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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Mardi 3 février 2015

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 8

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur. 2

–   Présences en commission 21

La séance est ouverte à dix heures cinq.

M. le président Noël Mamère. Monsieur le ministre, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires faisant obligation aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous demande de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Cazeneuve prête serment.)

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur. Je vous remercie de m’avoir invité à apporter à votre commission d’enquête des précisions sur un sujet aussi important que douloureux.

La vocation première du maintien de l’ordre est de permettre l’exercice des libertés publiques, en particulier du droit de manifester son opinion en toute sécurité. Dans ce cadre, la mission des forces de sécurité consiste à permettre à tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions ou leurs revendications, d’exercer leur droit à s’exprimer, à protester et à manifester. À ce titre, les forces mobiles de la gendarmerie et de la police remplissent pleinement une mission républicaine, nécessaire et souvent difficile.

Quelques jours après que la liberté d’expression a fait l’objet dans notre pays d’un attentat d’une exceptionnelle violence, il est bon de rappeler que la liberté de manifester relève, comme la liberté de la presse, de la liberté d’expression telle que définie à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

La liberté de manifester, réglée, comme la liberté de la presse, par la norme et le droit, implique que les manifestants eux-mêmes respectent la loi et renoncent à l’exercice de la violence. Cet équilibre n’est pas nouveau. En 1906, Georges Clemenceau, récemment nommé ministre de l’Intérieur, avait parlé en ces termes aux grévistes de Lens : « La grève constitue pour vous un droit absolu et qui ne saurait vous être contesté. Mais j’ajoute que dans une République, la loi doit être respectée par tous. Donc soyez calmes ! Vous n’avez pas vu de soldats dans la rue, vous n’en verrez pas si vous respectez les droits de chacun, si vous respectez les personnes et les propriétés. » Depuis un siècle, les techniques du maintien de l’ordre ont évolué. Les brigades mobiles de gendarmerie ont été créées au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour éviter que les régiments de ligne de l’armée ne soient chargés de cette tâche. Mais le principe reste et il permet aux citoyens de manifester librement leurs opinions sans compromettre leur sécurité.

Avant de revenir sur le drame de Sivens et sur les conséquences que j’ai voulu en tirer, je crois utile de rappeler ce qu’est le cadre républicain du maintien de l’ordre, les postures opérationnelles qu’il implique et les formes nouvelles de menaces auxquelles nous sommes amenés à répondre.

La liberté de manifestation s’inscrit dans un cadre juridique précis qui soumet les organisateurs à une obligation de déclaration préalable auprès de l’autorité administrative compétente. Cette dernière peut alors prendre des mesures restreignant l’exercice de la liberté de manifestation allant jusqu’à l’interdiction, mais elle ne peut le faire qu’en cas de risque établi de trouble à l’ordre public, et de manière proportionnée et motivée.

L’interdiction d’une manifestation doit demeurer exceptionnelle. L’an passé, sur le ressort de la préfecture de police de Paris, qui compte de loin le plus grand nombre de manifestations organisées en France, seules cinq d’entre elles ont été interdites sur un total de 2 047 manifestations revendicatives déclarées. Celles qui l’ont été présentaient des risques insupportables, à l’image de trois manifestations dont nous savions qu’elles pouvaient déboucher, à Paris et à Sarcelles, sur des violences antisémites, que leurs organisateurs n’étaient nullement en mesure de prévenir. J’ai pris la décision de les interdire, que j’ai publiquement assumée. Le droit de manifester est sacré, mais dès lors que des risques de débordement antisémites sont annoncés avant même le début de la manifestation, ceux-ci doivent être prévenus.

De la même manière, les forces de l’ordre ne sont autorisées à faire usage de la force face aux manifestants que dans certaines circonstances exceptionnelles : trouble grave à l’ordre public, émeute, voire de l’insurrection. Cet usage est donc soumis à des conditions de nécessité et de proportionnalité, ainsi qu’à un formalisme particulièrement exigeant et protecteur. Conformément à ces principes, la gradation des moyens mis en œuvre permet une adaptation permanente et une prise en compte différenciée des comportements au sein des attroupements. L’emploi judicieux des munitions, dont la portée et les effets correspondent à la progressivité recherchée, et leur maîtrise constante, doivent répondre à cette exigence démocratique.

Le respect de ces principes, mais aussi le souci constant de l’apaisement face aux foules qu’elles doivent protéger, guident l’action quotidienne de nos forces de sécurité, qu’il s’agisse des forces territoriales ou de celles plus particulièrement chargées du maintien de l’ordre. Ces principes sont au cœur de l’enseignement dispensé dans les écoles de formation des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et des escadrons de gendarmerie mobile (EGM). Lors de mon déplacement à Saint-Astier, le 6 octobre, j’ai pu me rendre compte de la qualité de l’instruction dispensée au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, que beaucoup de pays étrangers nous envient. Vous avez prévu de vous y rendre, dans le cadre de vos travaux. Cette visite vous permettra d’entrer dans le cœur de la formation au maintien de l’ordre.

Nous devons rendre hommage, comme l’ont fait beaucoup de nos compatriotes le 11 janvier dernier, à l’engagement, au courage et à l’abnégation des unités de maintien de l’ordre. Durant l’année écoulée, celles-ci ont été régulièrement mises à contribution. Elles sont intervenues dans des situations de conflit particulièrement tendues, comme lors des violentes manifestations qui se sont déroulées en Bretagne – à Morlaix ou contre les portiques écotaxe. Elles se sont également exposées à Notre-Dame des Landes et à Sivens. Elles ont fait face à de nombreux mouvements revendicatifs, en province comme à Paris. Enfin, elles ont œuvré dans des contextes très délicats sur les territoires d’outre-mer, notamment en Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte. Le prix qu’elles ont payé pour garantir la liberté de manifester tout en protégeant nos concitoyens contre les violences a été particulièrement élevé, puisque 387 gendarmes mobiles et CRS ont été blessés l’an passé à l’occasion d’un engagement opérationnel en maintien de l’ordre. Signe des temps, le nombre de ces blessés a fortement augmenté ces dernières années : il était de 175 en 2012, et de 338 en 2013.

Sur un plan opérationnel, la doctrine française du maintien de l’ordre repose sur le souci de limiter au maximum les contacts physiques et les violences qu’elles peuvent entraîner. Il s’agit d’abord de maintenir les manifestants à distance des forces de l’ordre pour que, même en cas de violences exercées contre elles, les blessures sérieuses soient évitées de part et d’autre. La doctrine repose aussi sur le principe de gradation de la réponse, proportionnée à l’évolution de la physionomie de la manifestation, lorsque des violences apparaissent. Pour ce faire, depuis des décennies, les forces de l’ordre s’appuient sur une gamme de munitions permettant d’adapter leur posture : grenades lacrymogènes simples, grenades de désencerclement, grenades lacrymogènes à effet de souffle.

Ces postures opérationnelles, et les équipements qui les rendent possibles, ont été perfectionnés peu à peu. Les événements de mai 1968 ont amené à rechercher des solutions nouvelles pour disperser des manifestants agressifs ou regroupés derrière des barricades. Les années suivantes, les premiers véhicules blindés à roues de la gendarmerie sont apparus, les tenues ont été adaptées et une formation dédiée a été mise en place. En 1986, la mort tragique de Malik Oussekine a amené à dissoudre le peloton de voltigeurs motocyclistes. Vingt ans plus tard, les émeutes urbaines de 2005 ont conduit à repenser l’organisation des escadrons de gendarmerie mobile, désormais dotés de quatre pelotons au lieu de trois, ce qui leur permet de gagner en souplesse d’emploi et en réactivité, pour faire face à des fauteurs de troubles de plus en plus mobiles et organisés. L’équipement individuel s’est également amélioré pour renforcer la protection des personnels.

Aujourd’hui, notre pays et nos forces mobiles sont confrontés à nouvelles formes de contestation sociale, qui posent des problèmes pour partie inédits. De plus en plus souvent, les rassemblements institutionnels classiques sont marqués par l’intervention séparée de groupes structurés, organisés et violents. Leurs méfaits couvrent un large spectre, du vol au saccage organisé, jusqu’à l’agression caractérisée des forces de l’ordre. Il ne s’agit pas de casseurs au sens traditionnel du terme car les participants à ces actions violentes préparent leurs actions de manière professionnelle et méthodique. Ils suivent des stages de résistance, bénéficient de soutien logistique, d’assistance médicale ou juridique, et s’équipent de dispositifs de protection leur permettant de résister aux moyens employés par les unités de maintien de l’ordre. Rompus aux nouvelles technologies, ces groupes structurés se caractérisent par une intelligence collective développée, construite sur l’anticipation, l’observation des forces et l’expérience.

Ces manifestants violents ne fonctionnent plus de manière étanche et hermétique. Les catégories auxquelles ils appartiennent se mélangent autour de causes autrefois étrangères à leurs préoccupations. Il n’est donc plus rare de voir des Black Blocs associés dans l’action à des individus a priori moins politisés issus de la mouvance des raveurs, à des adeptes des flash mobs, aussi bien qu’à des altermondialistes ou à des groupes issus des mouvements anarchistes ou radicaux. Dans d’autres cas, comme on l’a vu au cours de certaines manifestations de juillet 2014, certaines franges de l’islamisme radical peuvent faire cause commune avec des groupes de supporters de football liés à des mouvements identitaires. Le Service central du renseignement territorial joue un rôle important pour permettre aux forces mobiles d’anticiper ces regroupements lorsqu’ils surviennent et d’en tirer les conséquences opérationnelles.

Enfin, le phénomène des « zones à défendre » (ZAD), selon la terminologie employée par les militants radicaux, pose des problèmes spécifiques. Il est difficile d’en déloger les occupants illégaux, disséminés sur de vastes terrains, souvent accidentés, situés en pleine nature, pour faire respecter les décisions de justice. Les plus déterminés d’entre eux se sont préparés de façon méthodique à résister à l’intervention des forces de sécurité, en leur tendant toutes sortes de pièges. Ils savent tirer parti de la présence, ponctuelle ou durable, de manifestants ou de sympathisants non-violents, parmi lesquels des femmes et des enfants. Cette situation crée pour les forces de l’ordre des conditions d’intervention très différentes de celles qu’elles connaissent lors des manifestations en centre-ville ou des émeutes urbaines.

C’est en ayant présent à l’esprit le cadre juridique qui régit l’intervention des forces de l’ordre, l’évolution de la doctrine du maintien de l’ordre et l’apparition de formes de contestation nouvelles que nous devons analyser le drame de Sivens, où, dans la nuit du samedi 25 au dimanche 26 octobre, un jeune manifestant, Rémi Fraisse, est mort lors d’une opération de maintien de l’ordre public.

La mort d’un jeune homme de vingt et un ans constitue toujours une tragédie. Nous devons nous incliner devant la douleur de sa famille et de ses proches et leur exprimer notre compassion dans cette épreuve terrible, mais je dois également, en tant que ministre de l’Intérieur, tirer toutes les conséquences de ce drame et faire en sorte qu’il ne puisse pas se reproduire.

C’est pourquoi, tout en veillant à ce que l’enquête judiciaire puisse se dérouler dans des conditions de transparence et d’indépendance exemplaires, j’ai immédiatement déclenché deux enquêtes administratives. La première, confiée conjointement aux inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales, portait sur la pertinence et les conditions de l’emploi de munitions explosives dans les opérations de maintien de l’ordre. La seconde, confiée à l’inspection générale de la gendarmerie nationale, concernait le déroulement des opérations de maintien de l’ordre à Sivens. Le général de corps d’armée Pierre Renault, chef de cette inspection générale, a déjà eu l’occasion d’en exposer devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 2 décembre dernier, les principales conclusions.

Après la remise du premier rapport d’expertise, j’ai rendu publique, le 13 novembre, une première série de décisions que je souhaite rappeler.

La mort de Rémi Fraisse, par l’effet direct d’une grenade offensive, posait clairement la question du maintien en service de cette munition dans la gendarmerie, qui en était seule dotée. Parce qu’une grenade offensive avait tué un jeune homme de vingt et un ans et que cela ne devait plus jamais se produire, j’ai décidé d’en interdire l’utilisation dans les opérations de maintien de l’ordre.

Dans le même temps, j’ai décidé de durcir les modalités d’emploi des grenades lacrymogènes à effet de souffle, dites « GLI » (grenades lacrymogènes instantanées). Des instructions ont d’ores et déjà été diffusées afin que leur utilisation se fasse désormais dans le cadre d’un binôme, composé du lanceur lui-même et d’un superviseur ayant le recul nécessaire pour évaluer la situation et guider l’opération. Moins puissantes que les grenades offensives, mais nécessaires au maintien à distance, elles sont indispensables à la gradation de la réponse pour protéger tout à la fois les forces de l’ordre et les manifestants violents contre les conséquences dommageables d’un contact.

Au-delà de ces mesures concernant les armes, j’ai souhaité poursuivre un travail plus profond sur notre pratique du maintien de l’ordre. Pour partie en cours, les réflexions s’articulent autour de trois axes : la prévention et l’information des manifestants, la modernisation du cadre juridique de notre intervention, la transparence. Mon ministère regardera de près les travaux de votre commission et ses conclusions, qu’il intégrera à sa réflexion.

En premier lieu, nous devons en permanence expliquer les règles juridiques et les moyens employés par les forces pour prévenir les risques de débordement. Avant chaque manifestation, chaque fois que c’est possible, nous devons travailler avec les organisateurs pour mieux étudier le contexte, les enjeux et les risques. Lors des opérations de maintien de l’ordre, le dialogue doit être maintenu avec les manifestants pacifiques et leurs représentants. Dans le souci de les informer clairement sur l’évolution de la posture des forces de l’ordre, j’ai donné instruction de revoir le libellé des sommations lancées au cours des opérations. Il s’agit de mieux faire la distinction entre les différents degrés de réponse des forces, en fonction de l’évolution de la physionomie de la manifestation. Une annonce visuelle complétera cette information clarifiée.

En deuxième lieu, j’ai voulu que les règles du maintien de l’ordre soient harmonisées et s’appliquent indistinctement aux deux forces, police et gendarmerie, notamment en ce qui concerne l’usage des munitions. Par ailleurs, j’ai souhaité que la présence permanente d’une autorité civile spécialement déléguée par le préfet lors des opérations de maintien de l’ordre devienne obligatoire. Elle permettra de réévaluer en temps réel le dispositif, ainsi que sa pertinence et son dimensionnement. Une circulaire réaffirmant le caractère indispensable de la présence, sur ces opérations de maintien de l’ordre, de l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force sera adressée dans les prochains jours à tous les préfets.

Sur ce sujet, j’entends également exploiter les recommandations qui me seront remises dans les prochains jours par le préfet Lambert, auquel j’ai confié une mission de formation du corps préfectoral. La consolidation des connaissances des représentants territoriaux de l’État dans ces domaines constitue une priorité. Leur formation initiale et continue devra comprendre des modules portant tant sur les modalités de maintien de l’ordre public que sur la coordination et l’animation du renseignement territorial en amont des manifestations.

Afin de préciser ces différentes directives et d’en assurer le suivi, j’ai constitué un groupe de travail commun à la police et à la gendarmerie, qui m’a remis ses conclusions intermédiaires le 10 décembre dernier. J’en ai approuvé l’esprit et souhaité qu’il poursuive ses travaux. Il sera chargé d’étudier les techniques de maintien de l’ordre et de travailler à la modernisation de notre doctrine. Il partagera des retours d’expérience pour faire évoluer les pratiques, et travaillera à l’évaluation systématique des munitions utilisées, qu’il comparera à celles qu’emploient les grandes démocraties. Il associera à ses travaux, en utilisant les ressources de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), des chercheurs en sciences sociales, dont le ministère de l’Intérieur s’est trop coupé. Il étudiera, avec le concours de la délégation ministérielle aux industries de sécurité, la possibilité de recourir à chaque instant à des moyens techniques alternatifs.

Enfin, pour améliorer la transparence de notre dispositif, j’ai décidé que toutes les opérations de maintien de l’ordre à risque seront intégralement filmées, dans le cadre juridique qui organise la prise de vues dans l’espace public. Dans le prolongement de ma démarche d’aujourd’hui, je souhaite que la représentation nationale soit informée en permanence des conditions du maintien de l’ordre en France et associée à la modernisation de notre doctrine. Un rapport annuel sera présenté, à mon initiative, aux présidents de la commission des lois et des commissions en charge de la sécurité des deux assemblées. Les résultats des travaux du groupe de travail que je viens d’évoquer seront, de la même manière, partagés avec vous.

La doctrine française du maintien de l’ordre a fait ses preuves au cours des dernières décennies. Le drame de Sivens constitue à cet égard une exception tragique, dont, je l’ai dit, nous devons tirer toutes les conséquences. J’ai évoqué certaines d’entre elles, mais, d’une manière générale, les accidents graves sont rares, même lors de manifestations au cours desquelles se déchaîne une extrême violence. C’est pourquoi de nombreux pays ou collectivités continuent à reconnaître la qualité de notre modèle, en faisant former en France leurs unités de maintien de l’ordre.

Une telle reconnaissance doit beaucoup au professionnalisme et à l’expérience des chefs comme des gardiens et des gendarmes, au sein de nos unités de maintien de l’ordre. Elle résulte aussi du caractère profondément républicain des hommes auxquels incombe cette mission. En mai 1968, vingt-cinq jours d’émeutes violentes n’ont pas eu en France de conséquences fatales pour les manifestants, tandis que, la même année, aux États-Unis la garde nationale tirait à plusieurs reprises sur la foule, faisant quarante-trois morts à Détroit et vingt-six à Newark. Le 29 mai 1968, le préfet de police Maurice Grimaud avait adressé une lettre personnelle à chaque agent de la préfecture de police de Paris pour les mettre en garde contre les excès dans l’emploi de la force. « Si nous ne nous expliquons pas très clairement et très franchement sur ce point, écrivait-il, nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c’est notre réputation. »

En prenant les dispositions pour que le drame de Sivens ne puisse se reproduire, en protégeant mieux les forces de l’ordre contre la violence extrême qu’elles doivent stoïquement subir et contenir, en assurant de la manière la plus libérale l’exercice du droit de manifester, nous serons fidèles à cette tradition et à ces valeurs qui sont celles de la République.

Je remercie le Parlement, qui a créé votre commission d’enquête, et les élus qui y participent. Votre réflexion nous permettra de faire progresser la mise en œuvre des opérations de maintien de l’ordre, dans le respect rigoureux des principes généraux du droit et la fidélité absolue à la tradition républicaine.

M. le président Noël Mamère. Le but de notre commission d’enquête, créée au lendemain des événements de Sivens, est de faire contribuer le Parlement à l’amélioration de la doctrine ou à sa révision, en fonction de l’évolution de la société, ainsi qu’à la définition de certaines règles de maintien de l’ordre. Je vous remercie des réponses que vous nous avez déjà apportées.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Monsieur le ministre, je vous remercie de vos propos, qui attestent de votre respect pour les travaux de notre commission et de votre esprit d’ouverture. Je m’associe à l’hommage que vous avez rendu au caractère républicain du maintien de l’ordre.

Préserver l’ordre public, c’est par définition accepter, en encadrant l’expression d’une manifestation, un certain degré de désordre public. Le degré de désordre public que peut tolérer une société démocratique a-t-il évolué ? Est-il plus ou moins important en France que dans les autres démocraties ? Le cadre juridique actuel est-il adapté aux nouvelles formes de protestations ?

Faut-il renforcer les moyens du renseignement territorial pour mieux apprécier a priori les situations les plus susceptibles de dégénérer, mieux cibler les éléments radicaux et mieux adapter la réponse des forces de l’ordre en termes d’équipements, d’effectifs et de consignes ? Les nouvelles mesures que vous avez annoncées sur le renseignement et les nouveaux effectifs permettront-elles de renforcer l’information dont disposent le préfet et les forces de l’ordre avant et pendant les manifestations ?

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit : « Police : A toujours tort. » Tantôt, on accuse les forces de l’ordre de molester des manifestants pacifiques. Tantôt, on leur reproche leur passivité face aux casseurs qui dévastent un centre-ville en marge d’une manifestation. Comment jugez-vous – dans l’absolu et par rapport aux systèmes étrangers – le système français, qui tente de concilier maintien de l’ordre et expression des libertés publiques ?

La France, qui dispose de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre – les CRS et la gendarmerie mobile – utilise aussi pour remplir cette mission des forces non spécialisées, affectées à la sécurité quotidienne des citoyens. Cette situation présente-t-elle des inconvénients ? La formation des forces non spécialisées est-elle à la hauteur des tâches qu’on leur confie ? La réduction des effectifs opérée sous les deux quinquennats précédents, qui a amené à reconfigurer les unités de CRS et de gendarmerie mobile, a-t-elle réduit l’efficacité du dispositif national de maintien de l’ordre ?

Une certaine confusion semble régner en ce qui concerne l’équipement des forces de maintien de l’ordre, notamment sur le port des armes non létales. Quelles forces sont dotées de Flash-Ball ou de lanceurs de balles de défense (LBD) 40x46 ? Ces armes ont-elles le même usage ? Sont-elles adaptées aux mêmes situations ? Y a-t-il un lien entre la dotation des différentes forces et les caractéristiques opérationnelles de ces armes ?

M. le ministre. Ces questions couvrent quasiment la totalité du champ qui relève du ministère de l’Intérieur.

Il faudrait interroger la philosophie, l’histoire et la géographie, pour savoir s’il existe un lien entre le niveau de désordre public supporté par les pays et leur caractère plus ou moins démocratique. L’histoire nous apprend que le désordre a souvent été organisé, avant d’être toléré, pour rendre supportables certaines contraintes sociales. Ainsi s’expliquent le carnaval, le charivari et autres manifestations locales. L’acceptation d’un certain désordre dans la rue est contrebalancée par une ritualisation des modes de l’expression de la contestation et par une organisation de la contestation en lien avec les forces de l’ordre. C’est ce qu’on a appelé la ritualisation encadrée du désordre, qui a été longtemps le fait des services d’ordre travaillant avec les forces de l’ordre.

Au sein des manifestations, le service d’ordre mis en place par les organisateurs eux-mêmes a permis de faire vivre, à côté de l’État, une démocratie de rue. Parmi vous, certains représentants d’organisations politiques, ayant appartenu à des syndicats, savent de quoi je parle. Certaines organisations très structurées ont pu affirmer vivement dans la rue leur opposition Gouvernement et à l’État, tout en se dotant de moyens permettant d’établir un lien avec les forces de l’ordre.

Le désordre dans la rue est à la fois subi et accepté. Encore faut-il éviter qu’il n’y ait des blessés, compte tenu de la difficulté opérationnelle que rencontrent les forces de l’ordre pour agir dans la foule. C’est ce qui rend une organisation nécessaire, bien que celle-ci soit particulièrement délicate à mettre en œuvre dans le contexte actuel des manifestations radicales. Celles-ci ne sont encadrées par personne. Leur véritable but est la violence, l’expression d’un message ne jouant que le rôle de prétexte.

À Paris, on n’a signalé aucun problème lors des grandes manifestations de juillet 2014 sur la question palestinienne, qui ont été le fait de grandes organisations syndicales ou politiques. Celles-ci ont invité les manifestants radicaux qui dérapaient à se reprendre ou à sortir du défilé. La difficulté est plus grande quand des violences sont annoncées, que des propos, notamment antisémites, sont tenus avant la manifestation, et qu’on sait d’ores et déjà qu’aucun organisateur ne sera capable de faire ce travail. Dans un tel cas, il appartient au ministère de l’Intérieur de prendre des mesures pour protéger les forces de l’ordre et les manifestants, fussent-ils violents. Telle est la position que j’ai adoptée cet été, et que je reprendrai, si nécessaire.

Vous m’avez interrogé sur le cadre légal, qui pose la question des infractions obstacles. La participation délictueuse à un attroupement constitue déjà une infraction, comme le fait de participer à une manifestation en portant une arme pouvant être utilisée pour agresser les forces de l’ordre. Une autre infraction obstacle a été introduite dans le code pénal en 2010 : le fait de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violence volontaire contre les personnes ou de destruction et de dégradation de biens.

Cette infraction pénale, qui complète le cadre légal existant, vise les bandes violentes, qui se réunissent pour organiser des affrontements de rue. Une réflexion peut être engagée sur ce sujet afin de réprimer les casseurs. Il faudra cependant caractériser la préparation de leurs actions violentes. Ont-ils échangé des SMS pour se donner rendez-vous sur les lieux de l’affrontement ? Ont-ils prévu les déplacements de bandes convergentes et organisées ? Ces critères permettraient aux forces de l’ordre d’intervenir plus efficacement pour arrêter les individus et les sanctionner pénalement.

D’autres dispositions visent à prévenir la violence dans les enceintes sportives. Celles-ci peuvent être interdites à des personnes qui ont déjà perturbé les manifestations sportives. À partir cette expérience encadrée par le droit, on étudiera la possibilité d’interdire à des manifestants violents multirécidivistes de manifester sur la voie publique, où leur comportement pourrait créer nouvelles difficultés.

Il est nécessaire de renforcer les moyens du renseignement territorial, qui a perdu une grande partie de ses effectifs. La suppression de 13 000 postes en cinq ans dans la police et la gendarmerie a réduit la capacité de détecter sur le terrain des signaux faibles soit avant les manifestations soit pour repérer des acteurs dangereux sur le terrain, par exemple dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le Premier ministre a prévu de conforter les services du renseignement territorial en procédant à 500 recrutements : 150 en circonscription de gendarmerie et 350 en zone police. Par ailleurs, une partie de l’enveloppe de 233 millions allouée aux services de police et de gendarmerie permettra de doter le renseignement territorial de moyens numériques, téléphoniques ou de radio-télécommunication, ce qui le rendra plus efficace en cas de manifestation violente.

Vous avez cité le mot de Flaubert, selon lequel la police aurait toujours tort. Il lui arrive aussi d’avoir raison. Les événements récents nous ont rappelé son courage et sa culture profondément républicaine. Je n’ai jamais fait partie de ceux qui théorisaient la consubstantialité de la violence aux forces de l’ordre. Celles-ci, confrontées à des violences extrêmes, peuvent commettre des manquements, que je sanctionne avec la plus grande sévérité, mais sa culture profonde est marquée par un attachement viscéral aux valeurs de la République et une volonté de les faire prévaloir, en s’exposant durement. Je rappelle que 387 policiers et gendarmes ont été blessés en 2014.

L’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales énonce que l’exercice la liberté d’expression « comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique ». La liberté de manifestation est mentionnée pour la première fois dans un décret de loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public. Sans être considérée de façon autonome comme une liberté constitutionnelle garantie, elle est conçue comme une facette de la liberté d’expression. Une décision du Conseil constitutionnel datée de janvier 1995 consacre un droit d’expression collective des idées et des opinions.

Le droit français cherche à concilier des droits du citoyen et ceux de la société. L’ordre public est l’un des premiers objectifs que le Conseil constitutionnel reconnaît dans sa jurisprudence. En 1980, il juge qu’il faut concilier la liberté individuelle et celle d’aller et venir avec la sauvegarde des fins d’intérêt général ayant valeur constitutionnelle, comme le maintien de l’ordre public. Sur tous ces sujets, ni le citoyen ni le policier ne doivent avoir tort. Les principes de droit inclus dans la législation et constamment rappelés par le Conseil constitutionnel doivent prévaloir.

La France, qui dispose de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, utilise aussi, pour certaines missions, des forces affectées à la sécurité quotidienne. Les unités de forces mobiles sont extrêmement efficaces dans une posture statique de protection des bâtiments ou de refoulement des groupes et des différents cortèges, mais la rigidité de leur équipement constitue un handicap face à des manifestations très mobiles. Lors de votre visite à Saint-Astier, vous constaterez les limites de leurs conditions d’intervention.

Le complément apporté par les forces territoriales de sécurité publique est intéressant. La préfecture de police, comme la direction générale de la police nationale, dispose d’un premier niveau d’intervention avec des unités dédiées, formées de manière spécifique. Les compagnies de district parisiennes et les compagnies des sections d’intervention de la direction centrale de la Sécurité publique sont des unités constituées, mais, à la différence des unités de CRS ou de la gendarmerie, elles ne sont pas projetables sur l’ensemble du territoire. Les policiers des brigades anticriminalité (BAC) peuvent aussi être associés aux opérations dans le cadre de la judiciarisation croissante du maintien de l’ordre.

Ces forces sont complémentaires. Si les unes peuvent intervenir de manière rapide et flexible, et les autres s’employer dans des opérations plus lourdes, toutes sont formées de façon rigoureuse. Regrettant que la direction de la formation ait été supprimée pour devenir une sous-direction de la direction générale, je souhaite remettre l’accent sur la formation des forces de l’ordre et les conditions d’engagement au maintien de l’ordre.

Pour ne pas faire de peine à M. Larrivé, je n’insisterai pas sur les réductions d’effectifs.

Vous m’avez interrogé sur l’usage des munitions. Les escadrons de gendarmerie mobiles et la garde républicaine sont dotés de lanceurs de balles de défense 40x46 (LBD), tandis que les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) et certaines unités périurbaines sont munies de Flash-Ball. En ce qui concerne la police, les compagnies républicaines de sécurité possèdent des LBD 40x46, comme les effectifs de la direction centrale de la sécurité publique, dotés entre autres de lanceurs de balles de défense du type Flash-Ball.

Policiers et gendarmes sont souvent confrontés à la difficulté de maîtriser un ou plusieurs individus dangereux ou de réagir à une prise à partie par des groupes armés ou violents, sans que la situation exige pour autant le recours à des armes à feu. Pour faire face à ces situations dégradées, pour lesquelles la coercition physique est insuffisante, et améliorer la capacité opérationnelle, les unités de la gendarmerie et les services de la police sont en possession d’armes de force intermédiaire, qui permettent, dans le respect des lois et des règlements, une réponse graduée et proportionnée à une situation de danger, lorsque l’emploi de la force légitime s’avère nécessaire.

Le Flash-Ball, arme de légitime défense, est constitué de deux canons courts et non rayés, ce qui limite sa précision. La portée de ses projectiles est réduite à quinze mètres. De conception plus récente, le LBD40 est équipé d’une aide à la visée permettant d’apprécier la distance de l’objectif. Doté d’un canon rayé plus long, il tire jusqu’à quarante mètres avec une précision élevée. Sur ces sujets très précis, je suis disposé à répondre par écrit aux questions de votre commission d’enquête.

Mme Marie-George Buffet. Je m’interroge sur les rôles respectifs, dans la prise de décision, de l’autorité civile et des officiers des forces de maintien de l’ordre. Selon un officier que nous avons entendu, les consignes de l’autorité données oralement avant la manifestation manquent souvent de clarté et laissent place à l’interprétation. Quelle part de décision reviendra à l’autorité civile, dont vous annoncez qu’elle sera désormais présente pendant toute la manifestation ? Quelle part sera attribuée aux officiers ?

Quel est l’état du parc de véhicules ? Celui-ci est-il renouvelé ? Est-il exact que l’on manque de véhicules blindés à roues ?

Après les groupes radicaux des années soixante-dix et quatre-vingt, qui se présentaient en tête des manifestations sociales pour provoquer des incidents, nous avons vu, lors des manifestations contre le CPE, les casseurs attaquer les biens publics comme les manifestants. Il existe aujourd’hui des groupes organisés et structurés où se mêlent différentes sensibilités. Quels sont ceux qui les composent ? D’où viennent-ils ? Est-il exact que certains arrivent de l’étranger ? Combien sont-ils ? Un travail est-il mené avec les organisateurs de manifestations pacifiques afin de prévenir les violences ?

Une fédération des groupes de supporteurs, créée pour prévenir la violence dans les stades, ne suscite guère l’intérêt des fédérations sportives. Le ministère pourrait-il encourager son action ?

M. Guillaume Larrivé. Commençons par vider la vieille querelle des effectifs. En 2002, quand Nicolas Sarkozy devient ministre, son premier souci est de compenser la perte de 8 000 équivalents temps plein entraînée par la réduction du temps de travail dans la police et la gendarmerie. Entre 2002 et 2007, la première loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) crée 11 500 postes, qui, j’en conviens, font l’objet, sous le quinquennat suivant, d’une rationalisation à la baisse. De ce fait, en 2012, l’effectif des forces de police et de gendarmerie est sensiblement égal à celui de 2002.

Je ne vous interrogerai pas sur les événements de la nuit du 25 octobre, couverts par une enquête judiciaire. On sait cependant que, fin octobre, la tension était telle que les gendarmes ont dû faire face à des intervenants armés. Pourquoi l’autorité de décision n’a-t-elle pas crevé l’abcès dès l’été ? Quels obstacles juridiques, opérationnels ou techniques l’ont empêchée de le faire ?

J’aimerais revenir sur la gestion – sous l’autorité du précédent ministre de l’Intérieur et du préfet de police Bernard Boucault – des manifestations de 2013 contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Le défenseur des droits a été saisi, au titre de ses missions sur la déontologie de la sécurité. Quels retours d’expérience tirez-vous de ses premières réponses, parues dans la presse ? Quelle appréciation portez-vous sur Bernard Boucault ?

En réponse à une question écrite que je vous ai adressée, vous m’avez indiqué qu’en 2014, on comptait soixante et une compagnies républicaines de sécurité, composées de 11 194 agents, et 108 escadrons de gendarmerie mobile, composés de 11 670 militaires, dont l’emploi relève non du préfet de département mais du préfet de zone de sécurité. Ces effectifs vous semblent-ils adaptés ? Envisagez-vous de les faire évoluer à hausse ou à la baisse ? Prévoyez-vous de redéployer ces forces vers la sécurité publique ?

Enfin, selon la presse, il aurait été procédé entre 2012 et 2013 à la suppression de 1 720 648 patrouilles de sécurité publique, soit un taux de diminution de 6,36 %. Confirmez-vous ces chiffres ?

M. Gwenegan Bui. Monsieur le ministre, vous avez rappelé la montée de la violence et de la radicalisation à différents endroits : Notre-Dame-des-Landes, Pont-de-Buis, où un manifestant a perdu une main, Sivens, Morlaix, où le centre des impôts a été incendié. La radicalisation frappe tout le champ politique et social.

Si M. Larrivé entend minimiser la réduction des effectifs, je n’ai pas oublié la fermeture de l’escadron de Rennes ou de Nantes. Quand un escadron voit son effectif se réduire de cent à soixante personnes, ce n’est pas sans conséquences sur sa capacité de remplir une mission. La baisse des effectifs n’incite-t-elle pas les hommes à utiliser davantage les outils défensifs dont ils disposent ? Faut-il constituer de nouveaux escadrons et de nouvelles compagnies républicaines de sécurité ?

Le renseignement permet d’adapter efficacement les moyens aux missions. Hélas, les informations ne remontent pas toujours du terrain vers les préfets. Ne faut-il pas retravailler la procédure, pour pallier cette défaillance ?

Enfin, faut-il réviser la doctrine de maintien de l’ordre qui, maîtrisée dans l’espace urbain, semble inadaptée quand la confrontation se déroule dans l’espace rural ? Faut-il revoir l’organisation des escadrons ?

M. le ministre. Mme Buffet m’a interrogé sur la présence de l’autorité civile, ainsi que sur ses responsabilités et celles des forces chargées du maintien de l’ordre. J’ai souhaité, je l’ai dit, qu’on ne puisse plus engager d’opérations lourdes de maintien de l’ordre sans la présence de l’autorité civile, qui seule possède le recul suffisant pour évaluer en permanence l’adéquation des moyens mobilisés aux résultats obtenus.

Rappelons les règles qui régissent le maintien de l’ordre sur des théâtres où la violence est présente. Aux termes d’un décret de 2004, la responsabilité de l’ordre public relève de la responsabilité du préfet. Celui-ci doit faire remonter régulièrement certaines informations au cabinet du ministre de l’Intérieur, qui peut lui donner des instructions sur la manière de conduire les opérations.

M. Larrivé m’a demandé ce qu’on pouvait faire en amont de la manifestation du 25 et 26 octobre, compte tenu des tensions constatées à Sivens. Dès le début de l’été, et plus encore à la fin août, j’ai senti que celles-ci pouvaient aboutir à des difficultés sérieuses. Les informations dont je disposais sur le nombre de blessés dans les rangs des forces de l’ordre m’ont incité à donner au préfet des consignes d’apaisement, que j’ai réitérées jusqu’au dernier moment.

Dès l’annonce de la manifestation du 26, et du risque d’une contre-manifestation des agriculteurs, je lui ai conseillé d’engager un dialogue avec les organisateurs. On pouvait éviter de positionner des forces mobiles sur le site, tant qu’il n’y avait pas de tentative d’occupation, mais, si c’était le cas, on pouvait craindre une contre-manifestation, ce qui obligerait les forces de l’ordre à s’interposer entre manifestants et contre-manifestants. Je vous laisse imaginer les reproches qui auraient été adressés à l’État si la tentative d’occupation du terrain avait été immédiatement suivie d’une contre-manifestation d’agriculteurs.

Les forces de l’ordre n’ont pas été positionnées jusqu’au moment où, dans la nuit du vendredi au samedi, les terrains ont fait l’objet d’une tentative d’occupation. Cette précision me permet de répondre aux affirmations selon lesquelles on aurait cherché à protéger un terrain qui n’avait pas besoin de l’être. Ce n’est pas ainsi que le problème s’est posé, en termes d’ordre public. Dans un souci d’apaisement, j’avais donné l’instruction de ne pas positionner de forces, mais, dès lors que les zadistes ont décidé d’occuper le terrain, on devait le défendre pour éviter un affrontement dans lequel les forces de l’ordre n’auraient pu s’interposer. Toute autre affirmation relève d’une réécriture de l’histoire.

Avant cet épisode, le ministère de l’Intérieur a évité les affrontements en demandant à ses représentants sur place de créer les conditions d’un dialogue permanent. C’est au préfet de coordonner et d’organiser l’engagement des forces. Dans les opérations de ce type, je souhaite – je l’ai dit – la présence permanente d’un représentant de l’autorité civile, qui évalue le climat et conseille aux forces de l’ordre, engagées dans l’action, souvent même agressées, de se repositionner ou de graduer l’engagement de la force. Cette mesure, qui clarifiera les responsabilités, protégera les parties en présence.

Mme Buffet m’a également interrogé sur la nature et l’organisation des groupes de manifestants. Je vous répondrai par écrit dès que j’aurai reçu le résultat d’études menées non seulement par mon ministère mais par des chercheurs et des universitaires. On rencontre sur les ZAD une majorité d’acteurs non violents, environnementalistes, écologistes, parfois scientifiques, qui défendent leur position par la force des arguments. On y trouve aussi d’autres acteurs, qui prennent l’écologie en otage dans un but politique de déstabilisation et de contestation de l’État. Les forces de l’ordre subissent la violence très structurée de groupes organisés et radicaux, qui instrumentalisent les manifestants et cherchent l’incident. Cette situation, qui justifie les consignes d’apaisement que j’ai données, rend notre action extraordinairement difficile.

Monsieur Larrivé, créer 8 000 emplois pour en supprimer 12 000 ne me semble pas la meilleure manière de donner des moyens à la police et à la gendarmerie, qui, dans un contexte d’extrême tension, ont besoin de visibilité et de stabilité. Je vous rejoins cependant sur un point : il n’est pas utile de nous quereller sur le sujet. C’est la raison pour laquelle je ne ferai pas de la question des heures supplémentaires l’alpha et l’oméga de la lutte contre le terrorisme. Ne suscitons pas de mauvais débats, qui entretiendraient de mauvaises polémiques.

Le nombre de patrouilles sur la voie publique a été maintenu à un haut niveau et, dans un souci de rationalisation, des fonctionnaires travaillant dans des bureaux ont été remis sur la voie publique. À cet égard, vos chiffres ne correspondent pas à ceux dont je dispose, mais, vous sachant très précis, je m’engage à vérifier les conditions dans lesquelles s’opèrent ces patrouilles, et à vous en indiquer le nombre.

La révision générale des politiques publiques (RGPP), qui a conduit à réduire les effectifs, a entraîné la suppression de quinze escadrons de gendarmerie mobile. En optimisant la localisation des unités de forces mobiles sur le territoire, nous évitons de consommer en permanence des renforts qui pourraient être déployés soit sur des théâtres d’opérations soit, en complément des forces de sécurité, dans des actions transversales comme la lutte contre les cambriolages. Nous mobilisons en effet des unités de forces mobiles pour compléter les effectifs de sécurité intérieure. C’est ainsi que j’ai décidé d’affecter une demi-unité de force mobile à Calais, en complément des effectifs de sécurité publique, pour lutter contre la petite délinquance ou les cambriolages.

Le nombre de compagnies de CRS n’a pas changé, mais celles-ci se sont adaptées en interne. Elles peuvent fonctionner en demi-section, se séparer et passer à tout moment d’une opération de sécurisation à une opération de maintien de l’ordre. En outre, nous avons adapté les matériels. Certaines compagnies disposent désormais de canons à eau et peuvent mettre des barrages en place. Les équipements individuels, comme les boucliers ou les tenues de protection, ont été renforcés. Autant de mesures qui permettent de faire face aux situations avec des effectifs contraints.

Les événements de 2013 auxquels vous avez fait allusion se sont produits avant que je sois en situation. Le préfet Boucault, que vous allez auditionner, vous donnera à leur sujet toutes les informations que vous souhaiterez. Le défenseur des droits a adressé des recommandations relatives au maintien de l’ordre, au terme de l’opération menée le 14 juillet 2013. À l’époque, le ministère avait reçu des informations alarmantes : on pouvait craindre des perturbations entraînant des troubles graves à l’ordre public et mettant en péril la sécurité des personnes. Des dispositifs rigoureux de filtrage avaient été mis en place, notamment pour l’accès aux tribunes, lors du défilé. Ces mesures sont classiques, compte tenu du nombre important de personnalités présentes.

Le défenseur des droits, saisi par une personne dont le drapeau avait été confisqué, a jugé le dispositif de sécurité trop lourd, et considéré que la confiscation du drapeau pouvait s’apparenter à une interdiction générale et absolue. Je ne partage pas son analyse, puisque, pour peu que l’intéressée renonce à ce qui pouvait être considéré comme un projectile ou une arme par destination, elle aurait pu accéder aux tribunes. Quoi qu’il en soit, il faut répondre précisément et dans les plus brefs délais au défenseur des droits. J’ai donné des instructions dans ce sens au préfet Boucault, qui aura probablement répondu quand vous l’auditionnerez.

M. Meyer Habib. En interdisant des manifestations, en juin 2014, vous avez pris vos responsabilités, ce dont je vous félicite. Ceux qui ont défilé à cette époque en criant « Mort aux juifs » et en brandissant des drapeaux de Daech et du Hamas ont-ils été filmés, interpellés et condamnés ? Je déplore la présence d’élus de la République appartenant à la majorité, lors de certaines manifestations qui avaient été interdites. J’y vois, de leur part, un invraisemblable manque de responsabilité. Plus généralement, quelles instructions sont dispensées aux forces de l’ordre ? Celles-ci doivent-elles intervenir – le cas échéant, à quel moment ? – ou se contenter de filmer les événements ? Comment doivent-elles réagir dans les manifestations de foule ou les stades, où certains font des saluts nazis, des quenelles ou lancent des slogans racistes ?

M. Philippe Goujon. Je regrette que le secrétaire de la commission soit l’un des derniers à pouvoir prendre la parole.

M. le président Noël Mamère. Je donne la parole aux membres de la commission en respectant l’ordre dans lequel ils l’ont demandée.

M. Philippe Goujon. La conception française de l’ordre public a inspiré beaucoup d’États, qui envoient leurs forces s’entraîner à Saint-Astier. Néanmoins, le maintien de l’ordre a posé problème à plusieurs reprises : lors des manifestations de juin, lors de celle du Trocadéro ou lors de la Manif pour tous. Je regrette qu’il n’ait pas été possible de faire la transparence sur les deux derniers événements. La commission d’enquête que j’avais souhaité créer à leur sujet, et dont l’Assemblée nationale avait accepté le principe, a malheureusement été sabordée. Il serait précieux, en tout cas, que notre commission d’enquête puisse entendre le défenseur des droits.

M. le président Noël Mamère. Son audition est prévue.

M. Philippe Goujon. Monsieur le ministre, envisagez-vous de faire évoluer la législation relative au maintien de l’ordre ? Vous avez supprimé des moyens de défense, comme les grenades offensives ou lacrymogènes, qui ont pour objet de tenir les manifestants à distance. Ceux-ci ne risquent-ils pas de se rapprocher des forces de l’ordre ? Envisagez-vous de recourir à de nouvelles techniques ? Quels procédés utiliserez-vous pour reconquérir les terrains occupés par des manifestants violents, comme l’est actuellement celui de Sivens ? Comment appréciez-vous la réponse pénale aux délits et infractions commis par les manifestants ? Allez-vous supprimer certaines missions de sécurisation, compte tenu des besoins qui se dégagent en matière d’ordre public ? Considérez-vous qu’il faille limiter le temps de mobilisation des unités sur un site, afin de réduire les effets du stress situationnel ?

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Vous avez plaidé pour un travail préalable avec les organisateurs des manifestations. Que faire quand ceux-ci sont dépassés ? Il arrive que des lycéens organisent une manifestation spontanée. Ne doit-on pas informer davantage les parents, voire l’ensemble de la population sur les risques qui surviennent quand un tel mouvement dégénère ? Enfin, le cadre législatif et réglementaire adapté aux manifestations classiques est-il opérant quand les forces de l’ordre doivent faire face à l’occupation d’une ZAC ?

M. Olivier Marleix. Dans notre cadre juridique, la responsabilité du maintien de l’ordre incombe aux forces de l’ordre, placées sous l’autorité du préfet et du ministre de l’Intérieur, ce qui dispense les organisateurs de manifestation d’une responsabilité effective. Dans le drame de Sivens, la seule information – ouverte le 26 octobre par le parquet de Toulouse – vise les faits commis par une personne dépositaire de l’autorité publique. Quel paradoxe ! Les organisateurs d’une manifestation dont on sait qu’elle risque de dégénérer sont soumis à moins de contraintes que ceux d’une simple course cycliste, auxquels on oppose un arsenal réglementaire très développé…

Dans l’affaire de Sivens, une concertation a eu lieu, dans un esprit d’apaisement, avec les organisateurs. Mais ceux-ci n’ont pas tenu leurs engagements. Le rapport de l’inspection générale de la gendarmerie nationale fait état de jets de pierre, de jets de bouteilles incendiaires et de piégeages réalisés avec des bouteilles de gaz. Faut-il compléter notre cadre juridique pour mieux responsabiliser les organisateurs et les obliger à apporter des garanties supplémentaires ? Dans le dossier de Sivens, envisagez-vous de porter plainte contre les organisateurs, ou du moins de solliciter du parquet, sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale, un élargissement de l’information judiciaire ?

M. le président Noël Mamère. Je regrette, monsieur Marleix, que vous n’ayez pas pu assister à l’audition d’un des organisateurs de la manifestation de Sivens.

M. Guy Delcourt. Nul ne se remettra de la mort d’un jeune homme de vingt et un ans, et nul ne se serait remis du fait qu’un gendarme mobile ait eu le visage brûlé par un cocktail incendiaire. Lors de son audition, le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier, a évoqué avec prudence le rôle du juge. Il n’a pas répondu, quand je lui ai demandé si les juges détachés par le parquet, souvent très jeunes, avaient la compétence requise pour statuer sur une intervention en terrain d’opérations. Il a ensuite indiqué que le maintien de l’ordre était une opération très particulière, nécessitant une formation adaptée, et qu’il vaudrait mieux, parfois, que les forces départementales restent dans leur casernement. Faut-il rappeler que les policiers ne demandent qu’à suivre la formation dispensée aux gendarmes à Saint-Astier ?

M. Jean-Paul Bacquet. Vous avez brutalement mis fin à l’utilisation des grenades offensives. Depuis combien de temps la gendarmerie les utilisait-elle ? Combien d’accidents ont-elles causés, avant celui de Sivens ? Est-il responsable de désarmer les forces de l’ordre, dans un contexte où les manifestations sont de plus en plus violentes et de mieux en mieux organisées ?

M. Daniel Vaillant. Quels moyens envisagez-vous, en lien ou non avec les nouvelles technologies, pour assurer à la police un temps d’avance sur les organisateurs de manifestation ? Comment allez-vous employer le renseignement territorial, afin de gagner en efficacité ?

Faut-il revisiter sur le plan législatif l’équilibre entre déclaration et interdiction ?

Selon une personnalité que nous avons auditionnée, moins les forces de l’ordre sont présentes et visibles, moins il y a de problèmes sur le terrain. L’expérience me conduit à penser l’inverse : quand les forces de l’ordre sont nombreuses, ceux qui veulent détourner une manifestation y parviennent moins facilement.

Nous avons parlé des manifestants, des organisateurs et des forces de l’ordre, mais des tierces personnes peuvent aussi être victimes collatérales de manifestations violentes. Comment faut-il envisager leur droit et protéger leurs libertés ?

J’ai été surpris d’entendre le directeur des libertés publiques nous dire qu’on était peu armé pour poursuivre le port d’insignes ou de pancartes incompatibles avec nos textes fondamentaux. Quelle est votre position à cet égard ?

L’utilisation de photos ou de vidéos peut dissuader ceux qui voudraient recourir à la violence. Dans le même esprit, peut-on utiliser les drones pour suivre les mouvements d’une manifestation ?

M. Philippe Folliot. À mon tour, je rends hommage aux forces de l’ordre, qui exercent leur mission dans des conditions très difficiles. Dès lors que des manifestants ultraviolents portent des armes létales, on ne peut douter de leur volonté de tuer. Dans ce contexte, je vous invite à reconsidérer votre décision d’interdire les grenades offensives, que vous avez peut-être prise à chaud, sous le coup de l’émotion et peut-être dans une certaine précipitation.

Une personnalité que nous avons auditionnée a remis en cause – à tort, selon moi – la capacité d’intervention du PSIG de Gaillac. Comment réagissez-vous à un tel jugement ?

La tradition latine place le maintien de l’ordre sous le double signe de la police et de la gendarmerie. Faut-il conserver cette dualité entre une force de statut civil et une force de statut militaire, ou doit-on fondre celles-ci en une seule et même entité ?

Dans une lettre poignante, la maire de Lisle-sur-Tarn a appelé attention du Premier ministre sur la situation de la ZAD de Sivens, qui constitue une zone de non-droit. Combien y a-t-il de zones de ce type en France ? Comment allez-vous y rétablir l’ordre pour éviter de nouveaux débordements ?

M. le ministre. Monsieur Folliot, je ne prends aucune décision sous le coup de l’émotion. Si j’avais cédé aux pressions, après la tragédie de Sivens, j’aurais dit des choses bien incongrues. Je ne me suis jamais défaussé de mes responsabilités en chargeant les forces de l’ordre non plus que tel responsable administratif. Quels que soient le tumulte, le vacarme et les polémiques, mon rôle de ministre est de chercher la vérité en respectant scrupuleusement le droit des personnes et des organisations. On ne peut pas me reprocher à la fois d’avoir été proche de mes troupes et d’avoir cédé à l’émotion.

Je souhaitais connaître la vérité sur un drame qui m’a affecté, comme tous les Français. Un juge était chargé de l’affaire. Les enquêtes administratives que j’avais engagées contribueraient à faire la lumière. À mon sens, une munition qui avait tué un jeune homme ne pouvait pas être maintenue en service, mais on ne pouvait pas supprimer son utilisation si l’on risquait d’exposer les forces de l’ordre à un danger.

J’ai essayé de prendre une décision juste pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise. La caractéristique d’une opération de maintien de l’ordre dans la République est que, quelles que soient les violences auxquelles les forces de l’ordre sont confrontées, il ne peut pas y avoir de mort. J’ai donc réuni gendarmerie et police. J’ai fait l’inventaire des munitions utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre. J’ai confié à l’inspection générale de la police nationale et de la gendarmerie nationale le soin d’examiner la question. La grenade en cause a les mêmes caractéristiques que les grenades à effet de soufre, qui, elles, n’ont jamais tué. Par ailleurs, elle est utilisée par la gendarmerie, mais non par la police, qui n’en a jamais eu besoin pour maintenir l’ordre. Sa suppression ne compromet donc pas l’efficacité sur le terrain. J’ai pris, face à un drame qui appelait une réponse républicaine ferme, une décision rationnelle.

Pour rétablir l’ordre dans des ZAD, qui risquent de devenir des zones de non-droit, je ne peux intervenir que dans le respect rigoureux du droit. On ne procède pas à l’évacuation d’un terrain si l’autorité publique ou privée qui en est propriétaire n’a pas appliqué toutes les procédures permettant à la force publique d’intervenir. D’un autre côté, nul ne peut, sous prétexte qu’il estime avoir raison, s’ériger au-dessus de l’État de droit, ce qui serait une forme de violence inacceptable dans une République. Il ne servirait à rien que le souverain vote des lois si certains estiment qu’en raison de ce qu’ils pensent, ils peuvent s’en affranchir.

Si des décisions de justice doivent être appliquées par les forces de l’ordre, mon rôle de ministre de l’Intérieur sera de m’y employer. J’ai lu la lettre de la maire de Lisle-sur-Tarn. Je comprends son exaspération comme celle des riverains. Vivre ensemble dans une société de droit, c’est aussi s’interroger sur les conséquences pour autrui des violences qu’on peut exercer. Cette élue affronte une situation difficile face à laquelle – la ministre de l’écologie l’a indiqué la semaine dernière – une mobilisation est possible, dans le respect rigoureux des procédures.

Monsieur Habib, quand, dans une manifestation violente ou non, des individus exhibent des insignes, tiennent des propos ou brandissent des banderoles qui sont autant d’appels à la haine ou de provocations au terrorisme, ces comportements inacceptables appellent une sanction pénale. Cependant, lors de la manifestation, il n’est pas toujours possible de procéder aux interpellations, qui risquent d’engendrer des violences plus grandes encore. C’est pourquoi j’ai donné des instructions pour qu’on filme le plus possible les manifestations et utilise au mieux la vidéosurveillance. En juillet, il a été procédé à relativement peu d’interpellations sur le coup – même si celles-ci ont été plus nombreuses qu’à l’accoutumée –, et à beaucoup d’interpellations par la suite. Les événements de Sarcelles ont donné lieu à des mises en examen, incarcérations et jugements à mesure que les informations récupérées permettaient la judiciarisation.

Monsieur Goujon, je ne pense pas qu’une action utile passe nécessairement par la loi, compte tenu de l’encombrement du calendrier législatif, de l’urgence qui s’attache aux opérations de maintien de l’ordre et du fait que celui-ci ne relève peut-être pas de l’article 34 de la Constitution. Mieux vaut intégrer les bonnes préconisations, comme celles qui résulteront de votre commission d’enquête, aux consignes données aux forces de l’ordre ou aux préfets, ou aux textes à caractère réglementaire.

En ce qui concerne la reconquête des terrains, il faut être très ferme, éviter l’ambiguïté et envoyer des messages républicains incitant au respect de l’état de droit. La réponse pénale doit être la plus ferme possible. Les sanctions les plus sévères doivent frapper ceux qui cassent ou témoignent d’une violence délibérée à l’égard des forces de l’ordre.

M. Vaillant a cité – sans la reprendre à son compte – la thèse selon laquelle moins les forces de l’ordre sont présentes et visibles, moins il y a de problème sur le terrain. Si celles-ci n’avaient pas été présentes à Nantes, Toulouse et Gaillac, je serais en train d’expliquer à une tout autre commission d’enquête pourquoi le ministère de l’Intérieur a échoué dans ces villes à protéger les biens et les personnes. Comment peut-on considérer que c’est la présence des forces de l’ordre qui crée la violence, alors que cette présence ne se justifie que par la volonté de limiter la violence annoncée ? Ce faux raisonnement est blessant pour les forces de l’ordre, qui s’exposent chaque jour pour assurer la sécurité de tous. Heureusement, les Français ne s’y trompent pas. J’ai trouvé bouleversant le juste hommage qu’ils ont rendu récemment aux forces de l’ordre.

Mme Chapdelaine, M. Delcourt et M. Vaillant se demandent si l’on peut modifier le processus de déclaration et d’autorisation, et entretenir sur le plan contractuel ou conventionnel une relation différente avec les organisateurs, voire les sanctionner davantage. Je ne pense pas qu’il faille remettre en cause le principe de la déclaration, qui correspond à la reconnaissance du droit de manifester.

En France, le pouvoir n’autorise pas une manifestation. On déclare une manifestation parce qu’on est libre de manifester. Cette liberté est intangible et absolue en démocratie. Le cas échéant, l’autorité publique peut interdire la manifestation déclarée, quand celle-ci fait courir un risque grave à l’ordre public – encore cette interdiction s’exerce-t-elle sous le contrôle du tribunal administratif et du Conseil d’État. Il ne faut pas modifier cet équilibre. Le droit de manifestation doit demeurer absolu, la déclaration étant la règle et l’interdiction, l’exception. Cinq interdictions ont été prononcées à Paris, pour 2 047 manifestations déclarées.

Vous m’avez également demandé si l’on peut modifier la relation entre l’organisateur de la manifestation et les pouvoirs publics. Dans le cas de Sivens, ceux-ci ont su mener un dialogue responsable et intelligent, qui nous a permis dans un premier temps de ne pas positionner de forces de l’ordre. Ben Lefetey s’est comporté de manière très convenable. Le problème est qu’il n’était pas seul. À Sivens, comme dans d’autres ZAD, se trouvent des gens organisés au plan européen pour instaurer la violence et faire dégénérer la situation. Dans ces conditions, la discussion avec un organisateur pacifique ne sert pas à grand-chose, d’autant qu’on hésite, dans un tel dialogue, à faire état de tous les renseignements dont on dispose. Le pouvoir public donne l’impression de ne pas vouloir autoriser une manifestation qui pourrait le gêner, alors qu’une manifestation pacifique ne le gêne en rien.

Les groupes radicalisés cherchent la violence et l’incident, dont ils se serviront pour justifier le discours selon lequel la violence est consubstantielle aux forces de l’ordre et l’État, illégitime. Conservons le droit existant. Discutons le plus longtemps possible avec les organisateurs, dans une relation républicaine et respectueuse, pour que toutes les manifestations pacifiques puissent avoir lieu. Informons-les des risques auxquels ils s’exposent quand des débordements sont possibles. Créons le moyen de judiciariser tout ce qui est pénalement répréhensible, ce qui suppose de nous doter de moyens audiovisuels. Cette situation est contraignante, mais nous devons l’accepter, pour pouvoir, malgré les nouvelles formes de violences radicales, continuer à garantir la liberté de manifester.

M. le président Noël Mamère. Ben Lefetey, que nous avons auditionné, a reconnu ne pas avoir pu contrôler la manifestation, pendant la nuit du 25 octobre. Vous avez expliqué la présence des forces de l’ordre par la crainte d’une contre-manifestation. L’enquête judiciaire expliquera pourquoi il n’y avait que soixante-cinq gardes mobiles en face des 150 manifestants qui, la veille, s’étaient déjà rendus coupables de violence.

M. le ministre. Vous imaginez dans quelles affres se trouve un ministre de l’Intérieur viscéralement attaché aux principes républicains, désireux d’appliquer le droit et déterminé à faire respecter l’autorité de l’État. Lors de la tragédie de Sivens, on m’a d’abord sommé de justifier la présence des forces de l’ordre. On me demande à présent pourquoi elles étaient si peu nombreuses. Je le répète : j’ai d’abord considéré qu’il ne fallait pas les positionner. Mais, dès l’ordre que notre interlocuteur, Ben Lefetey, était débordé par des casseurs, et qu’on pouvait craindre une contre-manifestation, on ne pouvait laisser s’affronter des casseurs et des représentants du monde agricole exaspérés. S’il y avait eu des morts et des blessés, c’est non devant vous mais devant une autre instance que je devrais répondre aujourd’hui.

Tous les responsables de la police et de la gendarmerie vous confirmeront que, dans les opérations de maintien de l’ordre, le rapport entre forces de l’ordre et manifestants n’est pas d’un pour un. Comment ferait-on dans une manifestation comme celle du 11 janvier, qui a réuni un million et demi de personnes ? On se sert du positionnement, des munitions et de l’évaluation de la situation. Je vous suggère d’auditionner le plus grand nombre possible de mes collaborateurs, pour aller jusqu’au bout de cette réflexion stratégique.

M. le président Noël Mamère. Monsieur le ministre, je vous remercie de nous avoir répondu si longuement.

L’audition s’achève à midi et quart.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Réunion du mardi 3 février 2015 à 10 heures

Présents. - M. Jean-Paul Bacquet, Mme Marie-George Buffet, M. Gwenegan Bui, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Guy Delcourt, M. Philippe Folliot, M. Philippe Goujon, M. Meyer Habib, M. Jérôme Lambert, M. Guillaume Larrivé, M. Noël Mamère, M. Olivier Marleix, M. Michel Ménard, M. Pascal Popelin, M. Daniel Vaillant

Excusé. - M. Hugues Fourage