Syrie-Irak, et nous y participons avec les autres groupes de la communauté du renseignement.

M. Christophe Cavard. Monsieur le directeur général, on parle beaucoup de la Syrie, de l’Irak et de la question africaine. J’aimerais connaître votre point de vue sur la Libye. Comment faites-vous au vu de la déstructuration évidente de ce territoire ? Comment intervient la DGSE ? Est-elle en relation avec d’autres pays, notamment européens ?

En ce qui concerne les moyens techniques de suivi des cibles, on s’interrogeait encore sur les moyens d’intercepter des communications par Skype en 2013. Où en sont les évolutions techniques ? On apprend que les auteurs des attentats prennent des ordres, et que des relations existent avec leur groupe sur les zones de combat.

Pensez-vous que des évolutions soient possibles, notamment l’utilisation de techniques telles que celles utilisées par les États-Unis ? Ou pensez-vous que, étant donné les relations que nous avons avec ces pays, ils peuvent répondre aux commandes que nous passons ?

Vous avez fait une déclaration commune avec M. Calvar afin de souligner le rôle de la prévention. Il sera intéressant de savoir de quel type de prévention vous parlez.

M. Bernard Bajolet. Ma réponse sur la Libye portera aussi sur la prévention. Nous combattons le terrorisme par l’aval – les opérations ciblées ou l’attrition des moyens armés, puisque Daech est la rencontre d’un projet terroriste avec des moyens militarisés. Mais, en amont, les problèmes sont toujours politiques, et ce sont les problèmes politiques non résolus qui nourrissent le terrorisme.

C’est le cas pour la Syrie et l’Irak : la marginalisation des Sunnites depuis 2003 en Irak et depuis les années soixante en Syrie fait que Daech peut s’appuyer sur des populations sunnites qui ne se sentent pas reconnues par l’État. Ce n’est pas une excuse, mais c’est la raison pour laquelle la prise de villes comme Mossoul, Raqqah ou Syrte est difficile si l’on ne résout pas d’abord les problèmes politiques.

En Irak, le problème politique n’a pas vraiment été abordé. Certes, le Premier ministre Haïder al-Abadi essaie, sans succès à ce jour, de régler la question, mais il doit faire face à des pressions internes ou externes et n’arrive pas, pour le moment, à intégrer les Sunnites au pouvoir. Quelques-uns sont présents, mais ils ne sont pas suffisamment représentatifs. Tant que ce problème ne sera pas résolu, il sera très difficile de prendre une ville sunnite comme Mossoul, car il faudra y affronter la population si les troupes engagées ne sont pas en majorité sunnite.

De même, en Syrie, le problème n’est pas seulement celui de la personne de Bachar al-Assad, mais celui de savoir si le gouvernement sera ou pas représentatif des différentes composantes de la population. Tant que ces problèmes n’auront pas été résolus, le nombre de terroristes ne cessera d’augmenter. Plusieurs centaines de Français combattent actuellement en Syrie et en Irak, mais raisonner en termes de nationalité n’a pas beaucoup de sens : il faudrait plutôt compter les francophones, et ne pas oublier que les membres du commando qui a attaqué à Paris le 13 novembre n’étaient pas tous francophones. Même si le problème était résolu sur les plans politique et militaire, il resterait cette foule de djihadistes, auxquels il faut ajouter ceux qui sont revenus de Syrie et ceux qui cherchent à s’y rendre.

La Libye représente un défi bien différent : là, il n’y a pas d’opposition entre Sunnites et Chiites, mais des problématiques tribales, qui ne sont pas moins complexes. Là aussi, nous avons besoin d’un gouvernement d’union nationale représentant l’ensemble de la Libye et il reste encore beaucoup à faire pour que ce soit le cas.

Dans ce pays, il faut surtout éviter une intervention militaire occidentale qui serait la meilleure façon d’unir tous les Libyens contre nous. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire, mais qu’il faut agir de façon extrêmement discrète contre le terrorisme. L’action politique requiert un temps long, tandis que l’action contre le terrorisme demande un temps plus court. Pour le moment, Daech n’est pas structuré, en Libye, de façon aussi solide qu’en Syrie et en Irak. Une intervention intempestive ne pourrait que transformer la Libye en une terre de jihad plus attrayante. Quoi qu’il en soit, nous avons évidemment le souci d’éviter un transfert des combattants étrangers de la zone syro-irakienne vers la Libye.

M. François Lamy. La France a entretenu avec la Syrie des relations étroites : ce fut même un protectorat français, ce qui nous a permis d’y tisser des réseaux au fil des années. La fermeture de l’ambassade a-t-elle été un handicap pour le recueil de renseignements ?

Connaît-on les commanditaires des attentats du mois de janvier – le cas d’un Yéménite qui aurait été tué par un drone américain a été évoqué – et de ceux du mois de novembre ? Si Abaaoud les a organisés, ce n’est pas lui qui a pris la décision de les perpétrer.

On évoque toujours le millier de Français qui combattent en Syrie ou en Irak, mais il s’agit de cellules bien identifiées, qui sont en lien les unes avec les autres par l’intermédiaire de certains personnages : cellules de Verviers, d’Artigat ou des Buttes-Chaumont. C’est assez logique : pour organiser ce type d’attentats, il faut une logistique, et donc des gens qui se connaissent. Peut-on considérer que le problème est globalement sérié ?

De votre point de vue, sommes-nous face à une guerre entre Sunnites et Chiites dont le monde occidental serait une victime collatérale, ou s’agit-il vraiment d’une guerre globale ?

M. Guillaume Larrivé. Votre service coopère-t-il avec les autorités syriennes pour identifier des ressortissants français impliqués ?

Vous semble-t-il que, au plan législatif ou réglementaire, vous avez des besoins qui n’ont pas encore été satisfaits ?

M. Meyer Habib. Le terrorisme se combat à la source. Des pays financent, soutiennent et abritent les terroristes, chiites et sunnites. Je dînais récemment avec le fils du Shah d’Iran, qui était à Paris. Selon lui, c’est l’Iran des mollahs qui a théorisé le terrorisme islamique. Avant eux, il y avait des mouvements terroristes panarabistes : Abou Nidal, OLP et FPLP. Tant que l’hégémonie iranienne sur le Yémen, le Liban et la Syrie perdurera, le problème ne pourra pas être résolu du fait de l’excitation des Saoudiens et des autres pays sunnites.

Selon certaines rumeurs, la bombe qui a explosé dans l’avion Egyptair aurait été introduite à l’aéroport Charles de Gaulle. Avez-vous des informations à ce sujet ?

Vous deviez être du récent voyage du Premier ministre en Israël. Quelles sont vos relations avec les services israéliens ?

M. Bernard Bajolet. Nous n’avons pas de contacts avec les services syriens. Les derniers petits contacts que nous avons eus remontent à octobre 2013, dans des conditions un peu rocambolesques. À ce moment, les Syriens soumettaient la reprise des relations avec les services de sécurité à des conditions politiques. J’ai le sentiment que les Syriens n’ont jamais fait de la lutte contre le terrorisme une priorité.

D’autre part, il n’y a pas de GSM dans les zones contrôlées par Daech, et je ne suis pas convaincu que les services syriens y aient tellement de sources, bien que plusieurs personnes qu’ils ont relâchées de la prison de Sednaya soient des terroristes qui ont rejoint le Jabhat al-Nosra et Daech. Enfin, je constate que ceux de nos partenaires européens qui ont des contacts avec eux ne paraissent pas en tirer des renseignements bien extraordinaires.

Il ne faut jamais dire jamais, mais nous avons des doutes sur l’intérêt de tels contacts en termes de renseignement : il faudrait d’ailleurs connaître, au préalable, les contreparties politiques qui nous seraient demandées, car de tels contacts seraient forcément instrumentalisés par le régime.

Quant à la fermeture de l’ambassade, elle n’a pas eu d’impact en termes de renseignement.

Renseignement humain et renseignement technique vont toujours de pair, et il faut s’assurer que le renseignement humain est toujours au niveau. Le renseignement technique est surabondant, mais ce serait une erreur de tout lui sacrifier. J’ai le souci de promouvoir le renseignement humain, au même titre que le renseignement technique.

M. Christophe Cavard. Les Russes jouent-ils un rôle avec vous ?

M. Bernard Bajolet. Nous coopérons avec les Russes de façon tout à fait concrète.

Il est vrai qu’Abaaoud était un coordonnateur, mais pas le commanditaire. Nous connaissons le commanditaire, mais je resterai discret sur ce point. Nous avons maintenant une bonne connaissance de l’organigramme et de la façon dont s’organise le soi-disant État islamique, qui n’est pas un État, et qui est encore moins islamique. Nous avons bien progressé sur ces sujets, nous avons donc une idée de l’identité du commanditaire.

M. le président Georges Fenech. Quels sont les buts poursuivis par ceux qui sont à la tête de Daech ?

M. Bernard Bajolet. Même si le substrat chiite-sunnite alimente la guerre, il n’en est pas la cause. Il y a deux organisations terroristes rivales. L’une, Daech, a actuellement le vent en poupe, mais il ne faut pas négliger le réseau Al-Qaïda, qui reste dangereux, comme on le voit au Yémen, qui est présent en Syrie et, fortement, au Sahel. Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) a même des velléités territoriales, puisque le groupe contrôlait quasiment Al Moukalla, dont il a été chassé – sans combattre – par la coalition arabe, avant de s’installer ailleurs. D’autres franchises d’Al-Qaïda ont la volonté d’établir des bases territoriales, mais cela ne s’est pas concrétisé pour le moment.

L’objectif de ces groupes est la guerre globale, l’établissement de la charia sur l’ensemble du monde. Ils cherchent à créer des clivages dans nos sociétés, et donc à déstabiliser la démocratie, qui est leur véritable ennemi. La France est particulièrement visée, pour deux raisons. Tout d’abord, elle est au combat, là où d’autres ont baissé les bras : elle lutte contre le terrorisme en Syrie, en Irak et ailleurs, dans la bande saharo-sahélienne ; elle a empêché le basculement du Mali et sans doute d’autres pays. C’est pour cela que nous sommes dans le peloton de tête des ennemis de cette organisation. L’autre raison est l’influence de la composante francophone, qui agit depuis la Syrie. Ce qui est vrai pour Daech l’est également pour AQPA.

M. le président Georges Fenech. Qui a baissé les bras ?

M. Bernard Bajolet. Je ne veux pointer personne du doigt, mais, si vous regardez qui combat en Europe et qui ne combat pas, vous noterez que la France a une position plus engagée que d’autres. Les Américains sont engagés, on ne peut pas le nier, même si la période particulière qu’ils connaissent sur le plan intérieur a une influence sur leur diplomatie et la conduite de certaines affaires.

Nous comptons 600 Français combattant en Syrie pour les djihadistes. Mais il faut élargir ce chiffre pour y intégrer tous les francophones, tenir compte de ceux qui sont déjà revenus et de ceux qui voudraient bien partir.

Daech est une organisation relativement structurée, mais les groupes gardent une certaine autonomie. Nous avons assez bien identifié des katibat, avec des regroupements qui peuvent se faire par nationalité ou par affinité.

M. François Lamy. Nous voyons que certaines personnes relient les différentes cellules entre elles. Pour constituer ce type de cellule, il faut une histoire commune et disposer d’un milieu, comme à Molenbeek, ou d’une fratrie, comme pour les Kouachi.

M. Bernard Bajolet. Un noyau était actif dès les années 1990, avec le Groupe islamique armé (GIA) algérien, le Groupe islamique combattant marocain (GICM) ou le Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Des gens qui avaient combattu en Afghanistan jouaient un rôle assez important dans ces groupes. La nouvelle génération, qui part faire le jihad pour des raisons variées, est encadrée par ces personnes plus aguerries qui ont toute une histoire dans le jihad.

En ce qui concerne les besoins juridiques, je tiens tout d’abord à remercier le Parlement du vote des deux lois très importantes de juillet et novembre, qui donnent une base juridique beaucoup plus solide à l’activité de nos services. Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse, cela ne veut pas dire qu’avant la loi, nous espionnions « massivement les Français sans aucune base légale ». Les seuls Français que nous espionnions étaient des terroristes, et nous travaillions sur le fondement d’une jurisprudence de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Mais, dans notre système juridique, la jurisprudence n’a pas la même force que la loi. Ces lois apportent donc une vraie sécurité juridique à nos services. Elles ont pour contrepartie des contrôles beaucoup plus serrés et beaucoup plus étendus, car, au-delà des seules interceptions de sécurité, toutes les techniques font maintenant l’objet d’un contrôle, ce qui est une bonne chose.

Ces textes comportent naturellement des imperfections, car ils sont le résultat d’un débat démocratique. Lorsque l’on débat de sujets techniques, les résultats ne sont parfois pas complètement satisfaisants. Mais, dans l’ensemble, ce sont de très bonnes lois. Je ne pense pas qu’il en existe ailleurs dans le monde d’aussi détaillées et aussi précises sur l’activité des services, notamment en matière de surveillance internationale. Et contrairement à ce que j’ai lu, si je dis que ces lois sont bonnes, cela ne signifie pas qu’elles ont été dictées par les services, et ce n’est pas parce que les services sont satisfaits de ces lois qu’elles ne sont pas bonnes. Ces textes sont une grande avancée, car, contrairement à ce que je lis encore parfois sur de soi-disant « barbouzeries » imputées à la DGSE, il n’est aujourd’hui plus imaginable qu’un agent d’un service comme le mien puisse agir en contrariété avec la loi française.

Si la loi a comblé nombre de nos besoins, il en reste un qui n’a pas été satisfait : nous avons besoin d’accéder à certaines données judiciarisées. Pour autant, il faut éviter la judiciarisation du renseignement. Quand les juges ont besoin de documents classifiés, une procédure de déclassification est prévue : avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) et décision du ministre de la défense pour ce qui concerne la DGSE. Mais il faut évidemment utiliser cette procédure avec circonspection, car, si le renseignement était systématiquement judiciarisé, cela poserait un problème pour nos sources et pour la discrétion et la clandestinité de nos opérations. Nous n’écririons ni ne ferions plus rien. Il faut donc travailler à aider la justice tout en étant conscient des limites, que nous impose d’ailleurs le principe de la séparation des pouvoirs. Des solutions sont sans doute possibles pour permettre à chacun d’exercer au mieux sa mission : le juge pour la manifestation de la vérité et l’officier de renseignement pour la prévention de la menace.

Une fois qu’un renseignement est judiciarisé, il serait souhaitable d’éviter de faire le vide trop largement autour, au point que cela nous empêcherait de faire notre travail de prévention, en amont. Lorsqu’un portable ou un ordinateur est saisi dans une perquisition, le cas est judiciarisé. Nous n’avons pas accès aux données d’investigation numériques, ce qui constitue un handicap. Le juge travaille en répression, mais nous devons pouvoir travailler en prévention d’autres attentats, en remontant les données contenues dans un téléphone ou un ordinateur pour identifier les membres d’un réseau déterminé, qui peut encore frapper, en particulier depuis l’étranger. Certains de nos partenaires européens et d’outre-Atlantique nous disent que les données d’investigation numériques sont un élément essentiel de leurs activités de contre-terrorisme : une copie des données numériques est systématiquement communiquée aux services, avec l’autorisation du juge.

M. le président Georges Fenech. Cette question a été soulevée, notamment à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Nous avons compris l’importance de ce frein : dès qu’une information entre dans une procédure, le secret de l’instruction interdit aux services de vous communiquer quoi que ce soit. Les Américains et les Britanniques ont levé cet obstacle. Pourrait-on imaginer que le parquet puisse demander au juge d’instruction, pour la défense des intérêts fondamentaux de la nation, qu’un certain nombre d’éléments présents dans le dossier d’instruction soient transmis par le biais du parquet à d’autres services ?

M. Bernard Bajolet. Comment instaurer cette collaboration dans le respect de la séparation des pouvoirs ? Le juge doit avoir le pouvoir de décider.

M. le président Georges Fenech. Actuellement, le juge ne peut pas lui-même violer le secret de l’instruction auquel il est soumis. Il y a un obstacle juridique évident sur lequel il va falloir que notre commission d’enquête travaille.

M. Bernard Bajolet. Cette situation place la DGSI dans une position délicate vis-à-vis de nous DSGE, car la DGSI a la compétence de police judiciaire, mais elle n’a pas le droit de nous transmettre ces informations. Or nous coopérons de façon extrêmement étroite avec la DGSI.

S’agissant de l’impression d’hégémonisme de l’Iran, elle tient aussi au fait que, en 2003, le renversement de situation en Irak a considérablement accru l’influence iranienne, au moment où les grands leaders traditionnels du monde arabe s’affaiblissaient : la Syrie est dans l’état que vous connaissez, nous venons de parler de l’Irak, et l’Égypte a connu une situation qui l’a marginalisée à un moment. La situation est donc non seulement due à l’Iran, mais aussi à de grands pays arabes.

Je n’ai pas d’informations sur les raisons du crash du vol d’Egyptair, et je ne peux donc confirmer les rumeurs dont M. Habib fait état. Je constate que, avant le trajet entre l’aéroport Charles de Gaulle et l’Égypte, l’avion avait effectué un long périple comportant plusieurs escales. Aucun élément n’indique qu’il se soit passé quelque chose à l’aéroport Charles de Gaulle plutôt qu’ailleurs. Au moment où nous parlons, aucune revendication n’a été authentifiée, ce qui doit être noté.

En ce qui concerne Israël, le Premier ministre avait en effet souhaité, entre autres, m’associer à des entretiens avec le gouvernement israélien. Il se trouve que les patrons des principaux services israéliens ont fait savoir qu’ils n’avaient pas été informés en temps voulu et n’étaient pas disponibles.

Je ne connais pas mon nouveau collègue du Mossad. Nos relations avec ces services sont très professionnelles, en particulier sur des sujets très précis.

Mme Marianne Dubois. Pensez-vous que nous ayons des craintes à avoir concernant le ramadan, qui débute très prochainement ?

M. Bernard Bajolet. Oui. Nous sommes toujours sous la menace, mais la période des prochaines semaines est particulièrement délicate, à cause de l’organisation du championnat d’Europe de football et du ramadan.

M. le rapporteur. Je voudrais comprendre comment les choses se passent lorsqu’un individu suivi par la DGSI part pour l’étranger, notamment pour la Syrie. Comment se fait le relais ? Quelle est l’action de la DGSE ? Comment est assuré le suivi à l’étranger ?

Quel est l’état de vos relations avec vos homologues turcs et les principaux autres services de renseignement ?

Nous avons le sentiment qu’il existe beaucoup de fichiers. Nous avons eu une démonstration du FSPRT à l’UCLAT. Dans la mesure où il s’agit d’un fichier du ministère de l’intérieur, pouvez-vous y avoir accès ? Pourriez-vous l’alimenter ? Pensez-vous qu’il serait intéressant de mettre en place un fichier plus global ?

Enfin, nous tenons à saluer le professionnalisme de votre personnel en poste en Turquie.

M. Bernard Bajolet. Je vous remercie. En effet, nous avons du personnel de très grande qualité à la tête de ce poste, et nous avons aussi une antenne très étoffée à Istanbul, composée de gens de première qualité.

En ce qui concerne le suivi d’individus à l’étranger, ces personnes vont et viennent constamment. Quand nous le pouvons, nous nous efforçons de favoriser leur retour en France afin qu’ils puissent être entendus par la DGSI.

Pour nous, le cœur de la coopération se fait avec la DGSI, car nous sommes les deux services référents en matière de contre-terrorisme. Cela étant, les autres services nous apportent beaucoup, notamment pour avoir tous les éléments dont dispose la communauté du renseignement sur un individu particulier. Si l’on veut connaître les renseignements disponibles sur une personne, notamment ses liens familiaux ou amicaux, nous sommes certains d’avoir tout ce qui est disponible grâce à Allat.

Il n’y a pas de transfert des dossiers entre la DGSI et nous : nous les suivons en commun. Si nous savons que des individus sont en Syrie, la DGSE sera menante, mais la DGSI est toujours informée, car ces individus sont susceptibles de revenir.

M. le rapporteur. Si un individu repéré par la DGSI part pour la Syrie, comment se fait la répartition du travail ?

M. Bernard Bajolet. Si l’individu est à l’extérieur, c’est un dossier qui relève plutôt de la DGSE, mais qui continue à être suivi par la DGSI sous l’angle d’un possible retour. C’est pourquoi ce travail en commun est vraiment indispensable. Les choses se font de manière très informelle : c’est en fonction des charges de travail qu’il est décidé que le dossier est suivi par un officier traitant de la DGSI ou de la DGSE.

M. le rapporteur. La DGSE peut écouter l’environnement familial ou amical d’une personne en France ?

M. Bernard Bajolet. Non, ce n’est pas notre travail. Nous ne le faisons que si nous avons une autorisation d’interception. Dès lors qu’il s’agit de personnes établies sur le sol français, c’est à la DGSI qu’il revient d’en assurer le suivi. Ce qui nous intéresse, ce sont les communications entre cette personne et l’étranger. Nous pouvons les obtenir par notre système de surveillance internationale, et la loi le permet.

Dans ce groupe Allat, nous apportons nos très importantes archives. On nous demande de cribler des individus qui apparaissent à un moment ou à un autre dans la surveillance des autres services, lesquels nous demandent si nous connaissons ces personnes : nous fournissons alors ce type de renseignement. Nous délivrons également des informations sur le contexte politique. Dans ces cellules, les échanges sont très complémentaires.

En matière de contre-terrorisme, la coopération internationale est beaucoup plus systématique que dans d’autres domaines. Elle est sans limites avec les partenaires occidentaux, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne, et en Europe continentale avec nos principaux partenaires.

Nous faisons partie de l’UCLAT, et nous sommes favorables à la mise en place d’un outil commun aux différents services en charge de la lutte contre le terrorisme permettant de partager, de hiérarchiser et en même temps de savoir qui fait quoi. Techniquement, un tel outil de travail en commun est au point pour mieux gérer les fichiers.

M. le rapporteur. À qui serait-il accessible ?

M. Bernard Bajolet. Il serait accessible aux autres services compétents en matière de lutte anti-terroriste, à commencer par la DGSI.

M. le rapporteur. Et il comporterait vos données ?

M. Bernard Bajolet. Il comporterait les données qui peuvent être partagées avec d’autres services au terme de l’article L 863-1 du code de la sécurité intérieure : ce ne sont pas seulement les nôtres.

M. le rapporteur. Mais elles ne seraient accessibles qu’à la communauté du premier cercle ?

M. Bernard Bajolet. Elles ne seraient accessibles qu’à la communauté du renseignement : la DGSI, mais aussi à d’autres en fonction de leur besoin d’en connaître, du cadre légal et de nos possibilités techniques.

M. le rapporteur. À terme, il ne vous semble pas absurde de disposer d’une seule base de données, à l’image du FSPRT pour le ministère de l’intérieur ?

M. Bernard Bajolet. C’est loin d’être absurde, mais ceci doit être fait sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), et dans le cadre de la loi. Pour le moment, il n’est question que de contre-terrorisme. Mais c’est bien ce qui est envisagé.

M. le rapporteur. M. Calvar nous faisait part de son scepticisme, car il craint que l’on ne perde en confidentialité.

M. Bernard Bajolet. Il a raison, dans la mesure où nous ne pouvons pas toujours étendre l’information à tout le monde. Le besoin d’en connaître est une notion relative, et je souhaite avancer avec prudence. C’est pourquoi je parlais de la DGSI, qui est vraiment notre priorité, mais l’idée est ensuite d’étendre à d’autres services, dont la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), qui a des besoins très précis. Mais il faut savoir s’arrêter à un certain niveau pour préserver la confidentialité.

M. Meyer Habib. Dans un monde en perpétuel changement, comment faites-vous pour sélectionner les nouveaux outils technologiques ? Beaucoup d’entreprises de sécurité proposent leurs services : comment faites-vous pour sélectionner ? C’est forcément difficile pour quelqu’un qui n’a pas la formation technique.

M. Bernard Bajolet. Il faut simplement avoir les meilleurs ingénieurs, et nous tâchons d’être attrayants pour nous assurer leurs services. En même temps, nous devons créer. Il ne faut pas se contenter de suivre, il faut donc toujours anticiper sur les nouvelles technologies. Nous créons et développons nos propres systèmes. Bien sûr, nous sommes modestes par rapport aux Américains, mais, quand je suis en face d’eux, je ne rougis pas. Nous avons l’avantage d’avoir des moyens intégrés : la NSA n’a pas de renseignement humain, et la CIA n’a ni le renseignement technique ni le renseignement opérationnel. Le MI-6 britannique a le renseignement humain – il est même très bon en la matière –, mais il nous envie le renseignement technique et nos capacités opérationnelles. Nous avons la chance de tout avoir, mais, en contrepartie, notre devoir est de partager nos capacités techniques avec nos partenaires de la communauté française du renseignement, et donc de mettre à leur disposition des outils qui leur permettent d’avoir accès, depuis leurs bureaux, à nos capacités.

M. le rapporteur. Vous n’utilisez pas le FSPRT. Avez-vous des liens avec l’EMOPT ?

M. Bernard Bajolet. J’en connais l’existence.

M. le président Georges Fenech. Sauriez-vous développer le sigle ?

M. Bernard Bajolet. Je l’ai su, mais je n’ai pas fait l’effort de le retenir. C’est une structure interne au ministère de l’intérieur. Il n’a pas paru utile que mon service y soit représenté. Notre relation avec le ministère de l’intérieur – pas seulement la DGSI – est cependant excellente.

M. le président Georges Fenech. Quand en aurons-nous fini avec Daech ?

M. Bernard Bajolet. C’est une lutte de longue haleine. Je lisais récemment une déclaration d’Abou Mohamed Al-Adnani, le numéro deux de l’organisation. Anticipant la perte de Mossoul, de Raqqah et de Syrte, alors que nous en sommes encore assez loin – même si elle semble inéluctable, dans une échéance de quelques mois –, il disait que cela ne l’empêcherait pas de continuer. Ce serait certes un revers considérable pour Daech, mais, même si l’organisation est militairement vaincue – ce qui, j’en suis persuadé, sera le cas –, la menace prendra une autre forme.

Nous le disions tout à l’heure : il faut traiter les problèmes politiques, dans nos pays aussi. Ce n’est pas de mon ressort, mais nous savons tous que, pour prévenir le phénomène de radicalisation, il faut prendre des mesures politiques, sociales, éducatives. Ce sont des phénomènes profonds dans nos sociétés.

Quand bien même Daech aura été vaincu sur le plan militaire, les services de renseignement savent que la menace subsistera pendant plusieurs années. Le nombre des individus concernés est significatif. N’oublions pas que, pendant toute la guerre d’Afghanistan, il n’y a eu que quelques dizaines – peut-être quarante – djihadistes français. Nous en sommes à plusieurs centaines de Français, auxquels il faut ajouter les francophones, les Tunisiens, les Marocains, et ceux que nous ne connaissons pas.

La question de la résilience de la société française se pose. Cela me rappelle les « années de plomb » qu’ont connues des pays tels que l’Italie, dans des conditions certes complètement différentes. Il faut que la France s’arme, moralement d’abord, pour pouvoir mener cette lutte de très longue haleine.

M. le président Georges Fenech. Monsieur le directeur général, nous vous remercions.

La séance est levée à 20 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christophe Cavard, M. David Comet, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Serge Grouard, M. Meyer Habib, M. François Lamy, M. Guillaume Larrivé, Mme Lucette Lousteau, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud

Excusés. - M. Jean-Jacques Cottel, M. Olivier Falorni