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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 22 janvier 2015

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 4

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à l’École normale supérieure 2

–   Présences en commission 12

L’audition débute à huit heures trente-cinq.

M. le président Noël Mamère. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Cédric Moreau de Bellaing prête serment)

M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à l’École normale supérieure. Je suis maître de conférences en sociologie du droit et en sciences politiques. Je travaille depuis dix-sept ans sur la police. J’ai commencé par une étude historique sur la genèse des compagnies républicaines de sécurité (CRS) au lendemain de la Seconde guerre mondiale puis j’ai changé de discipline, me consacrant à la sociologie politique, tout en conservant la police comme objet d’étude et notamment la formation policière. Mon doctorat a porté sur l’école de police et sur le contrôle interne – en particulier l’Inspection générale des services (IGS). Après ma thèse, j’ai continué à travailler sur l’institution policière autour de trois axes : les dispositifs policiers de lutte contre le hooliganisme, la gestion des pratiques de dégradation dans les moments de protestation collective et l’introduction des armes dites non létales ou sub-létales dans l’équipement policier.

Je souhaite vous donner quelques pistes de réflexion à propos du maintien de l’ordre, nourries par mes travaux de recherche passés et actuels. La présente commission d’enquête a été constituée à la suite du décès de Rémi Fraisse lors d’une opération de maintien de l’ordre au barrage de Sivens. Une constante du discours officiel m’a alors frappé : l’assurance que, cette nuit-là, les gendarmes mobiles ont affronté une violence hors de toute proportion - certains affirmant même qu’ils n’avaient pas vu cela en vingt ou trente ans de gendarmerie. Ce constat devait avoir pour effet de contextualiser, peut-être de justifier l’usage des grenades offensives.

J’ai été surpris par ce discours, d’abord parce que la France a connu des épisodes qui peuvent « concurrencer » sans trop de difficulté ce qui s’est passé à Sivens, ensuite parce que, si violent que cet épisode ait pu être, cette violence reste très en deçà de ce que connaissent certains des pays voisins comme la Grèce ou l’Allemagne. Les forces françaises de maintien de l’ordre sont réputées dans l’Europe entière pour leurs compétences techniques à assurer des services d’ordre voire des missions de rétablissement de l’ordre difficiles. Surtout, j’ai été surpris car j’y ai décelé un changement de discours, symptôme d’un changement de doctrine. Ainsi, l’intensité de l’engagement des forces de maintien de l’ordre serait justifiée par l’intensité de la violence des protestataires, ce qui signifie que les services de maintien de l’ordre devraient caler le degré de force qu’ils engagent sur le niveau de violence des manifestants.

Or, ce qui semble être devenu un principe technique m’a interpellé parce qu’il est - disons-le franchement – radicalement opposé aux doctrines sous-tendant l’école française de maintien de l’ordre depuis de très nombreuses années. Les historiens ont montré de manière incontestable que les forces de police et les forces de gendarmerie ont progressivement connu, en particulier au XIXe siècle, une évolution essentielle qui a largement contribué à la réduction globale du niveau de violence dans les mouvements de protestation collective. Au début du XIXe siècle, en effet, les forces de l’ordre calaient l’intensité de l’usage de la force sur la violence des protestataires qui leur faisaient face. Cette montée aux extrêmes favorisait l’usage d’armes de part et d’autre, provoquait nombre de blessés et, du reste, se soldait parfois par un nécessaire repli de la force publique.

À la fin du XIXe siècle, la situation s’est parfaitement inversée. Les forces de l’ordre, ayant reçu de nombreuses consignes, ayant été dotées d’une doctrine d’emploi réfléchi, ont cessé d’ajuster leur usage de la force à celui des protestataires. Il s’agissait de contraindre ces derniers à s’ajuster au niveau de violence des forces de l’ordre. Cette doctrine a fonctionné : le nombre d’affrontements a baissé et leur intensité a diminué. Il ne faut pas, bien sûr, commettre d’anachronisme et transposer un raisonnement aussi lointain à la situation actuelle. Il n’en reste pas moins que la doctrine du maintien de l’ordre, en France, s’est constituée sur cette inversion. C’est cette doctrine qui a garanti la compétence des forces de police en matière de gestion des protestations publiques et la création des forces spécialisées – gendarmes mobiles en 1927 et CRS en 1944 – en a été l’aboutissement logique.

C’est pourquoi le retournement que la tragédie de Sivens a contribué à rendre visible est inquiétant : il est potentiellement symptomatique d’une transformation de la doctrine du maintien de l’ordre et cela mérite explication. Il faut s’interroger sur les raisons de ce virage, de cette inversion. Je me contenterai ici d’esquisser quelques pistes d’explication.

La situation actuelle est d’abord le fruit d’une transformation des doctrines d’emploi des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre ; cette transformation a commencé dans les années 1970 lorsque les CRS et les gendarmes mobiles ont créé des unités légères en leur sein pour combattre les petits groupes mobiles d’autonomes qui se disséminaient dans les grandes manifestations pour mener une action spectaculaire – bris de vitrines de magasins de luxe… – avant que de se disperser dans la manifestation. L’évolution doctrinale s’est surtout accélérée avec la réforme impulsée pendant les émeutes urbaines de 2005. Cette réforme reposait sur une doctrine visant à rendre de la mobilité aux forces de l’ordre qui n’étaient plus seulement confrontées à des manifestations imposantes organisées par des syndicats rompus à l’exercice mais à des groupes de jeunes évoluant sur un terrain mal connu des policiers : les méandres des grands ensembles.

Le principe a donc consisté en la dislocation du principe de base des forces de maintien de l’ordre : celui de l’action collective selon lequel on tient ensemble un site, une rue, on charge ensemble et on s’arrête ensemble. Or l’inversion a été totale dans la mesure où l’unité de base de ces services est devenue le binôme afin de rendre plus fluide l’intervention policière et de permettre, le cas échéant, des arrestations. Les policiers chargés du maintien de l’ordre n’avaient donc plus pour unique tâche de tenir un cordon, une rue, un espace mais de se mouvoir et, j’y insiste, d’interpeller. Le fait de demander aux forces de maintien de l’ordre – dont la compétence réside spécifiquement dans la capacité à résister, à défendre un lieu – de revenir à une dynamique beaucoup plus classique, celle de l’arrestation, a changé beaucoup de choses.

Depuis la création des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, la doctrine reposait sur la mise à distance des manifestants : tenir un barrage plutôt que de mener ce que les policiers appellent des courses à l’échalote, c’est-à-dire des poursuites individuelles des fauteurs de troubles ; développer des équipements qui protègent les policiers mais qui sont lourds et qui donc rendent difficile cette poursuite ; utiliser des armes qui visent à disperser, à éloigner, le dispositif principal étant ici la grenade lacrymogène. Or le retour des missions d’interpellation signifie l’inverse : moins de patience, plus de risques, avec la nécessité d’un rapprochement physique avec les perturbateurs afin de les interpeller. Évidemment, les CRS et les gendarmes mobiles n’ont pas, du jour au lendemain, perdu ce qui a fait leur grande compétence et les services d’ordre auxquels on assiste aujourd’hui couplent ces dispositifs. Il n’en reste pas moins que cette mutation fondamentale a un effet durable sur la manière dont sont désormais envisagées les situations de gestion de l’ordre et de contention des désordres.

Autre fait significatif : la transformation de l’armement. Depuis une quinzaine d’années, ont été introduites dans l’équipement des forces de l’ordre des armes dites non létales. Il faudrait affiner l’analyse de leurs effets en fonction des services policiers ou gendarmiques. Le développement de ces armes non létales avait pour vocation de remplacer les armes à feu et donc de réduire la létalité globale de la force policière. On sait pourtant, désormais, que ces armes ne sont pas utilisées dans les mêmes contextes que les armes à feu – que les policiers français utilisent peu, ce qui est heureux. Ainsi le flash ball n’a pas du tout remplacé les armes à feu mais s’est ajouté aux moyens déjà disponibles. Le flash ball permet certes de maintenir à distance les protestataires mais il les blesse parfois gravement – chaque année compte son lot d’éclopés et d’affaires médiatisées comme celle de ce manifestant qui avait perdu un œil. Si bien que les flash ball, dont l’« argument de vente » consistait à dire qu’il s’agissait d’armes devant contribuer à réduire le niveau de violence engagée par les forces de l’ordre d’un État démocratique, ont un effet tendanciellement inverse et contribuent à élever le niveau de violence des situations de maintien de l’ordre.

Que serait aujourd’hui un maintien de l’ordre réussi du point de vue des forces de l’ordre : un maintien de l’ordre sans blessés ou avec un niveau d’arrestations élevé ? des forces de l’ordre patientes ou bien qui interviennent rapidement ? Autrement dit, comment faire pour évaluer différemment la qualité de la prestation policière, comment récompenser les policiers et les gendarmes parce que le calme a été maintenu, parce qu’il n’a pas été nécessaire d’intervenir, la pacification ayant été obtenue en amont, plutôt que de les récompenser en fonction du nombre d’arrestations ? Il ne s’agit pas de supprimer cette seconde modalité de reconnaissance mais il paraît nécessaire de réfléchir à la première.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Vous avez évoqué, à la fin de votre exposé, l’utilisation du flash ball ; or, à ma connaissance, cet outil n’est pas employé par les forces de maintien de l’ordre – les opérations de maintien de l’ordre et les opérations de sécurité ne recouvrant pas tout à fait la même réalité. Je suis élu dans une circonscription où, malheureusement, se sont déroulés les événements qui ont conduit aux émeutes urbaines de 2005 que vous avez rappelées à la marge – événements qui ne correspondaient pas à une opération de maintien de l’ordre au sens classique de l’expression.

Considérez-vous que l’évolution des formes de manifestations, ces dernières années, permet d’envisager sérieusement la modification – et c’est un peu l’objet de cette commission – de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre ? Nous sommes en effet confrontés à des manifestants plus violents et moins organisés. On est passé de la forme classique d’une manifestation allant d’un point A à un point B, manifestation encadrée par son propre service d’ordre, à des manifestations aux formes plus floues, organisées par des collectifs dépourvus d’interlocuteurs identifiables par les autorités. On pense au phénomène des « zones à défendre » (ZAD), qui évolue en milieu ouvert et qui, forcément, amène la force publique à adapter ses dispositifs.

Quand bien même on poursuit l’objectif de préserver l’ordre public, on est enclin, en autorisant une manifestation, à accepter une dose de désordre public. Y a-t-il, selon vous, une évolution de ce désordre public ? Que peut-on tolérer dans une société démocratique et quel est le degré de tolérance en France en comparaison avec d’autres pays démocratiques ?

Enfin, comment jugez-vous le système de maintien de l’ordre français dans l’absolu puis par rapport à d’autres modèles ?

M. Cédric Moreau de Bellaing. Le maintien de l’ordre est assuré en France par des forces spécialisées – les CRS et les gendarmes mobiles – qui reçoivent une formation spécifique, mais aussi par des compagnies plus ponctuelles – comme les compagnies de district – dont les membres reçoivent une formation moins poussée. Ces dernières sont dotées d’armes de type flash ball – ce qui rend pertinente la question de leur utilisation dans les opérations de maintien de l’ordre. Je rappelle souvent à mes étudiants que les CRS portent sur leur casque deux larges bandes jaunes depuis Mai-1968. Elles ont été apposées à leur demande parce qu’elles en avaient marre de se faire accuser de violences commises par d’autres services et en particulier les compagnies d’intervention.

Ensuite, si c’est bien au cours des émeutes de 2005 qu’a été décidé un renouvellement de la doctrine, celui-ci a été conçu antérieurement.

En ce qui concerne le caractère plus violent des manifestants auxquels font face les forces de l’ordre, d’un point de vue sociologique, cela reste à voir : la violence des grandes manifestations de 1947-1948, de celles – des viticulteurs – de 1950 ou de celle – de Creys-Malville – de 1977, n’avait rien à envier à la violence des manifestations d’aujourd’hui. En revanche, que l’on ait affaire à des groupes moins organisés, à des collectifs plus flous, c’est certain et c’est là que réside le défi principal. En effet, ce qui a permis l’institutionnalisation du maintien de l’ordre, c’est le développement d’une coopération avec les organisateurs des manifestations – de ce point de vue, la CGT a été reconnue par les services de police comme un interlocuteur privilégié pour organiser des manifestations « carrées ». La question qui se pose est dès lors sans doute moins celle de l’arsenal des forces de l’ordre que celle de la capacité à créer de nouvelles coopérations avec des groupes relativement flous mais participant d’un mouvement social plus global.

Il est difficile d’établir un diagnostic général, certains groupes s’étant pacifiés, d’autres durcis. Reste que le niveau de tolérance au désordre global a baissé parmi le public ou chez les policiers, mais aussi chez les manifestants, les organisations condamnant systématiquement les groupes fauteurs de violences – ce point fait l’objet de débats parmi les zadistes sur le fait de savoir ce qui, de leur point de vue, relève ou non de la violence légitime.

Enfin, je n’ai pas moi-même mené d’enquête sur le maintien de l’ordre dans d’autres pays mais, lorsque j’ai travaillé sur les dispositifs policiers de lutte contre le hooliganisme dans les cas de Lyon et Paris, j’ai été frappé de constater la présence très régulière de délégations d’autres polices européennes qui venaient voir comment les forces de maintien de l’ordre françaises traitaient la question, tant il est vrai que la France jouit d’une bonne réputation en la matière. On peut en inférer que le système de maintien de l’ordre français est efficace concernant ce qu’il connaît ; il a en revanche plus de mal à s’adapter à ce qu’il connaît moins bien.

Lorsque j’ai évoqué la transformation de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre, je n’ai pas voulu dire qu’elle était irréfléchie mais qu’elle visait à répondre à des changements des comportements protestataires. Cela étant, cette transformation ne me paraît pas avoir été accompagnée d’une réflexion globale sur ses effets sur le fonctionnement des unités concernées.

M. le président Noël Mamère. À la différence du rapporteur, je ne suis pas convaincu que la violence ait évolué de telle manière qu’elle doive entraîner un changement de doctrine. Vous datez le début de ce changement des années 1970 et décelez un tournant en 2005. En tant que sociologue, pensez-vous que cette évolution soit inéluctable, va-t-elle modifier la conception du maintien de l’ordre en France ? Vous avez évoqué cette capacité à résister, à retenir – ces deux piliers du maintien de l’ordre ; or donner la priorité aux interpellations ne correspond pas à la mission des forces de l’ordre.

J’aborderai ensuite la mauvaise formation des forces supplétives qui sont, pour leur part, dotées de flash ball et de tasers, et qui les utilisent – on compte plusieurs accidents, notamment des énucléations, et on a même déploré la mort d’un manifestant. Quel est votre point de vue sur, non pas une moralisation, mais sur la formation de ces supplétifs ? Je pose la question avec d’autant plus de force qu’en tant que député j’avais demandé que ces supplétifs ne soient pas armés de flash ball ni de tasers. Je souhaite savoir s’il s’agit également de votre opinion et connaître vos propositions en ce sens.

M. Cédric Moreau de Bellaing. Une transformation de la doctrine peut sembler inéluctable. On peut en effet reconnaître que les interventions classiques des forces de l’ordre à l’occasion de manifestations de masse dans un espace urbain connu et quadrillé sont difficilement transposables à ce qu’on désigne sous l’appellation de violences urbaines – le territoire n’est pas le même, le mode opératoire des protestataires n’est pas le même non plus. En revanche, revenir sur la priorité donnée à la préservation d’un territoire sur les arrestations me paraît discutable. Il conviendrait de réfléchir à l’articulation des différentes forces de police qui interviennent dans le cadre d’opération de maintien de l’ordre.

On a vu se renforcer une articulation entre les forces mobiles de maintien de l’ordre et des groupes de policiers en civil qui vont choisir une ou deux personnes identifiées comme des meneurs. Le débat existe depuis un siècle sur la possibilité d’identifier des meneurs alors que la sociologie des manifestations montre que les échauffourées sont très rarement structurées autour de meneurs et de suiveurs. Aussi ne s’agit-il pas à mes yeux d’une transformation inéluctable.

Quant à la question des arrestations, elle renvoie à celle du degré de désordre que peut supporter un État démocratique, sachant que, précisément, la spécificité du maintien de l’ordre dans un État démocratique est d’accepter un certain niveau de désordre.

On doit également réfléchir au moment où les forces de l’ordre doivent savoir se retirer quand c’est nécessaire. Il arrive encore, en effet, que des dispositifs soient mis en place alors que très peu de risques sont encourus, et que cela suscite des tensions entre manifestants et forces de l’ordre. Si ces dernières sont considérées comme les représentantes de l’État, il faut attendre de leur part des propositions stratégiques plus réfléchies que celles constatées.

La question de la formation des forces supplétives se pose aussi du point de vue des policiers. L’anecdote que j’ai rappelée des deux bandes jaunes sur les casques des CRS est à cet égard très significative du souci des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre de préserver des compétences qu’elles pensent être mises à mal par l’intervention de ces forces supplétives. On assiste en effet à un mouvement contradictoire qui consiste à considérer que le nombre de manifestations de masse ayant globalement baissé depuis trente ans, il faudrait redéployer les CRS vers des missions de sécurisation alors que, dans le même temps, on confie le maintien de l’ordre à des forces supplétives moins bien formées. On peut s’interroger sur le fait de savoir s’il ne faudrait pas confier à ces forces supplétives des missions de sécurité publique ou des missions de police urbaine et de nouveau confier aux CRS et aux gendarmes mobiles le maintien de l’ordre – spécialité qui a fait leur renommée.

M. Guy Delcourt. La semaine dernière, l’ancien directeur du centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier nous indiquait qu’en matière de maintien de l’ordre, la formation spécifique qui y est donnée révélait que, dans certains cas, on ne devrait pas faire appel, en zone rurale, aux gendarmes départementaux ; il a même ajouté qu’il valait mieux les laisser dans leurs casernements. Je lui ai demandé, dès lors qu’on considère le maintien de l’ordre comme une spécialité qui nécessite un entraînement très particulier – et j’ai lu les différents rapports sur ce qu’on enseigne au centre de Saint-Astier, devenu une référence en la matière –, s’il pensait que l’on devait également se pencher, à l’occasion des grandes manifestations, sur les périmètres urbains. Et nous n’avons pas manqué de grandes manifestations – l’une très pacifiste et les autres beaucoup moins – en territoire urbain et notamment dans la capitale.

Pensez-vous que cette suggestion mérite d’être travaillée sous la forme d’une proposition qui pourrait être faite à l’autorité politique ?

M. Daniel Vaillant. Mon point de vue diverge du vôtre, monsieur le professeur, et de celui du président : bien sûr que la violence a évolué. La société d’aujourd’hui est plus violente – en tout cas on le sait davantage. Les manifestations se sont diversifiées et si l’on cherchait, auparavant, à rassembler le plus de monde possible, on cherche davantage, aujourd’hui, à alimenter son tableau de chasse y compris aux dépens des forces de l’ordre. On a même connu des manifestations où il y avait une forme de jeu entre les manifestants et les forces de l’ordre ; mais chacun évitait l’engrenage. Or on ne peut nier une évolution dans le sens d’une plus grande violence. Il est vrai également que des initiatives ont été prises du côté des forces de l’ordre : je pense à la création des voltigeurs en 1986 – force supplétive dont l’action a connu une issue dramatique.

On note par ailleurs la volonté, vis-à-vis des forces de l’ordre, de créer un effet de surprise, et c’est très ennuyeux. Une manifestation est annoncée, déclarée, éventuellement autorisée mais certains groupes essaient de surprendre. C’est pourquoi je vous interrogerai sur la nécessité de s’appuyer davantage sur le renseignement – et je suis heureux d’apprendre que le renseignement territorial va être renforcé – puisqu’il fait remonter d’autres éléments d’information que ceux affichés par les organisateurs de la manifestation primaire que les groupes en question essaient de « polluer » à travers des démonstrations de violence, de casse ou de vol.

S’ajoute une autre évolution : la dimension internationale. Les sommets nécessitent un renseignement anticipé. Les interceptions de sécurité n’ont pas vocation à priver des individus de liberté mais elles sont parfois nécessaires quand on sait que des groupes extérieurs, y compris étrangers, vont se joindre à des manifestations pour déstabiliser, casser, blesser ou tuer. Ayant été membre de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) pendant cinq ans, je puis vous assurer que pendant la préparation d’une manifestation ou pendant la manifestation elle-même, certaines interceptions se révèlent nécessaires pour prévenir les échauffourées ou les drames.

Aussi, plus que jamais, l’anticipation m’apparaît-elle un élément essentiel du maintien de l’ordre. Les forces de l’ordre et notamment l’autorité administrative doivent disposer du maximum d’informations pour mieux maîtriser l’ordre sans que la liberté de manifester soit remise en cause.

Partagez-vous ce point de vue ?

M. Cédric Moreau de Bellaing. Dans le cas des événements de Sivens, fallait-il caserner les gendarmes départementaux ? Depuis plusieurs semaines, des tensions très fortes s’étaient développées entre les manifestants eux-mêmes – étant entendu que l’univers zadiste est très hétérogène – puis entre les manifestants et les gendarmes départementaux. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur l’engagement ou non de forces qui ne sont pas du tout habituées à la gestion de mouvements de protestation. J’aurais tendance à abonder dans le sens de la personne qui m’a précédé devant cette commission.

J’en viens à l’intervention de Monsieur Vaillant. La première question à se poser pour savoir si les mouvements de protestation sont plus violents est de déterminer par rapport à quoi et par rapport à quand. Je suis convaincu que le niveau de violence est globalement plus faible que dans les années 1950-1960, qu’il s’agisse de grandes manifestations, d’émeutes ou de résistance à la force publique. Peut-être y a-t-il eu une phase d’apaisement dans les années 1980 – et encore est-ce au cours de cette période qu’apparaît le phénomène des violences urbaines. J’aurai donc tendance à me raccrocher à la seconde partie de votre phrase selon laquelle « on le sait davantage ». On note en effet une plus grande sensibilité à l’illégitimité du recours à la violence au cours des protestations collectives.

En Allemagne, le mouvement autonome, très puissant, n’a jamais rechigné à affronter les forces de l’ordre. Or ces dernières ont trouvé des moyens autres que la réponse oppositionnelle pour réduire la violence : elles ont affaibli leur présence, les espaces urbains ont été modifiés… En Grèce aussi on relève un niveau de violence très élevé mais que l’on parvient à contenir.

En ce qui concerne l’effet « tableau de chasse », je ne dispose pas de données empiriques mais qui remplirait ce tableau ? Relativement peu de policiers sont gravement blessés ou tués – c’est très rare et c’est heureux.

Quant à l’effet de surprise, on gagnerait à préciser de quel groupe on parle. Certains cherchent l’affrontement car ils estiment que le recours à la violence est une modalité d’expression de leurs revendications, voire une modalité d’accès à l’espace public. Il existe deux manières, en effet, de prévenir l’affrontement : l’anticipation et la soustraction à l’affrontement. Dans ce dernier cas, vous me répondrez qu’il faut bien, dans certains cas, protéger des lieux ; mais parfois, ce sont des principes généraux de maintien de l’ordre qui amènent les services de police à se trouver à tel ou tel endroit. Il faudra peut-être réviser ces principes.

La dimension internationale est intéressante. Depuis le sommet de l’OMC à Seattle en 1999 et celui du G8 à Gênes en 2001, des regroupements protestataires internationalisés se sont formés. L’activité de renseignement existe déjà car, si je me souviens bien, à Gênes, de nombreux représentants de policiers n’étaient pas italiens. Cette expertise internationale a également été développée à l’occasion des grandes compétitions sportives, notamment de football, où les policiers spécialistes des phénomènes de hooliganisme des pays engagés dans la compétition se rendent sur place. Je ne suis pas certain que cette dimension internationale provoque un changement de nature des mouvements de protestation collective. Si ce phénomène s’est intensifié, il n’est pas nouveau : lors de la manifestation antinucléaire de Creys-Malville en 1977, au cours de laquelle un manifestant serait décédé à cause d’une grenade offensive, il y avait des militants allemands au point que certains responsables locaux ont déclaré à la presse que c’était la deuxième fois que leur ville était « occupée ». Si cette dimension internationale, donc, n’est pas nouvelle, elle ne s’en est pas moins intensifiée et nécessite une meilleure articulation au niveau européen.

M. le président Noël Mamère. Votre thèse porte sur les institutions de contrôle des forces de l’ordre : l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Pensez-vous que ces services fonctionnent de manière satisfaisante ou bien pensez-vous qu’il n’est pas sain que le contrôleur soit également le contrôlé ?

M. Cédric Moreau de Bellaing. Il est toujours difficile d’être bref quand on vous interroge sur votre sujet de thèse. J’ai travaillé sur l’Inspection générale des services (IGS) qui, à l’époque, avait compétence pour Paris et les trois départements limitrophes. J’ai été alors frappé par le très faible nombre de dossiers ouverts à propos d’agissements de policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre. Ce phénomène est avant tout lié à un problème d’identification : il était difficile, sinon impossible, à une personne se rendant à l’IGS de décrire le policier incriminé. Peut-être conviendrait-il de rendre visible le matricule – j’y suis pour ma part très favorable.

L’IGS sanctionne majoritairement la « privatisation » des fonctions policières, à savoir l’utilisation à des fins privées des moyens mis à disposition des fonctionnaires de la force publique. Si c’est la préservation du caractère public de la mission policière qui est au cœur des inquiétudes des forces de l’ordre, il faudra accroître l’exigence du contrôle public comme le port du matricule sur les uniformes, éventuellement l’installation de caméras dans les véhicules ou dans les lieux de rétention, non pas en raison d’une méfiance vis-à-vis des forces de l’ordre mais parce que cela compte pour eux.

Pour répondre globalement à votre question sur le fonctionnement des services internes et en particulier sur l’éventuel risque présenté par le fait que le contrôleur est également le contrôlé, ce qui peut apparaître comme un inconvénient présente également des avantages. En effet, les enquêteurs de l’IGS savent déceler les moments où les policiers essaient de contourner un fait ou quand où ils essaient de changer leur version des faits. La question n’est donc pas de savoir s’il faut privilégier le contrôle interne ou le contrôle externe, mais de savoir quelle articulation organiser entre les deux – il s’agit là d’un chantier considérable dès lors que la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) a été dissoute au profit du Défenseur des droits, dont je ne conteste pas la qualité du travail mais qui ne peut pas tout faire. Le contrôle externe a ainsi perdu des moyens qui par ailleurs étaient déjà relativement faibles – la CNDS avait du mal à finir l’année avec le budget qui lui était alloué et ses droits d’investigation n’étaient pas des plus étendus.

M. le rapporteur. Je partage votre point de vue sur l’articulation nécessaire entre contrôle interne et contrôle externe. Dans tous les corps de l’administration française, il y a des organismes de contrôle interne et des enquêtes administratives qui peuvent déclencher des procédures judiciaires.

Vous avez évoqué la question des caméras. Les policiers étaient très réticents, au début, à l’installation des caméras-piétons alors qu’ils adhèrent maintenant complètement à ce système dont ils estiment qu’il les protège.

Par ailleurs, les journalistes remarquent être beaucoup plus rejetés par les manifestants que les forces de l’ordre.

Qu’en pensez-vous ?

M. Daniel Vaillant. Des évolutions positives ont eu lieu concernant les inspections, certains services de contrôle ayant mérité par le passé d’être davantage contrôlés. Plusieurs procédures judiciaires ont montré que l’IGS avait mieux à faire que ce qu’elle a parfois fait. Sa régionalisation a été une bonne réforme.

Vous avez déclaré qu’il était parfois préférable que les forces de l’ordre ne soient pas présentes pour que tout se passe bien. Je comprends bien le sens de votre propos mais, par expérience, je sais que quand on a affaire à une manifestation aux contours incertains, plus il y a d’effectifs pour maintenir l’ordre, mieux ça se passe. Il est toujours dramatique d’envoyer des policiers pour contrôler une manifestation quand le rapport de force n’est pas bon.

Enfin, sans chercher à convaincre le président Mamère d’adhérer à ce système, la vidéo-protection permet, dans des milieux urbains denses, d’avoir des éléments de preuves parfois utiles en dehors des téléphones portables.

M. le président Noël Mamère. Je ne l’ignore pas mais tant que j’en serai maire, il n’y aura pas de police municipale ni de caméra de surveillance dans la commune de Bègles.

M. Cédric Moreau de Bellaing. J’ai pu constater au moins une fois le phénomène décrit par le rapporteur, au moment des manifestations contre le contrat première embauche (CPE). Quelques personnes ont commencé à briser des vitrines et s’en sont pris aux forces de l’ordre et, entre les deux, se trouvait une rangée entière de journalistes casqués. Nul doute que certains manifestants s’en prennent parfois aux représentants des médias. Nous disposons de très peu de données sur ce phénomène. Néanmoins, on pourrait assez facilement montrer que ce n’est pas nécessairement l’ensemble de la presse qui est visé dans ce genre de situation et que les protestataires choisissent leurs cibles : les journalistes de télévision – et certains d’entre eux plus que d’autres selon qu’il travaillent pour telle ou telle chaîne – sont ainsi plus visés que les journalistes de radio, et eux-mêmes plus que les journalistes de la presse écrite.

Qu’il y ait eu des ratés – et même plus – dans le fonctionnement de l’IGS ne fait aucun doute. On verra les résultats de la régionalisation, qui ne concerne pas seulement les rapports entre l’IGPN et l’IGS mais aussi les rapports entre la préfecture de police et le ministère de l’Intérieur.

J’ai indiqué que les forces de l’ordre pouvaient se retirer ou n’être pas directement présentes sur le site. Il ne fait pas de doute que des manifestations se déroulent bien parce que l’encadrement policier est considérable. Mais il arrive qu’à l’occasion de certaines manifestations on compte plus de policiers que de manifestants – même si c’est rare. Lorsque j’évoque l’idée que des manifestations puissent se dérouler sans que les forces de l’ordre soient présentes, je devrais préciser : sans qu’elles soient visiblement présentes, afin qu’elles restent prêtes à intervenir.

M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions pour votre contribution à la réflexion de la commission d’enquête.

L’audition s’achève à neuf heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Réunion du jeudi 22 janvier 2015 à 8 h 30

Présents. - Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Guy Delcourt, M. Hugues Fourage, M. Jérôme Lambert, M. Noël Mamère, M. Olivier Marleix, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin, M. Daniel Vaillant

Excusés. - M. Jean-Paul Bacquet, M. Pascal Demarthe, Mme Clotilde Valter