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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 16 avril 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 27

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–   Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, accompagné de Mme Claudine Angeli-Troccaz, adjointe chargée de la déontologie et de la sécurité, et de Mme Estelle Faury, rapporteur pour le pôle déontologie de la sécurité. 2

–   Présences en commission 16

COMMISSION D’ENQUÊTE CHARGÉE D’ÉTABLIR UN ÉTAT DES LIEUX
ET DE FAIRE DES PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE MISSIONS
ET DE MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE RÉPUBLICAIN,
DANS UN CONTEXTE DE RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES
ET DU DROIT DE MANIFESTATION, AINSI QUE DE PROTECTION
DES PERSONNES ET DES BIENS

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions, monsieur le Défenseur des droits, d’avoir accepté de venir témoigner devant notre commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre. Vous êtes la dernière personnalité que nous entendrons.

Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jacques Toubon prête serment.)

M. Jacques Toubon. Notre mission étant de défendre les droits et les libertés fondamentales de tous, nous sommes particulièrement heureux d’intervenir devant votre commission d’enquête sur les modalités du maintien de l’ordre dans la République française, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifester.

Avant de répondre à vos questions , je vais donner quelques indications sur le travail quotidien du Défenseur des droits dans le domaine qui vous intéresse.

Le Défenseur des droits, qui a succédé à la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) en 2011, s’est vu confier quatre missions : la déontologie de la sécurité, les droits des enfants, la médiation avec les services publics, la lutte contre les discriminations. Alors que la CNDS était uniquement consultative et ne pouvait être saisie que par les parlementaires, le Défenseur des droits peut s’autosaisir ou être saisi directement.

Au départ, nous avons été surtout saisis d’affaires liées à l’usage de la force et des armes par des policiers ou des gendarmes, pour se défendre, évacuer un lieu, interpeller une ou plusieurs personnes, dans le cadre d’opérations de rétablissement de l’ordre : rassemblements sur la voie publique, violences urbaines, occupations de terrains, etc. Plus récemment, nous avons commencé à être saisis d’affaires relatives à des actions préventives des forces de sécurité dans le cadre du maintien de l’ordre : interpellations préventives, contrôles d’identité. Ces deux aspects – prévention et rétablissement de l’ordre – me semblent intéressants pour votre commission.

En 2014, nous avons été saisis de près de 700 demandes. Sur les 461 saisines en cours de traitement qui concernent la police et la gendarmerie, quarante dossiers sont liés à la thématique du maintien et du rétablissement de l’ordre. Une quinzaine de saisines, dans les dossiers que nous avons déjà traités, concerne l’usage d’armes – principalement les lanceurs de balles de défense (LBD) – lors d’opérations de maintien de l’ordre.

En matière de maintien et de rétablissement de l’ordre, le taux de suivi de nos recommandations est peu significatif, compte tenu du faible nombre d’affaires. En élargissant le champ à tous les dossiers relevant de la déontologie de la sécurité, nous constatons que nos conclusions sont suivies par les autorités compétentes dans environ 70 % des cas, ce qui tend à montrer que le rôle du Défenseur des droits peut être assez effectif. Si nos recommandations arrivent souvent longtemps après les faits, c’est parce que nous sommes extrêmement scrupuleux dans nos méthodes d’enquête : elles sont évidemment contradictoires, nous organisons des auditions, etc.

Dans le domaine des actions préventives, nous attendons la réponse du ministre de l’intérieur à la recommandation que nous lui avons faite à propos de la personne qui avait subi un contrôle d’identité et s’était vue confisquer un fanion de la Manif pour tous, lors du défilé du 14 juillet 2013.

Dans le domaine du rétablissement de l’ordre, le Défenseur des droits est généralement suivi dans ses demandes de poursuites disciplinaires à l’égard de l’auteur d’une violence illégitime ; il l’est beaucoup moins quand les demandes de poursuites disciplinaires visent le donneur d’ordre. En revanche, le Défenseur des droits a été suivi partiellement dans ses recommandations générales concernant les deux LBD qui posent la question de la doctrine du maintien de l’ordre. Nous réfléchissons à cette doctrine, au-delà des affaires pour lesquelles nous sommes saisis.

Dans les dossiers liés à l’usage de la force et des armes, les unités non constituées, telles que les brigades anti-criminalité (BAC), me semblent davantage mises en cause que les formations spécialisées dans le maintien de l’ordre. Cette impression, qui ressort de l’examen des saisines du Défenseur des droits et de la CNDS, mérite l’attention d’une commission comme la vôtre. Les personnels ne sont pas formés de la même manière et leur action n’est pas encadrée par le même régime juridique : les unités spécialisées obéissent à des règles particulières alors que les unités non constituées relèvent du droit commun.

Comme mon prédécesseur Dominique Baudis, je pense que le Défenseur des droits doit aller au-delà du traitement des demandes quotidiennes et participer à la réflexion sur la doctrine du maintien de l’ordre. J’en donnerai deux exemples.

Mon adjointe, la magistrate Claudine Angeli-Troccaz et la rapporteure de notre direction de la déontologie de la sécurité, Estelle Faury, ont visité le centre d’entraînement de la gendarmerie à Saint-Astier, comme plusieurs d’entre vous.

Surtout, nous avons engagé un travail de comparaison. En 2013, mon prédécesseur a réuni des représentants d’organismes de contrôle des activités de police, plus ou moins indépendants. Pour ma part, le 23 mars dernier, j’ai réuni des représentants d’une dizaine d’organismes dans un réseau baptisé Independent police complaints authorities network (IPCAN), autour de ce thème de réflexion. La question de la doctrine du maintien de l’ordre ne se pose pas qu’à la France mais à tous les pays comparables. Notre pays pourra encore mesurer son caractère international – qui s’est parfois révélé dans des circonstances tragiques – lors de la 21e conférence internationale sur le climat (COP 21) qui va se tenir à Paris.

Quelles problématiques posent les actions préventives des forces de l’ordre ? Nous nous sommes penchés sur cette question à l’occasion d’un dossier qui a donné lieu à une recommandation très commentée : dans le cadre des mesures préventives adoptées lors des cérémonies du 14 juillet 2013, une personne assistant au défilé militaire avait été soumise à un contrôle d’identité et s’était vue confisquer un fanion où figurait le logo du mouvement de la Manif pour tous. À la suite de la saisine de cette personne, nous avons pris position en novembre dernier.

Dans les périmètres contrôlés à l’occasion du défilé militaire du 14 juillet, le public était soumis à une interdiction générale, celle de détenir des banderoles, des affiches ou tout autre support de revendication. Quant aux forces de l’ordre, il leur était demandé de détecter, d’évincer et de signaler toute personne paraissant suspecte ou ne pas jouir de toutes ses facultés mentales. Nous avons estimé que cette interdiction générale et ces consignes n’étaient pas conformes à nos principes sur la liberté d’aller et venir, de manifester et de s’exprimer. Nous avons recommandé au ministre de l’intérieur de veiller à ce que le cadre juridique des contrôles d’identité fasse obligatoirement l’objet d’un rappel à l’occasion de la préparation des effectifs qui participent à la sécurité du défilé militaire du 14 juillet. Nous attendons la réponse du ministre.

Dans nombre de saisines, nous avons eu affaire à plusieurs types de pratiques que nous pouvons considérer attentatoires à la liberté d’aller et venir ou à la liberté d’expression. Ces pratiques, qui ont pour but d’empêcher une personne de se rendre sur les lieux d’une manifestation, prennent trois formes dont aucune ne repose sur un cadre légal. Dans certains pays, comme l’Allemagne ou la Belgique, les arrestations administratives existent et sont strictement encadrées sur le plan juridique. En Belgique, il faut que la personne, porteuse d’une arme ou équipée pour en découdre avec les forces de l’ordre, s’apprête à rejoindre la manifestation.

La première forme de ces actions préventives consiste à dissuader une personne de se rendre sur les lieux d’une manifestation, par exemple en lui rendant visite à son domicile. Nous avons été saisis d’un cas de ce type, où la personne était dissuadée de participer à une protestation contre la visite d’État d’un président.

La deuxième forme consiste à interpeller une personne puis à l’éloigner aux fins – officielles – de procéder à un contrôle ou à une vérification d’identité. Certaines saisines du collectif la Manif pour tous, pour lesquelles nous conduisons des investigations, relèvent de cette problématique : la procédure de vérification d’identité a-t-elle été détournée de sa finalité ? Certaines personnes ont été interpellées et emmenées au commissariat pour une vérification d’identité alors qu’elles étaient porteuses de documents d’identité qu’on ne leur avait même pas demandé de présenter.

Nous avons aussi eu à connaître de la retenue arbitraire d’un syndicaliste par une brigade de gendarmerie pendant toute la durée d’une visite du Président de la République – qui n’était pas François Hollande. Quant à mon prédécesseur, Dominique Baudis, il avait mis en cause les contrôles d’identité délocalisés appliqués aux migrants à Calais. Les contrôles se pratiquaient systématiquement au commissariat et après interpellation, afin, semble-t-il, de décourager les migrants de rester à Calais et ses environs.

Deux saisines en cours d’instruction concernent des contrôles d’identité de police administrative dits préventifs. Le tribunal de grande instance de Paris a prononcé l’annulation des gardes à vue des personnes interpellées dans ces conditions, considérant notamment que les contrôles d’identité n’étaient pas justifiés. Le Défenseur des droits a rédigé un premier rapport en 2012, à l’occasion du débat sur la délivrance d’un récépissé en cas de contrôle d’identité. Pour ma part, je réfléchis aux suites à donner aux conclusions du groupe de travail qui s’est penché sur l’article 78-2 du code de procédure pénale, notamment sur les dispositions relatives aux contrôles préventifs ou sur réquisitions du parquet.

Troisième forme d’intervention préventive dont le cadre légal nous paraît totalement incertain : celle qui consiste à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir à proximité immédiate d’une manifestation, via un encerclement par les forces de l’ordre destiné à les empêcher de s’y rendre. Cette technique – encagement ou kettling – ne fait pas partie des enseignements légaux et, d’après ce que nous savons, elle n’est pas enseignée dans les écoles de police ou de gendarmerie. Elle a néanmoins été utilisée lors de la Manif pour tous et lors d’une manifestation organisée par la Ligue des droits de l’homme (LDH). Nous avons été saisis de cas de ce type.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui s’exprimait sur des faits survenus lors d’une manifestation organisée au Royaume-Uni, a rendu un arrêt qui semble autoriser cette technique. Dans l’avis circonstancié que je vous ferai parvenir, vous verrez qu’il faut toutefois interpréter cet arrêt avec prudence, tant il semble s’appliquer aux circonstances très particulières de ladite manifestation. De manière plus générale, il faut s’interroger sur la conformité de cette pratique aux principes des droits fondamentaux.

Nous devons aussi nous poser une autre question : les moyens préventifs employés sont-ils en adéquation avec les risques réels de trouble à l’ordre public présentés par les participants à un mouvement ? De nombreuses réclamations nous parviennent où sont dénoncées des opérations de maintien de l’ordre jugées inutiles ou excessives, notamment lors de manifestations pacifiques ne faisant craindre aucun trouble à l’ordre public. Cet argument a été soulevé, par exemple, à propos des veilleurs et des mères veilleuses s’opposant au mariage pour tous. Les considérations de droits fondamentaux doivent être appréciées avec beaucoup de finesse, ce que nous essayons de faire.

Après les actions préventives, venons-en aux opérations de maintien de l’ordre. Depuis la création du Défenseur des droits, un nombre non négligeable de saisines porte sur la manière dont les policiers et gendarmes font usage de la force afin de rétablir l’ordre public, et sur les risques qui en découlent à la fois pour manifestants et pour les forces de sécurité. Ces dossiers concernent divers types d’interventions : dans des manifestations organisées, en marge de manifestations, lors de rassemblements spontanés, au cours de violences urbaines, dans le cadre d’occupations de terrains.

Au fil des dossiers, traités ou en cours, nous avons identifié deux problématiques principales : l’usage des armes de force intermédiaire ; la loyauté de la rédaction des comptes rendus et des procès-verbaux relatifs à l’usage de la force. En mai 2013, Dominique Baudis a rendu un rapport sur les trois moyens de force intermédiaire : le pistolet à impulsions électriques taser X26, et deux LDB communément appelés Flash-Ball superpro et LBD 40-46. Ce rapport comprend de nombreuses recommandations dont certaines concernent le maintien de l’ordre.

De manière générale, nous avons fait part de nos préoccupations concernant l’usage de ces LDB, la première étant liée à l’imprécision des trajectoires du Flash-Ball superpro. Cette imprécision rend inefficaces les conseils d’utilisation théoriques et la formation dispensée : quel que soit le soin du tireur, la balle peut prendre une trajectoire différente de celle qu’il voulait lui donner.

Or les dommages causés par ces armes de force intermédiaire peuvent être graves et irréversibles. En mai 2013, nous avions recommandé de ne pas utiliser le Flash-Ball superpro lors de manifestations sur la voie publique où, par définition, les gens sont en mouvement. Nous avions recommandé de le réserver à des cas très exceptionnels à définir strictement. Le Défenseur des droits avait aussi demandé que l’on fasse figurer explicitement l’imprécision de cette arme dans le cadre d’emploi, afin que les agents qui l’utilisent aient toujours à l’esprit le fort risque collatéral d’atteindre une autre personne que celle visée.

Concernant l’usage du taser X26, le Défenseur des droits n’a jamais été saisi de cas liés à son utilisation lors d’opérations de maintien de l’ordre, mais son emploi est désormais interdit dans ce cadre pour les unités spécialisées de la police et de la gendarmerie. Il peut toujours être utilisé par des unités telles que les BAC lorsqu’elles procèdent à des interpellations. L’achat d’armes de force intermédiaire non munies de dispositifs d’enregistrement vidéo et sonores, annoncé par le ministre de l’intérieur, nous préoccupe. Pour notre part, nous avions recommandé un enregistrement systématique pour de telles armes.

Qu’en est-il de la loyauté de la rédaction des comptes rendus et des procès-verbaux relatifs à l’usage de la force qui figurent dans les procédures ? Dans le traitement de nos dossiers, nous faisons face à un problème récurrent : une absence de rigueur dans la rédaction du compte rendu dès qu’il y a utilisation de la force. Ce manque de rigueur peut conduire, notamment dans le cas de manifestations où les protagonistes sont nombreux, à l’impossibilité d’établir qui est l’auteur d’un tir. Il complique aussi le contrôle des opérations a posteriori, tant par la hiérarchie que par les inspections générales.

Dans plusieurs dossiers, le Défenseur des droits a recommandé l’engagement de poursuites disciplinaires pour manque de loyauté à l’encontre de fonctionnaires de police qui avaient omis de signaler l’usage de la force ou qui l’avaient mentionnée de façon inexacte dans les procès-verbaux. Ces insuffisances peuvent contribuer à jeter le discrédit sur l’ensemble des déclarations d’un fonctionnaire qui relate la manière dont il est fait usage de la force au cours d’une intervention. Les règles doivent donc être suffisamment encadrantes et strictes, notamment en matière de rédaction des procès-verbaux, pour qu’il ne puisse y avoir aucune suspicion sur la bonne foi de ceux qui sont interrogés.

Je vais maintenant répondre aux questions que vous m’avez transmises et qui sont très importantes notamment sur le plan juridique.

Quelle est l’effectivité des enquêtes et des recours juridictionnels dans les affaires liées au maintien de l’ordre ? S’agissant des enquêtes, d’une manière générale, nous avons des difficultés à traiter les saisines lorsqu’il y a simultanément des enquêtes judiciaires. D’une manière plus spécifique, se pose la question du rôle de l’autorité civile, c’est-à-dire du préfet en tant que donneur d’ordre. Dans notre pays, le maintien de l’ordre est clairement une décision à caractère politique.

Dans nombre d’affaires qui nous sont soumises, les forces de l’ordre n'ont pas décidé seules de recourir aux techniques d’interpellation préventives ou à l’usage des armes. J’ai rappelé l’instruction donnée pour le défilé du 14 juillet 2013, dont le caractère général nous semblait porter atteinte aux droits fondamentaux, ou l’évacuation des veilleurs et mères veilleuses.

De ce contexte du maintien de l’ordre, où l’autorité civile donne les instructions, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’actions préventives, nous avons des difficultés à obtenir certains documents ou à remonter la chaîne de commandement. Lors de nos enquêtes, nous entendons tous les protagonistes puisque, je le rappelle, nous pratiquons systématiquement une procédure contradictoire. Et la question récurrente est celle-ci : existait-il ou non un ordre ? Nous nous heurtons évidemment au problème des consignes orales qui existent dans bien d’autres domaines. En matière judiciaire, par exemple, les policiers peuvent recevoir la consigne orale de ne plus contacter le parquet à partir d’une certaine heure pour les levées de garde à vue.

Généralement, il est possible de retrouver une conversation radio entre deux membres de force de l’ordre, mais certains échanges ne passent pas par la radio. Tout ordre donné concernant le déroulement d’une opération de maintien de l’ordre, comme toute modification ultérieure de cet ordre, ne devrait-il pas faire l’objet d’un écrit, même succinct, afin que la chaîne de responsabilité puisse être établie en cas contestation ?

Réfléchissons en élargissant nos horizons à d’autres pays. Sans parler des pays anglo-saxons, nous constatons qu’en Belgique, par exemple, ce n’est pas l’autorité civile qui décide de la stratégie de maintien de l’ordre à mettre en œuvre. Les autorités de police consultent les autorités civiles locales mais elles prennent la décision et assument les responsabilités qui en découlent. La doctrine française est-elle la bonne ? Nous nous posons la question de manière pragmatique au vu de nos dossiers.

Quelle est l’effectivité des recours juridictionnels dans les affaires liées au maintien de l’ordre ? Tant sur le plan administratif que pénal, la répression a tendance à se concentrer sur celui qui exécute l’ordre de priver un manifestant de sa liberté ou de faire usage de la force. Le responsable hiérarchique direct, qui a donné l’ordre, et l’autorité, qui a décidé du mode d’action général de l’opération, ne sont pas systématiquement inquiétés.

Prenons l’affaire récente d’utilisation de Flash-Ball à Montreuil-sous-Bois. Le policier qui a tiré a fait l’objet de poursuites et il vient d’être condamné, alors que le supérieur qui l’avait autorisé à tirer n’a pas été inquiété. Nous devons nous interroger sur le partage de la responsabilité entre l’autorité civile et l’autorité policière, et, à l’intérieur de cette dernière, entre le donneur d’ordre et celui qui l’exécute.

En cas de poursuites pénales, ce sont le plus souvent des peines d’emprisonnement avec sursis qui sont prononcées. Prenons deux cas de mutilations provoquées par des lanceurs de balles de défense.

En octobre 2011, lors des émeutes contre la vie chère à Mayotte, un garçon de neuf ans a été très grièvement blessé à Longoni, par un tir de Flash-Ball. En 2012, le Défenseur des droits a établi que l’usage de l’arme n’avait pas été conforme au cadre d’emploi et que son utilisateur n’était pas en état de légitime défense. Le gendarme a fait l’objet d’un blâme sur le plan administratif, et il vient d’être condamné par la cour d’assises de Mamoudzou à deux ans de prison avec sursis pour violences ayant entraîné une mutilation et une infirmité permanente sur mineur de moins de quinze ans. Nous n’avons pas l’intention de nous immiscer dans le fonctionnement de la justice et de commenter ses décisions qui ont l’autorité de la chose jugée, mais celles-ci colorent le sujet dont vous êtes chargé.

En 2010, un adolescent de seize ans avait été blessé au visage par un tir de LBD 40-46 lors d’une manifestation lycéenne sur la réforme des retraites. Le Défenseur des droits a rendu sa décision en 2012. Au moment du tir, les policiers n’essuyaient pas un jet nourri de projectiles et ils n’étaient pas encerclés, contrairement à ce qu’ils avaient déclaré. À ce moment-là, l’adolescent déplaçait une poubelle et ne s’apprêtait pas à lancer un projectile sur les policiers. En conséquence, le Défenseur des droits a recommandé que des poursuites disciplinaires soient diligentées à l’encontre du tireur et aussi de son supérieur hiérarchique qui avait estimé que la situation permettait le recours à cette arme. Le tribunal de Bobigny a condamné l’auteur du tir à un an de prison avec sursis, deux ans d’interdiction de port d’arme et un an d’interdiction d’exercer.

La jurisprudence de la CEDH peut aider à établir une proportionnalité entre les condamnations et les faits. Selon la CEDH, « les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies des atteintes graves à l’intégrité physique et psychique des personnes, par exemple, en prononçant contre les agents responsables des peines minimales ou dérisoires avec sursis, sans jamais leur infliger de sanctions disciplinaires, ou en se cantonnant à l’accusation de négligence, sans tenir compte de la dimension d’atteinte à la vie. » Dans des affaires contre la Bulgarie ou contre la Turquie, la Cour a rappelé que la force dissuasive du système pénal devait être parfaitement mesurée.

Il existe un recours judiciaire fondé sur l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire, relatif au fonctionnement défectueux du service public de la justice. Lorsque la personne est objet de l’opération de police judiciaire, elle doit démontrer l’existence d’une faute lourde. Quand les personnes sont des tiers par rapport à l’opération de police judiciaire, la jurisprudence admet que la responsabilité de l’État puisse être engagée pour risque et non pas uniquement pour faute lourde. On peut se demander si l’exigence de la faute lourde répond au critère du recours effectif. C’est l’une des questions que le Défenseur des droits a posée récemment à la cour d’appel de Paris dans le cadre d’un recours fondé sur l’article L.141-1, au sujet de ce que l’on appelle les contrôles d’identité au faciès. Ce recours, le seul ouvert sur le plan judiciaire, répond-il aux exigences de la jurisprudence de la CEDH ?

Il est possible de mettre en cause la responsabilité de l’État devant le juge administratif. On peut ainsi rechercher la responsabilité sans faute de l’État pour des dommages résultant de manifestations ou d’attroupements et des mesures prises par l’autorité publique pour rétablir l’ordre. Dans un arrêt rendu le 17 décembre 2013, le tribunal administratif de Paris s’est prononcé en faveur de l’indemnisation d’une personne blessée par un tir de Flash-Ball, lors d’une manifestation qui s’était déroulée le 21 juin 2009 sur la place de la Bastille à Paris.

On peut aussi rechercher la responsabilité sans faute de l’État, liée aux risques spéciaux créés par l’utilisation d’armes par les forces de l’ordre vis-à-vis de tiers. Une vieille jurisprudence de 1949, Lecomte et Daramy, a été réactivée en 1991. Le Conseil d’État a estimé que, lorsque les victimes de mutilations provoquées par ces armes sont des personnes visées par l’opération de police, la responsabilité de l’administration est engagée à partir de la démonstration d’une faute simple.

Les décisions de 1949 et 1991 valaient pour l’utilisation d’armes à feu, mais le tribunal administratif de Nice vient d’appliquer cette jurisprudence à une affaire résultant d’un tir de Flash-Ball. Dans un jugement du 28 octobre 2014, le tribunal administratif de Nice a considéré que « eu égard au caractère imprécis et à la puissance de cette arme et à sa puissance, un lanceur de balles de type Flash-Ball pro doit être regardé comme comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens. »

J’en déduis que la responsabilité de l’État va être de plus en plus souvent engagée dans le cas d’usage de la force, notamment des armes de force intermédiaire. En septembre 2014, le ministre de l’intérieur avait pris une circulaire sur l’utilisation de ces armes, qui est insuffisante par rapport à nos recommandations de 2013. Je vais aussi entreprendre un travail d’actualisation qui pourra être utile à l’État et notamment aux forces de sécurité et faire une nouvelle recommandation. L’État doit impérativement encadrer ces pratiques s’il ne veut pas prendre des risques contentieux considérables.

En ce qui concerne l’effectivité de l’enquête, je voudrais ajouter qu’il existe des règles européennes. La CEDH impose aux États des obligations positives : pour qu’une enquête puisse être qualifiée d’effective, elle doit répondre à certains principes essentiels dont l’indépendance des autorités d’enquête : « Il est indispensable que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles qui sont impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel, mais également une indépendance pratique. »

La CEDH a estimé que l’indépendance du ministère public en tant que superviseur d’enquête ne saurait être mise en cause du seul fait que la police impliquée se trouvait sous ses ordres, tout en précisant qu’il eût été préférable que l’enquête fût supervisée par un autre membre du ministère public, un autre procureur. Elle a considéré que le degré d’indépendance était suffisant, notamment parce qu’il existe aussi une possibilité de contrôle par un tribunal judiciaire indépendant.

S’agissant de la régularité des enquêtes diligentées par des services d’inspection internes, la CEDH s’est prononcée sur l’affaire Guerdner, le 17 avril 2014. Elle a jugé que les services de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) possèdent une « indépendance suffisante » : « La Cour observe que cette inspection a une compétence nationale, indépendante des formations qui composent la gendarmerie, et elle possède sa propre chaîne de commandement. »

Dans le cadre d’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par un agent de l’État italien, la CEDH a aussi jugé en 2011 que le recours à l’expertise des forces de l’ordre possédant une compétence particulière mais appartenant au même corps que la personne impliquée n’est pas inéluctablement incompatible avec l’exigence d’impartialité.

Au regard de cette jurisprudence, le système qui existe en France me paraît à même de respecter les exigences européennes.

J’en viens, en quelques mots, à nos relations avec les autorités.

Nous manquons de données sur les sanctions prises et sur la nature des faits sanctionnés à la suite de nos recommandations : les autorités nous répondent qu’aucune centralisation de ces données n’est effectuée par les corps d’inspection ou le ministère de l’intérieur. Dans un souci de transparence, il serait pourtant impératif de savoir quelles sanctions sont infligées aux fonctionnaires de police ou les militaires de la gendarmerie et pour quels faits.

Nous avons de très bonnes relations avec les institutions de contrôle, que ce soit l’inspection générale de la police nationale (IGPN) ou l’IGGN. Les délais de réponses et la disponibilité des interlocuteurs du Défenseur des droits dans ces deux corps d’inspection sont très satisfaisants. Nous avons aussi des partenariats avec ces maisons : nous sommes membres du comité d’orientation de l’IGPN, par exemple, et nous sommes associés à certains de ses travaux. Pour notre part, nous associons les inspections à nos groupes de travail sur ces questions. Dans certains pays, des équipes communes d’enquête rassemblent les représentants d’un corps de contrôle indépendant comme le nôtre et ceux des corps internes d'inspection. Ce n’est pas le cas en France.

Je pourrais parler du caractère très difficilement compréhensible des différentes sommations. Il y a peut-être une question à se poser.

Pour terminer, je voudrais revenir sur les armes de force intermédiaire non équipées de vidéo. Dans les comptes rendus de vos précédentes auditions, j’ai noté que la captation de l’image était très controversée. Pour notre part, nous pensons qu’elle est très utile dans les enquêtes relatives aux actions des manifestants comme aux actions des forces de l’ordre. Après la CNDS, nous avons eu à connaître d’affaires concernant la confiscation ou la détérioration d’images prises par des manifestants, en violation d’une circulaire de 2006. Mais nous sommes aussi favorables au développement de la captation d’images par les forces de l’ordre.

En Allemagne et en Belgique, les camions lanceurs d’eau sont dotés de caméras permettant de filmer une manifestation sous différents angles. En France, les escadrons de gendarmes mobiles sont en cours de dotation de caméras GoPro, ce qui nous semble très positif. À condition qu’elles soient utilisées dans un cadre légal, les images pourraient être d’une utilité certaine pour les services de renseignement, en aidant au repérage, à l’identification et à l’interpellation des fauteurs de troubles qui sévissent lors d’une manifestation ou un peu plus tard.

Les travaux que nous conduisons avec certains de nos homologues étrangers du réseau IPCAN sont extrêmement instructifs, notamment quand il s’agit de répondre à la question suivante : peut-il exister un modèle européen de doctrine du maintien de l’ordre qui corresponde à nos valeurs et soit notamment très différent du modèle américain ? Nos échanges font apparaître des différences de culture. Alors que la police allemande utilise le canon à eau de manière systématique, le trouvant très efficace, une telle pratique fait débat en Grande-Bretagne. Le chef de la police municipale de Londres indique qu’il n’est pas encore autorisé à utiliser les quelques canons à eau acquis d’occasion. En France, nous en avons utilisé à une époque mais nous ne le faisons plus.

Cette question de la doctrine de maintien de l’ordre est essentielle pour l’harmonie et la paix dans nos sociétés. Le Défenseur des droits, à sa place, peut aider le Parlement à l’élaborer.

M. le président Noël Mamère. Monsieur le Défenseur des droits, votre intervention, qui a duré une heure, a été très largement supérieure à celles que nous avons entendues jusqu’à présent. Merci d’avoir brossé ce tableau et d’avoir formulé quelques recommandations. La parole est maintenant à notre rapporteur.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Monsieur le Défenseur des droits, vous avez été extrêmement exhaustif, ce qui laisse peu de temps à l’échange – qui est quand même un peu le principe dans ce type de commission. Je vais donc centrer mes questions sur deux points importants : l’usage des moyens de force intermédiaire ; les actions préventives.

Commençons par l’utilisation de moyens de force intermédiaire dans les opérations de maintien de l’ordre. Le paradoxe est que les unités spécialement dédiées au maintien de l’ordre – compagnies républicaines de sécurité (CRS) ou escadrons de gendarmes mobiles – ne sont pas dotées de tasers et de Flash-Ball. Ces armes sont néanmoins utilisées dans certaines opérations de maintien de l’ordre par des forces qui en sont dotées et qui ne sont pas spécialisées dans le maintien de l’ordre.

Nous interrogeons nombre des sources divergentes, afin de voir si les informations recueillies sont, elles, convergentes. À ce stade, nous avons le sentiment que les accidents ne résulteraient pas de l’usage du LDB 40 par les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, mais qu’ils seraient plutôt liés à l’emploi d’autres moyens de force intermédiaire par des unités non spécialisées qui interviennent ponctuellement dans des opérations de maintien de l’ordre. Qu’en pensez-vous ?

Quant à l’usage du taser, du Flash-Ball ou du LDB en dehors des opérations de maintien de l’ordre, il sort hors du champ de notre commission et des recommandations qu’elle pourrait être amenée à faire.

Aux forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, j’ai posé la question suivante : dans quelles circonstances pouvez-vous être amenés à utiliser ce type de moyen de force intermédiaire puisque vos interventions reposent normalement sur le maintien à distance et la gestion de foule de manière collective ? La réponse qui m’a été faite ne doit pas être écartée d’un revers de main. Quand il est utilisé par un agent dûment habilité et formé à s’en servir, sur l’instruction précise d’une hiérarchie bien organisée et dans un cadre qui est statistiquement rare, cet outil peut nous permettre de neutraliser un individu qui envoie des projectiles, bouteilles d’acide ou engins explosifs sur les forces de l’ordre, m’a-t-on répondu.

Du point de vue de la doctrine, l’emploi de ce type de matériel n’est donc pas à écarter totalement, à condition de respecter le protocole. En ayant en tête la recommandation n° 6 de votre rapport, je voulais vous poser la question suivante : ne pensez-vous pas qu’il faudrait, pour les opérations de maintien de l’ordre, autoriser l’usage de ce moyen aux seuls CRS et gendarmes mobiles ? À ma connaissance, son utilisation par ces forces spécialisées n’a pas provoqué d’atteinte à l’intégrité physique de manifestants.

Venons-en aux actions préventives. De nos auditions – que nous avons commencées début janvier et que nous terminons par vous – il ressort d’une manière assez convergente que les manifestations attirent des individus qui n’ont strictement rien à voir avec les organisateurs, l’état d’esprit des participants ou les mots d’ordre lancés. Comment prévenir ce type de participation qui perturbe tout le monde ? Pour des manifestations sportives, des dispositions ont été trouvées qui ont fait leurs preuves, notamment les interdictions de stade. L’exercice est plus compliqué quand il s’agit d’un événement qui se déroule sur la voie publique et qui suppose le respect de certains principes comme celui de la liberté d’aller et venir.

Certaines actions de prévention qui sont menées actuellement n’ont pas de bases légales, nous avez-vous indiqué. Il y a donc un vide juridique. Pensez-vous que nous pouvons trouver un moyen juridique d’empêcher quelqu’un de participer à une manifestation, qui soit compatible avec le respect des droits fondamentaux que vous avez pour mission de défendre ? Au fil des auditions, nous avons entendu des propos parfois divergents sur le sujet.

Dans mon esprit, une telle disposition législative devrait viser un public strictement défini, par exemple des personnes ayant déjà fait l’objet d’une condamnation définitive liée à leur comportement dans une manifestation. Il faudrait évidemment définir le niveau de gravité des faits et de la condamnation antérieurs.

Pour ma part, je ne crois pas au pointage au commissariat. Quant à la rétention préventive, c’est une mesure privative de liberté. Cela étant, l’autorité civile prend des dispositions concernant l’itinéraire des manifestations ; elle autorise des contrôles et des vérifications d’identité dans le périmètre concerné. Ne pourrait-on pas envisager une mesure d’interdiction administrative, notifiée préalablement à des personnes précisément ciblées ? Celles-ci s’exposeraient à des sanctions – à définir – dans le cas où elles enfreindraient l’interdiction de se rendre sur les lieux de la manifestation aux heures indiquées. Pensez-vous qu’une telle disposition serait compatible avec le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles ?

M. le président Noël Mamère. Il se trouve que je n’ai pas tout à fait la même approche que M. le rapporteur sur les deux questions qui viennent de vous être posées, notamment sur ce que l’on appelle les moyens de force intermédiaire.

Dans sa recommandation n° 6, votre prédécesseur s’était d’ailleurs prononcé de manière assez claire sur l’interdiction de ces moyens, qu’il s’agisse des tasers, des Flash-Ball ou des LDB 40-46. Je suis d’autant plus favorable à cette option que le groupe auquel j’appartiens avait déposé une proposition de loi sur l’interdiction des Flash-Ball et des tasers, sous l’ancienne législature. Des manifestants que nous avons auditionnés ont été blessés de manière irréversible par le LDB 40 utilisé par des forces de maintien de l’ordre formées à leur usage.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Des gendarmes mobiles ou des CRS ?

M. le président Noël Mamère. Par des gendarmes mobiles, la preuve en a été apportée au cours des témoignages.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Très franchement, je ne pense pas que c’était le fait de ces unités-là.

M. le président Noël Mamère. Je suis d’accord pour que le doute soit instillé dans ma question, mais on peut très bien imaginer que les unités constituées ne puissent pas être dotées de LBD 40-46 – pas plus que de tasers et de Flash-Ball – pour pratiquer le maintien de l’ordre. D’ailleurs comme vous l’avez souligné, monsieur le Défenseur des droits, et comme nous l’avons vu avec M. le rapporteur et les commissaires présents, il y a moins de problèmes lors d’opérations de maintien de l’ordre avec des gens formés que lors d’opérations de sécurité publique.

À ce propos, pensez-vous que les poursuites engagées contre les membres des forces de l’ordre, pour des actes qui sont commis dans l’exercice de leurs fonctions, en particulier lors d’une opération de maintien de l’ordre, peuvent être considérées comme équitables au regard de la Convention européenne des droits de l’homme ? La procédure de saisine préalable du corps d’inspection concerné constitue-t-elle un filtre utile ou, au contraire, restreint-elle abusivement les poursuites ? Quand on regarde les résultats de toutes les actions judiciaires ou administratives qui ont été menées, on constate que nombre d’affaires sont classées sans suite ou se terminent par des condamnations très légères.

Quel est l’état des relations entre le Défenseur des droits et les organismes internes d’inspection, l’IGGN et l’IGPN ? Selon vous, ces organismes internes d’inspection sont-ils toujours utiles ? Est-il toujours sain que le contrôleur soit aussi le contrôlé ? Ne faudrait-il pas leur substituer une autorité indépendante ?

En matière de prévention, je n’ai pas non plus la même approche que M. le rapporteur. Pour ma part, je ne vois pas de justification à imposer une forme de rétention à des gens qui seraient soupçonnés de vouloir participer à une manifestation. On ne peut pas comparer ce qui se passe dans les stades, des lieux fermés, avec des manifestations. Notre commission d’enquête parlementaire se penche sur le maintien de l’ordre dans le cadre du droit à manifester et la liberté d’expression.

Monsieur le Défenseur des droits, je retiens vos comparaisons notamment avec la Belgique. Je retiens aussi toutes les observations que vous avez pu faire, notamment à propos de la retenue d’un syndicaliste par une brigade de gendarmerie pendant toute la durée d’une visite présidentielle, ou à propos de la technique d’encagement, une espèce de dérive qui ne me semble pas correspondre à la doctrine fixée par nos institutions sur le maintien de l’ordre.

M. Boinali Said. Monsieur le Défenseur des droits, à la fin de votre exposé vous avez appelé de vos vœux une réflexion sur un modèle européen de doctrine de maintien de l’ordre. Quelle place peut être faite à la médiation ? Ne pourrait-on l’intégrer dans les solutions préventives afin d’atténuer la montée des radicalités ?

M. Pascal Demarthe. Dans le cadre du maintien de l’ordre, il est important d’affirmer et de préciser la notion de force légitime. Dans une situation d’urgence, à risques avérés face à des individus dangereux et infiltrés à l’insu des organisateurs, les forces de l’ordre peuvent en venir à une certaine forme de violence dont la légitimité peut se comprendre. Selon vous, la responsabilité des organisateurs est-elle dans tous les cas engagée, toute analyse des causes de la situation ayant été impossible ou tout au moins difficile ?

M. Daniel Vaillant. Nous tenons tous à la liberté de manifester mais il existe diverses formes de manifestations : certaines sont déclarées et encadrées ; d’autres sont interdites et elles engendrent des débordements quand elles ont lieu malgré tout. Il est des lieux, tels que les Champs-Élysées ou les abords de l’Élysée, qui font l’objet d’une interdiction de manifester systématique. Qu’en pense le Défenseur des droits ? Est-ce que cette caractéristique donne le droit aux forces de l’ordre d’aller au contact pour empêcher certaines personnes de passer outre et d’y manifester ?

Lors du défilé du 14 juillet 2002, un militant d’extrême droite avait tiré sur le président Chirac. Il a purgé sa peine mais si on le retrouve dans ce type de manifestation, compte tenu de son passif, ne peut-on pas l’éloigner, le retenir pour éviter une éventuelle récidive ? J’aimerais que le Défenseur des droits nous donne son sentiment sur cette question des fauteurs de troubles potentiels.

M. le président Noël Mamère. J’avais une dernière question à laquelle vous n’êtes pas obligé de répondre : avez-vous été saisi après le drame qui s’est produit à Sivens ?

M. Jacques Toubon. La mort de Rémi Fraisse est survenue le 26 octobre et je me suis saisi d’office de cette affaire au mois de novembre. En cas d’autosaisine, nous devons obtenir l’autorisation des ayants droit – en l’occurrence nous avons obtenu celle des parents de Rémi Fraisse – et celle du procureur. Nous faisons notre travail et le juge d’instruction de Toulouse a commencé à nous envoyer certaines pièces du dossier.

Il ne s’agit pas de mener une deuxième enquête judiciaire. Mais cet événement à la fois terriblement douloureux et très complexe, comme le montrent les rapports administratifs, peut alimenter notre réflexion sur la doctrine du maintien de l’ordre. En France comme en Europe, certaines situations posent indiscutablement des problèmes nouveaux dans ce domaine.

Monsieur le rapporteur, s’agissant des cas d’utilisation de moyens de force intermédiaire dont nous avons été saisis, je n’ai pas ici le décompte précis de la répartition entre ceux qui étaient le fait de personnels d’unités spécialisées ou d’autres. Pour autant, je vous confirme que, dans la majorité de ces cas, les personnels concernés n’appartiennent pas à des unités de maintien de l’ordre patentées. Pour participer à la petite discussion que vous avez eue avec le président, je signale que quelques unités de gendarmerie mobiles possèdent des LDB.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Des LDB oui, mais pas des tasers ou des Flash-Ball !

M. Jacques Toubon. C’est cela.

Quant à votre question sur les catégories de policiers ou de gendarmes susceptibles d’utiliser ces armes de force intermédiaire, nous nous la posons nous-mêmes. Dans notre recommandation n° 6, nous ne sommes pas allés aussi loin que ne l’a dit le président : nous n’avons pas prôné d’interdiction absolue mais nous avons, par exemple, recommandé que les Flash-Ball ne soient pas utilisés dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, en raison des risques inhérents à leur imprécision. En ce qui concerne ces armes, il faudrait déjà utiliser au maximum tous les possibilités d’enregistrements qui, le cas échéant, permettront de comprendre ce qui s’est passé.

Quelle action légale pourrait-on entreprendre à titre préventif ? demandez-vous, monsieur le rapporteur, en évoquant ces personnes qui se glissent dans les manifestations mais qui n’ont pas tout à fait les mêmes objectifs que les organisateurs. Pour compléter mon intervention sur ce point difficile, je dirais que c’est exactement le même genre de question qui se pose à cette assemblée, jour après jour depuis lundi après-midi, dans le cadre de l’examen de la loi sur le renseignement. Nous sommes dans la problématique de la proportionnalité : où place-t-on le curseur ? Si un cadre légal comportait des garanties particulières, notamment de contrôle et de recours, le Défenseur des droits pourrait le trouver acceptable.

Pour vous répondre, monsieur Vaillant, je vais revenir à notre recommandation concernant le 14 juillet 2013 : toute interdiction générale nous paraît problématique. Appliquer une instruction générale ou systématique à des lieux, des moments ou de personnes, c’est placer le curseur trop loin en direction de la limitation de la liberté. Il faut faire attention à cet aspect des choses et votre commission aurait raison d’y réfléchir.

Monsieur le président, en ce qui concerne les poursuites judiciaires, j’ai déjà eu l’occasion de livrer deux réflexions : le donneur d’ordre est rarement mis en cause ; en cas de poursuites pénales, les peines prononcées sont souvent de la prison avec sursis. Dans deux affaires que j’ai évoquées – concernant un lycéen et un garçon de neuf ans – j’ai dit que les peines prononcées pouvaient paraître non proportionnées à la gravité des blessures. Mais, je le répète, il ne m’appartient pas de commenter des décisions qui ont l’autorité de la chose jugée.

Je rappellerais aussi que la CEDH a rendu deux arrêts, l’un contre la Bulgarie le 20 décembre 2007, et l’autre contre la Turquie le 30 novembre 2004. Dans ce dernier, qui émane de la grande chambre, on lit : « Les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies des atteintes graves à l’intégrité physique et psychique des personnes, par exemple, en prononçant contre les agents responsables des peines minimales ou dérisoires avec sursis, sans jamais leur infliger de sanctions disciplinaires, ou en se cantonnant à l’accusation de négligence, sans tenir compte de la dimension d’atteinte à la vie. » Pour ma part, j’ai signalé l’absence totale de données générales sur les sanctions prises et sur la nature des faits sanctionnés à la suite de nos recommandations.

Monsieur le président, nous avons de bonnes relations avec les inspections auxquelles nous nous adressons systématiquement quand nous avons des saisines de ce genre. Pour le reste, il revient à l’autorité politique de dire comment il faut s’organiser.

Ceci m’amène à vous répondre sur la médiation, monsieur Said. Lorsque j’ai réuni ce petit réseau européen, nous avons été très frappés de voir que la Metropolitan Police de Londres dispose d’une sorte de médiation interne. En fait, c’est au fur et à mesure de l’opération de maintien de l’ordre que se pose la question de savoir si les règles – et notamment celles de la Convention européenne des droits de l’homme dont certains responsables britanniques aimeraient se dégager – sont ou non respectées. Comme dans la police britannique, nous pourrions avoir des officiers qui soient chargés plus particulièrement du respect des règles et de la déontologie. Mais nous avons choisi d’avoir des inspections extérieures, qui interviennent a posteriori, tant pour la police que pour la gendarmerie.

Enfin, s’agissant de la force légitime, monsieur Demarthe, je m’en remettrai à Max Weber : il y a un monopole de la violence légitime. Je pense que ce sera écrit dans votre rapport… Pour notre part, nous appréhendons la situation d’asymétrie qui existe, par essence et par construction, entre une force de sécurité qui est dotée de pouvoirs légaux et d’armes de toutes natures, et un individu qui n’a rien de tout cela. Pour ce qui concerne la défense des droits et des libertés fondamentales, le Défenseur des droits est le contrôleur de la déontologie des forces de sécurité. Son rôle est très important dans une situation où c’est toujours pot de fer contre pot de terre. Mais n’oublions pas que les forces de sécurité font aussi respecter l’État de droit. Lorsqu’un policier fait exécuter une décision de justice, c’est clairement dans ce cadre qu’il agit.

Dans le domaine qui nous occupe, nous avons, d’un côté, ceux qui cherchent à maintenir l’ordre avec tous les moyens dont nous avons longuement parlé, et, de l’autre, ceux qui cherchent à le troubler ou à le mettre en cause. Ces derniers peuvent aussi disposer de moyens de violence qui, en l’occurrence, ne sont pas légitimes. Nous n’avons pas été saisis par des membres de forces de sécurité de faits de violences commis par des manifestants. Je ne peux donc pas vous répondre sur le traitement que nous pourrions faire de tels dossiers.

D’une manière plus globale, nous devons réfléchir à un modèle européen, en ayant à l’esprit les événements qui se sont déroulés lors des sommets de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Strasbourg, Seattle, Gênes ou Copenhague. Nous devons nous préoccuper de la défense des droits de chacun, citoyens, policiers et gendarmes. À un moment où Paris s’apprête à accueillir la COP 21, il est légitime de réfléchir aussi à la question que vous avez posée sur la responsabilité des manifestants. En tant que Défenseur des droits, je n’ai jamais eu à me poser cette question mais je comprends que vous la formuliez.

Le maintien de l’ordre est une question de société et pas seulement de sécurité ou de liberté. Tous – le Parlement, le Gouvernement, les observateurs, les universitaires – doivent réfléchir dans cette optique. Quel visage notre pays veut-il offrir ? La réponse implique de la part de tous les responsables politiques, notamment de la part des parlementaires, des décisions en conscience.

M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions, monsieur le Défenseur des droits, ainsi que vos collaboratrices.

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Gwenegan Bui, M. Pascal Demarthe, M. Philippe Folliot, M. Hugues Fourage, M. Philippe Goujon, M. Jérôme Lambert, M. Noël Mamère, M. Yannick Moreau, M. Pascal Popelin, M. Boinali Said, M. Daniel Vaillant

Excusés. - M. Jean-Pierre Barbier, M. Michel Voisin, M. Guy Delcourt