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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mardi 10 février 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 15

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de Mme Geneviève Gosselin-Fleury, vice-présidente

– Audition, ouverte à la presse, de M. Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales

La séance est ouverte à 11 heures.

Présidence de Mme Geneviève Gosselin-Fleury, vice-présidente.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous vous remercions, monsieur, d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Nous souhaitons recueillir votre analyse non seulement sur l’évolution du djihadisme, mais aussi sur les moyens de lutter contre la radicalisation.

Cette audition est ouverte à la presse et fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement restera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée.

La Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition. Celui-ci vous sera communiqué préalablement. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission, laquelle pourra également décider d’en faire état dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Farhad Khosrokhavar prête serment.)

M. Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales. Je suis ravi d’être présent parmi vous, et j’espère que je vous apporterai des éléments utiles. J’ai commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. J’ai notamment publié, en 1997, un ouvrage intitulé L’islam des jeunes, dans lequel j’appelais l’attention sur les formes de radicalisation que j’avais observées dans certains quartiers de France. Ensuite, j’ai réalisé des travaux empiriques dans plusieurs prisons, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice. J’ai remis un rapport à l’issue de cette deuxième enquête et formulé un certain nombre d’observations. Enfin, il y a quatre semaines, juste avant les événements tragiques qui ont touché Charlie Hebdo, j’ai publié un livre intitulé Radicalisation.

Je souhaite d’abord appeler votre attention sur un fait troublant, mais dont on peut expliquer la raison d’être ex post facto – les sociologues ont parfois le don de comprendre les choses à l’avance, mais ils les saisissent le plus souvent après les événements ou, à tout le moins, au moment où ceux-ci se produisent. En France et dans une très grande partie de l’Europe, notamment au Royaume-Uni, l’image classique que nous avons du djihadiste est celle d’un jeune de banlieue qui est passé par les étapes suivantes : déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique qui fait d’eux des sortes de musulmans born again – sans être nécessairement désislamisée, leur famille est souvent enfermée dans une forme de religiosité qui n’a rien à voir avec le djihadisme –, voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d’un certain nombre d’actes violents sur les citoyens. Ces jeunes des banlieues ont généralement une vision obsidionale de leur identité, l’islam servant en quelque sorte à sacraliser leur haine de la société. Car l’élément fondamental est leur sentiment d’être des victimes, d’être exclus de la société, du travail et de la dignité. Ils éprouvent une haine inextinguible à l’égard des « autres », qui se focalise, souvent de manière indistincte, sur tous ceux qui ont une forme de vie citoyenne et professionnelle normale, et qui leur renvoient l’image de leur propre indignité, y compris les personnes d’origine maghrébine qui ont réussi.

Or, depuis 2013, c’est-à-dire depuis la guerre civile en Syrie, nous sommes confrontés à un phénomène nouveau, que nous ne rencontrions auparavant que de manière exceptionnelle : l’afflux de jeunes issus des classes moyennes vers le djihadisme. Leur profil anthropologique, leur subjectivité, leur façon de concevoir les choses et la forme que prend leur expression de soi sont totalement différentes de celles des jeunes des banlieues : ils ont non pas une haine ou une mentalité agonistique à l’égard de la société, mais plutôt le sentiment d’une profonde injustice. C’est par une forme d’engagement humanitaire qu’ils embrassent la version djihadiste de l’islam et décident de partir sur le terrain. En outre, ils présentent un certain nombre de caractéristiques frappantes du point de vue du sociologue : on trouve notamment parmi eux un nombre très élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées. Ainsi, le djihadisme se diversifie de manière très troublante.

Tant que le profil du djihadiste était celui du jeune en guerre contre la société, nous pouvions imaginer un certain nombre de remèdes : répression, persuasion, tentative de briser le cercle infernal que j’ai évoqué précédemment. Mais nous avons désormais en face de nous des jeunes qui ne présentent pas plus de symptômes de malaise social que les autres. Et la palette est large : cela peut être M. Tout-le-monde ou, d’ailleurs, Mme Tout-le-monde, puisque – autre phénomène troublant – environ 20 % des personnes qui s’identifient à cette version de l’islam radical et tentent de faire le voyage sont des jeunes filles. De plus, on trouve parmi eux de plus en plus de post-adolescents, âgés de quinze à dix-sept ans. Bref, nous sommes confrontés à un nouveau type de djihadistes, qui présente une subjectivité aux contours totalement différents de celle des djihadistes classiques.

En France et dans une grande partie de l’Europe, les plus virulents restent, à ce stade, les djihadistes classiques, ainsi que le montrent clairement les événements de janvier 2015 : les trois individus qui ont perpétré ces crimes sont tous issus des milieux défavorisés des quartiers difficiles. Cependant, compte tenu du nouveau phénomène que j’ai décrit, je pense, en tant que sociologue, que nous risquons d’avoir quelques surprises à l’avenir avec les jeunes issus des classes moyennes, si nous ne sommes pas vigilants et si nous n’essayons pas de remédier à cette situation.

Or notre réaction est passablement tardive. S’agissant de la radicalisation en prison, j’avais souligné, il y a plus d’un an et demi déjà, qu’il fallait, entre autres, fermer les frontières. Cependant, en France comme dans le reste de l’Europe, nous n’avons pas prêté une attention assez soutenue à ces problèmes. Depuis six mois, nous prenons un certain nombre de mesures – mieux vaut tard que jamais –, mais elles sont encore très insuffisantes : il faudrait les renforcer et, surtout, les diversifier, afin de les adapter à la situation mentale des jeunes qui reviennent de Syrie. Car les djihadistes ne forment pas un groupe uniforme. Pour ma part, je distingue au moins trois catégories en leur sein.

La première catégorie est constituée par ceux qui s’engagent dans le djihadisme avec une forme de prédisposition humanitaire, pensant aller aider leurs frères musulmans à lutter contre un régime sanguinaire. Ils subissent un endoctrinement, qui dure à ma connaissance six semaines dans le cas de Jabhat al-Nosra. Un certain nombre d’entre eux se transforment alors en djihadistes endurcis : avec cet endoctrinement et dans une situation de guerre, d’effervescence et de violence généralisée, ils en viennent à considérer que l’islam dans sa version radicale est la solution idoine. De retour en France, certains sont tentés d’exercer ce magistère répressif sur la société et de faire justice eux-mêmes par la violence. Bien évidemment, il faudra neutraliser cette première catégorie de djihadistes, les mettre en prison pendant un certain temps de telle sorte qu’ils ne puissent pas commettre de crimes contre des citoyens innocents.

La deuxième catégorie est formée par ceux que l’on pourrait appeler les « déconvertis » ou les « djihadistes repentants ». Une fois confrontés à la réalité du terrain, un certain nombre de candidats au djihad prennent conscience de l’abîme qui sépare leur imaginaire djihadiste – leurs aspirations, leur élan héroïque, leur volonté d’en découdre avec les forces du mal – et la véritable nature de l’État islamique ou Daech, qui s’avère tout le contraire de ce dont ils rêvaient : une violence souvent sommaire, des formes de corruption généralisée et de clientélisme, une absence de justice digne de ce nom. De retour au pays, certains peuvent être profondément affectés et aimeraient, en un sens, se racheter. Il faudrait que la société leur donne la possibilité de s’exprimer, de faire part de leur vérité et de l’expérience qu’ils ont vécue sur le terrain, ce qui pourrait dissuader d’autres jeunes d’emboîter le pas aux djihadistes. Pour peu qu’ils soient d’accord – nous sommes en démocratie et nous ne pouvons pas les contraindre –, nous devrions les utiliser et prévoir des aménagements pour les « récompenser ».

La troisième catégorie, ce sont les « traumatisés ». Les guerres, on le sait, créent des traumatismes profonds : nous connaissons des cas concrets de soldats américains ou français de retour d’opérations qui deviennent violents parce que le spectacle d’une société paisible ne correspond plus à leur état mental. Une prise en charge thérapeutique de ces djihadistes « traumatisés » apparaît nécessaire afin qu’ils ne commettent pas de méfaits.

Le point essentiel est de ne pas mettre des repentis et des traumatisés en contact direct avec des djihadistes endurcis. Si on le fait, les plus forts et les plus radicalisés vont tenter de convertir les plus fragiles à leur vision du monde, ainsi que je l’ai observé en prison. Chacun sait que la vie en prison est difficile – pour y avoir passé deux à trois jours complets par semaine pendant une période assez longue, je puis dire que certains établissements pénitentiaires sont certes passionnants comme objet d’étude, mais déprimants comme lieu de séjour – et qu’un tiers de la population carcérale souffre de problèmes mentaux. Et on voit bien comment cette population fragilisée peut être influencée, voire « mesmérisée » par les djihadistes endurcis. Cela peut donc avoir du sens d’isoler ces derniers dans des quartiers réservés. Toutefois, les réunir en un même lieu peut aussi favoriser la constitution de réseaux plus structurés : entre eux, ils peuvent préparer des coups plus redoutables encore que par le passé. Il faut donc agir avec beaucoup de discernement. En tout cas, les solutions à l’emporte-pièce qui consistent à placer tous les djihadistes ensemble dans des quartiers isolés sans tenir compte de leur degré de djihadisation ni de leur implication réelle – je conviens qu’il est très difficile de faire le tri – peuvent avoir des effets contre-productifs à terme.

Autre problème fondamental : les jeunes de banlieues. Fort heureusement, tout jeune de banlieue ne devient pas un djihadiste ! Cependant, il se trouve qu’une grande partie des djihadistes les plus endurcis proviennent des banlieues. Il ne faut surtout pas stigmatiser les banlieues, mais il ne faut pas non plus faire de l’angélisme : pour des raisons sociologiques et anthropologiques, les banlieues sont des lieux privilégiés de formation du djihadisme. Et la prison constitue, dans une certaine mesure, la continuation des banlieues. Dans les prisons qui jouxtent les grandes villes de France, le taux de jeunes musulmans, pratiquants ou non, mais qui se réclament de l’islam comme principe d’identification subjective, est très élevé : je l’ai estimé à environ 50 %, cet ordre de grandeur n’ayant pas été contredit par les autres travaux sur la prison – pour sa part, M. Jean-Marie Delarue avançait le chiffre de 40 %.

D’autre part, en principe, l’entrée en prison est un choc, et les premiers mois d’incarcération sont très durs : c’est à ce moment-là que le risque suicidaire est le plus élevé. Or tel n’est pas le cas, la plupart du temps, pour ces jeunes, et il s’agit, là aussi, d’un fait saillant. Pour eux, la prison est une forme de rite de passage : en séjournant en prison, ils prennent en quelque sorte du galon ; ils ont le sentiment d’être promus, dans la mesure où ils entrent en contact avec d’autres personnes qui ont commis des actions déviantes. À leur sortie de prison, ils auront gagné une crédibilité et une légitimité supplémentaires en la matière.

Nous devons donc réviser la manière dont nous traitons le problème des banlieues, notamment notre modèle d’industrialisation. La meilleure solution, c’est de créer des emplois – je conviens que c’est plus facile à dire qu’à faire. En Allemagne, où le taux de chômage est beaucoup plus faible, cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu d’actes violents sous la forme de ceux que nous avons connus en France, même dans les quartiers difficiles où vivent de nombreux jeunes musulmans. La dernière fois que des caricatures du prophète Mahomet ont été publiées en Allemagne, des individus ont fait sauter le siège d’un journal, mais à un moment où il était vide. Créer des emplois n’est pas la solution miracle, mais, selon moi, on ne résoudra pas ces problèmes à long terme uniquement avec de la subjectivation, ainsi que le laissent croire certaines incantations.

Autre problème à régler : celui des prisons. Elles sont, on le sait, un des lieux de la radicalisation. Selon mon expérience, le phénomène est récurrent pour deux raisons. D’abord, le profil du détenu radicalisé que les autorités carcérales ont en tête est aujourd’hui totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité de la radicalisation. Lorsque j’avais mené mon enquête en prison dans les années 2000, j’avais relevé une certaine convergence entre le problème du fondamentalisme et celui de l’extrémisme islamiste. Les deux groupes de détenus se comportaient un peu de la même façon : ils se laissaient pousser la barbe, devenaient agressifs à l’égard des surveillants, insultaient l’imam de la prison lorsqu’il y en avait un, faisaient du prosélytisme de manière ostentatoire au sein de l’institution carcérale.

Or, quand je suis retourné dans les prisons entre 2011 et 2013, j’ai été très frappé de constater que les deux voies ne convergeaient plus : les plus radicalisés avaient désormais une attitude introvertie, ils ne se laissaient pas pousser la barbe, ne montraient aucune agressivité à l’égard des surveillants, voire dissimulaient leur religiosité à ces derniers lorsqu’ils s’étaient convertis. De telle sorte que les surveillants, dont le rôle est pourtant d’informer les autorités de ces formes de conversion, étaient dans plusieurs cas totalement ignorants du phénomène. Ce nouveau modèle de radicalisation, introverti, concerne souvent de très petits groupes, deux ou trois personnes au maximum, les intéressés sachant pertinemment qu’ils risquent de mettre la puce à l’oreille du service de renseignement de la prison s’ils sont plus nombreux. Certes, quelques fondamentalistes restent susceptibles de se radicaliser, mais la logique de la radicalisation en milieu carcéral a totalement changé de nature en l’espace d’une décennie à peine. J’ai moi-même été étonné de constater l’étendue de ces transformations. Surtout, j’ai observé plusieurs cas de personnes mentalement fragiles qui avaient été prises pour cible par des radicalisés notoires et avaient été profondément influencées par eux.

Pour détecter les formes nouvelles de radicalisation dans les prisons, il faudrait porter un regard neuf. Or les surveillants sont malheureusement démunis à cet égard. Les éléments de profilage qu’on leur fournit correspondent davantage aux formes extrêmes de fondamentalisme qu’à la radicalisation. Pour une grande part, la dichotomie entre ces deux phénomènes n’a pas été saisie par les autorités carcérales, ce qui est compréhensible dans la mesure où elles n’ont pas l’expérience de ces situations nouvelles. La supervision continue donc à reposer sur le repérage des inconduites. Rappelons que les manifestations ostentatoires de fondamentalisme sont en rupture avec les normes carcérales : il est interdit de faire des prières collectives « sauvages » le vendredi dans les cours de récréation, de faire du prosélytisme ou d’aborder les autres détenus pour leur commander d’obéir à des préceptes religieux. Ces actes sont généralement passibles de réprimande, voire d’une incrimination. Mais il faut prendre conscience que la radicalisation suit de plus en plus une logique autonome par rapport au fondamentalisme.

Deuxième raison essentielle de la récurrence du phénomène de radicalisation dans les prisons : la surpopulation carcérale et le sous-effectif criant de surveillants. J’en ai été témoin dans les maisons d’arrêt des grandes villes davantage que dans les maisons centrales. Pour qu’un surveillant puisse travailler efficacement, il faudrait qu’il suive au maximum trente à cinquante détenus. Or ce nombre varie entre quatre-vingt-dix et cent trente, voire cent quarante, ce qui rend presque impossible une observation attentive et lucide. Ce travail déshumanise à la fois les détenus et les surveillants – j’ai pu le constater quotidiennement et j’en ai fait quelquefois les frais. À la longue, on observe des formes de dépression chronique chez les surveillants. Je les plains d’avoir à subir les assauts des uns et des autres, d’autant que le tiers de la population carcérale, je le rappelle, est atteinte de problèmes mentaux, et que certains individus peuvent devenir agressifs de manière imprévisible et sans aucune raison valable.

En outre, compte tenu de la surpopulation carcérale, on met souvent deux ou trois, plus rarement quatre détenus par cellule. Dès lors, il n’est plus possible de surveiller leur interaction, et les éventuelles formes de complicité qui se nouent entre eux peuvent échapper à la vigilance. Ainsi que je l’ai indiqué, il y a une continuité entre la logique des banlieues et celle de la prison, mais cette dernière présente une spécificité dans la mesure où il est très difficile d’y déceler les nouvelles formes de radicalisation.

À cela s’ajoute un dernier point, tout aussi fondamental à mes yeux : lorsque j’ai mené ma deuxième enquête entre 2011 et 2013, j’ai constaté avec étonnement que les renseignements étaient le parent pauvre de l’institution carcérale. Le nombre d’agents était très faible – j’espère que la situation s’est améliorée récemment – au regard du nombre de prisons et de l’importance de la population carcérale, en particulier dans les maisons d’arrêt, où il est possible que les phénomènes de radicalisation connaissent une recrudescence.

De plus, les officiers et les surveillants chargés de suivre ces phénomènes peuvent être amenés à changer de dossier du jour au lendemain, en fonction des événements qui surviennent dans la prison et des urgences ressenties par la direction, ainsi que je l’ai constaté dans une prison très connue. Ailleurs, dans l’une des plus grandes prisons d’Europe, le surveillant qui travaille sur la radicalisation collecte les informations grâce aux relations amicales qu’il a nouées avec ses collègues. Lorsqu’il prendra sa retraite, dans quelques années, ces réseaux informels ne seront pas transmis à son remplaçant. Enfin, il est arrivé plusieurs fois que des surveillants me montrent des textes en arabe qu’ils avaient trouvés et qu’ils n’étaient pas en mesure de déchiffrer sans l’aide de leurs collègues d’origine maghrébine. Or il s’agissait d’écrits d’une grande banalité, de sourates du Coran ou de Dires du Prophète qui sont reproduits dans tous les livres.

Bref, ces agents m’ont paru très démunis. Mais ils ne sont pas responsables de ces défaillances : on ne leur donne que des moyens dérisoires pour suivre les détenus. Pour être efficaces, il faudrait que nous menions un travail de surveillance plus institutionnalisé, rationnel et professionnel, que nous disposions d’un véritable centre d’observation des phénomènes de radicalisation, doté de moyens humains suffisants.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Que pensez-vous du Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Quel rôle pourrait-il jouer, notamment face aux phénomènes de radicalisation ? Néanmoins, ses membres semblent être discrédités, voire rejetés par les islamistes les plus radicaux.

M. Georges Fenech. Je vous remercie pour vos explications, qui m’ont beaucoup intéressé.

Vous établissez un lien entre l’emploi, la délinquance et la radicalisation. Or de nombreuses études sociologiques ont montré que la délinquance n’était pas corrélée au chômage. C’est même parfois tout le contraire : aux États-Unis, la délinquance n’a jamais été aussi faible que pendant la Grande Dépression des années 1930. M. Lionel Jospin lui-même a reconnu que le fait de lier le chômage et la délinquance avait été une erreur – je le rappelle sans esprit polémique. Donc, n’affirmons pas qu’il n’y aura plus de radicalisation le jour où il y aura de l’emploi. Si les choses étaient aussi simples, cela nous aurait tous inspirés.

À l’instar de beaucoup d’entre nous, vous avez évoqué la « surpopulation carcérale ». Or, sous le contrôle de notre collègue Joaquim Pueyo, cette expression est impropre : nous devrions tous parler de « sous-équipement carcéral ». De la même manière, nous n’employons jamais l’expression « surpopulation médicale », mais celle de « sous-équipement médical ».

Je retiens l’une de vos propositions : celle qui concerne le repentir actif. Selon vous, il convient d’accueillir les « déconvertis » ou les « djihadistes repentis » autrement que nous le faisons actuellement, notamment en leur donnant la parole. Je suggère que notre commission d’enquête réfléchisse à une proposition en matière de repentir actif, par exemple à la possibilité d’atténuer les peines lorsque la personne reconnaît et explique ses actes.

Vous avez estimé le nombre de détenus musulmans dans les prisons à 50 %. Ce chiffre très élevé, qui a été repris par note collègue Guillaume Larrivé dans un rapport, a été néanmoins très critiqué, car il provient d’une étude non pas statistique, mais purement sociologique. Cette étude est-elle vraiment fiable ? Quel crédit peut-on accorder à cette estimation ? Vous précisez que vous n’êtes pas contredit par M. Delarue, qui a avancé le chiffre de 40 %. Pour sa part, la garde des sceaux s’en tient à la seule statistique officielle, c’est-à-dire au nombre de détenus qui déclarent observer le ramadan, lequel serait de l’ordre de 18 %. En outre, la directrice de l’administration pénitentiaire nous a fait remarquer très justement hier que la proportion de détenus musulmans variait sensiblement d’un établissement pénitentiaire à l’autre.

M. Farhad Khosrokhavar. Nous terminons actuellement une étude sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam, en particulier sur les Maghrébins et sur les Turcs, qui constituent la grande majorité des musulmans de France. Elle montre que le discrédit qui frappe le CFCM est quasi unanime : sur la cinquantaine de personnes avec lesquelles nous avons mené un entretien de deux à trois heures, une ou deux seulement ont exprimé une forme de neutralité bienveillante à son égard. Cette désaffection tient non seulement à la nature de l’institution et au fait qu’elle a été créée « par le haut », mais aussi à l’incapacité des musulmans de s’associer « par le bas » pour construire une forme de représentation, ne serait-ce qu’en raison de la diversité de leurs origines. Il faudra trouver, à terme, une formule qui fasse consensus parmi ces groupes hétérogènes. Dans la mesure où nous ne disposons pas d’autre instance représentative, cela me paraît une bonne idée d’utiliser le CFCM, mais nous devons être conscients des limites de l’exercice.

J’ai établi une relation non pas entre emploi et délinquance, mais entre délinquance et radicalisation. Je reconnais volontiers le bien-fondé de vos propos, monsieur Fenech : il n’y a pas de relation de cause à effet entre chômage et délinquance. En revanche, je maintiens ce que j’ai dit : il y a une relation quasi linéaire, une concaténation forte entre délinquance et radicalisation. Jusqu’à ce jour, la quasi-totalité de ceux qui ont commis des actes violents au nom du djihad étaient issus des banlieues et avaient été des délinquants : Khaled Kelkal en 1995 ; Mohammed Merah en 2012 ; Mehdi Nemmouche à Bruxelles en 2014 ; les frères Kouachi et Amedy Coulibaly en janvier 2015. Cela étant, avec l’afflux des jeunes des classes moyennes vers le djihadisme, nous risquons d’avoir quelques surprises à l’avenir.

S’agissant de la surpopulation carcérale, je ne me prononcerai pas sur l’opportunité d’utiliser telle expression plutôt que telle autre. Pour ma part, je ne vois aucune objection à parler de « sous-équipement carcéral » ou de « sous-effectif ». Je voulais simplement dire qu’il y a trop de prisonniers par rapport au nombre de places disponibles au sein de l’institution carcérale.

M. Georges Fenech. Ou qu’il n’y a pas assez de cellules pour le nombre de prisonniers.

M. Farhad Khosrokhavar. Oui. J’emploie le terme « surpopulation » de manière axiologiquement neutre.

En ce qui concerne la proportion de musulmans parmi les détenus, je n’ai jamais affirmé que le chiffre que j’avançais était précis : j’ai toujours donné une fourchette, qui va de 40 à 60 %. D’autre part, sauf erreur, la part des détenus qui observent le ramadan est non pas de 18 %, mais de 18 000 sur une population totale de 65 000 à 68 000 personnes.

M. Georges Fenech. Oui, c’est exact.

M. Farhad Khosrokhavar. Le ramadan est devenu un phénomène très important en prison. En période de ramadan, les détenus qui se déclarent musulmans ont droit à un repas du soir un peu plus substantiel qu’à l’accoutumée. Mais le problème essentiel est qu’un grand nombre de détenus musulmans m’ont indiqué ne pas se déclarer comme tels.

Lorsque j’ai évoqué, en 2004, la fourchette de 40 à 60 % de détenus musulmans, cela a créé un tollé, car ni l’administration pénitentiaire ni l’opinion publique n’avaient d’idée à ce sujet : pour la première fois, on pointait du doigt un phénomène de société massif, qui avait échappé à la vigilance des uns et des autres. En réalité, peu importe le chiffre exact : ce qui compte, c’est la disproportion entre le nombre de musulmans dans les prisons et les 7 à 8 % de personnes qui se réclament de l’islam en France. Nous pourrions connaître le chiffre exact si nous avions la possibilité de mener des enquêtes statistiques exhaustives en France, mais la loi ne nous y autorise pas.

M. Georges Fenech. Souhaiteriez-vous disposer d’un tel droit ?

M. Farhad Khosrokhavar. Oui, même si cela peut aussi avoir des effets négatifs. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal où tout serait blanc ou noir : notre monde est plutôt gris. À titre personnel, j’estime qu’il serait utile de disposer de statistiques pour dissiper les malentendus et, surtout, pour voir en quoi les solutions que l’on propose correspondent aux réalités du milieu carcéral. Il n’y a, du moins dans mon cas personnel, aucune idéologie sous-jacente. Et il faut considérer ces chiffres non pas comme parole d’évangile, mais comme un indice qui permet de comprendre la nature des phénomènes sociaux. Au Royaume-Uni, où l’on dispose de telles statistiques, la proportion de musulmans dans les prisons était, il y a quelques années, le triple de ce qu’elle était dans la société. D’autres catégories, notamment les Afro-Caribéens, sont sur-représentées dans le milieu carcéral britannique. En France, la part des musulmans parmi les détenus est probablement trois à cinq fois ce qu’elle est dans la société. Encore une fois, ne prenez pas ces chiffres au pied de la lettre : il s’agit d’une estimation.

M. Joaquim Pueyo. Je suis assez d’accord avec vos remarques, monsieur Fenech.

Au cours de l’histoire, les prisons françaises ont déjà accueilli des terroristes, notamment basques ou corses. Mais il existait alors une frontière entre cette catégorie de détenus et la délinquance de droit commun. Or, avec les phénomènes que nous observons depuis quelques années et que vous avez très justement décrits, cette frontière a complètement disparu : certains délinquants deviennent djihadistes, se radicalisent ou entendent pratiquer un islam très dur dans les prisons.

Il est également exact que ces jeunes délinquants n’éprouvent pas de choc à leur entrée en prison. Cependant, il faut voir que très peu d’entre eux sont des primo-entrants : beaucoup ont déjà été condamnés plusieurs fois à des peines de prison avec sursis – sursis simple ou sursis avec mise à l’épreuve – ou ont été suivis par un service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) avant qu’un tribunal ne prononce finalement une peine de prison ferme à leur encontre. Ils s’attendent donc à aller en prison ou bien connaissent d’autres jeunes qui y ont déjà séjourné.

Vous vous êtes montré circonspect en ce qui concerne la détention séparée des profils radicaux. Actuellement, très peu de détenus sont placés à l’isolement, c’est-à-dire seuls tant dans les cours de promenade que dans leur cellule. Pour ma part, j’estime qu’il faut écarter du reste des détenus ceux qui sont les plus radicaux et qui peuvent exercer une influence sur les plus vulnérables. Je me prononce donc pour les quartiers d’isolement.

S’agissant des détenus les plus fragiles qui se sont radicalisés, je suis favorable à une expérimentation. Il convient d’évaluer celle qui est en cours à la maison d’arrêt de Fresnes. Le Gouvernement a prévu de créer cinq quartiers dédiés sur ce modèle en France. À cet égard, vous avez soulevé le problème de fond : sur quels critères allons-nous nous appuyer pour orienter les détenus vers ces quartiers ?

Enfin, vous avez souligné avec raison le rôle majeur des surveillants. Ceux-ci disposent d’outils intéressants, notamment de cahiers électroniques de liaison qui permettent de suivre, de manière très précise, la vie quotidienne de chaque détenu. Vous avez aussi évoqué la surpopulation et le sous-équipement carcéral. L’administration pénitentiaire maîtrise de moins en moins la situation dans les établissements pénitentiaires, notamment dans les grandes maisons d’arrêt. Au fil du temps, une sorte de laxisme s’est installé. Aujourd’hui, les surveillants ont beaucoup de difficultés à faire respecter les règles. Il faut que nous parvenions à l’encellulement individuel, ce qui implique de créer de nouvelles places de prison. D’autre part, cette situation soulève la question de l’exécution des peines : les magistrats doivent exiger que les peines qu’ils prononcent soient exécutées. Dans une démocratie, il n’est pas acceptable que tel ne soit pas le cas.

M. Jean-Claude Guibal. Quelle est l’origine du phénomène djihadiste ? Vous avez indiqué que, parmi les nouveaux djihadistes, certains étaient issus des classes moyennes. Que cela nous dit-il de la situation des classes moyennes dans notre pays aujourd’hui ? Pourquoi tant de jeunes des classes moyennes s’orientent-ils vers le djihad ? Dans notre société sécularisée, mais qui s’appauvrit, cela signifie-t-il quelque chose de particulier ?

D’autre part, vous avez distingué les fondamentalistes et ceux qui se radicalisent, en précisant qu’ils adoptaient des comportements différents et qu’ils connaissaient des évolutions divergentes. Quelle différence faites-vous entre ces deux groupes ? N’y a-t-il aucun rapport entre eux ?

M. Farhad Khosrokhavar. J’ai rencontré un certain nombre de détenus basques et corses, bien que leur nombre ait tendance à décroître. Or la lutte pour l’indépendance qu’ils mènent au nom de leur nation n’attire pas ceux qui ne sont pas basques ou corses. À l’opposé, le djihadisme a une prétention à l’universel, ce qui le rend très attrayant. Il s’agit d’ailleurs d’une de ses caractéristiques fondamentales.

Dans les banlieues et dans les prisons, qu’on le veuille ou non, l’islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société trouvent des réponses en son sein. Les jeunes qui, dans les années 1970, auraient pu adhérer aux groupes d’extrême-gauche tels qu’Action directe en France, les Brigades rouges en Italie ou Baader-Meinhof en Allemagne, trouvent dans le djihadisme un écho à leurs revendications : anti-impérialisme, anti-américanisme, rejet de l’arrogance occidentale.

À ceux qui souffrent d’un complexe de castration, qui se sentent mentalement dévirilisés du fait de l’intrusion, voire de l’invasion – de leur point de vue – des femmes dans l’espace public, qui estiment que les femmes exagèrent et qui regrettent que l’on ne sache plus qui est homme et qui est femme dans le monde actuel, le djihadisme apporte aussi des réponses, puisqu’il assigne les femmes à la maison et réserve le monde extérieur aux hommes. D’ailleurs, certaines femmes trouvent, elles aussi, cela attrayant : au moins, elles savent quel est leur domaine de souveraineté, alors que, dans la « grisaille » ambiante, elles doivent à la fois travailler et élever leurs enfants. Auparavant, les activités étaient partagées entre les hommes et les femmes de manière plus hiérarchisée, mais aussi plus claire.

Surtout, en Europe et, plus particulièrement, en France, le djihadisme participe d’une logique de provocation : il donne la possibilité à l’individu insignifiant de se hausser au-dessus des autres. Dans mon ouvrage Radicalisation, j’ai évoqué à cet égard la figure du « héros négatif », c’est-à-dire de celui qui se sent adulé du fait même de son rejet par les autres. Sauf que le héros négatif est, en l’espèce, médiatisé. Qui connaissait Mohammed Merah avant qu’il ne passe à l’acte ? Qui ne le connaît pas désormais ? C’est d’ailleurs pour cette raison que les djihadistes filment : la couverture médiatique devient partie intégrante de l’action destructrice. En ce sens, on peut parler d’une nouvelle forme de subjectivité hypernarcissique, d’une volonté de s’affirmer et de sortir de l’insignifiance.

Dans la logique des djihadistes, il s’agit aussi d’inverser la situation par rapport à la prison : « Vous m’avez jugé et condamné, c’est maintenant moi qui vous juge et qui vous condamne ! », pensent-ils. De plus, ils procèdent à une autre conversion, celle de la logique du mépris en logique de peur. Avant de passer à l’acte, ils avaient l’impression que la société les méprisait, que l’on portait sur eux un regard « réifiant » au sens sartrien du terme, qui les médusait, leur montrait leur insignifiance. Après, ils inspirent non plus le mépris, mais la peur, ce qui les satisfait grandement d’un point de vue anthropologique. En effet, les autres se retrouvent alors dans un rapport de symétrie inversée : avant, ils étaient supérieurs, ils les méprisaient et les jugeaient ; désormais, ils sont inférieurs, car ils craignent pour leur vie. La mort joue ici le rôle d’opérateur d’inversion.

Quant à la prison, elle devient le lieu même où ces phénomènes se déploient. Parmi ceux qui sont considérés comme des stars en prison, il y a notamment les détenus qui ont réussi à s’évader. De ce point de vue, Antonio Ferrara est « l’homme magnifique » : il a reçu de nombreuses lettres de la part de jeunes filles, parfois très jeunes, qui souhaitaient devenir sa copine. Précédemment, Guy Georges, qui avait violé et tué sept femmes, avait lui aussi reçu de telles lettres. Ce qui est à l’œuvre ici, c’est la quête d’un héros négativement apprécié par la société et dont la raison d’être est dans la provocation, dans la rupture avec les normes sociales.

Or on constate très clairement des phénomènes anthropologiques analogues chez les jeunes filles qui partent faire le djihad – je réponds en partie à la question que vous m’avez posée à propos des classes moyennes, monsieur Guibal. Ces jeunes filles pensent que les jeunes garçons de leur entourage ne sont pas sérieux, parce qu’ils n’ont rien des attributs virils et n’ont pas été confrontés à la vie. En revanche, l’homme qui s’expose à la mort, se transformant ainsi en martyr potentiel, devient crédible à leurs yeux et peut faire un partenaire fiable – à supposer qu’il survive au djihad. Ce qui fait surface dans l’esprit de ces jeunes filles en quête de virilité masculine, c’est une inversion des idéaux féministes, une sorte de post-féminisme désenchanté ou – contradiction dans les termes – un « féminisme djihadiste ». Je suis en train de mener des recherches plus approfondies sur ce sujet, qui me passionne.

L’islam djihadiste n’est pas lié uniquement à la situation économique des banlieues, mais a aussi une dimension symbolique, qui est plus forte encore en France. Car – je m’avance peut-être sur un terrain mouvant – le politique a été constitutif de l’identité française, il a été au fondement même de la citoyenneté. La dilution du politique entame donc davantage l’intégrité des citoyens en France qu’elle ne le fait, par exemple, au Royaume-Uni, où le politique n’a pas joué un rôle aussi fondamental dans l’identité citoyenne. Or le djihadisme joue sur ces registres : il propose une solution en partie infra-politique et en partie extra-politique. Il apporte des réponses prétendument transparentes à des phénomènes très complexes tels que la guerre en Syrie, le conflit israélo-palestinien – qui inspire à ces jeunes un profond sentiment d’injustice – ou le fait que l’on transgresse les lois d’Allah et que l’on profane l’image du Prophète. C’est aussi la transparence illusoire de ces solutions qui rend le djihadisme attractif.

Dans le cas des classes moyennes, j’ai observé que la dilution de l’autorité au sein des familles recomposées jouait un rôle. Cela ne signifie pas qu’il faille en finir avec les familles recomposées : il s’agit d’un phénomène de société irréversible, sur lequel personne ne peut revenir. Cependant, tenir compte de cette dilution peut nous aider à réfléchir à des solutions de rechange. Il est utile que les familles, parents biologiques et beaux-parents, prennent conscience des problèmes qui assaillent un certain nombre de jeunes. De manière générale, dans les classes moyennes, c’est moins la dimension économique que ces formes de désarroi liées à la « grisaille » de la vie quotidienne qui entrent en ligne de compte.

Les phénomènes qui posent problèmes dans les classes moyennes sont donc totalement différents de ceux qui affectent les jeunes des banlieues. Ces derniers sont animés par une idée fixe : le sentiment d’être des victimes, la haine de la société, une vision quasi paranoïaque dans laquelle toutes les portes sont fermées. Certes, le racisme, l’islamophobie et toutes sortes de préjugés existent dans la société, mais toutes les portes ne sont pas fermées : il suffit de consulter la liste des médecins et des chirurgiens dans un hôpital de banlieue pour constater que nombre d’entre eux font partie de la deuxième, troisième ou quatrième génération issue de l’immigration. La victimisation est liée à un imaginaire obsidional qui n’a pas de pendant dans le réel. Mais là n’est pas la question : dans la mesure où ce phénomène existe, il fait partie de la réalité sociale, et il faudra donc le traiter d’une manière ou d’une autre.

M. Patrice Prat. Le recours croissant aux aumôniers musulmans dans les prisons peut-il avoir un impact positif, notamment pour détecter et accompagner les populations les plus vulnérables ? Quel doit être le profil de ces aumôniers ? Selon quelles modalités faut-il les recruter ? Actuellement, leur recrutement doit être autorisé par le CFCM. Or cette institution est traversée par de nombreux courants, et vous avez vous-même souligné le discrédit qui la frappait.

Vous avez évoqué à juste titre la diversification du djihadisme, notamment le fait qu’il puise désormais une partie de ses forces dans les classes moyennes. Or n’y a-t-il pas là, paradoxalement, une lueur d’espoir ? En effet, les jeunes qui se rendent sur les théâtres de guerre pour défendre de grandes causes humanitaires peuvent se rendre compte du hiatus avec la réalité et se poser, à leur retour, un certain nombre de questions sur le bien-fondé de leur démarche. Cette forme récente de djihadisme n’est-elle pas plus facile à traiter, à terme, par la société ?

Pour ce qui est du djihadisme très violent issu notamment des banlieues, n’y a-t-il pas là une « génération perdue » – j’emploie volontairement des termes provocateurs ? Que pensez-vous des expériences menées à l’étranger, notamment au Danemark et au Royaume-Uni, en matière de déradicalisation des personnes les plus exposées et les plus violentes ? Selon vous, quelles voies la déradicalisation devrait-elle emprunter en France ? Quel type de programme serait le plus pertinent et le plus efficace ?

M. Jacques Myard. Vous avez décrit les prisons comme des « bouillons de culture », où peuvent prospérer des idéologies qui reconstruisent un monde dépourvu de lien avec la réalité, mais dans lequel chaque apprenti djihadiste a sa place comme élément du tout, se sent valorisé et retrouve ainsi une certaine « dignité ». Cette recherche de l’absolu de la part d’un certain nombre de paumés, de frustrés et d’individus en rupture avec la société, nous l’observons aussi dans les sectes, dont les membres considèrent appartenir à un tout, pensent comme le gourou – aussi manipulateur soit-il – et font bloc. Quel type de discours peut-on tenir face à des personnes embrigadées, sous l’influence d’une idéologie sectaire, imperméables à tout argument rationnel ? On rejoint généralement une secte à un mauvais moment, mais le moment favorable où l’on en sort est imprévisible. Les discours de « déradicalisation » peuvent-ils vraiment avoir un impact ?

M. Georges Fenech. Vous n’avez pas vraiment répondu à la question de notre collègue Jean-Claude Guibal concernant la différence entre le fondamentalisme et la radicalisation. Pouvez-vous définir, une fois pour toutes, les termes « radicalisation » et « radicalisé » – vous êtes sans doute le mieux placé pour le faire ?

M. Farhad Khosrokhavar. Dans mon ouvrage L’islam dans les prisons, publié en 2004, je dénonçais la pénurie d’aumôniers musulmans : il y en avait à l’époque environ 90 pour l’ensemble de la population carcérale, alors que près de la moitié de celle-ci était musulmane d’après mon estimation. Or l’absence d’aumônier est source de danger : n’importe quel individu exalté peut s’autoproclamer imam et déclarer que le djihad constitue le message ultime de l’islam dans une société d’hérétiques. N’oublions pas que les jeunes dont il est question viennent souvent de familles profondément désislamisées ou qui n’ont pas véritablement de culture religieuse. Ainsi, le djihadisme ne s’inscrit pas dans la continuité de la culture familiale concernant l’islam, mais est en rupture consommée avec elle. Certains manifestent même un mépris à peine dissimulé à l’égard de la religiosité de leurs parents, laquelle relève généralement de l’orthopraxie – c’est-à-dire d’une sorte de ritualisme – beaucoup plus que de l’orthodoxie. Souvent, les parents n’ont pas le bagage intellectuel qui leur permettrait de lire le Coran. Il en va de même pour l’écrasante majorité des radicalisés, qui ne comprennent pas l’arabe. En définitive, ils sont d’autant plus à l’aise pour réinventer l’islam qu’ils n’ont pas de bagage intellectuel, culturel ou religieux : ils identifient abusivement une religion à sa guerre sainte, et cela paraît relever pour eux d’une évidence aveuglante.

La question des ministres du culte musulman en prison revêt deux aspects. Le premier est l’insuffisance de leur nombre : il n’est pas normal que, dans plusieurs grandes prisons françaises, où le droit de pratiquer son culte est en théorie reconnu à tous en vertu du principe de laïcité, les musulmans ne puissent pas faire la prière collective du vendredi. Au cours des entretiens que j’ai menés en prison, de nombreux jeunes ont formulé le grief suivant : « Les chrétiens ont la messe du dimanche, les juifs ont shabbat, mais nous, nous n’avons pas la prière du vendredi ! » Il s’agit en effet d’un véritable problème, qui crée une frustration profonde et alimente le sentiment que l’islam est méprisé. Ce sentiment est d’ailleurs partagé par les non-pratiquants, pour qui l’absence d’imam ne devrait poser, dans les faits, aucune difficulté. Cette logique n’est contradictoire qu’en apparence : on peut se considérer comme musulman en raison de son origine ou par son identité et, même si l’on ne pratique pas et que l’on ne connaît pas les prières, trouver anormal de ne pas avoir « son » ministre du culte, alors que les autres détenus ont le leur. Or s’il n’y a pas d’imam agréé dans la prison, il n’y a pas de prière du vendredi. Tout simplement parce que la direction craint qu’un exalté ne prenne la parole au cours de la prière et ne compromette l’ordre au sein de l’établissement.

Deuxième aspect du problème, tout à fait essentiel : qui désigner comme aumôniers musulmans ? À l’exception d’une petite minorité, les imams que j’ai rencontrés dans les prisons sont des pères et des grands-pères d’origine nord-africaine, qui ne maîtrisent pas très bien le français et ne comprennent pas la mentalité des jeunes. Il y a une sorte de rupture subjective entre les jeunes et eux. Ces jeunes les « respectent » – même s’ils se moquent parfois d’eux –, mais ils ne communiquent pas avec eux et ne leur font pas part de leurs problèmes. Quand bien même ils le souhaiteraient, les imams ne seraient guère en mesure, matériellement, de répondre à leur demande : ils sont trop peu nombreux par rapport au nombre de détenus musulmans.

Il va donc de soi, pour moi, qu’il faut davantage d’imams dans les prisons : il conviendrait qu’il y ait une parité avec les autres confessions, ce qui implique probablement de multiplier leur nombre par trois. Mais encore faut-il que ces imams comprennent et intègrent autant les orientations culturelles de la société française que les exigences d’une religiosité apaisée. Or, pour la plupart des imams âgés que j’ai rencontrés, cette synthèse semble hasardeuse : ils ne comprennent ni les unes ni les autres. En effet, ils sont souvent dans une sorte d’entre-deux : ils appréhendent les orientations de la société française bien davantage comme des injonctions que comme des formes intériorisées d’expression de soi. D’autre part, ils sont incapables d’empathie à l’égard de jeunes, alors qu’ils devraient leur prêter une oreille attentive. Ils pratiquent une sorte de ritualisme désincarné : les cérémonies qu’ils président sont dépourvues de toute forme de subjectivation. Il est donc souhaitable que les nouveaux imams soient des franco-musulmans relativement jeunes.

Parler de « génération perdue » est en partie pertinent, mais cela m’indispose, car le djihadisme n’attire plus seulement une catégorie spécifique de la population, mais « M. ou Mme Tout-le-monde ». Nous devons prendre conscience de ce danger. Autre point fondamental : les jeunes se radicalisent certes sur internet, mais aussi et surtout par effet d’imitation ou par esprit de compétition. Le copinage, la complicité avec les amis jouent un rôle indéniable : un jeune va partir faire le djihad parce qu’un de ses copains est parti avant lui. Une étude sur les familles des jeunes Britanniques qui sont partis pour la Syrie a révélé l’importance de cette dimension. Je présume qu’il en va de même en France. Il faudra donc agir aussi sur ce plan-là, c’est-à-dire briser les cercles de complicité qui se focalisent sur le djihadisme.

Les djihadistes ne sont comparables à des paumés qui rejoignent une secte que dans une certaine mesure. Les sectes présentent une structure organisationnelle bien déterminée, avec une hiérarchie et des gourous. Le djihadisme, lui, opère par des formes d’action collective beaucoup plus décentralisées. Il est certes quasi sectaire, mais aussi méta-sectaire. On ne peut pas nécessairement utiliser contre lui l’ensemble des remèdes qui ont été mis au point pour lutter contre les sectes. Il s’agit d’un phénomène à la fois beaucoup plus dangereux et beaucoup plus diffus que le sectarisme. Dans un groupe djihadiste, il y a plusieurs personnalités charismatiques, et les relations ne sont pas hiérarchisées de la même manière que dans une secte.

D’autre part, le salafisme se développe d’une manière que l’on peut juger troublante : l’écrasante majorité des salafistes ne deviennent pas des djihadistes. C’est d’ailleurs là la différence majeure entre le djihadisme et le fondamentalisme : un grand nombre de djihadistes – y compris les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, d’après les informations dont je dispose – ne sont pas passés par la phase fondamentaliste. Dans des cas très minoritaires, il arrive que le fondamentalisme soit l’antichambre du djihadisme. Mais il peut aussi être une sorte de remède contre le djihadisme, dans la mesure où les fondamentalistes observent un certain nombre de prescriptions contraignantes et se considèrent souvent, de ce fait, comme des élus, ce qui satisfait leur subjectivité.

J’en viens à la différence entre le fondamentalisme et la radicalisation. Celle-ci peut être non djihadiste, ainsi que le montre le cas d’Anders Breivik, qui a tué plus de soixante-dix personnes et en a blessé plus d’une centaine d’autres en Norvège. La radicalisation, au sens où les sociologues l’entendent, est la conjonction d’une idéologie radicale et d’une action violente. Si l’on a le premier élément sans le deuxième, on n’est pas dans le registre de la radicalisation. Tel est le cas de certains intellectuels, qui défendent une idéologie radicale sans pour autant prendre les armes. De même, une action violente qui n’est pas inspirée par une idéologie radicale est un simple hold-up, une action crapuleuse, qui relève de la criminalité de droit commun.

En ce qui concerne les fondamentalistes, dans la très grande majorité des cas, cette conjonction n’existe pas. D’ailleurs, une suspicion indue à l’égard des fondamentalistes peut, au-delà d’un certain seuil, pousser quelques-uns d’entre eux vers des formes d’action violente, dans la mesure où ils penseront que, de toute façon, on ne fera pas la différence entre des djihadistes et eux. En France, le fondamentalisme est un phénomène illégitime, mais pas illégal. Après tout, vous avez le droit de penser que les normes édictées par Dieu sont supérieures à celles de la République, tant que vous ne les appliquez pas. Si vous gardez cette opinion pour vous-même, personne ne peut vous faire un reproche quelconque. En revanche, si vous passez à l’acte, si vous transgressez la loi sous une forme violente, vous tombez dans le registre de la radicalisation. Or la plupart des fondamentalistes, en particulier des salafistes, ne transgressent pas la loi, en tout cas de manière ostensible. S’ils le font, c’est en recourant à de multiples biais ou stratagèmes, par exemple en revêtant un masque chirurgical pour contourner l’interdiction de porter le voile intégral. Il ne s’agit pas là de radicalisation, laquelle s’inscrit dans une logique de violence, souvent disproportionnée, qui condamne par avance les autres à l’annihilation. Cela caractérise d’ailleurs non seulement la radicalisation dans sa version djihadiste, mais aussi la radicalisation « à la Breivik » : celui-ci a tué des gens, en particulier des jeunes, pour la simple raison qu’ils étaient, dans sa perspective, complices de la reddition des sociétés chrétiennes face à l’islam. Soyons vigilants et n’identifions pas indûment fondamentalisme et djihadisme : ils relèvent de deux registres différents.

S’agissant de la déradicalisation, nous connaissons deux types d’expérience : celle des sociétés démocratiques, en particulier du Royaume-Uni et de la Norvège – nous pourrons nous inspirer, par exemple, des travaux menés il y a quelques années en matière de déradicalisation des néonazis – et celle des sociétés non démocratiques, notamment de l’Arabie Saoudite, de l’Algérie et de certains pays du Sud-Est asiatique. Bien évidemment, nous ne pourrons pas reproduire l’expérience de l’Arabie Saoudite, d’une part parce qu’elle comporte une dimension violente à laquelle une société démocratique ne peut pas se permettre de recourir, d’autre part parce que les largesses accordées à certains jeunes pour les détourner du djihadisme – maison, femme, travail – coûtent très cher et pourraient susciter, en France, des vocations de djihadistes chez des gens honnêtes qui ont des revenus modestes.

J’ai assisté à certains travaux en matière de déradicalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, certains jeunes ont été encadrés pendant plusieurs mois par des policières portant le foulard ou des policiers portant le turban, des imams, des représentants de l’État – notamment des renseignements généraux – et des « barbes blanches » de leur quartier. En France, il serait très difficile de mettre toutes ces personnes ensemble. Néanmoins, nous pourrions imaginer des solutions de rechange. Il ne faudrait pas qu’une compréhension trop radicale de la laïcité nous amène à négliger la dimension théologique de la déradicalisation. Même si c’est plus compliqué à faire que dans d’autres pays, la laïcité doit nous permettre d’engager, dans des limites bien circonscrites, un dialogue avec le religieux. Nous ne pouvons pas confier la déradicalisation uniquement à des psychologues et à des psychothérapeutes : nous avons aussi besoin de théologiens, afin de porter le débat sur le « noyau dur » de la conviction religieuse de ces jeunes, en particulier sur la notion de djihad. Ils ont souvent une compréhension très superficielle de cette notion, qu’ils approfondissent d’ailleurs en prison – ils n’ont pas le temps de le faire avant. Ainsi, c’est la djihadisation qui succède à la radicalisation, et non l’inverse comme on pourrait l’imaginer. Il faut que l’on puisse combattre le djihadisme aussi au nom d’une version tempérée de l’islam.

M. Jacques Myard. Dans ce cas, c’est ma vérité contre la vôtre.

M. Farhad Khosrokhavar. Certes, mais il y a aussi une dimension de raisonnement. Si la situation de déradicalisation n’est pas acceptée par la personne en question, on ne peut pas la lui imposer. Mais dans le cas où elle l’accepte, un dialogue s’instaure, au cours duquel un certain nombre de thèmes peuvent être abordés. Certains pays mènent un travail de cette nature. Il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas le faire en France, au nom d’une forme d’hypersécularisme qui nous rend parfois aveugles et nous empêche de comprendre l’essence même du religieux. Au cours d’un débat sur ces questions, dans lequel intervenaient des personnes très compétentes, on m’a dit : « En prison, nous avons besoin non pas d’imams, mais de psychologues : ce sont des gens malades. » Or il ne faut pas identifier ainsi le religieux avec les formes morbides d’expression de soi. Il faut, au contraire, donner un espace d’expression au religieux et, surtout, contredire cette version extrémiste de l’islam, qui n’est pas du tout représentative de la manière dont vivent l’écrasante majorité des musulmans de notre pays.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Je vous remercie pour votre intervention et pour vos réponses.

La séance est levée à 12 heures 30.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Georges Fenech, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Jean-Claude Guibal, M. Jacques Myard, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo