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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 19 mars 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 19

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Fabien JOBARD, directeur de recherches au CNRS, actuellement en poste au Centre de recherches Marc Bloch à Berlin 2

–   Présences en commission 12

COMMISSION D’ENQUÊTE CHARGÉE D’ÉTABLIR UN ÉTAT DES LIEUX
ET DE FAIRE DES PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE MISSIONS
ET DE MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE RÉPUBLICAIN,
DANS UN CONTEXTE DE RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES
ET DU DROIT DE MANIFESTATION, AINSI QUE DE PROTECTION
DES PERSONNES ET DES BIENS

L’audition commence à onze heures quinze.

M. le président Noël Mamère. Chercheur en sciences sociales, vous comptez parmi les meilleurs spécialistes des questions du maintien de l’ordre en France. Nous serons heureux d’entendre votre analyse des évolutions qu’a connues le maintien de l’ordre dans notre pays et de recueillir vos éventuelles observations sur les manières de l’améliorer.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Fabien Jobard prête serment.)

M. Fabien Jobard. Monsieur le président, mesdames, messieurs, directeur de recherche au CNRS, je suis actuellement chercheur au Centre Marc Bloch à Berlin après avoir été chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), principal centre de recherche en sociologie pénale en France, dont j’ai eu la chance d’être le directeur pendant cinq ans. J’ai travaillé sur le maintien de l’ordre à partir de 1995 : d’abord, en menant des entretiens et des observations auprès de compagnies de district à Paris ; puis, en me consacrant à l’étude du maintien de l’ordre en dictature, à travers le cas de la RDA ; plus récemment, en 2008, en retournant sur le terrain à Paris pour suivre des manifestations avec les compagnies de district, notamment des manifestations lycéennes, qui sont parmi celles qui posent le plus de soucis aux forces de l’ordre.

J’introduirai mon propos par quelques considérations de théorie de la police. Le maintien de l’ordre, d’une certaine manière, n’est pas un métier policier, mais une compétence politique. La police – la police urbaine ordinaire que nous connaissons dans la vie de tous les jours – est fondée sur des principes mêlant discernement de l’agent, connaissance du terrain, dialogue, confiance, appréciation de la situation préalable à la décision et ancrage territorial. Le maintien de l’ordre, à l’inverse, repose non sur des individus mais sur des unités constituées organisées selon un mode militaire, où prévaut le principe de la discipline à travers une chaîne de commandement. La force, dans les opérations de maintien de l’ordre, n’est engagée que sur l’ordre de l’autorité légitime, alors que sa mise en œuvre relève de l’appréciation individuelle du gardien de la paix en police ordinaire. Beaucoup de chercheurs, notamment anglo-saxons, estiment même que le maintien de l’ordre est un métier de type militaire et non policier.

Cela a une conséquence très claire : il faut réaffirmer la responsabilité des autorités civiles dans la conduite des opérations de maintien de l’ordre. Certaines des personnes que vous avez auditionnées vous l’ont d’ailleurs dit, notamment des responsables des forces de police ou de gendarmerie. Le préfet est le seul responsable en matière de maintien de l’ordre, en particulier s’agissant de l’ordre d’user de la force ou des armes. Et si l’autorité civile tente de se retrancher derrière les forces de police pour dissoudre la responsabilité, cela ne peut être considéré que comme une manœuvre. J’insiste sur ce point, car dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, même la notion de légitime défense est une notion fragile.

Ce caractère politique du maintien de l’ordre a une autre conséquence : on ne saurait le concevoir sous un angle exclusivement technique. Le sociologue américain Peter K. Manning parle de « fonction dramaturgique » de la police : c’est aussi une image qui est gérée. Le maintien de l’ordre engage une responsabilité devant des contingences – une foule protestataire, une foule festive – mais aussi la capacité à convaincre que le politique est en mesure de maîtriser une situation donnée, de se montrer fort. Savoir si l’on s’engage dans une stratégie de désescalade ou une stratégie martiale est une question dont la nature n’est ni technique ni policière mais entièrement politique.

Dans les pays de common law, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, le maintien de l’ordre est envisagé tout autrement qu’en France. Le principe de police autonomy prime : le policier est considéré en tant que professionnel comme seul responsable de la conduite des opérations, dans un cadre général fixé par le politique qui n’est pas censé intervenir ensuite – s’il s’avère qu’il le fait, sa responsabilité peut même être mise en cause. En France, il existe une tradition de méfiance à l’égard des forces de police : le politique doit être au plus près du policier. Cela implique que, d’une certaine manière, le policier est dépossédé de la responsabilité du maintien de l’ordre.

Ce modèle politique du maintien de l’ordre qui caractérise la France n’implique cependant pas que nous soyons régis par une police du prince. Le maintien de l’ordre a été très fortement juridicisé à partir du décret-loi de 1935 et même constitutionnalisé, avec la décision du Conseil constitutionnel de 1995 sur la fouille des véhicules. Il est également régi par des dispositions de l’Union européenne et de la convention de Schengen, dont les pays signataires disposent d’un fichier d’informations commun, le fichier SIS. Et puis, bien entendu, ni le droit ni le politique ne peuvent décider de tout : en face, il y a des manifestants qui disposent de leur propre répertoire d’actions, de leur propre savoir et qui savent faire preuve d’adaptation tactique.

Ce préalable théorique étant posé, je m’attacherai à cerner trois points de tension : l’indétermination croissante de la définition du maintien de l’ordre ; le maintien de l’ordre comme dispositif de connaissance ; le rapport du maintien de l’ordre à la durée.

Première tension : l’extension du domaine du maintien de l’ordre.

Le maintien de l’ordre associe de manière très spécifique une chaîne de commandement et une responsabilité exclusive de l’autorité civile, du préfet, et donc du politique.

Depuis une vingtaine d’années, on observe en France une multiplication des quasi-unités de maintien de l’ordre : compagnies départementales, compagnies de sécurisation, brigades anti-criminalité districtalisées. Autant d’unités ne bénéficiant pas d’une formation analogue à celles des compagnies républicaines de sécurité (CRS) ou des escadrons de gendarmerie mobile, n’ayant ni le même équipement ni la même doctrine d’intervention, à qui, pourtant, l’on confie des missions qui relèvent du maintien de l’ordre.

Pourquoi cette évolution ? D’autres notions à la doctrine très indéterminée, en particulier celle de violences urbaines, sont venues titiller le domaine du maintien de l’ordre et fragiliser les dispositifs policiers. Lorsque l’on estime qu’une opération relève de la violence urbaine et qu’elle met en cause des acteurs qualifiés de « jeunes violents » dans les rapports de police, une définition préalable de la situation va entièrement déterminer l’action des forces de police : certains types d’armes seront employés, par exemple des lanceurs de balle de défense (LBD) ou des Flash-Ball, et certaines des unités que j’évoquais seront mobilisées. Et, dans ces occasions, personne n’est vraiment en mesure de maîtriser l’usage de la force qui peut être fait.

Je voudrais ici insister sur l’outil le plus en cause dans cette indétermination du maintien de l’ordre, le Flash-Ball, aujourd’hui utilisé au cours de rassemblements festifs, de rassemblements protestataires – des lycéens se regroupant devant leur établissement avant de rejoindre un cortège dans leur agglomération, par exemple –, d’opérations aux abords des stades de football. Introduite par un texte du directeur général de la police nationale, Claude Guéant, en 1995, cette arme, à l’origine en dotation collective, a fait de plus en plus l’objet de dotations individuelles. Et c’est à partir de sa généralisation en 2003, à la suite d’un texte du directeur central de la sécurité publique, que le nombre de blessés s’est multiplié : vingt-cinq blessés, quinze personnes énucléées, un mort au total. L’Espagne vit une situation comparable avec une vingtaine de blessés graves depuis 2004, date à laquelle l’usage du Flash-Ball a été généralisé.

Il faut définir une ligne de démarcation très nette entre, d’une part, les opérations relevant du maintien de l’ordre, qui appellent l’intervention d’unités constituées, formées et équipées à cet effet, et qui obéissent à une source de commandement clairement déterminée, et, d’autre part, les opérations relevant de la police urbaine ordinaire, qui ne sauraient reposer sur le recours à de telles armes.

Je n’ouvrirai pas le débat sur la police urbaine en France, cela nous conduirait très loin. Je me limiterai aux unités constituées. Un discours répandu veut que, aujourd’hui, celles-ci soient confrontées à de petits groupes mobiles et déterminés face auxquels elles ne pourraient faire grand-chose. Ce n’est pas vrai. Cette invocation d’un aujourd’hui en rupture avec le passé date de vingt ans au moins. Dans les années quatre-vingt-dix, lorsque je conduisais des entretiens à la préfecture de police avec mon collègue Olivier Fillieule, aujourd’hui en poste à l’université de Lausanne, on nous disait déjà que le public n’était plus le même, qu’il s’agissait de groupes déterminés et mobiles qui échappaient au contrôle des unités constituées, on mettait déjà en place des équipes légères d’intervention de gendarmerie et l’on commençait à réfléchir à ce qui deviendra les sections de protection et d'intervention (SPI) et les sections d’appui et de manœuvre (SAM) des CRS, en gros, au fractionnement opérationnel des unités constituées et à leur capacité à libérer certains de leurs membres pour effectuer des interpellations et ramener les personnes interpellées dans les rangs des forces de police.

Plutôt que de multiplier les unités de para-maintien de l’ordre, appelées aux États-Unis « unités para-militaires », et les équipements aux qualificatifs tous plus délirants les uns que les autres – « non-létaux », « sublétaux », « demi-létaux », comme s’il pouvait y avoir une demi-mort ! –, il importe de revenir aux compétences des unités formées au maintien de l’ordre et d’examiner avec elles jusqu’où travailler dans la constitution d’équipes légères d’intervention.

J’évoquerai un dernier point qui menace la cohésion du maintien de l’ordre : l’intervention de préoccupations relevant de la police judiciaire. Le maintien de l’ordre est une opération politique et le pouvoir politique veut qu’il y ait des interpellations, des déferrements, des comparutions immédiates, voire des condamnations. Cette préoccupation est compréhensible mais il faut bien en mesurer les conséquences : cette logique d’interpellation conduit à l’individualisation du rapport des forces de maintien de l’ordre aux foules qu’elles ont en face d’elles alors que, vous le savez, le maintien de l’ordre repose sur la mise à distance des foules par une action massive, donc dissuasive, et non sur l’intervention sur des corps individuels.

Cette immixtion du judiciaire dans les dispositifs de maintien de l’ordre conduit des unités en civil – des brigades anti-criminalité (BAC) ou, à Paris, la brigade d'information de voie publique (BIVP) ou la section sportive de la préfecture – à intervenir selon leurs méthodes propres sans considération pour la logique d’ensemble du dispositif de maintien de l’ordre. J’ai pu le constater en 2008 lors des manifestations lycéennes que j’ai observées du côté des forces du maintien de l’ordre.

J’en viens à mon deuxième point, que j’estime absolument fondamental : le maintien de l’ordre comme dispositif de connaissance.

Le maintien de l’ordre, tous les policiers vous le diront, repose sur la connaissance de la société, des groupes protestataires, des dynamiques de contestation, d’escalade mais aussi de désescalade, de l’articulation entre violences et expressions politiques conventionnelles.

En ce domaine, la France commence à accuser quelques retards. Nous mesurons depuis assez longtemps les effets de la dissolution des Renseignements généraux. Celle-ci a entraîné une perte de connaissance des phénomènes de société à l’échelle territoriale. Les événements de Poitiers, de Strasbourg, de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi de Sivens ont illustré la difficile capacité des pouvoirs publics à anticiper les dynamiques de protestation et de contestation. Toutefois, les autorités publiques ont bien pris la mesure du problème et une réforme du renseignement territorial est en cours.

Reste à améliorer le rapport de la police au savoir. En France, aucun enseignement de sciences sociales n’est dispensé dans les écoles de police alors qu’en Allemagne – comme cela a dû vous être dit lors de votre visite à Lunebourg –, l’Institut de formation des cadres de la police, la Deutsche Hochschule der Polizei de Münster, comprend dans son corps enseignant des chercheurs avec qui je peux écrire des articles publiés dans des revues de sociologie. C’est l’une des raisons pour lesquelles, nous autres universitaires, avions lancé l’alerte face à l’émergence d’une prétendue science criminologique soutenue par l’idée qu’il faudrait payer des gens à répéter ce qu’ils tiennent de la police dans une logique totalement circulaire, qui n’aide ni le savoir ni la police. Pour nous, le savoir doit venir de l’extérieur. On ne saurait se satisfaire de productions internes et auto-référentielles.

Reste aussi à la France à s’intégrer dans des instances de réflexion collective auxquels participent déjà nombre de pays européens, en particulier s’agissant des dynamiques d’escalade ou de violence dans les manifestations. La Suède, le Danemark, la RFA, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie et d’autres ont ainsi pris part à la production d’un guide de bonnes pratiques dans le cadre du projet GODIAC – Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe – qui repose sur un savoir élaboré en commun par les policiers et les chercheurs en sciences sociales autour du comportement des foules. Tout n’est sans doute pas à prendre mais ce qu’il faut retenir, c’est l’absence de la France de ces dispositifs.

Des policiers et des gendarmes vous ont sans doute parlé de l’excellence française en matière de maintien de l’ordre et de l’exportation du modèle français. Je suis au regret de vous dire que cette réalité relève du passé. La livraison à la Tunisie dictatoriale d’équipements destinés à réprimer les manifestations avait fait figure d’anecdote lugubre mais ce genre de prestation risque d’être l’essentiel de ce que la France sera capable d’exporter à l’avenir. Les élites policières françaises devraient participer à ces arènes collectives d’élaboration de nouvelles doctrines, non que celles-ci soient nécessairement meilleures, mais parce qu’elles supposent d’échanger avec des pairs, de s’ouvrir à de nouvelles expériences au lieu de se replier sur soi-même et d’en rester à des connaissances vieilles d’un siècle et demi.

Par ailleurs, les polices anglaises et allemandes ne se contentent pas de collecter des renseignements avant les opérations de maintien de l’ordre, elles le font au cours des opérations mêmes. Il s’agit pour elles d’échanger le plus possible avec les manifestants. La France connaît certes un dispositif analogue à travers les officiers de liaison, qui ont une connaissance très fine des interlocuteurs, notamment au sein des organisations professionnelles et des syndicats. Simplement, il faudrait encourager une extension du dialogue au plus grand nombre de groupes possible afin de tenir compte du caractère polymorphe des manifestations, auxquelles prennent part des groupes fort divers.

Je vous donnerai un exemple significatif. Les manifestations lycéennes sont extrêmement pénibles à gérer : l’organisateur dépose l’appel à manifester mais, par la suite, ne maîtrise rien. Il fait bien sûr appel aux services d’ordre des grandes organisations professionnelles, en plus du service d’ordre qu’il aura lui-même constitué, mais des surprises sont toujours possibles. C’est ainsi que lors des manifestations du printemps 2008, les policiers et les services d’ordre ont vu apparaître des gros bras, des jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, qui ont pris place à l’avant de la manifestation. Plus la manifestation approchait de la place de la Nation, plus cela chauffait et le service d’ordre de la CGT a pris le pas sur ces « muscles » d’origine inconnue afin de prendre en charge la conduite du cortège. Mais, à aucun moment de la manifestation, je n’ai vu de policiers engager de dialogue avec ces jeunes, qui, une fois arrivés place de la Nation, sont repartis chez eux sans qu’on ait pu savoir qui ils étaient, alors qu’il aurait peut-être été possible de construire avec eux un dispositif durable pour faire en sorte que les manifestations lycéennes se passent mieux. Cette attitude m’est apparue d’autant plus paradoxale que, depuis vingt ans, les policiers ne cessent de déplorer la baisse des effectifs syndicaux qui réduit leur capacité à s’appuyer sur des services d’ordre forts, du moins à Paris.

Ajoutons une note en bas de page. Lorsque la police ou les pouvoirs publics ont le sentiment de mal maîtriser un phénomène, leur premier réflexe est de créer un fichier. Un responsable policier a même tenté de défendre, devant votre commission, l’idée de créer, à côté des manifestations et des violences urbaines, une catégorie « subversion politique », qui appellerait la création d’un fichier. Cela me paraît être la solution la plus sommaire et la moins efficace qui soit car elle exonère de comprendre les dynamiques de radicalisation individuelle et collective et d’effectuer un travail de renseignement classique, consistant à se rendre dans les clubs de jeunes, les associations culturelles et sociales, les municipalités pour se faire connaître et échanger.

J’en viens à mon troisième et dernier point, le rapport du maintien de l’ordre à la durée.

Les policiers responsables du maintien de l’ordre, les commissaires d’arrondissement à Paris, mettent souvent en avant l’avantage qu’ils détiennent : des réserves de forces quasiment inépuisables puisqu’il leur est possible, sur une durée très longue, de renouveler leurs effectifs. Il leur suffit d’attendre qu’en face, les manifestants s’épuisent et le mouvement se dissout sans qu’il y ait eu recours à la force.

Aujourd’hui, les forces policières se heurtent à un problème technique avec l’occupation. Certes, ces modes d’action ne sont pas nouveaux : nous connaissons les sit-in, les grèves de la faim, les occupations d’églises, d’écoles ou de bâtiments désaffectés. Mais le mouvement planétaire Occupy, les Indignés ou les manifestants de Notre-Dame-des-Landes ont mis en œuvre des formes de protestation où l’occupation est devenue la finalité même du mouvement, et non plus un moyen.

Dans les pays de common law, le politique est tenu le plus loin possible de la décision policière. On attend avant tout que la dimension judiciaire de l’occupation soit épuisée : le juge examine la nature de l’occupation, rend une décision et la police l’exécute selon le modèle du law enforcement. Dans les pays où le politique commande au maintien de l’ordre, deux solutions sont envisageables : la recherche d’une médiation, tactique coûteuse en termes de temps, ou bien l’emploi de la force en vue de déblayer le terrain, comme on a pu le voir à Sivens. Deux philosophies contraires du maintien de l’ordre s’opposent ici.

La durée a toujours été une ressource essentielle de gestion des protestations et de désescalade et toute intervention du politique dans ce type de circonstances comporte le risque, loin d’être négligeable, d’une confrontation violente.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Ce qui nous intéressait tout particulièrement dans vos travaux, c’est leur dimension comparative et je vous remercie de nous avoir donné des pistes dans ce domaine.

Vous avez insisté sur le rôle particulier que joue en France ce que vous appelez le pouvoir politique, rôle inconcevable en Allemagne, comme nous avons pu le mesurer lors de notre visite à Lunebourg. J’emploierai plutôt l’expression de « pouvoir civil », incarné par des préfets, qui rendent compte à un Gouvernement, responsable devant l’opinion publique. Lors de leurs auditions devant notre commission, les professionnels du maintien de l’ordre ont souligné qu’ils souhaitaient que le pouvoir civil assume clairement la responsabilité des intentions et la fixation de l’objectif, sans pour autant intervenir dans les modalités d’intervention. Pensez-vous qu’il serait souhaitable d’aller vers un retrait du pouvoir civil des opérations de maintien de l’ordre ?

Quelle est votre opinion sur la mise à distance, doctrine française, face à l’entrée en contact, pratiquée dans d’autres pays ?

S’agissant du LBD, je ne voudrais pas trahir vos propos, mais j’ai cru comprendre que votre critique portait essentiellement sur l’usage qu’en faisaient des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre. Que pensez-vous de leur usage dans les unités spécialisées, étant entendu que tous les cas d’incidents, d’accidents et de blessures qui nous ont été rapportés semblent dériver d’une utilisation en dehors des protocoles prévus ?

Vous avez évoqué la propension des autorités politiques aux interpellations. Il faut préciser que celle-ci portent non sur les manifestants mais sur des individus qui perturbent les manifestations, commettent des voies de fait, cassent des vitrines ou s’attaquent au mobilier urbain. Nos concitoyens peuvent accepter le désordre public quand il renvoie à la possibilité de manifester mais pas quand il résulte de telles actions.

Les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre public ne sont pas demandeuses. Elles considèrent que procéder à des interpellations ne fait pas partie de leur métier et conduit même à perturber le bon déroulement de leurs manœuvres destinées à assurer le maintien de l’ordre. C’est la raison pour laquelle les dispositifs de maintien de l’ordre comprennent de plus en plus d’unités de police ou de gendarmerie qui se consacrent aux interpellations. Peut-être serait-il nécessaire de préciser les conditions d’articulation de ces actions, même si les professionnels que nous avons auditionnés considèrent qu’elles sont bonnes.

Enfin, j’aimerais vous interroger sur le degré de violence. Avez-vous des éléments d’appréciation sur le nombre de blessés du côté des manifestants et du côté des forces de l’ordre ? Ceux qui considèrent que les manifestations sont de plus en plus violentes ont tendance à dire que le nombre de blessés parmi les forces de l’ordre est de plus en plus important ; à l’inverse, ceux qui considèrent que le pouvoir réprime davantage mettent en avant un plus grand nombre de blessés parmi les manifestants. Pensez-vous qu’il serait opportun de systématiser un outil de mesure objectif à l’issue de chaque opération de maintien de l’ordre ?

M. le président Noël Mamère. Votre exposé montre qu’il y a un très grand déficit de médiation dans notre pays, et même que celle-ci a connu un recul puisque vous soulignez que la seule chose que la France serait capable d’exporter aujourd’hui, ce serait des armes.

Quelles voies d’amélioration envisagez-vous ? Ne pourrait-on imaginer, à l’instar de l’Allemagne, que la formation des policiers comprenne un cursus de sciences sociales ? Cela pourrait faire partie des préconisations de notre rapport.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Un exemple : parmi les responsables de la police qui nous ont accueillis lors de notre visite à Lunebourg figurait un sociologue qui dirige l’un des services de police de la ville.

M. le président Noël Mamère. Par ailleurs, j’aimerais que vous précisiez votre position à propos des Flash-Ball . Considérez-vous qu’ils peuvent être utilisés dans le cadre d’une procédure très précise par des unités dûment formées ou pensez-vous, comme certains d’entre nous, dont je suis, qu’il faudrait en interdire l’utilisation au même titre que les LBD ?

Dans un article du journal Le Monde du 16 mars 2015, consacré aux émeutes de 2005, vous dites : « Cette tactique de maintien de l’ordre a servi lors des épisodes suivants, avec l’emploi répété du Flash-Ball et des équipes surarmées. Le politique affiche la reprise en main ostentatoire des quartiers ». Pourriez-vous nous commenter cette affirmation ?

Enfin, nous voyons bien qu’il est difficile de dissocier la question du maintien de l’ordre de celle de la sécurité publique. Les principales bavures et les principaux accidents relèvent de la sécurité publique et sans doute de l’absence de formation des personnels qui en sont chargés. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

M. Guy Delcourt. Je prie M. Jobard de bien vouloir m’excuser car je vais devoir m’absenter mais je souhaite reprendre contact avec lui pour évoquer plus avant ses travaux fort intéressants.

M. Fabien Jobard. Je vous remercie, messieurs, pour ces questions très informées.

Monsieur le rapporteur, s’agissant du rôle du pouvoir civil, vous avez pointé l’écart qui sépare les pays de common law – desquels nous pouvons rapprocher l’Allemagne car, après la guerre, sa police a été formée par les Britanniques qui ont exporté leur modèle – et un modèle plus continental dont la France est assez exemplaire. Les professionnels du maintien de l’ordre ont pu aller jusqu’à évoquer la nécessité de revenir au régime des réquisitions.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Ils considèrent qu’il y a plus de souplesse dans le système actuel et que les moyens de transmission sont tels qu’ils permettent d’avoir une traçabilité qui les couvre.

M. Fabien Jobard. La traçabilité de la décision est en effet une question décisive pour eux. Nous avons bien vu, lors des événements de Sivens, l’enjeu qu’a représenté le fait qu’une consigne d’extrême fermeté aurait été donnée ou pas par le pouvoir civil.

Il importe de ne pas en rester à un schéma intermédiaire et indéterminé. Il est bon que le politique assume sa fonction de donneur d’ordre en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Le préfet doit endosser clairement cette responsabilité et le Gouvernement répondre des décisions qu’il a prises devant la représentation nationale et l’opinion publique. Or, aujourd’hui, la tentation est forte de reporter sur les forces de police une responsabilité qui est celle du Gouvernement, cette responsabilité pouvant couvrir aussi bien le fait de donner l’ordre d’agir que de s’abstenir d’en donner, de ne pas être présent sur le terrain, de ne pas être à la hauteur de la situation. Tout cela renvoie à la nécessité de donner aux préfets ainsi qu’aux secrétaires généraux de préfecture, qui prennent souvent en main la conduite des opérations de maintien de l’ordre, une formation adéquate.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Pour information, je précise que nous allons bientôt auditionner Christian Lambert, chargé d’une mission qui porte entre autres sur la formation des préfets et des sous-préfets en matière de maintien de l’ordre public.

M. Fabien Jobard. Vous avez souligné la distance culturelle qui sépare la France de l’Allemagne. Le fédéralisme est un autre aspect de ces différences. Il n’est pas rare d’assister à des passes d’armes entre le gouvernement d’un Land et une municipalité pour savoir qui doit décider du nombre de forces disponibles pour une manifestation donnée. Ce fut le cas, par exemple, pour les marches de Pegida à Leipzig.

Mieux vaut réaffirmer de manière claire ce qui est, afin que les acteurs puissent évoluer chacun dans leur domaine propre de compétences et de responsabilités.

Vos questions sur les doctrines de maintien de l’ordre et l’articulation entre distance et contact rejoignent le problème des interpellations et l’usage des balles en caoutchouc de diverses natures.

La mise à distance des foules est nécessaire : elle permet d’éviter le contact. La charge est en effet l’un des éléments du maintien de l’ordre parmi les plus difficiles à maîtriser pour les unités constituées. Comment ajuster ce dispositif d’une puissance considérable ? Figurez-vous une quinzaine d’agents très équipés, surtout défensivement, pesant chacun entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix kilos, face à des lycéens n’en pesant que cinquante à soixante. Le politique a toujours à craindre le traumatisme qu’il y ait un lycéen étendu sur la pelouse.

Cette difficulté a suscité la tentative d’articuler moyens de mise à distance et moyens de captation des fauteurs de trouble. Souvenons-nous des pelotons voltigeurs mobiles de sinistre mémoire, à l’origine de la mort de Malik Oussekine, qui a été l’événement majeur en France dans l’histoire du maintien de l’ordre depuis 1968. Ils avaient précisément pour fonction de pénétrer une foule sans que les forces aient à prendre le risque de la charge.

Il me paraît indispensable de connaître au mieux l’état d’esprit de la foule que l’on a en face de soi pour mesurer si les conséquences d’interpellations par les forces en civil ne sont pas de nature à solidariser une partie des manifestants avec les fauteurs de trouble, par réaction à ce qu’ils identifient comme la violence de certains policiers.

Comment y parvenir ? Il s’agit de privilégier le recours aux équipes légères d’intervention et aux SPI des CRS pour mener un travail d’interpellation car elles ont pour préoccupation de garder le contact avec le gros des forces. Vous connaissez le fonctionnement des binômes : les agents projetés sont toujours accompagnés de deux agents chargés de leur protection et de leur éventuel rapatriement. Le travail des unités en civil, qui repose sur une culture toute différente, doit à mon sens concerner l’extérieur du bloc manifestant, une interpellation pouvant s’effectuer deux heures après une manifestation.

D’une certaine manière, je ne comprends pas pourquoi aujourd’hui on a le souci de multiplier les unités en intervention dans les dispositifs de manifestation. Mieux vaudrait consolider le savoir et le savoir-faire des unités constituées, y compris dans le domaine des techniques d’interpellation.

Tout cela a des incidences budgétaires, bien sûr : une unité de CRS coûte beaucoup plus cher que trois ou quatre équipages de BAC ou qu’une compagnie de sécurisation. Il s’agit d’unités casernées, dont l’entraînement et la formation sont chers, mais, justement, l’entraînement et la formation constituent l’essentiel de ce qui est en jeu ici.

Les balles en caoutchouc doivent-elles être utilisées comme des moyens ordinaires dans les opérations de maintien de l’ordre ? Vous avez raison de souligner, monsieur le président, qu’elles font plus de dégâts quand elles sont utilisées pour la sécurité publique. Cela rejoint le débat qu’il y a eu en Angleterre voilà une trentaine d’années. La mise en place par Margaret Thatcher d’unités constituées, spécialement dédiées au maintien de l’ordre, avait soulevé un tollé : tout le monde avait hurlé contre cette police dictatoriale à la française. C’était vite oublier que cette police à la française, caractérisée par la discipline et la chaîne de commandement, maîtrisait beaucoup mieux l’usage de la force que les policiers de sécurité publique envoyés face aux manifestations de mineurs dans les années soixante-dix.

À mon sens, le problème du Flash-Ball renvoie d’abord à un problème de police urbaine, qui souffre d’une faille doctrinale d’emploi de la force. Il n’est qu’à rapprocher les situations labellisées « violences urbaines », opposant police et « jeunes violents », et la liste des blessés par Flash-Ball. Rappelons qu’il y a eu deux blessés par Flash-Ball à l’occasion de simples barbecues organisés aux Mureaux et à Villiers-le-Bel. Lors des études de terrain que je menais auprès des brigades anti-criminalité dans les Yvelines, j’avais pu constater que barbecue était devenu synonyme d’intervention possible, de manière complètement disproportionnée.

L’usage de balles en caoutchouc est en rupture avec la tradition du maintien de l’ordre en France. C’est un outil de coup porté, et non de mise à distance, qui individualise. Je serais presque favorable à ce que l’on trouve des moyens qui, en aucun cas, ne permettent qu’un projectile atteigne le visage. Les grenades offensives roulées au sol peuvent constituer une piste car, à moins de circonstances particulièrement défavorables, les galets de caoutchouc qu’elles projettent ne se portent pas à plus de cinq centimètres au-dessus du sol. Le Flash-Ball ne peut pour l’instant permettre une visée précise : il est utilisé à distance, et la masse de la balle en caoutchouc l’emporte sur la trajectoire de tir. Tant qu’on ne pourra éviter les atteintes au visage avec certitude, le recours à cet outil ne me semble pas approprié dans les opérations de maintien de l’ordre. Quinze personnes énucléées en France depuis dix ans, c’est un chiffre intolérable.

Vous évoquiez les chiffres, monsieur le rapporteur : le maintien de l’ordre est une question d’image, mais aussi de batailles de chiffres. Il serait sans doute possible de mettre en place un outil de collecte du nombre de blessés, à condition de ne prendre en compte que les blessures entraînant une prise en charge aux urgences et une interruption temporaire de travail supérieure à zéro jour.

Quant à la médiation, monsieur le président, c’est le point essentiel de comparaison entre les expériences actuellement menées à l’étranger et les pratiques françaises. La police française a une culture de dialogue avec les manifestants. Le décret-loi de 1935 remplit à ce titre une fonction essentielle : avant la manifestation, la police se concerte avec les organisations appelant à manifester pour fixer l’itinéraire et les modalités d’intervention des services d’ordre. Toutefois, elle n’a pas cette culture de la médiation au cours de l’action, ancienne dans la police anglaise. Les images d’archives de manifestations dans les grandes villes du Royaume-Uni de la période de fortes tensions de 1983-1984 montrent ainsi des policiers en uniforme, défilant avec les manifestants. La doctrine sous-tendant ce dispositif est que les manifestants se sentant en danger ou sentant un danger pourront toujours chercher protection auprès du policier le plus proche qui, en contact avec les unités, est en mesure de demander des renforts. Manifester reste un exercice périlleux. Souvenons-nous de l’extrême violence qui a marqué les manifestations lycéennes et étudiantes de mars 2006 contre le contrat de première embauche (CPE) pendant lesquelles des manifestants ont été agressés par d’autres protestataires.

Ce privilège donné à l’uniforme par rapport au camouflage, la présence des policiers parmi les manifestants et la poursuite du dialogue au cours de l’événement constituent une avancée essentielle à conquérir pour la gestion des dispositifs de maintien de l’ordre. À cet égard, il serait bon de se tourner, outre l’Angleterre et l’Allemagne, vers la Suède, pays qui a beaucoup promu des expérimentations en ce sens, qui sont discutées dans le cadre du Collège européen de police ou du projet GODIAC.

Il faut aller au-delà du face-à-face entre l’officier de liaison et ses points de contact habituels au sein des organisations professionnelles. La rue est devenue pour beaucoup un moyen légitime d’expression des revendications, qui ne passe plus forcément par la médiation des organisations professionnelles, syndicales ou associatives. De nombreuses personnes se joignent aux cortèges sans être véritablement encadrées. Cela nécessite de poster des policiers à l’intérieur des manifestations, de manière à pouvoir maintenir un contact permanent entre manifestants et forces de police.

M. le président Noël Mamère. Je vous remercie, monsieur Jobard, pour vos réponses nourries qui vont nous permettre de tirer certaines conclusions avec M. le rapporteur et les membres de la commission d’enquête.

L’audition s’achève à douze heures vingt.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Guy Delcourt, M. Noël Mamère, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin, M. Éric Straumann

Excusés. - M. Jean-Pierre Barbier, M. Pascal Demarthe, M. Hugues Fourage, M. Boinali Said