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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 19 février 2015

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 12

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme. 2

–   Présences en commission 15

L’audition débute à huit heures trente.

M. le président Noël Mamère. J’ai le plaisir d’accueillir M. Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme.

Avant vous donner la parole, monsieur Tartakowsky, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Tartakowsky prête serment.)

M. le président Noël Mamère. Merci, monsieur le président, d’avoir répondu à notre invitation dans le cadre de cette commission d’enquête parlementaire constituée par l’Assemblée nationale à la suite des événements de Sivens.

Je vous précise que, une information judiciaire ayant été ouverte à la suite de ces événements, notre commission d’enquête n’a pas la possibilité de s’intéresser au volet judiciaire de l’affaire de Sivens. Elle a pour objet d’étudier comment améliorer le maintien de l’ordre dans notre pays et de vérifier que la doctrine française, qui vise à contenir et à résister plutôt qu’à aller à l’affrontement, est bien respectée. Nous aimerions savoir comment la Ligue des droits de l’Homme – à l’opinion de laquelle nous attachons beaucoup d’importance – analyse la question du maintien de l’ordre dans notre pays, ses éventuelles dérives, et quelles propositions vous pourriez être amené à nous faire.

M. Pierre Tartakowsky. Monsieur le président, merci de votre invitation. Je me réjouis qu’une information judiciaire ait été ouverte après les événements tragiques de Sivens, et je pense que nous avons effectivement besoin de mener une réflexion générale, républicaine, sur les questions liées au maintien de l’ordre.

Il convient de réaffirmer que le droit de réunion est un droit fondamental, consubstantiel à la démocratie, et de veiller à ce que le maintien de l’ordre reste compatible avec les valeurs fondamentales de la République. De ce point de vue, il faut reconnaître que la tâche n’est pas toujours facile, dans la mesure où les différentes formes de manifestation ont évolué, pouvant poser des problèmes nouveaux aux forces de l’ordre, notamment en matière de gestion de l’espace et du temps.

Les nouveaux réseaux sociaux ont profondément bouleversé la donne. Certes, il y a toujours des manifestations de type classique, c’est-à-dire négociées avec les pouvoirs publics en amont, avec un rendez-vous précis fixé dans un lieu précis et, de façon implicite, limité dans le temps. Ces formes-là sont aujourd’hui, sinon concurrencées, du moins complétées par des formes plus fragmentées : manifestations décentralisées, qui peuvent avoir un impact extrêmement important sur la vie urbaine, mais aussi, et surtout, manifestations qui défient la légitimité du pouvoir public par l’occupation pérenne de zones, d’où la popularisation du terme de « zone à défendre ». Cette pérennité pose des problèmes nouveaux aux forces de l’ordre, notamment en termes de remplacement des équipes, de stabilité de l’encadrement, d’usure nerveuse et physique des hommes. Dans ces conditions, l’usure est un facteur de risque qu’il convient de limiter. En effet, la montée d’une atmosphère confrontative pousse à des pratiques qui peuvent avoir des conséquences tragiques. C’est ce qu’il s’est passé à Sivens, en tout cas d’après les éléments que nous avons recueillis.

La dernière période a été caractérisée, à nos yeux, par des phénomènes assez inquiétants.

Le premier est la banalisation des relevés d’empreintes génétiques, visant de toute évidence à la constitution d’un vaste fichier. Je rappelle que ce fichier, à l’origine, avait été conçu pour les seuls délinquants sexuels, et que nous avions donné notre accord sous cette réserve et moyennant certaines mises en garde. La suite des événements a montré que nous avions eu raison. La justice se trouve placée dans une situation difficile, puisqu’elle est contrainte, a posteriori, d’arbitrer contre les forces de l’ordre. Il n’empêche que la pratique se répand et qu’elle est très préoccupante.

Le deuxième phénomène, tout aussi préoccupant parce qu’il se développe de manière perverse en dehors du cadre juridique, consiste à empêcher les manifestants de manifester, non pas sur le lieu de la manifestation, mais en amont : en les interceptant sur le chemin, sans raison et sans aucune légitimité juridique. On nous dit souvent, après coup, qu’il s’agissait de contrôler les identités… Or cette notion de contrôle d’identité est extrêmement vague. Cela s’est déjà produit à plusieurs reprises.

Le troisième est le recours excessif à la force, non pas de manière incidente ou accidentelle, mais parce qu’il conviendrait de contrecarrer de façon musclée la manifestation considérée comme un facteur de nuisance. L’élément le plus symbolique de l’usage excessif de la force est la banalisation des flash-balls, qui nous semblent ne pas avoir leur place dans l’arsenal répressif nécessaire et légitime, destiné à contenir, le cas échéant, des manifestants. Ce ne sont pas des armes permettant de faire face à une foule, ni d’empêcher un groupe d’avancer : ce sont des armées destinées à arrêter des individus. Il y a déjà eu, en France, dans un laps de temps restreint, assez d’accidents relativement graves pour que nous insistions sur l’idée que les flash-balls devraient être retirés de l’équipement des forces de maintien de l’ordre. Il en va de même des balles en caoutchouc, dont l’impact peut être extrêmement délétère. Ces armes sont adaptées à un affrontement individuel, bien plus qu’au maintien de l’ordre classique. Je rappelle au passage que le Défenseur des droits avait demandé qu’elles soient interdites, ou du moins contrôlées de façon plus stricte.

Cela m’amène à vous faire part de deux dernières sources de préoccupation.

La première porte sur l’encadrement. Il me semble que la qualité de la formation de l’encadrement a baissé ces dernières années. Sans doute est-ce consécutif à certaines réformes qui ont « frappé » le ministère de l’Intérieur. Il me semble qu’il y a là un champ de réflexion à ouvrir afin d’engager des réformes puissantes et structurantes.

La seconde source de préoccupation porte sur la responsabilité des forces de l’ordre. Nous ne pouvons pas partir du principe que les forces de l'ordre ont toujours tort, mais nous ne partons pas du principe qu’elles ont toujours raison. Nous constatons que les enquêtes sur les plaintes contre des agents de police ou des tenants de l’autorité sont rarement complètes, souvent inefficaces et très souvent partiales ; la plupart du temps, d’ailleurs, on n’en ouvre pas. A ce jour, à ma connaissance, aucun policier ayant blessé par balle un ou des manifestants n’a vu sa responsabilité pénale engagée à la suite des accusations portées contre lui. Enfin, les poursuites engagées contre des policiers ayant eu recours à une force excessive envers des manifestants sont extrêmement rares au regard des incidents qui se produisent.

Tel est le tableau de nos préoccupations. Je n’insiste pas sur le fait que la mort de Rémi Fraisse n’a fait que confirmer nos inquiétudes. Nous avons diligenté des enquêtes de terrain qui sont toujours en cours. Elles confirment très largement ce que je viens de vous livrer.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Monsieur Tartakowsky, vous nous avez d’abord parlé de l’évolution des formes de manifestation. Considérez-vous également qu’il y ait une évolution dans l’attitude de certains manifestants, qu’il s’agisse du degré d’organisation de ceux-ci ou de leurs pratiques, lesquelles peuvent déroger aux règles régissant traditionnellement les manifestations ? Je pense notamment aux phénomènes de violence.

Parallèlement, quel est votre point de vue sur l’attitude des forces de l’ordre et sur la réponse opérationnelle apportée pour maintenir l’ordre ? Je vise plus particulièrement les nouveaux équipements en dotation.

Vous avez évoqué les flash-balls, et je partage votre point de vue sur la nature de cet équipement, davantage destiné au face à face – et encore, pas trop près… C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’est pas en dotation dans les unités de maintien de l’ordre – CRS et gendarmerie mobile. Reste qu’il est à disposition d’unités qui, sans être spécialisées dans le maintien de l’ordre, peuvent être amenées à exercer des tâches de maintien de l’ordre. À ce propos, je veux souligner que, dans son rapport 2014, le Défenseur des droits indique que l’usage du flash-ball est en constant déclin dans la police nationale. J’ajoute pour ma part qu’un tel usage est bien plus marginal dans la gendarmerie.

D’un point de vue général, considérez-vous que l’attitude et l’action des forces de maintien de l’ordre se sont plutôt pacifiées au cours des vingt dernières années ? Que pensez-vous de l’emploi qui est fait de la vidéo ? Celle-ci permet de faire la part des choses entre des versions qui ne sont pas toujours concordantes. Il peut s’agir d’une vidéo spécifique mise en place pour une manifestation, ou de dispositifs de protection de voie publique. Lors de son audition du 3 février dernier, le ministre de l’Intérieur nous a fait part de son intention de généraliser l’usage de la vidéo pour les manifestations d’importance. Mais, deux jours plus tard, le préfet de police nous a indiqué qu’à Paris, un tel usage était quasi systématique.

Dans l’absolu, comment jugez-vous, par rapport à des pays comparables, le modèle français de conciliation entre la nécessité du maintien de l’ordre et celle du respect des libertés publiques, ainsi que la doctrine française qui privilégie le maintien à distance des manifestants plutôt que le contact et l’affrontement ?

M. Pierre Tartakowsky. Peut-on parler d’une évolution de l’attitude de certains manifestants, notamment au regard de la violence ? Oui, bien évidemment. Néanmoins, il convient de distinguer deux types de phénomènes.

Le premier participe d’une évolution beaucoup plus globale, propre aux sociétés occidentales, et que l’on pourrait qualifier d’écroulement du principe d’autorité. Cet écroulement s’observe dans les crises – économiques, sociales, morales – qui balaient notre monde, et touche tous les acteurs, à commencer par celui qui se réclame d’une violence légitime. Le phénomène, qui est extrêmement important, n’est pas surprenant. En en parlant et en l’analysant, on se donne les moyens – et on donne à l’État les moyens – de travailler à sa relégitimation. L’État n’est certes pas totalement délégitimé, mais on sent bien qu’il est devenu nécessaire de réexpliquer et de « réenraciner » un certain nombre d’idées sur ce qu’est la République et sur ce qui fait que tel acte est légitime ou non. Cela doit nous amener à un débat politique au meilleur sens du terme, et je ne crois pas qu’il faille en avoir peur. Ce serait le moyen de redéfinir collectivement l’ordre public social.

L’autre phénomène, plus restreint mais plus spectaculaire, est celui de l’utilisation directe de la violence – violence, et non pas occupation d’espace public – qui surgit au sein de manifestations pacifiques et démocratiques. Elle déplace le sens de ces manifestations sur un autre terrain que celui de la démocratie, à savoir celui de la violence et de la casse. Or il est troublant de constater que dans de telles situations, les forces de l’ordre sont désarçonnées, voire en état de sidération. Je précise que je parle aussi bien en tant que président de la Ligue des droits de l’Homme qu’en tant que citoyen ayant beaucoup manifesté et s’étant trouvé confronté à l’apparition ex nihilo de ces groupes, que ce soit aux États-Unis, en Italie ou en France. On a pu voir des casseurs agir à quelques mètres d’agents de la force publique sans que ces derniers – qui étaient caparaçonnés et ne risquaient donc pas grand-chose en cas de contact direct – semblent s’émouvoir de ce qui se passait. Cela donnait le sentiment que des instructions avaient été données, non pas pour favoriser les casseurs, mais pour préciser que ce n'était pas l’affaire de ces forces de police-là.

Tout cela est effectivement très troublant et nourrit une grande confusion : d’abord quant à la dimension publique de la manifestation, ce qui est nuisible à la République et à la démocratie ; ensuite quant au rôle des forces de l'ordre car, si les forces de l’ordre n’assurent pas l’ordre lorsque celui-ci est manifestement agressé, à quoi servent-elles ?

Pour revenir à votre question, il y a eu une évolution indéniable, qui s’est sans doute jouée au cours des trente dernières années. Cela étant, on a connu, dans d’autres périodes historiques, d’autres manifestations extrêmement violentes. Je rappelle que c’est lorsque l’on a cessé de faire assurer l’ordre par l’armée que le nombre de morts a baissé dans les manifestations.

Quelles sont les réponses opérationnelles ? Je pense que la première et la plus importante, pour le Gouvernement comme pour l’État, consiste à ne pas perdre le contact avec la société vivante, et donc à savoir, en amont des manifestations, avec quels interlocuteurs nouer le dialogue. Une fois que la manifestation a commencé, s’il n’y a pas eu d’échange en amont, tout risque de se compliquer. En même temps, ne soyons pas naïfs : il y a un certain nombre d’acteurs avec lesquels il est difficile de nouer le contact et d’avoir un débat politique. Mais, selon moi, c’est un défi posé à la démocratie, bien plus qu’une question strictement technique de réaction des forces de l’ordre.

Je vais botter en touche : je ne pense pas que ce soit au président de la Ligue des droits de l’Homme de donner des conseils techniques à la police... Pour autant, et pour vous faire sourire, je dirai que « j’ai confiance dans la police de mon pays ». Je suis persuadé qu’aux phénomènes nouveaux qui peuvent se produire au sein des manifestations – comme la stratégie qui consiste à se fondre dans la masse – la police saura apporter des réponses adaptées et, surtout, proportionnées – terme que je n’ai pas utilisé jusqu’à maintenant, mais qui me semble extrêmement important.

Cela dit, si l’usage du flash-ball et les problèmes qu’il crée sont en déclin, supprimons-le. Si son usage est en déclin, cela signifie que l’on peut parfaitement assurer l’ordre sans lui, en évitant de faire courir aux forces de police le risque d’être des forces meurtrières.

Les forces de l’ordre se sont-elles pacifiées ces dernières années ? Je pense que, depuis maintenant très longtemps en France, la philosophie qui consiste à tenir les manifestants à distance et à ne pas pratiquer le corps à corps est une bonne philosophie et une bonne stratégie, qui a permis de contenir des situations très tendues. De ce point de vue, l’usage des grenades lacrymogènes ou des grenades assourdissantes n’a rien de choquant « dans des conditions réglementaires ». J’insiste sur cette dernière précision parce que, dans le cas de Rémi Fraisse, les conditions précises de l’affrontement – quasi individuel – ont fait que l’usage de cette grenade était inadapté.

Que dire de l’emploi de la vidéo ? Il y a une double réponse à cette question. Techniquement parlant, l’usage de la vidéo renvoie à une sorte d’objectivation et à un usage neutre de la technique qui permet de dire : s il y a des casseurs, on les reconnaîtra. Il faut d’ailleurs bien reconnaître que l’usage proportionné de la vidéo peut être très positif. On l’a vu pour le maintien de l’ordre dans les stades de foot : identifier un certain nombre d’individus parmi les plus agressifs et les plus entraînants n’a rien de scandaleux, et je pense que cela relève du travail de bonne police. Mais la systématisation de l’emploi de la vidéo pour les manifestations pose un problème autre que technique : elle renforce le sentiment des pouvoirs publics que la manifestation est avant tout un risque, une nuisance, une « casserole sur le feu » qui risque de déborder à tout moment. On finit par généraliser la vidéo pour assurer une surveillance globale, et c’est là qu’il y a, à notre sens, disproportion.

Le fait que des manifestants, dans un certain nombre de cas, soient filmés pour authentifier des situations est tout à fait acceptable. En revanche, l’idée que, dès lors que les citoyens, individuellement ou collectivement, descendent dans la rue, ils seront filmés et que ces films attesteront de leur bonne conduite, me semble totalement disproportionnée, et lourde d’effets délétères sur le comportement des uns et des autres et sur le type de société que l’on veut construire. On risque d’alimenter ainsi ce que les sociologues appellent une « société de défiance ». Et, dans les sociétés de défiance, le rôle des forces de police se durcit irrésistiblement.

M. le président Noël Mamère. Avant de passer la parole aux membres de la commission, je voudrais revenir sur deux aspects.

D’une part, j’ai lu avec attention l’article que vous avez écrit dans le numéro de décembre 2014, après les événements de Sivens, de votre revue Hommes et Libertés, sur l’usage proportionné de la force. Êtes-vous de ceux qui considèrent que la présence des autorités civiles lors des manifestations est absolument indispensable, ne serait-ce que pour assumer la responsabilité de l’État dans le maintien de l’ordre ?

D’autre part, vous avez évoqué l’enquête que la Ligue des droits de l’Homme a menée elle-même sur le terrain. Cela me conduit à évoquer un phénomène que vous avez constaté, et dont nous entendons parler d’audition en audition : l’évolution de la durée des manifestations. Les gardes mobiles étaient habitués à circonscrire des manifestations dans un laps de temps très bref, mais celles-ci peuvent maintenant s’étaler sur trois mois, six mois, un an, deux ans, ce qui pose effectivement des problèmes. On voit bien que les forces de l’ordre n’y sont pas préparées.

Mme Marie-George Buffet. Monsieur le président, vous avez abordé la question de la qualité de la formation des encadrants. Y a-t-il un problème de formation ? Y a-t-il un problème au niveau du renseignement ? Y a-t-il un problème au niveau des directives données par les autorités civiles au cours des manifestations ? Je pense que c’est plutôt cela : les directives peuvent manquer de précision ou être disproportionnées par rapport à la situation.

Comme vous, je considère qu’il faut relativiser l’idée selon laquelle il y aurait une « nouvelle violence » dans les manifestations. Aujourd’hui, la durée des manifestations n’est plus la même, et celles qui ont lieu dans les zones rurales différent de celles qui ont lieu dans les zones urbaines. Mais on a déjà eu à déplorer, dans les décennies précédentes, des interventions violentes à l’intérieur des manifestations, qui étaient le fait d’acteurs extérieurs.

Face à ces nouveaux phénomènes, les personnes que nous avons auditionnées, qu’elles appartiennent au ministère de l’Intérieur, aux directions de la gendarmerie mobile ou des CRS, ont développé deux idées : premièrement, l’obligation d’une concertation avant toute manifestation ; deuxièmement, la généralisation de ce qui se pratique déjà dans les stades, sous forme d’une interdiction individuelle de manifester. J’aurais aimé connaître votre réaction par rapport à ces propositions.

M. Guy Delcourt. Monsieur Tartakowsky, lorsque vous employez le terme de « police », je suppose que vous englobez toutes les forces de police : police urbaine, CRS, gendarmerie, police spécialisée, RAID, GIGN ?

Ensuite, il est clair que des groupuscules viennent se satelliser dans les manifestations, pour provoquer des affrontements physiques, voire davantage. L’emploi de cocktails Molotov, ou même de bouteilles d’acide, comme l’a confirmé le général Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, n’est-il pas de nature à influer sur le degré de violence des forces de police ?

Enfin, pensez-vous qu’il faudrait réfléchir à la création de sections spéciales de maintien de l’ordre uniquement affectées à ce type de mission ?

M. le président Noël Mamère. Mon cher collègue, je tiens à préciser que je n’ai pas entendu la même chose que vous. Selon moi, le général Favier n’a pas confirmé que de l’acide avait été utilisé : il a dit que c’était impossible à affirmer.

M. Christophe Prémat. Dans une société démocratique, il faut s’interroger en permanence sur la formation des « gardiens de la cité », pour reprendre l’expression utilisée par Platon dans La République. Il faut être capable à la fois de maintenir l’ordre et de comprendre les enjeux qui se posent.

La question de la formation des forces de l’ordre est assez complexe, et il est vrai que nous allons devoir revenir sur la qualité du recrutement. Dans ma circonscription, qui regroupe les pays de l’Europe du Nord, on travaille à une diversification des recrutements, à une présence beaucoup plus « genrée » des forces de l’ordre, et à l’utilisation de moyens beaucoup moins techniques et plus traditionnels pour calmer les tensions et mieux apprécier les situations.

Sans doute aurait-on besoin, dans les formations, de s’appuyer sur les travaux menés en sciences sociales sur la sociologie des mobilisations- notamment ceux d’Olivier Fillieule et de Pierre Favre, qui caractérisent tous les types de manifestations en fonction de la situation, des enjeux géographiques, etc. Je pense que la question de la formation des forces de l’ordre est essentielle à long terme et doit se poser en permanence, pour faire non pas « juste du maintien de l’ordre », mais un « maintien de l’ordre juste ».

Comment percevez-vous, donc, tant la diversification des profils des forces de l’ordre républicaines que le contenu de leur formation ?

M. le président Noël Mamère. Je précise à M. Tartakowsky que M. Prémat est député des Français de l’étranger, et que c’est à ce titre qu’il a fait quelques comparaisons avec les pays nordiques. Et j’indique à notre collègue Prémat que nous avons justement prévu d’auditionner M. Olivier Fillieule, ainsi que M. Fabien Jobard qui travaille à Berlin, à l’Institut Marc-Bloch.

M. Jean-Paul Bacquet. Je tiens d’abord à dire que les officiers que nous avons auditionnés étaient d’une rare qualité. À les entendre, on ne voit pas comment il pourrait y avoir la moindre difficulté ou le moindre dérapage. Cela étant, il faut effectivement que la formation soit plus adaptée.

Les exécutants vont recevoir les ordres qui sont donnés. Et la vraie question n’est pas de savoir s’il faut un encadrement civil ou un encadrement non civil, mais s’il y a, dans l’encadrement, des gens suffisamment formés, notamment à la sociologie des masses. Il faut y réfléchir, car du commandement dépendent beaucoup de choses.

Ensuite, vous avez parlé de l’usage « mal adapté » des grenades offensives. Qu’entendez-vous par là ? Personnellement, je conteste la suppression de ces grenades offensives. Le fait que le geste ait été mal exécuté ne la justifie pas. À ce propos, le général Favier a clairement dit qu’il était souhaitable que, désormais, il y ait un viseur et un tireur, et non plus un seul exécutant. Souvenons-nous de Richard Deshayes qui avait perdu un œil dans une manifestation en 1971, frappé par un tir de face et à hauteur d’homme.

Le risque de dérapage peut venir des manifestants, mais aussi des forces de l’ordre. Un car de CRS ou de gendarmes mobiles peut rester un certain nombre d'heures devant l’Assemblée nationale, comme on l’a vu lors de la manifestation contre le mariage pour tous. Personnellement, j’ai une certaine admiration pour ceux qui restent enfermés, à se faire insulter, voire caillasser, et je ne sais pas quelle serait ma réaction si je devais sortir du car après un grand nombre d’heures passées ainsi sous tension. Ne serait-il pas important de réfléchir à la gestion du temps ?

Enfin, les forces de l’ordre peuvent être parfaitement encadrées, responsabilisées par l’État. Les polices municipales peuvent être d’une très grande qualité, mais elles peuvent aussi être au service d’un élu, voire d’une idéologie, celle de cet élu. Les milices existent également, et on ne peut pas tout mélanger. La milice locale ne peut être ni une source de renseignements, ni une source d’orientation. Dans ce domaine-là, il a encore beaucoup à faire.

M. le président Noël Mamère. Avant de vous redonner la parole, monsieur le président, je voudrais vous dire que le général Favier, lorsque nous l’avons auditionné, nous a dit qu’il considérait que la formation devrait être plus régulière ; selon lui, un seul entraînement par an ne suffit pas. Il a également évoqué la question des moyens.

Par ailleurs, vous vous êtes sans doute aperçu, à travers les interventions des uns et des autres, que nous ne sommes pas forcément tous du même avis... Pour ma part, au cours de l’ancienne mandature, j’avais proposé la suppression des flash-balls et l'interdiction de l’utilisation de ces outils qui peuvent avoir des effets létaux. Je pensais notamment aux polices municipales, puisque quelques-unes en sont aujourd’hui dotées.

Cela m’amène à faire remarquer que, peu ou prou, le maintien de l’ordre est plutôt bien assuré dans notre pays par des gens plutôt bien formés à cette fin. Le problème se pose pour la sécurité publique, au quotidien, avec des gens qui ne le sont pas. Les gardes mobiles sont formés à Saint-Astier, selon une certaine doctrine. Mais pour les policiers, ce n’est pas du tout la même chose. Il n’y a pas d’harmonisation entre les deux formations, et c’est sans doute regrettable.

Je répondrai à notre collègue Bacquet qu’à l’issue du drame de Sivens le ministre de l’Intérieur a interdit l’utilisation des grenades offensives. On peut espérer que cette interdiction sera permanente.

M. Pierre Tartakowsky. Je vais essayer de répondre aux questions dans l’ordre où elles ont été posées.

Faut-il que les autorités civiles soient présentes là où l’on sent que les choses peuvent déraper ? Je pense que oui. Il revient aux autorités civiles de jouer pleinement leur rôle de représentantes des populations et de la légitimité républicaine, ainsi que d’interface de négociation dans les débats qui ont cours au sein de la société. En effet, avant la confrontation physique, il y a une légitimité de la confrontation politique, dont les termes sont d’ailleurs complexes.

Notre-Dame-des-Landes en est l’exemple parfait. En tant qu’association, nous n’avons pas pris position sur le projet lui-même, parce qu’il nous semblait que cela dépassait notre champ de légitimité, et aussi parce que nous n’avions pas les moyens techniques et d’expertise suffisants. En revanche, nous avons été immédiatement sensibles au hiatus démocratique qui était ainsi révélé. Les collectivités locales ont appuyé le projet mais, en même temps, d’autres ont occupé l’espace public en s’appuyant sur une légitimité venant du « soutien de la population », et donc des « zadistes ». Or ce problème ne peut pas se régler uniquement par l’usage de la force, fût-elle légitime. Il faut articuler un débat politique, un vrai débat où ceux qui ne sont pas d’accord entre eux vont essayer de trouver une solution. Le maintien de l’ordre sans débat ne peut que mener au drame.

Il faut donc des autorités civiles. Indéniablement, dans l’affaire de Sivens, quelque chose n’a pas fonctionné, aussi bien pendant qu’après les affrontements. Nous savons qu’il y a eu un jeu de « patate chaude » entre le ministère et le préfet pour savoir qui allait annoncer le décès de Rémi Fraisse, et le délai qui s’en est suivi dans la communication publique a autorisé toutes les interprétations, à commencer par celle du « complot ». Lorsqu’un jeune Français meurt dans une confrontation avec la police, il est mieux de le dire vite, et de dire dans quelles conditions il est mort, car les gens ont tout simplement besoin de savoir.

Notre commission d’enquête sur Sivens s’est fixé comme cahier des charges de ne pas s’en tenir aux seuls affrontements. Avant l’affrontement, nous avions déjà été saisis à de nombreuses reprises par des citoyennes et des citoyens – et le travail que nous avons mené depuis n’a fait que le confirmer – du comportement extrêmement provocateur des forces de police, comportement qui a nourri des activités de milices en faveur de la construction du barrage. On a le droit d’être en faveur de la construction de ce barrage, mais pas forcément de le défendre en constituant une milice.

Cela nous amène à la question de la gestion des temps – et non pas du temps, ce qui est différent. Que des gardes mobiles s’ennuient dans un car de police durant trois heures, c’est bien embêtant, et ils ont ma sympathie et mon admiration. Mais tant qu’ils restent dans le car de police, il n’y a pas de problème. Et, de toute façon, il n’est pas possible d’organiser une rotation toutes les heures, qui nécessiterait de nombreux effectifs et aggraverait l’empreinte carbone.

La gestion des temps, c’est autre chose. Quand on maintient trop longtemps des forces de l’ordre sur une région face aux mêmes personnes, se produit un double phénomène de proximité et de familiarité. Or la familiarité n’a pas que des côtés sympathiques : les gens commencent à se connaître, à se repérer les uns les autres, à nourrir des contentieux de type personnel, et c’est le début du dérapage.

Donc, proximité et familiarité sont les enfants pervers de la stabilisation des mêmes forces au même endroit. Il faut donc, effectivement, organiser des roulements s’agissant des exécutants, tout en maintenant, j’y insiste, une permanence du commandement. En effet, le commandement a besoin d’être « familier » avec les termes de l’affrontement, avec les « dirigeants » d’en face, avec qui ils ont pris langue et ont construit des rapports de confiance. Or je pense que cela n’a pas été le cas.

Cela nous amène à la question de la formation, sur laquelle vous avez insisté à juste titre. Dans le cas de Sivens, y a-t-il eu un problème de formation ? Je ne sais pas, je ne peux pas en juger. Mais il est très clair que celui qui a lancé cette fameuse grenade offensive était seul et qu’il l’a lancée à un moment auquel il n’avait pas été préparé. C’était la nuit, il n’y avait pas eu de consigne liée au fait qu’il pouvait y avoir des mouvements dans le camp d’en face et qu’il fallait donc se tenir prêt. Et il a lancé cette grenade sans tenir compte des directives qui accompagnent normalement l’usage d’une telle arme.

Quand les gens sont seuls, ils ont peur, même s’ils ont été préparés. L’agent qui a tiré à Gênes au moment des manifestations était un jeune agent peu formé. Il a été coincé avec des manifestants au fond d’un fourgon, il avait une arme, il s’en est servi. À Sivens, la situation était à peu près identique.

Maintenant, faut-il organiser une concertation obligatoire avec les groupes violents ? Si l’on y parvient, cela voudra dire qu’ils sont beaucoup moins violents qu’on ne l’annonçait, et la République ne s’en sortira que mieux… Je souris, mais il est vrai que, si tous les voleurs de banque pouvaient être rendus honnêtes, on pourrait investir beaucoup moins dans la sécurité des banques. Dans la pratique, je ne suis pas certain que ce raisonnement nous mène très loin.

Que penser de la généralisation de l’interdiction qui se pratique déjà pour la fréquentation des stades ? J’aurais tendance à dire « joker ». Dès qu’on lui parle d’interdiction, le président de la Ligue des droits de l’Homme a tendance à se crisper...

Il y a eu des tentatives intéressantes visant à interdire certains individus de stade. C’était relativement légitime dans la mesure où, sur la base de photographies ou de films, on pouvait juger que l’activité de ces individus n’avait que de lointains rapports avec l’amour du sport. Mais, très vite, cette interdiction a été étendue à des groupes. Or, bizarrement, il s’agissait de supporters habitant la périphérie des villes, déjà quelque peu déclassés socialement. Et là, nous devenons méfiants. S’il s’agit d’interdire des lieux à des gens dont on sait, et dont on peut attester, qu’ils vont y avoir une activité délétère, c’est évidemment légitime. Si cela devient une facilité de police pour empêcher tout problème, cela relève d’une pédagogie négative. Il faut donc s’en garder.

Quelles sont les forces concernées par la formation – question que vous avez été nombreux à aborder ? Pas le GIGN, qui est très bien formé. Et d’ailleurs, avec le GIGN, il n’y a pas de dérapage, mais il n’y a pas de maintien de l’ordre non plus. Le GIGN intervient dans des situations extrêmes, en tout cas en France, et les moyens qui sont alors développés sont proportionnés et atteignent les objectifs fixés.

Le problème principal vient de la police du quotidien, de la BAC, des policiers qui sont en contact permanent avec la population, qu’elle manifeste ou non. On sait que la population peut très vite se réunir. Pour avoir habité une cité de Seine-Saint-Denis, je me souviens qu’il suffisait qu’une voiture de police interpelle un jeune de la cité de manière un peu cavalière pour qu’il y ait une réunion, laquelle pouvait tourner à la manifestation. Et il était heureux qu’il y ait un tissu associatif car, sinon, la manifestation aurait pu tourner à l’émeute. Je ne dis pas cela pour que vous augmentiez les subventions parlementaires aux associations, mais pour insister sur le fait que la qualité de la vie démocratique locale est un facteur décisif dans le maintien de l’ordre.

L’un de vous a évoqué la violence des groupuscules et les cocktails Molotov. Je pense qu’il faut répondre de façon proportionnée. À Marseille, il serait désastreux de demander aux forces de police d’affronter les Kalachnikov avec des cornets à glace ! De la même façon, si les forces de police reçoivent des cocktails Molotov, elles doivent développer des stratégies qui leur permettent, dans un premier temps, de ne pas en être victimes et, dans un second temps, d’arrêter ceux qui les lancent, car il y a là une atteinte manifeste à l’ordre public.

Faut-il des sections spéciales de maintien de l’ordre ? J’aurai un peu la même réaction que précédemment. Quand j’entends « section spéciale », j’ai des boutons...

Faut-il des mesures adaptées au maintien de l’ordre ? Oui. Est-ce que cela doit passer par des sections spéciales ? Je n’en suis pas du tout convaincu. Je trouve même l’idée préoccupante. En effet, la démarche qui consiste à isoler les problèmes les uns des autres et à trouver des réponses morcelées, segmentées, comme si chaque problème avait sa propre logique, est mauvaise. Il faut s’approprier les thématiques du maintien de l’ordre comme un tout. Si, à un moment donné, des mesures adaptées sont nécessaires, il faut les prendre, non pas parce qu’elles sont adaptées à telle ou telle situation, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une stratégie globale.

Quand on crée des sections spéciales, des tribunaux spéciaux ou des cellules spéciales, on crée des points de fixation extrêmement virulents et on oublie toutes les autres dimensions du problème. Et on se retrouve dans une impasse.

Je répondrai ensuite que nous avons, globalement, une bonne police. Je suis très admiratif, par exemple, de l’évolution rapide de son accueil des femmes victimes de violences : il y a une quinzaine d’années, cet accueil était vraiment catastrophique ; en revanche, maintenant, dans les commissariats, règnent un grand respect, une attention, une empathie – qui tient évidemment à la présence de femmes. La police peut donc évoluer, et je pense qu’elle en a envie.

De ce point de vue, et s’agissant de la formation, il faudrait voir ce que fait le ministère de l’Intérieur. Je crois que la question préoccupe Bernard Cazeneuve, qui a trouvé un ministère très « verticalisé » et très peu sensibilisé aux sciences sociales. Il me semble que l’hégémonie d’Alain Bauer avait contribué à marginaliser l’idée d’un institut d’études de la sécurité publique, dont nous avons besoin.

Il nous faut un lieu de débat entre chercheurs en sciences sociales, quelle que soit par ailleurs la qualité ou l’orientation de leurs travaux. Nous devons débattre de tout cela et rendre publics les débats. C’est déjà une partie de la formation. Et j’insiste sur l’idée que la formation dont je parle n’est pas à sens unique : une police bien formée est aussi une police qui contribue à la formation des citoyens à la citoyenneté. La police n’est pas un corps étranger à la population. De ce point de vue, nous avons tout à gagner.

J’observe que nous serons toujours un peu en décalage avec les pays nordiques, qui n’ont pas la même culture que les pays méditerranéens. Nous n’avons pas la même conception de l’État. Cela dit, il est très intéressant d’étudier ce qui se passe là-bas, car on a besoin de beaucoup de diversité pour penser juste.

Cela m’amène à faire une remarque sur les récépissés de contrôle d’identité, auxquels nous tenons beaucoup, mais que l’actuel Premier ministre, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, a balayé d’un revers de main, refusant même qu’on les teste dans les villes dont les maires étaient volontaires. Le système fonctionne très bien en Espagne. Or, contrairement aux pays nordiques, l’Espagne n’est pas réputée pour la facilité des rapports de sa police à la population. Donc, expérimentons, réfléchissons, ce sera très bien.

Monsieur Bacquet, vous avez affirmé que les officiers que vous aviez reçus étaient de grande qualité, un peu comme si vous faisiez une mise au point. Mais celle-ci n’était pas nécessaire. Je suis persuadé que les officiers de police, ceux que vous avez auditionnés et les autres, sont de grande qualité. Là n’est pas le problème. Pour vous faire sourire, je vous dirais que le préfet Bonnet, quand il a été envoyé en Corse, était un préfet de grande qualité. Mais il a été pris dans un débat qui l’a complètement dépassé, auquel il n’était pas préparé, et il a fait jouer des réflexes qui se sont retournés contre lui, contre la République et, d’une certaine façon, contre les forces de l’ordre. La qualité des hommes ne répond donc pas du résultat. C’est la mise en œuvre des relations entre les divers acteurs, y compris ceux qui manifestent, qui en répond.

Peut-on parler d’un usage mal adapté des grenades offensives ? Nous n’avons pas demandé la suppression des grenades offensives après les évènements de Sivens. Nous sommes très contents que le ministre les ait retirées. Pour autant, nous aurions préféré franchement qu’il prenne l’initiative d’un débat sur l’armement de la police. En effet, dans ces circonstances, l’interdiction de ces grenades apparaît comme une mesure d’ordre purement conjoncturel, et non pas une mesure de principe. Nous craignons donc que, dans une situation inverse, un autre ministre revienne sur cette interdiction.

Ce n’est pas la grenade qui a tué Rémi Fraisse, en tout cas ce n’est pas notre opinion. Est-ce qu’il y a eu un usage mal adapté ? Je répondrai qu’en l’occurrence c’est certain, dans la mesure où cette arme n’est pas faite pour tuer. Est-ce que cet usage mal adapté a été fatal ? La question est ouverte, elle réclame un débat.

L’insistance que vous mettez à dire « il faut un tireur et un viseur » me semble assez judicieuse. Je dirais pour ma part qu’il ne faut pas laisser un homme isolé quand il a entre les mains quelque chose qui peut en tuer un autre. En effet, on ne sait pas ce qui se passe dans la confrontation, surtout quand elle ne correspond pas à ce qu’on attendait. Là encore, on revient à la question de la gestion du temps. Il faudrait mesurer le nombre d’heures qui avaient été effectuées réellement sur le terrain par les forces de l’ordre au moment où l’affrontement a eu lieu.

Enfin, sur les milices locales et les polices locales, vous avez tout mon soutien. D’abord, tout ce qui est milice devrait être interdit, et l’est d’ailleurs de par la loi. La violence légitime appartient à l’État, et je pense que c’est une très bonne chose.

Les polices municipales se sont généralisées à notre grand regret. Il faut reconnaître qu’elles ne sont pas forcément synonymes de dérapages et de situations catastrophiques. Il arrive parfois qu’elles remplissent le rôle que devrait jouer la police nationale, et qu’elles ne s’en portent pas si mal. Il se construit parfois, par l’expérience, des complémentarités qui ne sont pas forcément négatives – comme l’enseignement public et l’enseignement privé. En revanche, le débat a rebondi à l’initiative d’un maire du Front national : l’armement de ces polices locales d’armes à feu me semble extrêmement dangereux et, de notre point de vue, il devrait être totalement interdit.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Monsieur Tartakowsky, je vous remercie pour la fluidité et la précision de vos réponses.

Je voudrais connaître votre analyse sur une tendance qui tend à se généraliser et dont les évènements de Sivens nous donnent un exemple : on est en fin de procédure, les opérations sont en train de se mettre en œuvre et, d’un seul coup, une manifestation très forte éclate. Quelle analyse en faites-vous, socialement et sociologiquement ?

M. Pierre Tartakowsky. Je pense que vous avez magnifiquement cerné un sujet de thèse sur la « crise de la démocratie ». Ce n’est pas une problématique de maintien de l’ordre, mais une problématique, très compliquée, des différents temps du débat public.

À une époque, les représentants représentaient les représentés, qui se sentaient représentés par les représentants. Ils se sentaient plus ou moins bien représentés, mais le débat s’inscrivait dans cet espace consensuel. Aujourd’hui, on ne peut plus parler d’espace consensuel, même si on peut le regretter. On s’en aperçoit à la multiplication des contestations, qui sont légitimées par le soutien des populations locales. Je ne dis pas qu’elles ont raison, mais il y a légitimation de leur part.

Il faut donc que nous remettions sur l’établi la façon dont nous construisons démocratiquement le débat public. Sans doute doit-on s’inspirer des réflexions de certains acteurs politiques ou civiques sur le déficit de proportionnalité et de diversité dans la représentation politique. Si vous prenez la photo des membres du conseil général du Tarn, et que vous la posez à côté d’une photo des manifestants, vous constaterez un réel problème de représentation de genre, de génération et de culture. Je ne dis pas que les personnes qui ont été élues ne sont pas légitimes. Mais, de toute évidence, il y a un décalage considérable avec la réalité des populations qu’elles représentent.

Nous avons un problème de temps et un problème de débat. Les gens ne sont pas forcément saisis de toute la complexité d’un dossier au moment où il est traité. C’est très souvent parce que d’autres tiennent des discours alarmistes, avec de bons ou de mauvais arguments, qu’ils finissent par se réveiller et manifester. Il y a là un problème troublant pour les élus de la Nation.

M. le président Noël Mamère. Nous y réfléchissons. Je précise d’ailleurs à notre collègue Anne-Yvonne Le Dain qu’un certain nombre de députés de la majorité travaillent sur une introduction plus importante des citoyens dans les procédures d’enquête d’utilité publique ; le ministre chargé de ces questions doit même y réfléchir. En effet, tant que l’on n’aura pas réformé les procédures d’aménagement du territoire et des enquêtes d’utilité publique, on pourra s’attendre à ce que des affaires comme celles de Sivens, de Notre-Dame-des-Landes ou de Roybon se reproduisent.

M. le rapporteur. Monsieur le président Tartakowsky, vous avez évoqué le travail que la Ligue des droits de l’Homme a fait sur les évènements de Sivens, travail sur lequel je ne porte aucun jugement, pas plus que je ne porte de jugement sur le rapport qu’a rendu l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Ce n’est d’ailleurs pas notre rôle de le faire. Mais, à la suite la thèse du « pauvre gendarme isolé » que vous avez développée, je veux citer un extrait du rapport de l’Inspection générale :

« Face à la position du groupe Charlie 1 se présente un groupe de manifestants hostiles, équipés de casques et de boucliers, qui lance des projectiles, suivi d’un autre groupe plus important qui occupe le terrain ; l’ensemble est dirigé par un homme dont on entend les ordres. Ils se trouvent à environ une quinzaine de mètres (évaluation nocturne). En accord avec son commandant de peloton, le MDC [maréchal des logis] J. s’apprête à lancer une grenade offensive pour stopper la progression des manifestants.

« Afin de repérer la position des manifestants, le MDC J. utilise les jumelles I. L puis les repose. Il adresse ensuite à haute voix un avertissement destiné aux manifestants puis il lance sa grenade dans le secteur préalablement identifié et réputé inoccupé, par un mouvement de lancer „en cloche” au-dessus du grillage de 1,80 m. Après la détonation, le groupe de manifestants se disperse.

« Dans son audition, le major commandant le peloton Charlie dit ne pas avoir suivi visuellement la trajectoire de la grenade mais que, après la détonation, il aperçoit un manifestant tomber au sol. Il n’est pas en mesure de faire la relation entre les deux situations. »

La justice aura certainement à établir ce qu’elle considèrera comme étant la version la plus plausible. Mais à tout le moins, on peut considérer qu’il y en a de différentes.

M. Pierre Tartakowsky. Celle-ci est accablante.

M. le président Noël Mamère. Absolument, puisqu’il y a eu un tir « en cloche », alors que, selon la directive, ces grenades doivent être roulées sur le sol.

M. le rapporteur. Je réagissais simplement sur un positionnement. Maintenant, la justice suit son cours.

M. Pierre Tartakowsky. Notre propre enquête est d’ailleurs une enquête de documentation, beaucoup plus générale que celle de la justice.

Je remarquerai simplement qu’il faut prendre avec précaution la notion d’isolement. Objectivement, ici, avec vous, je ne suis pas isolé. Mais si vous vous mettiez à parler entre parlementaires, je me sentirais isolé parce que je ne maîtriserais pas le langage utilisé. Bien sûr, je pense que le langage passait bien entre le maréchal des logis en question et son supérieur immédiat, mais on ne peut pas exclure que la rapidité du mouvement ait créé un sentiment d’isolement. L’isolement est une notion très relative. Je dis cela à décharge de celui qui a tiré, notez-le bien…

M. le président Noël Mamère. Merci, monsieur le président.

L’audition prend fin à neuf heures quarante.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Réunion du jeudi 19 février 2015 à 8 h 30

Présents. - M. Jean-Paul Bacquet, Mme Marie-George Buffet, M. Guy Delcourt, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Noël Mamère, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin

Excusés. - M. Pascal Demarthe, M. Boinali Said

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Premat