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La commission entend, en audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, M. Pierre Lellouche, président, et Mme Karine Berger, rapporteure, sur les travaux de la mission d’information commune sur l’extraterritorialité de la législation américaine (réunion conjointe avec la commission des affaires étrangères).
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous sommes heureux d’accueillir dans notre salle nos collègues de la commission des finances pour une réunion ouverte à la presse. La mission d’information que nous avons constituée sur les lois américaines extraterritoriales a commencé ses travaux en mars. Bien que ses investigations soient donc loin d’être terminées, son président et sa rapporteure, Pierre Lellouche et Karine Berger, m’ont demandé, ainsi qu’à Gilles Carrez, de faire aujourd’hui une communication, en lien avec le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit « Sapin 2 », qui va être bientôt examiné. Ce sont les dispositions concernant la corruption qui sont en cause.
En effet, lorsque l’on regarde de près la question, on constate que l’extraterritorialité des lois américaines concerne potentiellement de nombreux domaines, mais certains sont plus sensibles, l’un d’entre eux étant la prétention américaine à réprimer les faits de corruption internationale même lorsqu’ils sont commis hors du territoire américain par des entreprises non-américaines.
Quatre entreprises françaises, Alcatel, Technip, Total et Alstom ont accepté ces dernières années, dans le cadre de procédures transactionnelles, de verser des pénalités considérables. Elles ont accepté aussi d’être soumises pendant plusieurs années au contrôle de « moniteurs » désignés en accord avec les autorités américaines, ce qui pose des questions de souveraineté. La concomitance entre la procédure américaine concernant Alstom et le rachat de l’entreprise par General Electric a aussi suscité des questions et des interprétations.
Le projet de loi Sapin 2 comprend des dispositions anti-corruption inspirées du dispositif américain, avec l’espoir de mieux protéger nos entreprises contre les intrusions des autorités américaines. Le futur débat devrait donc être éclairé par les constats que l’on peut faire sur le système américain. Je pense notamment à la question de l’opportunité de réintroduire ou non une disposition permettant un système de plaider coupable à la française en matière de corruption. Ce texte peut être l’occasion d’apporter une certaine sécurité à nos entreprises.
M. Pierre Lellouche, président de la mission d’information sur l’extraterritorialité des lois américaines. Plusieurs faits récents me paraissent caractériser l’extraterritorialité pratiquée par les États-Unis. Je pense à deux accords avec ce pays examinés par la commission des affaires étrangères, l’un étant la transaction destinée à mettre fin au harcèlement juridique de la SNCF aux États-Unis, l’autre, dit FATCA, en matière d’informations fiscales. Je pense aussi aux amendes infligées notamment à Alstom et à BNP Paribas. Ce sont ces affaires qui m’ont amené à proposer la création d’une mission d’information. Le président de notre Assemblée, puis la présidente de la commission des affaires étrangères et le président de celle des finances, ont bien voulu l’accepter, je les en remercie.
Nous venons donc, avec quelques collègues ici présents, de constituer la mission d’information et nous avons commencé – nous en sommes aux premières auditions – à débroussailler la forêt touffue du droit américain.
Il y a trois grands domaines où l’extraterritorialité américaine a un large impact sur notre économie. La question est peu connue du grand public ; elle l’est un peu mieux des entreprises, mais pas complétement, d’où leur vulnérabilité.
Le premier domaine concerne la fiscalité des personnes, avec la loi FATCA et les accords passés pour son application : les États-Unis fiscalisent leurs citoyens dans le monde entier et demandent aux banques du monde entier de leur transmettre automatiquement les données bancaires de leurs clients « ayant des indices d’américanité », ce sans passer par les voies classiques des échanges de données fiscales interétatiques. C’est sans précédent et cela n’est pas conforme à notre propre philosophie.
Cette loi américaine a été traduite dans un accord, mais celui-ci ne prévoit pas vraiment de réciprocité. Il y aussi le problème des « Américains accidentels », qui ont la citoyenneté américaine pour y être nés, mais ont quitté le pays depuis très longtemps et n’ont plus aucun lien avec les États-Unis. Aujourd’hui, les banques françaises ferment leurs comptes !
Deuxième champ problématique, les embargos américains et les sanctions contre des pays, avec deux sujets d’actualité, l’Iran et la Russie. En ce qui concerne l’Iran, bien qu’il y ait un accord sur le nucléaire comprenant la levée des sanctions depuis presqu’un an, les affaires ne repartent pas, car personne n’ose y financer des opérations, sauf quelques banques régionales allemandes. Je rentre des États-Unis, où j’ai eu confirmation que l’interdiction de la compensation par les chambres américaines d’opérations en dollars est maintenue. En réalité les sanctions demeurent. Le rapport final de la mission reviendra bien sûr, en détail, sur ces questions.
Mais ce qui motive surtout la réunion de ce jour, c’est le troisième champ majeur d’expansion de l’extraterritorialité américaine, à savoir la répression des faits de corruption d’agents publics à l’international, en application de la loi Foreign Corrrupt Practices Act (FCPA), reprise par la convention de l’OCDE de 1997 suite aux efforts de la diplomatie américaine. Les Américains arguent, pour justifier le fait de sanctionner des entreprises européennes, que sinon il y aurait des distorsions de concurrence aux dépens de leurs entreprises. Ils sanctionnent eux-mêmes directement les entreprises étrangères en expliquant que les systèmes nationaux de sanctions ne sont pas effectifs.
Dans le rapport de la mission, nous développerons bien sûr la notion d’extraterritorialité. J’en dirai juste un mot ce jour : le fait d’avoir des lois à portée extraterritoriale n’est pas, en soi, contraire au droit international. Une loi nationale peut être extraterritoriale, dans les limites du raisonnable. D’ailleurs, l’Union européenne en a aussi, par exemple concernant la concurrence.
Les États-Unis ont donc adopté en 1977 la loi FCPA et l’ont renforcée dans les années 1980. Cette loi s’applique potentiellement aux entreprises américaines ou quand les paiements de corruption ont eu lieu aux États-Unis, mais aussi à toutes les entreprises qui sont considérées comme des « émetteurs » sur les marchés financiers américains et doivent en conséquence y publier des informations financières et comptables. Du fait de la prédominance de Wall Street, qui fait que toutes les grandes multinationales, du moins les européennes, veulent y être cotées, ce système permet de soumettre à la loi américaine de très nombreuses entreprises, bien qu’elles ne soient pas américaines et que par ailleurs les faits qui vont baser les poursuites soient commis à l’autre bout du monde.
Les États-Unis s’appuient aussi sur la convention de l’OCDE « sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » du 17 décembre 1997. Ce texte engage l’ensemble des pays développés, dont la France. Son article 4 dispose que « chaque partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence à l’égard de la corruption d’un agent public étranger lorsque l’infraction est commise en tout ou partie sur son territoire ». Dans ce contexte, la question du recueil des preuves, notamment pour établir le lien de territorialité, est déterminante. S’agissant par exemple d’Alstom, les autorités américaines ont appris qu’une réunion où des actes de corruption auraient été discutés s’était tenue dans le Connecticut. Comment savaient-elles ?
Toujours est-il que la formulation de la convention donne une grande liberté aux États et justifie une compétence large de leurs juridictions. Aussi bien en droit que moralement, l’existence de cet engagement conventionnel international rend plus difficile de contester des législations nationales à application large que dans le cas, par exemple, des embargos américains, qui ont une base strictement nationale.
Longtemps d’un montant limité, les sanctions imposées aux entreprises au titre de la loi FCPA ont explosé à partir de 2008. Au total, elles ont atteint des montants record en 2010, avec un total annuel de 1,8 milliard de dollars, puis 2014. Elles touchent quelques sociétés américaines, mais surtout des entreprises européennes, tout particulièrement françaises. Les trois plus élevées ont touché trois entreprises européennes. Sur les douze plus importantes, on trouve huit sociétés européennes, dont quatre françaises, pour trois américaines : si par exemple, Halliburton et Alcoa, américaines, ont été sanctionnées, il y a aussi et surtout Siemens, Alstom, BAE, Total, Vimpelcom, Snamprogetti, Technip, Daimler, Alcatel… Même des sources américaines s’interrogent sur ce ciblage des sociétés européennes.
La philosophie du projet de loi Sapin 2 est de répondre à l’argument américain selon lequel la France n’a pas de mécanisme juridique suffisamment pénalisant permettant de garantir que la concurrence soit loyale.
Mme Karine Berger, rapporteure de la mission d’information sur l’extraterritorialité des lois américaines. Le projet de loi Sapin 2 contient les outils potentiels pour répondre aux problèmes exposés par Pierre Lellouche : les lourdes sanctions pour corruption imposées aux entreprises françaises et la non-réciprocité de ses traitements vis-à-vis notamment des sociétés américaines, alors qu’on sait que ces sociétés interviennent sur des marchés où la concurrence entre entreprises françaises et américaines est avérée. Dans une déclaration formelle de 2014, l’OCDE avait souligné le fait que la France ne se conformait pas à la convention sur la lutte contre la corruption de 1997 ni à la recommandation de 2009 visant à renforcer cette lutte. Il était donc important d’agir. Le projet Sapin 2 prévoit beaucoup de choses : la mise en place de mécanismes de « compliance » dans les entreprises pour lutter contre la corruption, la constitution d’une agence qui permettra de contrôler ces mécanismes et des sanctions plus fortes dans les cas avérés de corruption. Sur ce dernier point, il convient de souligner que la sanction la plus forte infligée en France pour des faits de corruption s’est élevée à 750 000 euros, alors qu’on sait qu’aux États-Unis, ces sanctions peuvent atteindre 800 millions de dollars.
Nous nous sommes posé trois questions à l’égard du projet loi Sapin 2 :
– Si l’on prévoit un dispositif musclé de lutte contre la corruption dans ce cadre, va-t-on pouvoir supprimer les poursuites américaines à l’encontre des entreprises françaises ou, à tout le moins, équilibrer les poursuites américaines et les poursuites françaises ?
– Est-il important de prévoir un système juridique transactionnel, sur le modèle américain, ou faut-il avoir un système « à la française » ?
– Et enfin, faut-il réfléchir à une éventuelle extraterritorialité des lois françaises ?
Sur le premier point, il semble que la réponse soit plutôt positive. Certains cas semblent montrer que si l’on met en place des systèmes de lutte contre la corruption forts, les poursuites américaines s’éteignent ou laissent la place à une négociation afin de répartir les pénalités. Il faut d’ailleurs noter que la convention de l’OCDE prévoit cette possibilité de se répartir les pénalités lorsque les deux parties sont touchées par la problématique de la corruption et ont intérêt à agir. C’est une sorte de règle « non bis in idem » pragmatique, sans être du droit : le rapport de forces créé par la loi Sapin 2 permettrait probablement de répondre aux critiques des États-Unis en comblant ce qu’ils considèrent comme un vide dans notre arsenal répressif.
Deuxième point, doit-on réintroduire un système transactionnel dans le texte de la loi Sapin 2 ? Il était prévu dans la version initiale du projet de loi. Dans son avis, le Conseil d’État a exclu qu’un tel système transactionnel puisse être mis en place pour des cas internes de corruption. En revanche, il ne s’est pas prononcé sur les cas internationaux. L’avis de la mission est clair : nous sommes favorables à une lutte efficace contre la corruption, et ne souhaitons pas que les Américains soient les seuls à sanctionner. De ce point de vue, le mécanisme de transaction paraît être le plus efficace. Depuis quinze ans, pratiquement aucune entreprise n’a été condamnée en France pour des faits de corruption internationale, quand bien même le cadre juridique existe. Le fait est qu’à l’heure actuelle, le parquet peine à rassembler les informations nécessaires pour lancer une procédure. Si l’on reste dans un cadre de procédure pénale pure, sans possibilité de négociation avec les entreprises, il est bien possible que cette difficulté perdure. Un mécanisme transactionnel permettrait probablement de faire que beaucoup plus d’entreprises soient poursuivies. Il n’y a pas de consensus au sein de la mission sur le mode opérationnel de cette transaction ; un mécanisme de plaider coupable avec transaction pourrait faire l’objet d’une discussion entre les rapporteurs du projet de loi et le Gouvernement. En tout état de cause, la seule solution pour stopper ou équilibrer les poursuites américaines est que l’efficacité des lois de lutte contre la corruption en France soit avérée et les sanctions fortes.
Troisième point, doit-on chercher à étendre le champ territorial de la législation française anti-corruption ? Les États-Unis ont une lecture très large de la compétence du Department of Justice dans ce domaine et on pourrait envisager la même chose côté français. Ce n’est pour le moment pas l’optique du projet Sapin 2, mais il y a des pistes possibles. À titre d’exemple, le Royaume-Uni permet de poursuivre pour corruption toute entreprise qui fait tout ou partie de son chiffre d’affaires sur le territoire britannique ; l’extraterritorialité est encore plus large qu’aux États-Unis. Cet aspect est donc à examiner, même si ce n’est pas une recommandation de la mission à ce stade. Il faut lutter contre la corruption, mais aussi faire en sorte que, dans la compétition internationale, les entreprises françaises soient traitées avec équité par les différents systèmes de justice.
M. Pierre Lellouche. Il est indispensable que le mécanisme de transaction soit inscrit dans la loi pour renforcer la lutte contre la corruption et donc stopper les velléités américaines de sanction directe sur les entreprises françaises. C’est insupportable, la France est un pays souverain. Il nous faut mettre en place un dispositif de sanction efficace. Or, d’après les rapports de l’OCDE, 69 % des cas de corruption ont été traités par des transactions depuis l’entrée en vigueur de la convention. Deuxième point, il faut aussi que la réciprocité – principe fondamental en droit international – soit prévue dans le texte : ce que les États-Unis imposent à nos entreprises, nous devons être en mesure de l’imposer aux sociétés américaines, d’où l’intérêt d’avoir une interprétation large de l’extraterritorialité de la loi française sur le modèle britannique. J’ajoute que si la France avait, en vertu des règles prévues par la convention de l’OCDE et en particulier de son article 4, ouvert des poursuites contre les entreprises à propos desquelles il existait des allégations de faits de corruption, puis demandé une concertation aux Américains sur la juridiction la mieux placée, cela aurait permis d’éviter les sanctions américaines directes contre certaines de nos entreprises. Voilà donc les points sur lesquels il serait utile de présenter des amendements au projet de loi Sapin 2.
Qu’il s’agisse du domaine de la corruption, des sanctions ou de la fiscalité, les États-Unis appliquent leur droit de manière unilatérale sans passer par les mécanismes normaux de coopération judiciaire. Cela n’est pas acceptable. Dans ces différents domaines, il nous faut monter des mécanismes offensifs et défensifs crédibles pour rééquilibrer notre relation avec les États-Unis.
M. le président Gilles Carrez. Juste un mot tout d’abord pour remercier nos deux collègues pour la grande qualité de leurs travaux. Je suis tout à fait impressionné par la clarté de votre analyse, car je me souviens des premières réunions que nous avons eues – Élisabeth Guigou s’en souvient aussi : le sujet est quand même extrêmement difficile à cerner. S’agissant du projet de loi Sapin 2, est-ce que le Gouvernement, avec qui vous avez eu des échanges, est en état d’accepter de premiers amendements ? Est-ce que le sujet a mûri ?
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Il se trouve que j’ai fait ratifier la convention de l’OCDE quand j’étais garde des sceaux, donc je connais bien ce texte et je ne me suis jamais vraiment expliquée pourquoi la justice française n’était pas arrivée à condamner des entreprises coupables de corruption sur la base de ce texte. Nous l’avions élaboré en lien avec Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances. Je pense que si des instructions de nature générale avaient été données au parquet de poursuivre les entreprises vis-à-vis desquelles il y avait des présomptions de corruption, nous n’en serions peut-être pas là : j’aimerais bien que cette question soit posée dans votre rapport. Je me souviens que quand il s’est agi de lutter contre le banditisme financier en Corse, nous avons dû affronter une situation dans laquelle nous n’avions jamais réussi à avoir le moindre témoignage ni la moindre condamnation. Or, on a fini par y arriver quand on a nommé un parquet financier à Bastia qui a fait son travail. Donc je me pose la question pour la corruption internationale.
Avant de nous embarquer dans des systèmes de transaction pénale qui sont une tradition anglo-saxonne, j’appelle à un peu de prudence. Il y a une offensive généralisée depuis des années du système de droit de type anglo-saxon vis-à-vis de notre système de droit romain. Je pense que nous devons être extrêmement vigilants là-dessus. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais je pense qu’il convient, avant de dire que la seule solution efficace est la transaction pénale, d’approfondir s’il n’y a pas une autre voie qui soit plus conforme à notre tradition. Il n’est pas étonnant que le Royaume-Uni ait fait le choix d’un système proche de celui des États-Unis, mais notre situation est différente ; il y a quelques questions lourdes qu’il faudrait approfondir avec la commission des lois.
M. Jacques Myard. Madame la présidente, je ne peux que souscrire à votre propos : il faut faire attention où nous nous engageons sur le plan des concepts et où cela peut nous conduire. Cela dit, nous avons signé et ratifié la convention OCDE dont une annexe indique que « la compétence territoriale devrait être interprétée largement, de façon qu’un large rattachement matériel à l’acte de corruption ne soit pas exigé ». Donc on a souscrit à ce genre d’interprétation.
Le problème est que les Américains ont une véritable politique juridictionnelle. Ils ne sont pas mécontents non plus, Pierre Lellouche l’a souligné, de mettre de temps en temps des concurrents en position difficile et ensuite certaines sociétés passent sous contrôle américain… De plus, le problème de l’exterritorialité des lois américaines ne concerne pas uniquement la corruption, il y a aussi la question des embargos, domaine où les États-Unis vont beaucoup trop loin en arguant du « rattachement » au territoire américain de toutes les transactions en dollars. Lors d’un voyage, j’ai d’ailleurs vu qu’il y a aussi des interrogations au Congrès sur la compatibilité de cette politique juridictionnelle extérieure des États-Unis avec les principes généraux du droit international et sur les risques de conflits de souveraineté et de crises diplomatiques. Cela dit, l’Union européenne a la même tendance à l’extraterritorialité s’agissant des abus de position dominante. Il faudrait être plus prudent.
Je veux aussi soulever le problème des « moniteurs » imposés aux entreprises françaises suite aux affaires de corruption. Ce type de transmissions d’information devrait relever de la coopération judiciaire. Cette pratique pourrait être contestée devant les juridictions car il s’agit de mesures d’exécution, sur le territoire français ! Cela va beaucoup trop loin, il faut mettre des limites.
M. Thierry Mariani. En matière d’extraterritorialité, comme l’a dit Jacques Myard, nous avons aussi des pratiques européennes concernant les abus de position dominante et françaises en droit pénal, par exemple avec le procès de personnes impliquées dans les événements du Rwanda, où la France n’est absolument pas, pour les génocidaires en question, impliquée.
S’agissant de la convention de l’OCDE, je passe mon temps à rencontrer les chambres de commerce françaises à l’étranger de ma circonscription. Un certain nombre d’entreprises m’expliquent qu’elles ne se battent pas à armes égales. Les départements chargés de la « compliance » ont pris le pouvoir chez nous, mais pas partout. Il y a des compagnies, y compris américaines, qui continuent à recourir à des intermédiaires officiellement chargés de faire du lobbying, selon l’astuce bien connue. J’espère donc que la loi qui va être adoptée ne visera pas seulement à réprimer le comportement des entreprises françaises. Nos grandes entreprises à l’étranger font le maximum pour respecter les règles et, je le répète, sont quasiment paralysées par les textes. J’espère que nous aussi nous aurons une interprétation extensive vis-à-vis de certains de nos concurrents qui sont présents sur le marché français et ne sont pas toujours très fair-play sur les marchés tiers.
M. Pierre Lellouche. Il y a une question clé que je me pose depuis le début et que nous nous posons tous. Nous n’avons aucun état des lieux sur le point de savoir si la corruption a baissé depuis la signature de la convention de l’OCDE ; nous pensons qu’elle a baissé mais nous n’avons aucune certitude. Les sociétés américaines appliquent-elles la convention ? Je ne sais pas. Les sociétés d’États non parties à l’OCDE continuent-elles à corrompre ? Oui, c’est clair. Il y a nombre de pays qui ne sont pas liés par la convention et qui sont exportateurs de matières premières, d’infrastructures, d’armements, de marchés publics et autres.
Si nous voulons imposer la morale, il faut faire en sorte que les choses s’appliquent également à tous les partenaires. Les Américains utilisent à ce titre la formule « level playing field ». Mais je n’ai pas l’impression que cette formule soit respectée. Ainsi, dans le projet de loi Sapin 2, je voudrais m’assurer que l’on dispose de toutes les armes pour faire respecter la réciprocité.
Il ne faut pas se faire d’illusions, les informations recueillies par les autorités américaines proviennent des écoutes des agences de renseignements qui travaillent en lien avec le ministère de la justice. Cette pratique s’intitule le soft power, elle a même été conceptualisée. Je souhaiterais qu’au niveau français l’on fasse exactement de même et qu’on arrête d’avoir des sociétés françaises convoquées et soumises à des procédures américaines.
Concernant les moniteurs, la loi Sapin 2 prévoit une procédure de mise en conformité qui ne va pas jusqu’au monitoring. On pourrait envisager d’instaurer dans la loi française une procédure du même ordre, c’est-à-dire de faire en sorte qu’une société déclarée coupable de corruption soit tenue de mettre en place un dispositif de mise en conformité avec un contrôleur nommé par la France. Je désire que le jeu soit équitable pour tous et que, dès lors que serait repérée en France une société américaine ou autre qui se livre à des actes de corruption, on puisse lui infliger le même type de mesures que celles frappant les entreprises françaises.
Je souhaiterais aussi que l’on demande à l’OCDE de mettre en place un répertoire des mécanismes de contrôle qui permettent d’avoir une idée de l’efficacité de la convention, de déterminer les pays qui se livrent à ce genre de pratique. La transparence doit s’appliquer à chacun : notre intérêt national exige que nous nous donnions les moyens nécessaires pour faire appliquer la loi à toutes les sociétés présentes sur le sol français, ce avec une définition de la territorialité inspirée de la loi anglaise, mais également que les informations soient publiques et que l’on puisse avoir à disposition un instrument juridique contraignant s’appliquant à tous.
Mme Karine Berger. Concernant les observations de Thierry Mariani, nous sommes tous d’accord pour dire que nous ne vivons pas dans un monde de « bisounours », pour reprendre une expression employée par le directeur des affaires juridiques de l’OCDE. Pour autant je vous invite à ne pas inverser la logique de la loi Sapin 2. Le but de la loi est la lutte contre la corruption, non de faire en sorte que les entreprises françaises remportent le plus de marchés à l’international. La lutte contre la corruption est donc la priorité, mais doit se faire dans un cadre qui permette une compétition loyale, ce qui n’est pas évident aujourd’hui.
La première étape étant la lutte contre la corruption, la question de madame la présidente est très importante : pourquoi la France n’a-t-elle pas suffisamment réussi à réprimer la corruption internationale après la ratification de la convention de l’OCDE ? Les personnes auditionnées disent qu’il n’est pas possible, quand l’entreprise n’est pas partie à l’information, de rassembler des données aussi techniques et précises pour la justice française. Ce n’est pas la seule explication, personne ne le prétend, mais c’est face à ce problème que s’est imposé le système américain, avec notamment le recours aux moniteurs. On voit bien que l’information interne est l’angle mort de la question de la lutte contre la corruption. C’est comme cela que notre mission est arrivée à l’idée que, sans copier le système anglo-saxon et en restant dans notre cadre juridique traditionnel, on pourrait amener les entreprises à coopérer et à livrer des informations. S’il n’y a pas un minimum de capacités pour capter l’information, la justice n’aura pas les munitions nécessaires pour lutter.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Avez-vous demandé cela au parquet national financier ?
M. Pierre Lellouche. Non.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Franchement je reste sceptique. Il faut voir avec la commission des lois et le parquet général financier. Bien sûr, à chaque fois que l’on a un problème de coopération judiciaire avec un autre pays, on dépend de la bonne volonté. Mais nous avons quand même de bonnes relations avec un certain nombre de pays. Je souhaite vraiment que vous alliez plus au fond des choses, un peu pour une raison de principe, mais aussi parce qu’entrer dans ces systèmes de transaction n’est pas complétement anodin.
M. Dominique Lefebvre. Nous avons trois commissions saisies du projet Sapin 2, dont la commission des lois qui se réunira la semaine prochaine. Je suggère à la mission de prendre contact avec le rapporteur Sébastien Denaja ou avec notre responsable de groupe sur ce sujet, Sandrine Mazetier.
À ce stade, le débat peut venir en discussion générale en commission ou dans l’hémicycle, mais pour aller plus loin, il faut que des amendements soient déposés. Je n’ai pas compris que le Gouvernement, qui a retiré ces dispositions du texte, entend les réintroduire, même si le ministre fait état de sa volonté d’avancer pour des raisons d’efficacité. Je n’ai pas compris non plus qu’une reprise du texte tel qu’il avait été déposé au Conseil d’État soit envisagée par le rapporteur ou par nos collègues. Pourtant, je reste persuadé qu’il est important d’avoir sur ce sujet un support ; donc des amendements devront être déposés, sachant que l’on a une plateforme assez complète des ONG qui, pour la plupart, se déclarent totalement hostiles à la transaction pour diverses raisons, notamment parce qu’elle risque de brouiller le message politique. Seule Transparency International y est favorable.
M. Pierre Lellouche. Je suis juriste, j’ai fait des études de droit en France et aux États-Unis, donc je suis très sensible à l’argument d’Élisabeth Guigou. Il n’est pas question de polluer nos traditions juridiques par des importations baroques de morceaux de droits étrangers.
Pourtant, je rappelle à madame la présidente qu’elle a présidé ici-même à l’adoption de deux conventions passées avec les États-Unis que j’ai trouvées scandaleuses : l’une qui essayait d’acheter la paix juridique sur les affaires de la SNCF, l’autre qui installe dans le droit fiscal français un morceau de législation américaine, le FATCA, transcrit mot à mot. Je veux bien être un défenseur et un puriste du droit français, mais, dans ce cas, il ne fallait pas laisser M. Fabius faire ce genre de choses que j’ai férocement critiquées à l’époque, et je maintiens mes critiques.
Maintenant, dans cette affaire, il faut bien comprendre qu’on est au cœur d’un système d’intelligence économique. Si on considère que le droit pénal classique français doit s’appliquer, avec tout le système de coopération internationale qui l’accompagne, il faudra des années avant d’aboutir, d’apporter des preuves et de condamner. Les moyens dont nous disposons ne permettent pas d’obtenir toutes les informations nécessaires sur une affaire comme celle d’Alstom. Les événements ont eu lieu en Indonésie, où cette entreprise était en concurrence avec une entreprise américaine pour un modeste contrat de quarante millions de dollars. On voit bien que des moyens non conventionnels ont été mis en œuvre pour découvrir qui s’est rendu coupable de faits de corruption du côté français, pour transmettre les informations au bon endroit, arrêter sans jugement un cadre d’Alstom alors qu’il atterrissait à l’aéroport Kennedy, lui faire passer un an et demi en prison et faire en sorte d’imposer à la société, dans le cadre de la transaction passée avec elle, une sanction de 800 millions de dollars. Tout cela n’est pas l’effet du Saint-Esprit. Il y a une stratégie d’intelligence économique et une stratégie de conquête. Je le dénonce parce que je sais que c’est vrai. Ce n’est pas arrivé par hasard.
Si demain la France veut sérieusement lutter contre la corruption, et pas seulement de la part de sociétés françaises, alors il faut dire à la DGSE et à la DGSI de se doter d’une branche d’intelligence économique suffisamment forte pour jouer à armes égales avec nos concurrents. Je ne demande que cela, mais alors donnons-nous en les moyens. Si la transaction est le moyen de rendre plus efficace l’action contre cet imperium normatif qui a des conséquences économiques, alors mettons en place la transaction, pour des raisons d’efficacité.
Ce qui m’inquiète dans le débat sur la loi Sapin 2, c’est que le train, si j’ose dire, est parti sans le volet « transaction ». Le débat va commencer rapidement en commission et nous ne sommes pas prêts. Nous pouvons essayer de « bricoler » des amendements pour réintroduire la transaction, mais s’il n’y a pas une volonté gouvernementale d’avancer, cela sera compliqué. Nous nous faisons fort, avec Karine Berger, de former un consensus sur tout cela, au nom de l’efficacité et de la défense de nos intérêts économiques, mais encore faut-il que le Gouvernement montre un signe d’intérêt. Or, je ne vois pas ce signe et les amendements doivent être déposés avant la fin de cette semaine.
Voilà, madame la présidente, le problème que nous avons, mais je comprends parfaitement vos craintes et je les partage. C’est la raison pour laquelle je m’étais opposé à un certain nombre de textes que nous avons déjà ratifiés.
Mais faisons attention à ne pas nous priver d’un instrument destiné à rééquilibrer le rapport de forces avec les États-Unis. Si nous nous privons de cet instrument, les sociétés françaises risquent de continuer à être poursuivies aux États-Unis, qui diront que notre système n’est pas efficace. Ils continueront donc de convoquer les sociétés françaises chez eux et elles iront à Canossa pour accepter leurs conditions. Je préférerais qu’elles traitent avec la justice française. Nous devons être à nouveau capables d’exercer la souveraineté sur nos propres sociétés, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous sommes d’accord sur ce qu’il convient d’éviter. Nous sommes simplement à la recherche de la meilleure façon de le faire en évitant les effets contre-productifs. Je ne tranche pas, n’ayant pas les moyens d’investigation dont vous disposez. Ce que je demande, c’est simplement que vous alliez réellement au fond de ce sujet. Cela signifie qu’il faut bien regarder et chercher le système présentant le moindre inconvénient. Quels sont les moyens dont nous disposons pour assurer l’efficacité de notre système de contrôle de la corruption dans des délais rapides, qui en effet ne sont généralement pas ceux de la justice, en recueillant les preuves nécessaires ?
D’autre part, puisqu’il s’agit d’intelligence économique, il faut tenir compte du déséquilibre entre les moyens des États-Unis et ceux des États européens pris séparément ou même ensemble.
Votre rapport sera donc extrêmement utile s’il va au fond des choses et permet à chacun de se faire une opinion sur ce sujet.
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Membres présents ou excusés
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mercredi 18 mai 2016 à 16 heures 30
Présents. - Mme Karine Berger, M. Gilles Carrez, M. Dominique Lefebvre
Excusés. - M. Olivier Carré, M. Henri Emmanuelli, M. Jean-Claude Fruteau, M. Jean-Louis Gagnaire, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua, M. David Habib, M. Patrick Lebreton, M. Marc Le Fur, M. Victorin Lurel, M. Laurent Marcangeli, Mme Valérie Rabault, Mme Monique Rabin, M. Camille de Rocca Serra, M. Philippe Vigier, M. Laurent Wauquiez
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