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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Jeudi 28 janvier 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 44

Présidence de M. Jean-Yves Le Bouillonnec, vice-Président

– Suite de l’examen du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation (n° 3381) (M. Dominique Raimbourg, rapporteur)

La séance est ouverte à 9 heures 30.

Présidence de M. Jean-Yves Le Bouillonnec, vice-président.

La Commission poursuit l’examen du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation (n° 3381) (M. Dominique Raimbourg, rapporteur).

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. Mes chers collègues, je vous rappelle que le projet de loi constitutionnelle sera examiné en séance publique les vendredi 5, mardi 8 et mercredi 9 février et que, conformément à l’article 42 de la Constitution, la discussion portera, non pas sur le texte adopté par notre Commission, mais sur le projet de loi présenté par le Gouvernement. Les amendements que celle-ci adoptera aujourd’hui ne seront donc pas intégrés dans le texte qui sera examiné. Je vous invite à en tenir compte lorsque vous prendrez la parole car, dans le cadre d’une telle procédure, l’essentiel du débat a lieu en séance publique, en présence du Gouvernement. Je précise à ce propos que celui-ci, soucieux que le travail parlementaire puisse se faire, a déposé dès aujourd’hui, comme il s’y était engagé, l’amendement que le Premier ministre a évoqué hier et que nous examinerons tout à l’heure. Vous aurez ainsi la possibilité de préparer des sous-amendements en vue de la discussion en séance publique.

Nous allons maintenant achever la discussion générale avant d’aborder l’examen des articles.

Mme Marie-Françoise Bechtel. J’interviens ici en tant que députée apparentée au groupe socialiste, républicain et citoyen et au nom du Mouvement républicain et citoyen fondé par Jean-Pierre Chevènement, dont on s’accorde à reconnaître qu’il est une voix singulière.

Tout d’abord, nous sommes très conscients du contexte sécuritaire dans lequel ce projet de loi constitutionnelle nous est soumis. Il nous paraît donc normal de prendre des mesures de court terme ou d’ordre constitutionnel, mais nous estimons également nécessaire de mener, un jour, une réflexion sur de grands projets d’intégration qui nous éloignerait de la simple question de la déchéance de nationalité, laquelle est inessentielle dans l’esprit des Français.

S’agissant de l’état d’urgence, je crois avoir été la première à souligner la nécessité de réviser la Constitution afin de l’y intégrer, car il faudra bien, avais-je ajouté, introduire dans le texte fondamental le principe du contrôle du Parlement. J’ai d’ailleurs déposé un amendement en ce sens, qui a été approuvé par certains de nos collègues. À cet égard, je précise que, le texte de la Constitution devant être concis, cet amendement doit être bref.

Quant à la déchéance de nationalité, elle a fait l’objet, au Parlement, dans la presse et dans le pays, d’un débat que je n’ai pas trouvé indigne. Il m’a beaucoup appris, m’a fait longuement réfléchir et, je n’hésite pas à le dire, m’a conduite à changer plus ou moins de point de vue sur la question. En résumé, il me paraît nécessaire que l’on prête la plus grande attention au principe d’égalité. Les Français ne comprennent pas – c’est culturel – que l’on traite les uns et les autres d’une manière différente. Ils ont la passion de l’égalité, et elle les entraîne parfois très loin. Or, cette égalité a une traduction juridique, car nous sommes un peuple de juristes. En tant que constituant, nous ne sommes soumis à aucun contrôle, et cela nous oblige : nous devons légiférer avec tact et mesure et nous en tenir à un texte clair et précis.

Le texte du Gouvernement pourrait nous convenir, à certaines conditions que le débat pourrait utilement éclaircir. C’est pourquoi il est bon, monsieur le Président, que nous discutions aujourd’hui de sa dernière mouture, c’est-à-dire de l’amendement du Gouvernement auquel vous avez fait allusion. Supprimer du texte toute référence aux binationaux est une bonne initiative car, encore une fois, les Français ne comprennent pas qu’il y ait deux poids et deux mesures. En revanche, le principe selon lequel tout Français, y compris un Français de naissance, peut être privé, dans des conditions drastiques, de sa nationalité est un principe républicain, comme le Premier ministre l’a rappelé hier en précisant que cette mesure avait été créée pour sanctionner ceux qui n’auraient pas respecté la prohibition de l’esclavage. Il importe néanmoins que le texte soit clair sur ce point. La déchéance de nationalité est, certes, une mesure symbolique, mais le débat qu’elle a suscité a eu le mérite de remettre la question de la nationalité sur le devant de la scène. C’est la raison pour laquelle je crois utile que nous l’adoptions.

J’approuve le fait que cette disposition soit intégrée dans l’article 34, qui dispose que la loi fixe les règles relatives à la nationalité. Mais je précise qu’elle n’a de sens constitutionnel que si elle permet l’application de la déchéance de nationalité à tous et non aux seuls binationaux, autrement dit si elle rend possible l’apatridie. Se pose, dès lors, la question de savoir quel sera le contenu de la loi. Je me félicite, à cet égard, que le Premier ministre ait accepté la proposition de ratifier la Convention de New York du 30 août 1961. Je rappelle que celle-ci limite les cas d’apatridie, ce qui signifie a contrario qu’elle ne les prohibe pas totalement au nom du droit international, lequel est largement fondé, pour ce qui est des Conventions des Nations-Unies, sur le droit naturel – c’est un point important. La Convention de 1961 acceptant des cas d’apatridie plus larges que ceux prévus dans le texte du Gouvernement, je ne vois pas pourquoi notre Constitution n’autoriserait pas l’application de la déchéance de nationalité aux nationaux nés Français. Dès lors que nous ratifierions cette Convention – dont la valeur, je le rappelle, est inférieure à celle de la Constitution mais supérieure à celle de la loi –, une loi pourrait permettre une apatridie limitée. Tel est le dispositif qui pourrait être retenu. Celui-ci pourrait cependant avoir des répercussions sur l’écriture de l’article 2 car, en précisant que la déchéance de nationalité n’est possible qu’en cas de condamnation pénale, il est plus restrictif que la Convention.

Sous cette réserve, je crois qu’en étant ainsi attentifs à adopter une mesure – certes symbolique, mais les symboles ont leur rôle – qui ne violerait ni le droit naturel ni les conventions internationales tout en prévoyant une apatridie restrictive, nous pourrions aboutir à une solution constructive et, j’insiste sur ce point, claire. Nous avons en effet le devoir, en tant que constituant, d’écrire un texte qui ne laisse aucune place à l’équivoque.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. Avant de donner la parole à M. Valax, je vous propose d’organiser, le moment venu, une discussion spécifique sur l’article 2 et l’amendement du Gouvernement.

M. Jacques Valax. Le Premier ministre a eu raison de rappeler que la période actuelle est particulière, marquée par des événements d’une gravité exceptionnelle qui mettent en péril les fondements mêmes de notre République, qu’il faut donc adapter la loi à cette situation nouvelle et exceptionnelle et que le projet de loi constitutionnelle doit être adopté de façon consensuelle. Il nous appartient en effet de légiférer face à l’atteinte portée aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Mais, avant que nous n’abordions l’examen des articles, je veux rappeler un certain nombre de principes. Une République qui oublierait ses origines ne tarderait pas à les renier. Dans ces moments difficiles, notre République doit se ressourcer, se ressaisir pour ne pas s’abîmer, voire sombrer dans l’excès. Notre héritage républicain ne doit en aucun cas être menacé. Ce que nous appelons, avec fierté, nos grands principes républicains ne sont pas et ne seront jamais des acquis ineffaçables et irréversibles. Notre Constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont au fondement de ce qui nous rassemble, ce qui nous permet de vivre ensemble. Ne modifions donc pas la Constitution sous le coup de l’émotion ! Travaillons dans le calme, avec objectivité, en étant soucieux de faire aboutir une volonté commune. Ne renonçons pas à ce qui fait la force de notre République : l’unité et l’indivisibilité de notre corps social républicain. Ne laissons pas penser que notre Constitution pourrait devenir un outil de marketing politique ; nous l’avons suffisamment reproché à la majorité précédente. Ne mettons jamais au même niveau juridique la déchéance de nationalité, la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité.

Les événements nous obligent, certes, à légiférer, mais il nous faut garder une certaine distance, source de sagesse, afin de parvenir au consensus que nous recherchons tous.

En ce qui concerne l’état d’urgence, je partage pleinement l’analyse du Premier ministre. Lui donner un fondement constitutionnel, c’est conforter les mesures de police actuelles et éviter les conséquences fâcheuses ou désastreuses qu’entraînerait la recevabilité éventuelle d’une question prioritaire de constitutionnalité. Par ailleurs, et c’est rassurant du point de vue des libertés individuelles, le Premier ministre a précisé qu’un contrôle parlementaire, dont l’efficacité serait garantie, serait instauré et qu’une loi ordinaire définirait certaines mesures : saisie du matériel informatique, droit de suite, droit de maintien à disposition d’une personne pendant quatre heures. Enfin, le tout serait assorti, et c’est essentiel du point de vue de la garantie des libertés publiques, d’un contrôle judiciaire et non plus administratif.

Sur la déchéance de nationalité, je reste réservé ; j’espère que nos débats apporteront une réponse à mes interrogations. L’homme de la rue a besoin qu’on lui parle de manière claire et précise. Certes, le texte ne fait plus de distinguo entre les citoyens, mais le doute demeure puisque la rédaction de l’article 2 du projet laisse supposer que le binational pourrait être déchu de la nationalité française tandis que le Français ne possédant pas d’autre nationalité ne pourrait être déchu que de ses droits civils ou civiques. Il va donc falloir que l’on m’explique les choses de manière pragmatique, que l’on me dise quel juge fera ce distinguo et à quel stade de la procédure.

Par ailleurs, pourquoi est-il désormais prévu que la déchéance de nationalité puisse s’appliquer à des personnes ayant commis des délits alors que seuls les crimes étaient mentionnés dans le texte initial ? Que l’on fasse référence aux crimes, on le comprend puisque les faits reprochés à ceux qui seront jugés en tant que terroristes seront des crimes affreux. En revanche, on ignore sur quel fondement matériel et juridique seront définis les délits visés. Je n’accepte pas cette extension soudaine du champ d’application de la mesure. J’attends donc des explications sur ce point ; je les écouterai, et peut-être me convaincront-elles. Je reste circonspect. J’attends des garanties supplémentaires, et je demeurerai intransigeant sur la sauvegarde de nos principes républicains.

En conclusion, les Françaises et les Français attendent de nous, au-delà de nos discussions savantes, voire byzantines, que nous nous attaquions aux racines du mal – l’injustice, l’exclusion, le rejet, la pauvreté, la précarité – et que nous agissions fortement dans nos quartiers, nos écoles, pour restaurer le pacte républicain, redistribuer les richesses, rétablir partout la sécurité, qui est un bien essentiel. Ils attendent de nous une action forte, pragmatique, réaliste et adaptée aux besoins qui sont les leurs.

M. Alain Tourret. Qu’est-ce que la Constitution ? C’est un texte qui définit les principes républicains et organise les pouvoirs. Dans celle de 1958, seuls deux articles, les articles 16 et 36, visent à organiser les pouvoirs dans les périodes pendant lesquelles la République doit répondre à des attaques, extérieures ou intérieures. Mais ces articles ne concernent pas les mesures relatives à l’état d’urgence, qui relèvent actuellement de la loi du 3 avril 1955. Or il me semble que, dans un souci d’équilibre évident, la notion d’état d’urgence – ou de nécessité, j’y viendrai dans un instant – doit figurer dans la Constitution.

Mais, précisément, doit-on parler d’état d’urgence ou d’état de nécessité ? L’urgence, les juristes le savent, permet aux organes judiciaires de prendre des décisions par référé, pour désigner un expert ; elle est strictement limitée dans le temps. Il me semble préférable de retenir la notion de nécessité. L’état de nécessité désigne en effet très exactement une organisation des pouvoirs de nature à permettre à la Nation de répondre à la menace dont elle est victime. Qu’en est-il de l’état de siège ? Doit-on le maintenir dans la Constitution ? À l’évidence, non. L’état de siège, qui permet de confier tous les pouvoirs à celui qui commande une ville assiégée, n’a en effet plus rien à voir avec la situation actuelle. Du reste, la Constitution du 27 octobre 1946 ne comportait pas de dispositions à ce sujet. Dans le cadre de l’état de siège, ces pouvoirs exceptionnels sont confiés, non pas aux autorités civiles, mais aux autorités militaires et toutes les affaires judiciaires sont transférées aux juridictions militaires lorsque celles-ci demandent à en être saisies. Outre qu’il faudrait reconstituer toutes les juridictions militaires, depuis les tribunaux militaires de plein droit jusqu’à la Cour de sûreté de l’État, on peut se demander s’il est bien sage que la Constitution prévoie la possibilité de confier des pouvoirs exceptionnels aux autorités militaires. Or, ne pas la modifier sur ce point alors que l’on va compléter son article 36, c’est conforter la notion d’état de siège, qui est très dangereuse pour la démocratie elle-même.

Par ailleurs, je crois que nous allons parvenir à cette forme de consensus que j’appelle une majorité d’idées républicaine. Celle-ci constitue la réponse adéquate aux attaques que nous subissons actuellement. Du reste, lors des dizaines de réunions auxquelles j’ai participé récemment, je n’ai pas rencontré une seule personne qui conteste la nécessité de répondre, notamment par la déchéance de nationalité, à ces attaques. Je ne peux qu’avoir confiance dans l’opinion des électeurs de ma circonscription, surtout lorsqu’elle s’exprime de manière aussi massive. En revanche, il ne faut pas aller trop loin. Ainsi, la déchéance de nationalité est une mesure si importante qu’elle ne peut sanctionner que des personnes ayant commis des crimes, et des crimes graves, faute de quoi elle pourrait s’appliquer de plein droit, massivement. Or, nous avons tous en mémoire les pratiques du régime de Vichy dans ce domaine. Ce serait donc extrêmement dangereux. C’est pourquoi il est nécessaire de répondre aux attentes de nos concitoyens en instaurant la déchéance de nationalité, mais en en limitant le champ d’application et en en confiant l’organisation au pouvoir judiciaire plutôt qu’aux structures administratives.

Mme Cécile Duflot. La situation commande que l’on parle clair. C’est pourquoi je veux dire avec netteté, au risque de choquer certains, que je suis opposée à la révision de la Constitution dont nous débattons.

La première raison de mon opposition est de nature historique. Je ne crois pas, en effet, que lorsque notre pays est confronté à un péril, la meilleure réponse soit de réviser notre Constitution et de modifier à la hâte les fondements de notre démocratie. La Constitution fixe le cadre commun dans lequel nous vivons ; elle est une forme de capital immatériel de la démocratie. Or, entamer ce capital est une erreur. Chacun sait d’où naît une telle précipitation, mais il n’est pas interdit de revenir à la sagesse, laquelle commande d’agir avec prudence et modération. La réforme de la Constitution ne saurait être justifiée par des coups de menton ou par la volonté de créer un embrouillamini tactique. Le bruit des talons qui claquent, l’affichage de l’autorité, ne peuvent constituer en soi un objectif. Ce n’est pas l’esprit de discipline qui doit nous guider. Je mesure la pression qui s’exerce sur les parlementaires, mais il nous faut agir avec pondération. Nous devons appliquer un principe de précaution démocratique en prenant garde de ne pas céder à l’emportement pour des raisons de circonstance.

La deuxième raison de mon opposition tient à ma conception de la lutte contre le terrorisme. Nous ne pouvons pas offrir à nos ennemis la victoire symbolique que serait pour eux la révision de notre pacte commun. Notre démocratie est leur cible ; elle doit demeurer à chaque instant notre arme. Aussi devons-nous rester extrêmement prudents face au piège qui nous est tendu. Leur rêve est de nous voir restreindre le champ de notre démocratie, qu’ils détestent ou tiennent pour un régime malsain. Or, cette révision constitutionnelle est la première, dans l’histoire, à restreindre les libertés. Il nous faut, au contraire, tenir bon sur les libertés publiques, sur l’usage de la démocratie, sur notre conception des rapports entre justice et police et sur la nécessité de contre-pouvoirs forts et avisés.

À ceux qui diront que j’exagère et que je devrais être plus modérée car rien de tout cela n’est menacé, je réponds que la démocratie ne souffre pas de faux plis. Je refuse que nous empruntions le chemin de l’état d’urgence permanent, qui représente désormais un véritable risque. Il mène à l’état d’exception, dans lequel l’arbitraire deviendrait la nouvelle norme démocratique. En tant que parlementaires, en tant que constituant, nous ne pouvons l’accepter.

Enfin, mais j’y reviendrai, je veux dire un mot du débat sur la déchéance de nationalité. La plus grande confusion règne à ce sujet. Ce débat est né du discours prononcé par le Président de la République à Versailles, dans lequel il a indiqué que la déchéance de nationalité « ne doit pas avoir pour conséquence de rendre quelqu’un apatride » mais qu’il fallait « pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu […] même s’il est né Français […] dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité. » Or, ce matin, M. Patrick Mennucci a indiqué qu’un binational né Français ne pourra pas être déchu de sa nationalité. On voit donc bien que l’objectif du texte n’est plus de traduire la volonté exprimée par le Président de la République. Et pour cause : ce débat a suscité un réveil des consciences. Des intellectuels de toutes obédiences se sont exprimés et une ministre – et non des moindres – a démissionné pour marquer son opposition à une mesure qu’elle juge dangereuse et attentatoire à nos valeurs. Je tiens d’ailleurs à la saluer et à rendre hommage à son action, à son courage, à sa clairvoyance et aux propos qu’elle a tenus hier. Les attentats et la lutte contre le terrorisme ne sauraient nous conduire à pointer du doigt une catégorie de personnes résidant sur notre territoire.

Je ne manifeste là aucune faiblesse ; je pense que les terroristes doivent être combattus, traqués, jugés et lourdement punis. Le combat que nous menons contre ces fanatiques requiert la plus grande fermeté, mais être ferme, c’est aussi mener et gagner la bataille des symboles. Ils rêvent de nous désunir, de nous opposer, de nous faire entrer dans leur spirale de haine. Ils rêvent que ce débat tourne à la caricature et – je le dis avec gravité – que l’on accuse ceux qui s’opposent à la réforme de la Constitution d’être faibles et de manquer de fermeté. C’est faux. Nous devons refuser d’emprunter le toboggan glissant de la déchéance de nationalité et mener la véritable bataille, celle qui empêche d’enrégimenter les esprits faibles, celle qui, comme le disait si bien Germaine Tillion, consiste à répondre au terrorisme, non pas uniquement par des opérations de police, mais aussi en asséchant ce qui l’engendre.

Enfin, l’article 89 de notre Constitution dispose qu’« aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Cette notion fait l’objet d’un débat parmi les constitutionnalistes. On sait que le constituant de 1958 pensait à l’Occupation, mais on peut tout de même considérer que, dans son esprit, cet article proscrit toute révision constitutionnelle en période troublée car cela aboutit à créer un malaise et une situation tactique. Je suis l’élue d’une circonscription qui a été durement éprouvée par les attentats du 13 novembre, mais je suis aussi, comme nombre d’entre vous, une femme politique engagée dans des débats internes à un parti politique. À ce titre, je sais mieux que quiconque, en tant que membre du parti écologiste, ce que sont les congrès, les commissions de résolution, les accords et les petits compromis. Ce n’est pas indigne : aboutir à des compromis est le sens de la politique. On peut rédiger un texte de manière à ce que chacun puisse y lire ce qu’il veut lorsqu’il s’agit d’une motion de synthèse, mais non lorsqu’il s’agit de la Constitution.

Telles sont les raisons pour lesquelles je m’oppose, ainsi qu’une majorité des écologistes, à ce texte. Je souhaiterais surtout que mon intervention soit une invitation à la réflexion. Il y a une forme de grandeur à ne pas s’obstiner dans l’erreur quand le seul bénéfice de la joute tactique est d’affaiblir l’esprit même de notre pacte fondamental.

Mme Marietta Karamanli. Je ne partage pas complètement les appréciations précédentes. Ce projet de loi constitutionnelle a beaucoup fait parler de lui. Cette intense médiatisation ferait presque perdre de vue plusieurs éléments que je tiens à rappeler.

En premier lieu, il s’inscrit dans un contexte nouveau, symbolisé par les vies enlevées et meurtries à tout jamais. Le projet de loi constitue un élément de réponse à la menace diffuse et permanente que représente le terrorisme.

Ensuite, cette réforme constitutionnelle comporte deux volets : d’une part, la constitutionnalisation du dispositif de l’état d’urgence et son encadrement, point positif, me semble-t-il ; d’autre part, l’inscription dans la Constitution d’une mesure juridique de rupture avec des criminels qui commettent des actes terroristes ou qui y participent.

Quant à la déchéance de nationalité, elle ne constitue pas une novation. Elle existe dans notre droit et, dans des formes analogues, à l’étranger : quinze États de l’Union européenne disposent d’une législation sur le retrait de la nationalité en cas de trahison ou de déloyauté. Douze d’entre eux prévoient la déchéance de nationalité pour des citoyens qui s’engageraient dans une armée étrangère.

La France a signé la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie. Nous sommes plusieurs à plaider pour sa ratification, ce qui serait une manière de répondre à Mme Duflot.

Restent la question du périmètre et celle du contrôle du dispositif. Je remercie le Premier ministre d’avoir entendu les interrogations et les craintes exprimées par les députés sur l’insuffisant calibrage de la mesure. Il y a répondu en annonçant que le texte n’établirait pas de distinction entre Français, qu’ils aient ou non une double nationalité, afin de ne pas créer deux catégories de sujets de droit. Il a également fait part de la volonté du Gouvernement de poursuivre la ratification des conventions relatives à l’apatridie. Enfin, il a apporté des garanties juridictionnelles nouvelles qui répondent également à nos préoccupations.

Nous avons à répondre non pas tant à des questions de principe – puisque la mesure existe et est appliquée – mais à des interrogations sur une délimitation stricte et sous contrôle de l’utilisation de celle-ci. Je compte sur notre rapporteur et notre Commission pour avancer dans cette voie.

Faut-il encadrer cette mesure en l’inscrivant dans la Constitution pour éviter toute surenchère ? Quelle sera l’articulation entre le volet constitutionnel et la loi ?

Il faut redonner sa place à la délibération politique. Il ne faut pas avoir peur de dire, sur ce sujet comme sur bien d’autres, qu’il n’existe pas de réponse évidente, simple ou facile et que seule la discussion permet d’avancer.

En conclusion, je veux saluer les efforts de l’exécutif pour écouter le législatif et le remercier pour les discussions en cours.

M. Patrick Devedjian. Il est tout de même paradoxal de discuter d’un texte cosigné par Mme Taubira alors qu’elle a démissionné en exprimant son désaccord majeur avec ce dernier. Il est pour le moins singulier de nous faire délibérer sur un texte désavoué publiquement et totalement par l’ancienne garde des sceaux.

La contradiction ne s’arrête pas là. On la retrouve en rapprochant l’exposé des motifs des déclarations de notre collègue Patrick Mennucci. L’exposé des motifs indique en effet que l’article 2 « insère, à l’article 34 de la Constitution, une disposition permettant de déchoir de la nationalité française une personne qui, née française et ayant également une autre nationalité, aura été condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Or, aujourd’hui, on nous annonce le contraire : aux dires de M. Mennucci, une personne née française ne pourra pas être déchue de la nationalité. Un minimum de cohérence entre le projet de loi déposé et le discours de la majorité serait bienvenu : plus que d’un amendement, il s’agit d’un reniement du projet de loi initial. L’amendement proposé par le Gouvernement en dit long sur l’improvisation qui a présidé à l’élaboration du texte modifiant rien moins que la loi fondamentale. Nous ne débattons pas d’une petite loi à la sauvette mais de la Constitution !

Ce projet de loi est à ce point improvisé que son signataire l’a renié et qu’à peine déposé, il est modifié. Il serait plus conforme aux convenances que le Gouvernement retire le texte pour en présenter un nouveau au Conseil des ministres.

Je souligne à mon tour l’hypocrisie que tout le monde a relevée. La modification annoncée par le Premier ministre ne change rien au fond : les binationaux continueront à être les seuls citoyens à pouvoir être déchus de la nationalité française ; la discrimination demeure ; on ne le dit pas mais la règle demeure.

Vous vous apprêtez donc à inscrire dans notre Constitution une inégalité fondamentale, contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes de laquelle « les hommes naissent libres et égaux en droit ». Ce n’est plus vrai : ceux qui naissent binationaux pourront être déchus de la nationalité, ceux qui naissent « mononationaux » ne pourront pas l’être. Il s’agit d’écrire dans notre Constitution que les hommes ne naissent plus libres et égaux en droit. Ce n’est pas rien comme symbole !

Ce symbole aurait pour objet de répondre au terrorisme. Il m’apparaît plutôt comme une grande victoire pour les terroristes. Ces derniers nous obligent non seulement à modifier la loi fondamentale, mais aussi à réduire nos libertés alors même que ceux-ci nous reprochent d’abord d’être une société de liberté, ce qui leur est insupportable. Nous allons leur donner raison. Nous accédons, en partie, à leur demande en commençant à réduire les libertés.

Ce n’est décidément pas un bon texte.

Mme Isabelle Attard. Aucun parlementaire ne s’est opposé à la déclaration de l’état d’urgence dès le 13 novembre pour répondre au chaos dans lequel notre pays était plongé. Ensuite, nous avons été quelques-uns à refuser la première prolongation. Nous restons opposés à une deuxième prolongation, comme nous le sommes à l’inscription dans la Constitution de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.

Contrairement à M. Valls, il me semble utile de comprendre avant d’agir. Je considère que vouloir expliquer n’est pas un début d’excuse. Je ne suis pas seule à le penser. Nous avons reçu récemment M. Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté. Son analyse nous oblige à nous interroger sur notre inaction. Il considère qu’au lieu de nous focaliser sur l’état d’urgence – je suis d’accord avec les propos tenus par M. Devedjian à l’instant –, nous gagnerions à nous intéresser à quelques points importants : une politique d’aide aux victimes, avec une véritable prise en charge sanitaire et financière ; une réflexion sur le fonctionnement des dispositifs de protection des personnes – avec ces questions en toile de fond : que ferons-nous lors des prochains attentats ? Devrons-nous modifier une nouvelle fois la Constitution ? – une tentative de comprendre et de se mettre à la place des terroristes pour mieux agir contre eux et faire de la prévention. Je n’ai entendu aucune de ces réflexions dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Enfin, nous devrions examiner notre attitude à l’égard des autres pays ; je ne note aucun débat sur la coopération entre les services de justice et de renseignement au niveau européen et international. Ces sujets sont pourtant prioritaires par rapport au débat aujourd’hui.

Les mesures proposées sont symboliques. Mais le symbole ne facilite pas la compréhension, pas plus qu’il ne garantit que l’action va dans la bonne direction.

Autre question qui se pose : comment sortir de l’état d’urgence, alors qu’on nous annonce qu’il durera jusqu’en 2017, voire jusqu’à la disparition de l’État islamique ? L’état d’urgence n'est pas borné, contrairement à ce qu’affirmait le Premier ministre hier.

Pour toutes ces raisons, je suis opposée à ce projet de loi. Avec ma collègue sénatrice Esther Benbassa, nous avons mis ce projet de loi en discussion sur la plateforme Parlement et citoyens. À rebours des sondages à la va-vite dont les médias sont friands, il est nécessaire de solliciter l’avis éclairé des citoyens et de comprendre ensemble ce qui se passe. Vous pouvez tous participer en soumettant à la discussion des amendements et en échangeant avec les citoyens qui participent en grand nombre à cette consultation. Je vous invite à débattre et à ne pas vous en tenir à une opinion exprimée « à chaud ». Nous sommes d’ailleurs nombreux à déplorer que cette discussion ait lieu dans une période d’état d’urgence. Je rappelle que l’article 89 de la Constitution interdit la révision de celle-ci lorsque les intérêts de la Nation sont en danger.

M. Georges Fenech. L’opposition assiste ébahie et impuissante au spectacle d’une majorité en voie d’éclatement – la plupart des intervenants ce matin se sont prononcés contre le texte constitutionnel. Nous verrons quelles nouvelles surprises nous réserve ce texte qui n’en manque pas…

La première surprise est venue de l’annonce par le Président de la République, à Versailles, d’une réforme constitutionnelle. Personne n’était dans le secret de cette volonté présidentielle.

À la différence de la majorité, la position de notre groupe n’est pas sinueuse. Elle est cohérente depuis le début. Nous avions annoncé que nous étions prêts, dans un esprit de responsabilité, à adopter toutes les mesures susceptibles de renforcer la sécurité des Français. Nous l’avons fait. Nous avons voté sans difficulté la modification de la loi de 1955 sur l’état d’urgence.

Nous sommes disposés à apporter nos voix à la nécessaire majorité des trois cinquièmes en faveur de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, encore que la révision de la Constitution sur ce point ne nous paraisse pas absolument nécessaire. Preuve en est l’intervention du Premier ministre, hier encore, qui justifiait cette constitutionnalisation par la nécessité de compléter les moyens d’action des forces de sécurité, tout en ajoutant que, dans le prolongement de la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985, le Conseil d’État a jugé qu’il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre la loi de 1955 et la Constitution. Le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion d’affirmer la conformité de cette loi à la Constitution, ce qu’ont confirmé les dernières décisions sur les recours déposés. On ne peut toutefois pas refuser la consolidation juridique de la loi de 1955. On se souvient que le comité Balladur l’avait envisagé – à l’occasion, il est vrai, d’un toilettage de la Constitution. Dont acte.

S’agissant de l’article 2, nous considérons que la révision constitutionnelle n’était pas une nécessité. La nationalité relève de la loi, non de la Constitution. La volonté d’inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité a sans doute été confortée par l’avis du Conseil d’État pointant un risque constitutionnel en raison de la distinction entre binationaux et nationaux. Quant au principe même de la déchéance de nationalité, nous ne pouvons qu’y être favorables puisque nous avions déposé une proposition de loi en ce sens, bien avant le discours de Versailles. Nous attendons avec beaucoup de curiosité de voir si, sur ce sujet, nous assisterons à un deuxième reniement.

Le premier reniement, en effet, c’est celui de la parole présidentielle : la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français devait être inscrite dans la Constitution, elle ne l’est plus. Le sera-t-elle dans la loi ? Nous attendons de voir ce qu’il adviendra des amendements sur ce sujet.

J’ai aujourd’hui des doutes sérieux sur l’aboutissement de ce texte, non pas de notre fait mais de celui de votre majorité, qu’il faudra rassembler alors qu’elle est aujourd’hui divisée. Le spectacle que vous nous offrez a connu son apothéose hier avec la démission très théâtrale de la garde des Sceaux, quittant tout sourire et à vélo la place Vendôme, alors qu’il y a moins de trois mois, 130 de nos concitoyens mouraient sous les balles des terroristes.

Plusieurs députés du groupe Socialiste, républicain et citoyen. Cela n’a rien à voir !

Mme Cécile Untermaier. S’agissant de l’article 1er, l’état d’urgence a été décrété et prorogé par le Parlement dans le respect du cadre constitutionnel. La Constitution, en ses articles 16 et 36, prévoit deux régimes particuliers qui ne correspondent pas à la situation que nous devons affronter. Je ne souhaite pas, contrairement à certains, la suppression de l’article 16. En revanche, je suis favorable à ce que la Constitution intègre ce troisième régime d’exception de l’État de droit qu’est l’état d’urgence.

La constitutionnalisation permet d’écrire la réalité de notre société et donne les outils pour répondre aux problèmes majeurs que nous rencontrons. Elle permet d’encadrer l’état d’urgence, en citant limitativement les cas d’ouverture.

Enfin, j’ajoute que la réactivité n’est pas la précipitation. Dans le cas présent, nous sommes des parlementaires réactifs à une situation. La Constitution est là pour prendre acte de cette réactivité.

Le travail parlementaire va enrichir cet article 1er, en y ajoutant le contrôle parlementaire ainsi que, je l’espère, le contrôle constitutionnel, comme pour l’article 16. Ce contrôle permet de s’assurer que la loi de prorogation est bien conforme aux conditions posées pour déclarer l’état d’urgence. Celui-ci ne doit pas être prolongé à des fins détournées par une majorité. Seul le juge constitutionnel est suffisamment extérieur à l’exercice politique pour apprécier si le maintien de l’état d’urgence est justifié au regard du contexte.

Il est important que l’état d’urgence soit inscrit dans la Constitution. Elle est là pour ça. Ce n’est pas un texte sacré.

La Commission en vient à l’examen des articles.

Article 1er (art. 36-1 [nouveau] de la Constitution) : Régime constitutionnel de l’état d’urgence

La Commission examine l’amendement CL5 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. Cet amendement vise à supprimer l’article 1er. Je ne reviens pas sur les considérations générales, mais sur la nécessité ou non de constitutionnaliser l’état d’urgence alors même que celui-ci s’applique toujours. Je tiens à souligner cette contradiction.

J’ai été membre d’un groupe de travail sur l’avenir des institutions, qui a travaillé dans cette même salle pendant huit mois et débattu de tous les sujets, y compris les plus anecdotiques. En dépit des nombreuses réformes institutionnelles que nous avons envisagées, jamais cette question de la constitutionnalisation de l’état d’urgence n’a été soulevée par l’un quelconque des participants. À Mme Untermaier qui siégeait avec moi dans ce groupe de travail, je tiens à dire qu’il s’agit sans doute moins de réactivité que d’opportunité. Il fallait relayer par une révision constitutionnelle un effet d’annonce et donner corps à la volonté d’apporter une réponse à une situation de grand drame.

Dans sa décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel estime – c’est le considérant n° 8 – que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ». Les termes sont pesés. Il en ressort qu’il est tout à fait possible que les dispositions existent sous forme législative. C’est le sens de la loi de 1955 que nous avons révisée. Je ne reviens pas sur le manque de garanties, qui a motivé certains amendements dont j’ai pris note.

Je suis attachée à une précision très importante : les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence doivent avoir un lien direct avec les événements ou le péril imminent invoqué. Le bilan de la mise en œuvre de l’état d’urgence révèle en effet de nombreux abus, en particulier des assignations à résidence justifiées par la COP21, ou des interdictions de déplacements de supporters de football.

Il est absolument nécessaire d’encadrer le dispositif pour exclure les mesures extrêmement dérogatoires – contrôles d’identité, visites de véhicule avec ouverture de coffre ou saisies administratives – sans lien direct avec les événements qui motivent la déclaration d’état d’urgence. À cet égard, la constitutionnalisation ne me semble pas être une garantie mais, au contraire, la porte ouverte à des mesures qui seraient en rupture, durablement, avec l’État de droit.

En outre, il est indispensable de maintenir la compétence du juge judiciaire. La loi de 1955 a été modifiée en novembre 2015 dans la précipitation que chacun connaît. Son vote conforme a été obtenu, dans une logique politique de surenchère, au prix d’une extension des modalités d’assignation à résidence – douze heures de présence à domicile, trois pointages quotidiens dans des commissariats parfois très éloignés – qui les rendent impossibles à vivre par les personnes concernées, à tel point que certaines assignations ont été levées par le ministre de l’Intérieur à la veille des audiences où leur validité devait être examinée !

Pour toutes ces raisons et à cause de l’inutilité de cette inscription dans la Constitution, je défends cet amendement de suppression de l’article 1er.

M. Dominique Raimbourg, rapporteur. Mon avis est défavorable.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence a été envisagée par deux comités de réflexion sur la réforme de la Constitution : le comité Vedel en 1993, le comité Balladur en 2008. Les juristes comme les hommes et les femmes politiques qui les composaient s’étaient inquiétés du défaut d’encadrement constitutionnel de cet état qui sort du commun.

Le juge judiciaire exerce incidemment un contrôle. Les mesures prises ayant pour but de poursuivre ceux qui sont convaincus de participer à une entreprise terroriste, la judiciarisation intervient nécessairement à un moment donné. En outre, les mesures de police administrative sont soumises au contrôle du juge administratif.

Votre présentation, madame la députée, démontre d’une certaine façon l’efficacité du dispositif : certaines assignations ont été levées, la veille de l’audience, par crainte du juge. C’est donc que le contrôle fonctionne. On peut regretter que les mesures d’assignation aient été mises en place, mais le contrôle du juge administratif est bel et bien effectif. Il ne me semble pas opportun de modifier la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif.

M. Patrick Mennucci. Nous ne pourrons pas voter cet amendement, qui est contraire à ce que nous souhaitons faire. La constitutionnalisation améliore la protection des libertés. Comme les amendements du rapporteur le préciseront, elle permet le contrôle du juge et le contrôle du Parlement – qui doit nous mobiliser particulièrement, et qui ne serait pas possible si l’article devait être supprimé.

M. Patrick Devedjian. Je suis d’accord, et ce pour quatre raisons, avec l’amendement que M. Poisson n’a pu venir défendre ici, et qui vise, tout comme celui de Mme Duflot, à supprimer l’article.

Première raison : le régime de l’état d’urgence permet de prendre des mesures sans lien avec les événements qui l’ont motivé. Les exemples récents l’ont montré.

Deuxième raison : l’état d’urgence peut être instauré pendant douze jours par le seul Conseil des ministres, sans intervention du Parlement. En douze jours, on peut faire beaucoup de choses pour attenter aux libertés – je ne soupçonne pas ce gouvernement, ni les précédents, d’être animé de telles intentions, mais un autre gouvernement pourrait parfaitement le faire.

Troisième raison : le juge judiciaire a été écarté, alors qu’il est le gardien naturel des libertés, ce qui est assez grave au regard du fonctionnement même de la Constitution.

Quatrième raison, enfin : le Président de la République a considéré que nous étions en « état de guerre » ; or, l’article 89 de la Constitution ne permet pas de la modifier dans une telle situation.

M. Jean-Christophe Lagarde. D’aucuns nous disent qu’il ne serait pas nécessaire d’intégrer les dispositions relatives à l’état d’urgence dans la Constitution ; je pense au contraire que c’est nécessaire. Si l’état d’urgence existe aujourd’hui dans notre droit, s’il y a été recouru à plusieurs reprises, il n’est pas certain, étant donné la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a introduit la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), que la mise en œuvre de cette disposition, antérieure à la Constitution de 1958, soit acceptée par le Conseil constitutionnel dans tous les domaines possibles de son application.

Notre devoir de constituant est d’encadrer, au nom de la défense des libertés publiques, en l’intégrant dans la Constitution, cette mesure exceptionnelle qui, on me pardonnera de le dire, n’a pas été envisagée par le constituant de 1958, ni par aucun autre depuis. C’est ce que fait le présent article, celui-là même qui justifie la révision constitutionnelle – ce dont je ne suis pas certain pour l’autre article du projet, même si je comprends sa portée symbolique, voulue par l’exécutif. L’article 1er doit être un rempart de protection pour les Français, en ce qu’il permettra de réagir à toutes les situations, tout en évitant que l’état d’urgence puisse être dévoyé.

Ne légiférons pas en fonction de la majorité du moment : nous ignorons qui les Français porteront demain à la tête de l’État. S’ils devaient choisir une dérive autoritaire, démagogique – ou pire encore –, la seule protection qui demeurerait serait la Constitution. C’est particulièrement vrai dans le cas où l’état d’urgence serait déclaré, car, comme vient de le dire Patrick Devedjian, en douze jours on peut déjà faire beaucoup de mal à la démocratie, et on pourrait, en le prolongeant, mettre à mal toute opposition qui voudrait s’exprimer. Nous avons la responsabilité de l’empêcher.

M. Philippe Houillon. Nous abordons une question assez générale, et il serait bon que le rapporteur ou le ministre de la Justice nous apporte une réponse claire, puisque le Président de la République et le Premier ministre ont considéré publiquement, à plusieurs reprises, que la France était en « état de guerre ».

La première phrase de l’exposé des motifs du projet de loi fait, à juste titre, référence aux lâches attentats que nous avons connus. Or, l’article 89 de la Constitution interdit l’engagement ou la poursuite d’une révision constitutionnelle « lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire », et l’article 412-1 du code pénal définit l’attentat comme un acte portant atteinte à l’intégrité du territoire. Nous sommes donc, en termes de calendrier, confrontés à un problème de recevabilité : si nous sommes en état de guerre, l’article 89 de la Constitution s’applique, ce qui n’est manifestement pas l’avis du Gouvernement, car dans le cas contraire il n’aurait pas engagé une révision constitutionnelle. L’exécutif doit donc lever l’ambiguïté résultant de la combinaison des dispositions des articles 89 de la Constitution et 412-1 du code pénal alors même que sont commis des attentats portant atteinte à l’intégrité du territoire.

Mme Sandrine Mazetier. Je souscris aux propos de Jean-Christophe Lagarde quant à la nécessité d’encadrer les conditions de déclenchement du régime exceptionnel que constitue l’état d’urgence. Jusqu’à présent, chaque fois que l’état d’urgence a été déclaré, c’était sous le régime d’une loi antérieure à la Constitution de 1958, laquelle ne l’a pas abrogée. Je pose donc la question au rapporteur : faudra-t-il considérer, au terme de la présente révision constitutionnelle, que la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui prévoit notamment que les tribunaux militaires se substituent aux juges judiciaire et administratif – je le rappelle à l’intention de nos collègues qui, légitimement, soutiennent l’intervention du juge des libertés et de la détention – se trouve abrogée ipso facto et que ses dispositions ne sont plus applicables en situation d’état d’urgence, ou faudra-t-il l’abroger explicitement ?

Mme Marie-Françoise Bechtel. Il convient d’évacuer le faux débat portant sur l’article 89 de la Constitution : nous ne sommes pas dans ce contexte, il suffit pour s’en rendre compte de se référer aux travaux préparatoires de la Constitution de 1958 et à ceux du comité Vedel – dans lesquels je me suis plongée. La notion d’atteinte à l’intégrité du territoire vise l’invasion de celui-ci, pour des raisons historiques que chacun peut deviner. Sur le plan juridique, l’argument voulant que la situation actuelle interdise la révision de la Constitution est donc de peu de portée.

M. le rapporteur. Je partage l’argumentation de Mme Bechtel au sujet de l’article 89 de la Constitution, et je répondrai à Mme Mazetier que, le cas échéant, il conviendra d’abroger la loi du 3 avril 1955.

La Commission rejette l’amendement.

Puis elle examine l’amendement CL38 de M. Alain Tourret.

M. Alain Tourret. La notion d’état de nécessité est bien connue du droit public général. On entend par là des circonstances urgentes et imprévues qui rendent indispensable, pour la sauvegarde de l’État, la concentration des pouvoirs, laissée à la seule décision de l’organe appelé à en bénéficier. J’invite les uns et les autres à relire la thèse de Mme Geneviève Camus, L’état de nécessité en démocratie, qui précise cette notion, bien supérieure à mon avis, sémantiquement parlant, à celle d’état d’urgence, car elle correspond parfaitement à la période exceptionnelle qui frappe la Nation.

M. le rapporteur. J’émets un avis défavorable. Plusieurs constitutions étrangères emploient le terme de nécessité, mais celui-ci, en droit international, renvoie plutôt à une situation de danger pour l’existence de l’État, sa survie politique ou économique, ce qui est tout autre chose. Par ailleurs, la nécessité est invoquée, en droit pénal, comme excuse ou justification de la commission d’un délit.

La Commission rejette l’amendement.

Elle étudie ensuite l’amendement CL68 du rapporteur.

M. le rapporteur. Il s’agit également d’une question de vocabulaire : je propose de substituer au mot « déclaré » le mot « décrété ».

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Toutes les lois successives qui ont remanié la loi du 3 avril 1955 ont utilisé le terme « déclaré », précisant au besoin « déclaré par décret ». La déclaration est un acte, le décret en est le véhicule. Je ne vois donc pas pourquoi nous changerions cette dénomination constamment retenue par le Législateur.

M. le rapporteur. La loi du 3 avril 1955 comporte effectivement les mots « déclaré par décret », mais il n’y a pas ici de renvoi au décret.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Dans sa version originelle, la loi de 1955 dispose que l’état d’urgence est « déclaré », puis un autre article précise que cette déclaration est le fait d’un décret. Je pense que vous disposez de la version du texte consolidé, mais le terme « déclaré » figure bien dans toutes les versions successives.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. J’observe que, aux termes de l’article 36 de la Constitution, l’état de siège est « décrété ».

M. Patrick Mennucci. Nous considérons que la position du rapporteur est la bonne.

La Commission adopte l’amendement.

Puis elle se saisit de l’amendement CL47 de M. Roger-Gérard Schwartzenberg.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Le danger auquel nous sommes exposés aujourd’hui est latent plutôt qu’« imminent » – terme retenu par le présent projet, à l’instar de la loi du 3 avril 1955, et qui désigne ce qui va se produire dans très peu de temps. C’est pourquoi je préfère écrire « péril majeur », afin de mieux correspondre à un péril qui se prolonge dans le temps – même s’il n’y a pas lieu d’apporter cette précision dans la Constitution. L’adjectif « imminent » risquerait de nous enfermer dans des limites excessives au regard des nécessités de la sécurité publique.

M. le rapporteur. La rédaction proposée par le Gouvernement fait état d’un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Les deux éléments sont donc présents : des attentats, mais aussi l’éventualité de leur réitération. Je suis donc défavorable à l’amendement.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Cette rédaction est « à côté de la plaque », car elle signifie que les troubles se sont déjà produits, puisque le péril en résulte. Or, dans la situation actuelle, il n’y a pas eu de troubles à proprement parler depuis le 13 novembre.

M. Alain Tourret. Viser un péril « imminent » signifie que celui-ci n’est qu’une éventualité. Faut-il déclencher l’état d’urgence pour une éventualité ?

Mme Cécile Duflot. Je remercie le président Schwartzenberg, car il vient de démontrer indirectement la nécessité de mettre un terme à l’état d’urgence tel qu’il est appliqué aujourd’hui ! L’expression « péril majeur » peut conduire à prolonger indéfiniment l’état d’urgence, et nous ne pouvons envisager de rester sous le coup d’un état d’exception permanent ; c’est pourquoi nous préférons, à tout prendre, le terme « imminent ».

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je ne partage pas la façon dont M. Schwartzenberg lit le texte : si le péril est caractérisé comme « résultant d’atteintes graves à l’ordre public », cela signifie que ces atteintes sont potentiellement graves même si elles ne sont pas produites à ce stade.

M. Guillaume Larrivé. Hier, le juge des référés du Conseil d’Etat a rendu une décision dans laquelle il considère que le péril imminent justifiant l’état d’urgence n’a pas aujourd’hui disparu, compte tenu du maintien de la menace terroriste et du risque d’attentats. Cette conception assez large du péril imminent dans la situation actuelle me semble infirmer le raisonnement de notre collègue Schwartzenberg.

M. Jean-Christophe Lagarde. Le débat ouvert par l’amendement de M. Schwartzenberg montre que nous courons un risque de sanction de la part du Conseil constitutionnel si nous conservons la qualification de péril imminent. Le Conseil est théoriquement constitué de neuf sages, mais j’observe qu’il est de plus en plus constitué d’anciens responsables politiques plutôt que de juristes, ce que je déplore, ainsi que d’anciens chefs de l’État, ce qui ne devrait plus être. Il faut – et je ne fais pas allusion, en disant cela, à des nominations à venir – que le peuple français puisse avoir confiance dans les décisions rendues par cet organe, et je proposerai, dans un autre contexte, un amendement à ce sujet.

La question n’est pas neutre, car le Conseil constitutionnel, qui a parfois tendance, de par sa composition, à juger en opportunité politique, pourrait estimer que l’imminence d’un péril est insuffisamment établie. Je pense que le terme « majeur » permettrait d’éviter cet écueil. Le Conseil constitutionnel pourrait statuer soit ab initio, sur recours contre la loi prolongeant l’état d’urgence, soit à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité dans le cas, redouté par Mme Duflot, d’une prorogation intempestive. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de prévoir que le Parlement se prononce à intervalles réguliers sur cette prorogation.

M. Patrick Mennucci. Le groupe Socialiste, républicain et citoyen défend le terme « imminent », car il renvoie directement à la notion d’urgence.

La Commission rejette l’amendement.

Puis elle examine, en discussion commune, les amendements CL24 de M. Alain Tourret et CL69 du rapporteur.

M. Alain Tourret. L’expression de « calamité publique », qui ne figure dans aucun texte juridique, s’applique pour l’essentiel à des événements naturels exceptionnels, tels qu’un tremblement de terre, une chute de météorite, un tsunami ou un réchauffement incontrôlé de la planète. Je propose de lui substituer celle d’« évènement dommageable d’une exceptionnelle gravité », qui permettrait de mieux appréhender les conditions de recours à l’état d’urgence.

M. le rapporteur. Je suis sensible à votre argumentation, et c’est pourquoi je vous propose de vous rallier à mon amendement CL69, qui tend à remplacer l’expression « calamité publique » par l’expression « calamité nationale ». Cela permettrait de ne pas centrer la définition sur les événements climatiques…

M. Alain Tourret. Je ne suis pas de cet avis : publique ou nationale, une « calamité » s’entend comme un phénomène naturel. La notion d’exceptionnelle gravité me semble couvrir davantage de situations.

M. François de Rugy. Nous sommes plusieurs députés écologistes à soutenir cet article : pour le cadre constitutionnel qu’il confère à l’état d’urgence, mais aussi pour la référence faite à des « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique », formule assez générale qui permet d’englober des situations très diverses. Celles-ci peuvent résulter de catastrophes – naturelles ou non – ou d’évènements climatiques exceptionnels pouvant toucher des installations industrielles, chimiques, voire nucléaires. N’oublions pas que la centrale nucléaire du Blayais, en Gironde, a failli être inondée lors de la tempête du mois de décembre 1999 !

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. J’en déduis que vous êtes défavorable à l’amendement CL24…

M. Jean-Christophe Lagarde. J’inviterai nos collègues à ne pas voter les amendements proposés. Je conçois que la « calamité publique » soit insuffisamment définie, mais la « calamité nationale » risque d’être entendue comme concernant obligatoirement l’ensemble du territoire. Or, l’exemple que vient de donner M. de Rugy montre bien qu’un évènement exceptionnel très localisé peut justifier la mise en œuvre de l’état d’urgence.

Le constituant que nous sommes doit avoir pleine conscience que le Conseil constitutionnel exerce son office à un double niveau depuis qu’a été instituée la question prioritaire de constitutionnalité, par laquelle le citoyen peut contester une loi en vigueur. C’est une nouveauté à laquelle nous ne sommes pas encore habitués, et retenir la notion de « calamité nationale » sans définir suffisamment les événements susceptibles de la provoquer comporte un risque.

M. le rapporteur. J’entends l’argumentation de M. Lagarde, et je suis prêt à retirer mon amendement si M. Tourret fait de même, afin de préparer une nouvelle rédaction pour la séance publique.

Les amendements sont retirés.

La Commission examine l’amendement CL17 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. Cet amendement prévoit que les mesures susceptibles d’être prises dans le cadre de l’état d’urgence font l’objet d’une loi organique, qu’elles doivent avoir un lien direct avec les événements ayant provoqué le recours à l’état d’urgence, et que la compétence du juge judiciaire est maintenue.

Si je juge inutile l’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution, je ne me suis pas opposée, en novembre, à sa prolongation. Les mesures prises dans ce cadre peuvent être utiles, mais doivent être très limitées dans le temps et entourées d’un certain nombre de garanties. Les recours formés devant le Conseil d’État ont fait l’objet de certaines décisions contre lesquelles le texte soumis à notre examen ne permet pas d’aller. En tout état de cause, il est inenvisageable de recourir à l’état d’urgence à titre préventif.

La justification de certaines assignations à résidence, celles de militants écologistes en particulier, se fondait sur l’hypothèse que, si les intéressés déclenchaient des actions ou des manifestations, ils mobiliseraient des forces de l’ordre qui seraient alors détournées de leurs missions initiales. Cette pratique ouvre un champ immense au recours à l’assignation à résidence, susceptible par exemple de concerner d’anciens malfaiteurs risquant de commettre de nouveaux délits alors que la force publique serait concentrée ailleurs. Dans ces conditions, limiter strictement une telle mesure aux motifs ayant justifié le recours à l’état d’urgence me semble indispensable.

M. le rapporteur. J’invite Mme Duflot à retirer cet amendement au profit de son amendement CL11 qui suit, et qui se limite à conférer le caractère de loi organique à la loi détaillant les mesures susceptibles d’être autorisées dans le cadre de l’état d’urgence. L’intérêt est qu’elle sera automatiquement examinée par le Conseil constitutionnel ; l’inconvénient éventuel est que, si nous ne prenons pas la précaution de l’actualiser régulièrement, nous risquons de voir notre tâche compliquée en cas de situation grave et urgente. Ainsi, au mois de novembre dernier, nous avons dû ajouter les saisies de matériel informatique aux dispositions de la loi du 3 avril 1955 ; cela nous a été facile, car il s’agissait d’une loi simple, mais cela l’aurait moins été s’il avait fallu prendre le temps d’attendre que le Conseil constitutionnel se prononce. La défense des libertés me paraît toutefois justifier cette précaution.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. Madame Duflot, compte tenu de la suggestion du rapporteur, dois-je considérer que votre amendement CL11 est défendu ?

Mme Cécile Duflot. Oui, ainsi que l’amendement CL18, qui est également de repli et prévoit que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence devront avoir un lien direct avec les événements ou le péril imminent. Je souhaite d’ailleurs entendre la réponse du rapporteur sur ce point, ainsi que sur le rôle dévolu à l’autorité judiciaire – je déduis cependant de son amendement CL70 que sa position est différente de la mienne. Je suis heureuse, en revanche, de constater qu’il partage mon analyse quant à la nécessité d’une loi organique.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Je comprends très bien qu’il y ait un désir de passer par une loi organique ; j’appelle simplement l’attention de chacun sur le fait que cela revient, une fois de plus, à mettre le Parlement sous contrôle. Il n’est pas normal que les parlementaires s’autocritiquent, s’autosacrifient, s’autocensurent en pensant que le Conseil constitutionnel, autorité vénérable et appréciée, a une appréciation plus saine qu’eux de la situation. Je pense que c’est le contraire : neuf membres nommés et quelques anciens Présidents de la République n’ont pas nécessairement une vision très complète de ce qui peut se passer sur le terrain ; le ministre de l’Intérieur oui, le Parlement peut-être.

Deuxième point : la loi organique, comme vous le savez, monsieur le rapporteur, monsieur le Président, suppose une condition spéciale de majorité s’il y a désaccord entre les deux assemblées.

Comme il n’est pas absolument indispensable de ligoter le Parlement ou le Gouvernement, nous pourrions sans doute renoncer à l’amendement CL17, généreux dans son esprit mais contraignant sur le fond.

M. Jean-Christophe Lagarde. Je suis pour ma part favorable à l’amendement CL11 : il me paraît intéressant de prévoir le recours à une loi organique. Par définition, l’état d’urgence a un caractère exceptionnel. Par définition, il répond à une situation exceptionnelle. La loi organique offre à cet égard un double avantage.

D’une part, elle apporte une protection supplémentaire : elle requiert pour être adoptée, en cas de désaccord entre les deux chambres, la majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale ; si celle-ci ne peut être réunie pour proroger l’état d’urgence, c’est que celui-ci est discutable.

D’autre part, les mesures privatives de liberté méritent d’être placées sous le contrôle des parlementaires que nous sommes, mais aussi sous celui du Conseil constitutionnel, qui veille à leur constitutionnalité.

En revanche, les autres précisions introduites par les amendements CL17 et CL18 me semblent inutiles.

M. Guillaume Larrivé. Je ne suis pas favorable à ce que le constituant que nous sommes aujourd’hui lie définitivement les mains du législateur de demain en prévoyant qu’une loi organique s’impose pour régir l’état d’urgence.

Rappelons que le deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, dans sa rédaction issue de l’excellente révision constitutionnelle résultant de l’initiative prise par le président Giscard d’Estaing en 1974, donne au Président de la République, au président de l’Assemblée nationale, au président du Sénat ainsi qu’à soixante députés et à soixante sénateurs la faculté de saisir le Conseil constitutionnel de toute loi avant sa promulgation.

Sortant du théâtre d’ombres, nous pourrions rappeler que le président Hollande, le président Bartolone, le président Larcher ou nous-mêmes, parlementaires, aurions pu saisir le Conseil constitutionnel en novembre dernier de la loi relative à la prorogation de l’état d’urgence. Certains d’entre nous l’avaient alors souligné, notamment Philippe Bas au Sénat.

Nous sommes en train de légiférer pour l’avenir et non pas seulement pour sortir aujourd’hui de ce débat. Il est de notre responsabilité de constituant de permettre une adaptation de la loi aux troubles futurs. Restons souples. Laissons au législateur la possibilité de faire ce qu’il a à faire et laissons ceux qui en ont la faculté décider de saisir le Conseil constitutionnel s’ils le jugent nécessaire.

Je ne voterai donc aucun des amendements de Mme Duflot.

M. Denis Baupin. J’irai dans le même sens que M. le Rapporteur. La loi organique offre des protections supplémentaires. La modification constitutionnelle à laquelle nous procédons doit être durable et valoir dans une configuration politique qui serait très différente de celle d’aujourd’hui. Il faut pouvoir éviter que des mesures privatives de liberté contraires à l’intérêt national ne soient adoptées. En posant une condition de majorité absolue, la loi organique tend à éviter semblable situation.

M. Patrick Mennucci. Le débat fait son chemin. Après réflexion, nous ne sommes pas favorables à l’introduction d’une loi organique. Beaucoup de députés auront été sensibles, me semble-t-il, aux arguments de M. Schwartzenberg. Certes, des protections sont nécessaires, chacun le comprend, mais il ne faut pas brider l’agilité de gouvernements futurs dans des situations dont nous ne pouvons pas, par définition, connaître la gravité.

M. François de Rugy. Je ne suis pas favorable non plus à une loi organique. Elle implique non seulement un contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel, mais des délais supplémentaires entre les lectures à l’Assemblée et au Sénat alors que l’urgence règne.

Par ailleurs, elle exige une majorité absolue en cas de désaccord avec le Sénat, ce qui constitue une contrainte lourde. Dans l’Assemblée nationale élue à la proportionnelle que j’appelle de mes vœux – ce qui ne passe pas forcément par une révision constitutionnelle, le changement de mode de scrutin pouvant s’effectuer à travers une loi simple –, il serait difficile de répondre à cette condition. Nous voyons bien aujourd’hui comme il est difficile au groupe majoritaire dans une assemblée élue au scrutin majoritaire de dégager une majorité nette.

Certaines personnes qui militent en faveur de la loi organique ont dans l’idée, me semble-t-il, de rendre très difficile le recours à l’état d’urgence et veulent introduire toutes sortes de contraintes pour que cette disposition ne puisse être activée. Ceux qui pensent, au contraire, que l’état d’urgence, à condition qu’il soit utile et nécessaire, doit pouvoir être appliqué facilement et rapidement ne sauraient accepter l’introduction de cette lourdeur supplémentaire.

M. le rapporteur. Je reste favorable à la solution de la loi organique. Nous avons trois niveaux : le niveau constitutionnel, le niveau de la loi-cadre, le niveau de la loi ordinaire pour la prorogation. L’amendement de Mme Duflot vise à prendre la précaution de soumettre au Conseil constitutionnel la loi organique qui détaillera le catalogue des mesures pouvant être prises lorsque l’état d’urgence, après un délai de douze jours, est prorogé par une loi – qui, elle, reste une loi ordinaire adoptée à la majorité simple

Il est toujours difficile pour un Parlement de s’en remettre au juge constitutionnel pour valider la loi qu’il a élaborée, mais il me semble bon de faire en sorte que la conformité à la Constitution de mesures privatives de liberté soit examinée. Cette précaution sera de nature à écarter tout soupçon de volonté liberticide.

La lourdeur procédurale liée à la loi organique s’imposerait, je le répète, non au stade de la prorogation de l’état d’urgence, mais à celui de la fixation des mesures administratives pouvant être prises dans ce cadre.

Mme Cécile Duflot. Je retire mon amendement CL17 au profit des amendements CL11 et CL18, et remercie le rapporteur d’avoir dissipé la confusion qui s’était instaurée : la loi organique ne serait pas celle qui proroge l’état d’urgence, mais celle qui énumère les mesures de police administrative que les autorités peuvent prendre. Je ne vois pas d’objection, au contraire, à ce que ces mesures, potentiellement très restrictives des libertés publiques, fassent l’objet d’un contrôle de constitutionnalité et, le cas échéant, d’un vote à la majorité absolue des députés, qui ne me paraît constituer une condition exorbitante.

L’amendement CL17 est retiré.

La Commission rejette, contre l’avis favorable du rapporteur, l’amendement CL11 de Mme Cécile Duflot.

Elle en vient à l’amendement CL70 du rapporteur.

M. le rapporteur. Cet amendement vise à préciser que les mesures de police administratives sont prises « sous le contrôle du juge administratif ». Certains me diront que cela va de soi, mais il vaut mieux, me semble-t-il, l’indiquer explicitement

La Commission adopte l’amendement.

Elle examine ensuite l’amendement CL18 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. Il s’agit, je le répète, de préciser que les mesures de police administratives doivent avoir un lien direct avec le péril ou les événements qui ont motivé la déclaration de l’état d’urgence.

M. le rapporteur. Je suis défavorable à cette rédaction, mais nous pourrons peut-être y revenir en séance. Vous avez bâti votre argumentation à partir des assignations à résidence qui ont été décidées à l’occasion de la COP21. Certes, elles n’avaient pas de lien direct avec l’état d’urgence, mais elles étaient justifiées par la nécessité de préserver la disponibilité des forces de police en essayant de prévenir des troubles potentiels à l’ordre public lors de manifestations. Ces mesures, qui ont été contestées, ont d’ailleurs été confirmées par le juge administratif, ce qui laisse penser qu’elles avaient un fondement.

Naturellement, il ne faudrait pas que les mesures de police administrative n’aient aucun lien avec l’état d’urgence. Cependant, préciser que ce lien doit être direct serait restrictif : cela limiterait trop fortement les pouvoirs de police dans une situation qui, par définition, est exceptionnelle.

Mme Isabelle Attard. Lorsque des gendarmes ont procédé à des perquisitions chez des maraîchers bio en Dordogne, aucun appel à manifestation n’était susceptible de mobiliser les forces de l’ordre et de les détourner de leurs tâches de lutte contre le terrorisme. Je me suis rendue sur place et j’ai pu constater qu’il n’y avait aucun rapport avec les attentats.

Il me semble donc très important d’ajouter le mot « directement ». Cela éviterait sans doute que des recours comme ceux qui se multiplient actuellement ne soient déposés.

M. Georges Fenech. M. le rapporteur a raison de souligner qu’une telle mention serait trop restrictive. Le véritable contrôle, c’est le juge administratif qui l’exerce en examinant la proportionnalité de la mesure et le lien avec l’état d’urgence.

M. Jean-Christophe Lagarde. Si nous sommes trop précis, nous risquons d’empêcher le Parlement et le Gouvernement de mettre en œuvre des mesures d’une nécessité impérieuse. Je vais dans votre sens, monsieur le rapporteur.

La Commission rejette l’amendement CL18.

Puis elle examine l’amendement CL12 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. Cet amendement vise à compléter l’alinéa 3 par les mots : « dans le respect des droits et libertés que la Constitution garantit ». Cela va sans doute de soi, mais cela va mieux en le disant.

M. le rapporteur. Cet amendement est purement déclaratif : par définition, nous légiférons dans le respect des droits et des libertés. Par ailleurs, il est peu opérationnel : l’état d’urgence peut impliquer dans certains cas des restrictions temporaires à certaines libertés. Avis défavorable.

La Commission rejette l’amendement.

Elle est ensuite saisie de l’amendement CL35 de M. Jean-Christophe Lagarde.

M. Jean-Christophe Lagarde. Dans le cas où une loi organique ne viendrait pas encadrer les mesures résultant de l’état d’urgence, cet amendement vise à préciser qu’elles sont soumises au contrôle du juge administratif, à l’exception de celles relevant de l’article 66 de la Constitution, donc de l’autorité judiciaire.

M. le rapporteur. Cet amendement opère un partage entre le juge administratif et le juge judiciaire. Or le contrôle de certaines mesures est susceptible d’être transféré, dans le cadre de l’état d’urgence, du juge judiciaire au juge administratif : c’est le cas, par exemple, pour les perquisitions administratives ou les visites de véhicule avec ouverture du coffre. La réintroduction de la mention à l’article 66 apporterait de la confusion. Avis défavorable.

M. Georges Fenech. Je crois savoir que la réforme pénale à venir risque de pérenniser ce transfert en dehors de l’état d’urgence. Je tenais à le dire, même si cela renvoie à un autre débat.

La Commission rejette l’amendement.

Elle est saisie de l’amendement CL71 rect. du rapporteur.

M. le rapporteur. L’article 24 de la Constitution donne au Parlement le pouvoir de contrôler l’action du Gouvernement. Cet amendement vise à permettre le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, en prévoyant que l’Assemblée nationale et le Sénat se réunissent de plein droit pendant la durée de celui-ci. Cet amendement, qui procède par parallélisme avec l’article 16 de la Constitution, constitutionnalise le contrôle parlementaire pendant l’état d’urgence.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Avec ma collègue Sandrine Mazetier, nous nous sommes demandé si cet amendement, auquel nous sommes favorables, ne comportait pas un risque. L’absence d’une telle mention pour d’autres dispositions n’impliquera-t-elle pas, a contrario, que le Parlement ne peut exercer son pouvoir de contrôle ?

Mme Marietta Karamanli. J’ai une autre question, monsieur le rapporteur : le contrôle parlementaire figurera-t-il dans la Constitution faute d’être garanti dans une loi organique ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Je n’ai rien contre cet amendement : que le Parlement se réunisse de plein de droit, pourquoi pas ? Toutefois, cela n’implique nullement que le Parlement puisse contrôler de manière effective la mise en œuvre de l’état d’urgence. Je souhaite que ce contrôle soit inscrit dans la Constitution au lieu de relever d’une simple loi, car il serait laissé alors à l’appréciation de la majorité du moment. La Constitution présente des garanties qui transcendent les clivages entre majorité et opposition : c’est la raison de la règle des trois cinquièmes.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Lorsque le constituant a prévu que le Parlement se réunissait de plein droit, la session unique n’existait pas. Dans l’organisation actuelle du Parlement, cette disposition a une moindre portée. Reste la session extraordinaire, ce qui suppose que le Parlement soit convoqué sur décision du Président de la République.

Nous anticipons ici sur le débat relatif au contrôle, qui aura lieu plus loin, notamment à propos d’un amendement que j’ai signé avec plusieurs de mes collègues.

M. Guillaume Larrivé. Si le constituant a estimé nécessaire, à l’article 16, de prévoir que le Parlement se réunit de plein droit, c’est précisément parce que le champ de cet article est celui de l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics avec le déclenchement de la possibilité donnée au Président de la République de se faire législateur.

L’état d’urgence se situe dans un tout autre cadre : le fonctionnement des pouvoirs publics n’est pas interrompu, le Parlement continue à remplir son office. L’amendement de notre rapporteur me paraît dès lors superfétatoire. La règle selon laquelle la loi ne doit pas être bavarde vaut a fortiori pour la Constitution. Une économie de mots serait bienvenue.

M. le rapporteur. Cet amendement vise, madame Bechtel, les périodes qui se situent en dehors de la session ordinaire du Parlement. Il n’est donc pas complétement superfétatoire. Par ailleurs, monsieur Larrivé, je reconnais bien volontiers qu’il s’applique dans un autre cadre que celui de l’article 16.

Mon idée était, une fois ce principe posé dans la Constitution, de prévoir les modalités du contrôle dans une loi, sujet que nous aborderons plus loin.

La Commission adopte l’amendement.

Elle examine ensuite, en discussion commune, les amendements CL32 et CL36 de M. Jean-Christophe Lagarde, CL53 de M. François de Rugy et CL54 de Mme Marie-Françoise Bechtel.

M. Jean-Christophe Lagarde. L’amendement CL32 et l’amendement de repli CL36 prévoient le déclenchement automatique d’une procédure de contrôle de l’état d’urgence par le Parlement.

L’état d’urgence attribue des pouvoirs exceptionnels, parfois attentatoires aux libertés publiques, à l’exécutif, qui peut être tenté de convaincre sa majorité, laquelle procède de l’élection présidentielle puisque désormais mandat présidentiel et législature suivent le même calendrier, de ne pas exercer un contrôle réel et effectif, ce qui priverait l’opposition de tout moyen de contrôle. Et ce n’est pas, je le répète, à la majorité actuelle ou à celle d’hier que je pense en disant en cela, mais à une autre qui pourrait sortir des urnes dans des circonstances qui n’échappent à personne. Ce scénario était impossible il y a quelque temps, il n’est désormais plus improbable. C’est notre devoir de constituant que d’apporter des garanties par un mécanisme automatique inscrit dans la Constitution. Je tiens à souligner que l’insertion d’une telle disposition déterminera le vote de l’Union des démocrates et indépendants au Sénat et à l’Assemblée nationale. Nous ne voulons pas prendre le risque que l’état d’urgence puisse être un jour utilisé par un pouvoir autoritaire sans qu’il y ait possibilité de débat.

Imaginons que l’état d’urgence soit déclenché en août ou en septembre, mois où le Parlement ne siège pas. Avec l’amendement précédent que nous venons d’adopter, il pourra se réunir et débattre. Avec mes amendements, il pourra en outre exercer un contrôle en s’assurant que celui-ci n’est pas le fait d’une majorité de circonstance ou d’une majorité sous pression soit de l’événement soit de l’exécutif.

Rappelons tout de même que si M. Jean-Jacques Urvoas, en tant que président de la commission des Lois, n’était pas allé contre la culture de notre Parlement, qui a pour habitude de parler de contrôle sans chercher à l’exercer de manière effective, nous n’aurions peut-être pas pu contrôler politiquement les mesures prises par le Gouvernement.

Il y a deux types de contrôle dans le cadre de l’état d’urgence : un contrôle politique, qui doit être automatiquement déclenché par la Constitution ; un contrôle exercé par le juge, qui assure une protection individuelle visant à éviter que les pouvoirs exceptionnels soient utilisés à d’autres fins que celles justifiées par l’état d’urgence. Dans la société d’information qui est la nôtre, il faut bien voir que de telles dérives ne peuvent perdurer très longtemps quand on a la faculté d’exercer un contrôle politique et de les dénoncer. C’est tout l’objet de mon amendement CL36.

M. François de Rugy. Mon amendement repose sur la même idée que ceux de M. Lagarde.

À propos de l’amendement précédent du rapporteur, je tiens à dire que le parallélisme avec l’article 16 n’est guère adapté à l’état d’urgence. Je me référerai plutôt à l’article 35 de la Constitution : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement. Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote. ». Je proposerai donc de préciser, de la même façon, que « l’Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation » des mesures prévues par la loi de 1955 modifiée par la loi du 20 novembre dernier.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Mon amendement CL54, que certains de mes collègues n’ont pu signer compte tenu du très court délai dont nous avons disposé, va dans le même sens que les précédents, mais il est plus bref car je considère que le texte constitutionnel doit comporter le strict nécessaire. Je propose la rédaction suivante : « La loi prévoit les conditions dans lesquelles le Parlement exerce un contrôle sur la mise en œuvre des mesures résultant de l’état d’urgence. »

L’équilibre des droits et libertés concerne au premier chef le Parlement, et même exclusivement le Parlement, si l’on met à part le contrôle du juge sur les mesures de police administrative. Ce contrôle ne saurait être partagé avec le Conseil constitutionnel. Le représentant de la souveraineté populaire doit prendre toute sa place s’agissant de ces questions : il appartient au Parlement de contrôler.

Enfin, toute Constitution est un texte répartiteur des pouvoirs. C’est la raison pour laquelle il me paraît intelligent de donner une forme constitutionnelle à l’état d’urgence. Dans cet amendement, nous nous bornons à pointer la prérogative du Parlement ; il reviendra ensuite à la loi de déterminer les modalités de la mise en œuvre du contrôle.

M. le rapporteur. Ces amendements vont tous dans le même sens. Nous pourrions retenir l’amendement CL36 de M. Lagarde : « L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures ». Il se réfère, en effet, à la rédaction que nous avons adoptée dans la loi du 20 novembre 2015, qui a constitué un précédent : c’est sur son fondement qu’a été mis en place le contrôle exercé par le précédent président de la commission des Lois. Mais si l’on préfère une version plus courte, c’est la rédaction de Mme Bechtel qui s’impose.

M. Patrick Devedjian. Au train où vont les choses, notre Constitution sera bientôt comme notre code du travail !

M. Guillaume Larrivé. Nous sommes tous profondément attachés à ce que le contrôle parlementaire soit pleinement effectif, mais ces quatre amendements sont déjà satisfaits par l’article 24 de la Constitution, aux termes duquel le Parlement contrôle l’action du Gouvernement, les modalités de ce contrôle étant définies soit par la loi organique prévue à l’article 25, soit par les règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat.

La preuve en est que nous n’avons eu nul besoin d’une modification constitutionnelle pour contrôler, comme nous le faisons actuellement, les mesures prises pendant l’état d’urgence en vigueur. Ne réinventons pas la roue tous les jours : nous vivons dans un régime parlementaire depuis 1958, et la Constitution actuelle permet pleinement au Parlement de remplir son office de contrôle de l’action du Gouvernement.

M. Jean-Christophe Lagarde. L’article 24 est en effet censé permettre au Parlement de contrôler l’action du Gouvernement, mais, en toute sincérité, considérez-vous réellement que ce contrôle s’effectue pleinement ? Il ne me semble pas pour ma part que ce soit la pratique de la Ve République, encore moins depuis l’instauration du quinquennat et la tenue quasi simultanée des élections présidentielle et législatives.

De surcroît, cela ne concerne guère le cas exceptionnel que constitue l’état d’urgence, situation dans laquelle le contrôle du Parlement – d’ordinaire plutôt aléatoire et plus ou moins efficace – sur l’action gouvernementale est a fortiori indispensable. La nécessité de ce contrôle peut certes être inscrite dans la loi, mais il me paraît plus protecteur de l’inscrire dans la Constitution. J’admets que celle-ci ne doit pas être bavarde, mais elle doit surtout nous garantir contre tout excès du pouvoir exécutif.

M. Pascal Popelin. J’accorde à Guillaume Larrivé que nous sommes dans un régime parlementaire et que l’une des prérogatives du Parlement est le contrôle du pouvoir exécutif. Néanmoins, notre Constitution comporte des dispositions créant des situations spécifiques dans lesquelles il est nécessaire de réaffirmer l’exercice de ce contrôle. L’état d’urgence est une de ces situations, et il n’y a que des avantages à constitutionnaliser le contrôle parlementaire.

En revanche, je plaide pour que nous options pour la concision. À cet égard l’amendement CL54 a l’avantage d’être bref, puisqu’il renvoie à la loi les modalités du contrôle. D’ailleurs, afin de souligner qu’il s’agit bien d’une prérogative naturelle du Parlement, sans doute pourrions-nous écrire que le Parlement exerce « son » contrôle.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je m’étonne de l’argumentation de M. Larrivé qui nous avait habitués à des approches plus exigeantes des principes et textes constitutionnels. Son interprétation de l’article 24 de la Constitution n’est pas défendable, car l’article 24 instaure le droit du Parlement à contrôler – c’est-à-dire évaluer – les politiques publiques, a posteriori. Cela n’a rien à voir avec le contrôle au fil de l’eau que nous exerçons aujourd’hui sur les mesures liées à l’état d’urgence, qui est une forme de contrôle tout à fait spécifique.

Quant à l’argument consistant à dire que l’exercice de ce contrôle ne nécessite guère de réforme constitutionnelle, il vaut tout autant pour l’état d’urgence lui-même, que nous constitutionnalisons pourtant, précisément pour qu’il soit soumis au contrôle du Parlement.

M. Denis Baupin. Nous soutenons l’esprit dans lequel sont défendus ces quatre amendements, avec une préférence pour les amendements CL36 et CL53. En effet, nous souhaitons garantir le contrôle du Parlement sur l’application de l’état d’urgence mais sans, comme le suggère Mme Bechtel, renvoyer les modalités de ce contrôle à une loi, laquelle pourrait fort bien être modifiée à la majorité simple. Une loi organique serait plus difficilement modifiable.

M. Patrick Devedjian. Je peux soutenir l’amendement CL54 s’il y est inscrit que le Parlement exerce « le » contrôle sur les mesures liées à l’état d’urgence, ce qui donne plus de force à ce contrôle que l’article indéfini.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Pourquoi ne pas écrire, dans ce cas, « le Parlement contrôle la mise en œuvre » ?

M. le rapporteur. Je me rallie à cette dernière proposition.

La Commission rejette successivement les amendements CL32, CL36 et CL53.

Elle adopte l’amendement CL54 (2ème rectification).

Elle est ensuite saisie de l’amendement CL25 de M. Alain Tourret.

M. Alain Tourret. Il s’agit de porter de douze à vingt-et-un jours le délai au-delà duquel l’état d’urgence doit être prorogé par la loi. Le délai de douze jours apparaît en effet comme trop contraignant, sachant qu’à l’intérieur de ce délai, un avant-projet de loi doit être rédigé et soumis au Conseil d’État, le projet de loi doit être adopté en conseil des ministres, puis voté dans les mêmes termes par les deux chambres, la loi devant enfin être promulguée par le Président de la République.

M. le rapporteur. Avis défavorable. Vingt et un jours constituent un délai trop long. Nous avons réussi à conduire le processus en douze jours. Cela pose certes quelques contraintes, mais la circonstance est exceptionnelle.

L’amendement est retiré.

La Commission examine ensuite, en discussion commune, les amendements CL52 de M. François de Rugy et CL33 de M. Jean-Christophe Lagarde.

M. François de Rugy. Notre amendement fixe à trois mois la durée maximale de prolongation de l’état d’urgence, afin que, par parallélisme des formes avec l’article 35, le Parlement ait son mot à dire sur cette prolongation.

M. Jean-Christophe Lagarde. Il nous semble nécessaire que la prorogation de l’état d’urgence, qui est soumise à la loi, ne puisse atteindre une durée excessive. La Constitution doit imposer qu’un débat ait lieu et qu’une nouvelle loi soit votée tous les quatre mois, délai qui correspond au délai imposé au Gouvernement dans le cas d’interventions militaires extérieures. Les deux situations étant à peu près comparables, c’est un délai raisonnable.

M. le rapporteur. Je partage vos intentions, mais préconise de nous aligner sur la procédure figurant à l’article 16, qui requiert l’avis du Conseil constitutionnel.

Je mesure la difficulté à mettre fin à l’état d’urgence, le Gouvernement pouvant indéfiniment invoquer la permanence du péril. Aussi l’intervention d’une instance comme le Conseil constitutionnel me paraît-elle une manière de faciliter le retour à la normale. C’est l’objet de l’amendement CL72 que nous allons examiner.

M. Jean-Christophe Lagarde. Je suis totalement opposé à ce que le Conseil constitutionnel exerce un contrôle d’opportunité sur l’état d’urgence !

M. Guillaume Larrivé. Je suis parfaitement d’accord avec Jean-Christophe Lagarde. Ce n’est pas au Conseil constitutionnel de se substituer au législateur, qui a le monopole de l’opportunité politique.

La Commission rejette successivement les amendements CL52 et CL33.

Puis elle en vient à l’examen, en discussion commune, des amendements CL44 de M. Roger-Gérard Schwartzenberg et CL15 de Mme Cécile Duflot.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Il s’agit de la reprise d’une disposition courante, qui vise à préciser qu’il peut être mis fin de façon anticipée à l’état d’urgence, quand les circonstances qui ont justifié sa mise en œuvre ont évolué. Cela figure dans la loi du 20 novembre 2015, comme cela figurait dans la loi du 18 novembre 2005.

M. le rapporteur. C’est une disposition qui me paraît aller de soi. Lors des douze premiers jours, le décret instaurant l’état d’urgence, peut être abrogé par un autre décret ; ensuite, la loi peut parfaitement prévoir qu’il sera mis fin à l’état d’urgence par anticipation si les circonstances le demandent. Avis défavorable.

La Commission rejette successivement les amendements CL44 et CL15.

Elle examine ensuite, en discussion commune, les amendements CL34 de M. Jean-Christophe Lagarde, CL 45 et CL46 de M. Roger-Gérard Schwartzenberg.

M. Jean-Christophe Lagarde. L’article 16 de la Constitution dispose que l’Assemblée nationale ne peut être dissoute dans le cadre de la mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels du Président de la République. Nous proposons d’établir la même garantie pour l’état d’urgence. Il n’est pas envisageable, en effet, qu’une campagne électorale puisse se tenir dans une période où le pouvoir exécutif a toute liberté pour restreindre le droit de réunion, de manifestation et de communication publiques. Ce serait ouvrir la voie à une dérive autoritaire.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Il est souhaitable, puisque l’état d’urgence vise à renforcer les pouvoirs publics, que l’Assemblée nationale ne puisse être dissoute tant qu’il est en vigueur. On ne sait ce que l’avenir peut nous réserver, et nous devons poser des garde-fous. Je reprends donc dans l’amendement CL45 les termes mêmes de l’article 4 de la loi de 1955.

L’amendement CL46 est un amendement de repli, qui reprend une disposition de l’ordonnance prise le 15 avril 1960 par le général de Gaulle et précise que la loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs à compter de la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale. Il n’est pas non plus souhaitable pour la stabilité des pouvoirs publics que le Gouvernement soit remplacé par un autre gouvernement en période d’état d’urgence.

M. le rapporteur. Je suis favorable à l’amendement CL34, donc défavorable aux deux autres.

Mme Cécile Duflot. Je suis très favorable à l’amendement de M. Lagarde, d’autant que ce que nous faisons, à savoir une réforme constitutionnelle en période d’état d’urgence – ce qui est une première –, nous amène à nous interroger sur ce qu’il convient de faire ou non sous un régime d’exception. C’est une lourde responsabilité car chacun imagine aisément quel usage pourrait faire certaine formation politique de notre Constitution. Nous devons donc faire preuve de la plus grande prudence, sachant, je le répète, que je m’interroge sur la possibilité de réviser la Constitution sous le régime de l’état d’urgence, c’est-à-dire en des temps par essence troublés.

Les amendements CL45 et CL46 sont retirés.

La Commission adopte l’amendement CL34.

L’amendement CL72 du rapporteur est retiré.

La Commission adopte l’article 1er modifié.

Après l’article 1er

La Commission examine, en discussion commune, les amendements CL23 de M. Alain Tourret et CL43 de M. Roger-Gérard Schwartzenberg.

M. Alain Tourret. Il s’agit d’abroger l’article 36 de la Constitution, qui n’a jamais trouvé à s’appliquer sous la Ve République.

L’état de siège trouve son origine dans une loi du 9 août 1849. Il se définit comme la suspension de l’exercice de certaines libertés et se traduit, à la différence de l’état d’urgence, par le transfert temporaire du maintien de l’ordre aux forces armées. Il est organisé par le code de la défense et permet le transfert des pouvoirs de police civile à l’autorité militaire, la création de juridictions militaires et l’extension des pouvoirs de police.

L’état de siège est très ancien. Il remonte au XVIIIe siècle et a été mis en œuvre en 1848, tous les pouvoirs étant confiés au général Cavaignac, de triste mémoire. Une codification de l’état de siège est alors décidée le 9 août 1849, puis modifiée par la loi du 3 avril 1878. Il est précisé que l’état de siège n’a pas vocation à s’appliquer sur tout le territoire.

Cependant, en 1914, l’état de siège s’applique à toute la France, mais dans l’esprit d’une collaboration entre les pouvoirs civil et militaire. L’état de siège est en effet instauré par le président Poincaré deux jours avant la déclaration de guerre du 2 août 1914. Il est levé le 12 octobre 1919, près d’un an après l’armistice.

En période d’état de siège, les juridictions de droit commun restent saisies tant que l’autorité militaire ne réclame pas les poursuites sur tous les délits et crimes prévus par la loi du 27 avril 1916.

La Constitution de 1946 ne comporte pas de dispositions relatives à l’état de siège, mais son article 7 est ainsi complété le 7 décembre 1954 : « l’état de siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi ». Néanmoins, aucune loi n’a jamais été votée pour préciser ces conditions.

Selon la Constitution de la Ve République, l’état de siège ne peut être déclaré qu’en cas de péril imminent résultant soit d’une guerre étrangère soit d’une insurrection. Le transfert des pouvoirs à l’autorité militaire concerne pour l’essentiel les attributions des juridictions militaires. Or les juridictions militaires ont été supprimées. L’article 36 de la Constitution sur l’état de siège est donc vide de sens.

Quant aux éventuels pouvoirs d’exception, ils sont exercés par les autorités civiles sous le contrôle du Parlement et de la Justice, l’article 16 de la Constitution venant compléter les mesures exceptionnelles susceptibles d’être prises dans des circonstances répondant à l’état de siège.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Au cas – peu probable – où l’amendement d’Alain Tourret ne serait pas adopté, je propose un amendement de repli précisant, par souci d’équilibre entre le régime d’état de siège et le régime d’état d’urgence, que l’état de siège est déclenché « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée », critère repris de l’article L. 2121-1 du code de la défense.

M. le rapporteur. Je suis défavorable à l’amendement CL23, mais favorable à l’amendement CL43, qui constitutionnalise l’article L. 2121-1 du code de la défense et précise les conditions de mise en œuvre de l’état de siège.

L’amendement CL23 est retiré.

La Commission adopte l’amendement CL43 rectifié.

Puis elle adopte l’amendement de précision CL73 du rapporteur.

Elle est ensuite saisie de l’amendement CL16 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. Il s’agit des conditions dans lesquelles peut s’appliquer l’article 89. Il me paraît important de préciser que l’on ne peut réviser la Constitution lorsque le pays est sous le régime de l’article 16, de l’article 36 ou de l’article 36-1.

Suivant l’avis défavorable du rapporteur, la Commission rejette l’amendement.

Avant l’article 2 :

La Commission examine l’amendement CL49 de M. François de Rugy.

M. François de Rugy. Jusqu’à présent, la question de la nationalité n’était évoquée dans la Constitution qu’à propos des rapports entre le Parlement et le Gouvernement, l’article 34 précisant que les règles concernant la nationalité relevaient de la loi.

L’article 2 de ce projet de loi, qui vient modifier l’article 34, aborde la question de la déchéance de nationalité. Quoi qu’on en pense – et, contrairement à d’autres, je n’y suis pas opposé par principe –, nos compatriotes binationaux ou plurinationaux ont pu avoir le sentiment qu’en proposant d’inscrire dans la Constitution le principe de la déchéance de nationalité on remettait du même coup en cause le principe de la plurinationalité. Je propose donc d’inscrire à l’article 1er de la Constitution, qui mentionne que la France est une République qui assure l’égalité des citoyens devant la loi, le droit de détenir une ou plusieurs autres nationalités que la nationalité française.

M. le rapporteur. Avis défavorable, pour deux raisons. D’abord parce que la plurinationalité est aujourd’hui possible en France et que très peu de pays dans le même cas l’ont inscrite dans leur constitution. Ensuite, la déchéance de nationalité visée à l’article 2 ne concerne plus, dans la nouvelle rédaction proposée par le Gouvernement, les citoyens binationaux. La question ne se pose donc plus.

La Commission rejette l’amendement.

Article 2 (art. 34 de la Constitution) : Compétence du législateur pour prévoir la déchéance de la nationalité des Français binationaux

La Commission examine les amendements identiques CL1 de Mme Cécile Duflot et CL65 de M. Jean-Marc Germain, tendant à supprimer l’article.

Mme Cécile Duflot. Je ne reprendrai pas tout le débat ouvert sur la déchéance de nationalité. On peut évidemment dire et redire que seuls sont visés par cet article les terroristes ou ceux qui envisageraient de commettre un acte terroriste. Mais on peut aussi rappeler qu’une telle disposition ne les empêcherait absolument pas de commettre un tel acte. On pourrait même penser que la création de fait d’une forme de brevet ou de reconnaissance d’actes terroristes présenterait un attrait pour ceux qui s’inscrivent dans cette logique folle, meurtrière et symbolique. Nous n’avons pas encore débattu de la notion d’indignité nationale mais celle-ci pourrait également, dans cette logique inversée, constituer une forme d’encouragement morbide. Je veux donc dire à quel point nous sommes opposés à une telle mesure.

Je m’interroge aussi fortement quant à la nouvelle rédaction de l’article 2 qui nous a été proposée hier lorsque le Premier ministre a présenté le projet de loi. Le Gouvernement fait preuve d’habileté tactique en proposant de retirer la référence à la binationalité qui figurait dans la rédaction initiale de l’article 2 et en annonçant son intention de ratifier la Convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d’apatridie. Je rappelle que l’article 7.3 de la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 stipule qu’un État partie ne peut prévoir dans son droit interne la perte de sa nationalité si la personne concernée devient ainsi apatride. La France est signataire de cette Convention, mais certains objectent qu’elle ne l’a pas ratifiée.

Soit dit en passant, la non-ratification de la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie nous renvoie à un moment difficile de l’histoire de France, et il n’est pas anecdotique que nous ayons ce débat en ce moment. En revanche, l’article 27 de la Convention européenne sur la nationalité prévoit précisément que la signature de celle-ci vaut consentement si aucune réserve n’est émise par l’État signataire. La France n’ayant émis aucune réserve à sa signature, l’application de cette dernière est obligatoire.

Par ailleurs, l’annonce de la ratification de la Convention de 1961, signal positif en faveur de la lutte contre l’apatridie, signifie a contrario que la déchéance de nationalité ne sera applicable qu’aux binationaux. La nouvelle rédaction de l’article 2 proposée par le Gouvernement permet donc deux lectures : la lecture « large » faite par le Gouvernement, selon laquelle la déchéance serait permise dans la Constitution mais réservée aux seuls binationaux du fait de la ratification de la Convention de 1961 – de sorte que l’amendement gouvernemental ne changerait rien au projet de loi initial si ce n’est que la notion de binationalité serait retirée du texte ; une lecture plus restrictive, selon laquelle cette réforme n’aurait aucun effet utile dans cette nouvelle rédaction puisque l’article 1er de la Constitution dispose que « les Français naissent et demeurent libres et égaux en droits » – ce qui protégerait tous les Français, binationaux ou non, leur déchéance demeurant impossible.

Je comprends que l’on essaie de trouver des compromis, voire des habiletés d’habillage, pour respecter les sensibilités des uns et des autres. Mais ce n’est guère responsable lorsqu’il s’agit de réviser la Constitution.

Sur un plan plus secondaire, l’élargissement de la déchéance de nationalité aux délits me semble considérable d’autant que la qualification des délits n’est pas précisée. Elle le serait certes dans la loi ordinaire, mais vous savez à quel point il est facile de modifier des textes législatifs. On ouvre donc la voie à la surenchère. On se souvient des débats ayant eu lieu dans des moments d’émotion concernant les condamnations pour apologie du terrorisme : certains ont proposé des condamnations à des peines invraisemblables au regard des faits constatés. Cet élargissement pourrait nous mener à une situation extrêmement préjudiciable. Soit ce qui apparaît comme un compromis n’en est pas un, auquel cas ce n’est pas honnête, soit ce compromis nous fait revenir au droit actuel, auquel cas il n’y a pas besoin de réviser la Constitution.

M. Jean-Marc Germain. Je voudrais, sur cette question essentielle, m’adresser à mes collègues de l’opposition. À gauche, nous sommes tous d’accord, je le crois, pour dire que le juste symbole à adresser aux terroristes ne concerne en rien la nationalité – que l’on acquiert par le sang de ses parents ou par le sol sur lequel on naît, et que, par conséquent, l’on ne choisit pas. Le symbole que l’on doit viser est celui auquel les terroristes se sont attaqués en janvier puis en décembre : celui de la liberté de la presse, de l’égalité, garantie par les forces de l’ordre par le biais des policiers, et de la fraternité – puisque des Juifs ont été spécifiquement ciblés. C’est aux valeurs de la République française que les terroristes se sont attaqués, valeurs auxquelles on adhère en étant citoyen français. C’est pourquoi nous pourrions tous à gauche nous rassembler autour de la notion de déchéance de citoyenneté.

Si nous en sommes arrivés à faire cette proposition, c’est que nous voulons l’unité nationale, parce que nous pensons que, face au terrorisme, cette unité est essentielle. L’unité nationale ne consiste pas pour nous à reprendre des idées qui sont celles de certains d’entre vous depuis longtemps – certains mais pas tous, d’ailleurs, et je salue les positions courageuses de notre collègue Patrick Devedjian –, mais à ce que chacun fasse un pas vers l’autre. C’est ce que je propose avec cet amendement de suppression et mes deux sous-amendements à l’amendement du Gouvernement. Je suis prêt à accepter que nous étendions aux délits ce qui, aujourd’hui, est prévu dans le texte pour les crimes. Mais je vous demande de faire le pas – qui correspond à ce que beaucoup d’entre vous souhaitent – de considérer que le bon symbole n’est pas la déchéance de nationalité mais la déchéance de citoyenneté. Si vous le faites, il y aura unité nationale et je suis convaincu que le Gouvernement comme le Président de la République pourront reprendre cette position.

M. François de Rugy. S’il était question de savoir si chacun d’entre nous, aurait pris, à titre individuel, l’initiative de réviser la Constitution sur ce point, je puis vous dire que ce n’est pas mon cas. Mais le Président de la République en a décidé ainsi le 16 novembre devant le Parlement réuni en Congrès, dans un souci d’union nationale.

Dès lors, quels sont le contenu et la portée réels de cette révision de la Constitution ? De mon point de vue, cette portée est très limitée même si, dès que l’on touche à la question de la nationalité, cela suscite des débats – plus intellectuels que populaires d’ailleurs. Je ne suis pas contre l’article 2 – a fortiori dans la nouvelle rédaction présentée hier par le Premier ministre, qui ne fait plus spécifiquement référence aux binationaux. J’ai dit tout à l’heure qu’il me semblait en effet regrettable d’aborder pour la première fois dans notre Constitution la question de la plurinationalité sous le seul angle de son éventuelle déchéance.

La France, dans ces circonstances, se défend, et c’est normal. Si les Français sont, avec beaucoup de bon sens, très majoritairement favorables à cette mesure, c’est parce qu’ils en voient la portée symbolique. Tout le monde s’accordait pour dire après le 13 novembre, sans doute encore davantage qu’après les attentats de janvier 2015, que le terrorisme visait la destruction de nos valeurs démocratiques – non seulement le terrorisme que nous avons à subir depuis plus d’un an mais aussi des formes de terrorisme s’appuyant sur d’autres idéologies.

D’aucuns objectent que la mesure n’aura pas d’effet dissuasif sur le terrorisme. Mais, à ce compte-là, nous ne prévoirions pas de peines de prison ! La plupart des sanctions en vigueur s’appliquent a posteriori, une fois les crimes commis – et c’est heureux. Ayant essayé, dans la loi relative à l’état d’urgence, d’introduire des mesures visant à prévenir la commission de certains actes, nous avons bien vu à quel point c’était compliqué. La peur d’écoper d’une peine de prison n’a pas d’effet dissuasif mais nous prenons une telle sanction parce que c’est, pour la société, une façon de se défendre et de montrer qu’elle sanctionne certains comportements. Il ne s’agit pas d’une mesure générale : sont très clairement ciblées ici les atteintes graves à la vie de la nation, dont le terrorisme.

Le droit du sol n’est nullement remis en cause par cet article. Ceux qui entretiennent cette idée propagent une contre-vérité. Le droit du sol est l’acquisition de la nationalité par la naissance, ou le séjour pendant un certain nombre d’années, sur le sol français. Le texte ne remet nullement en cause la binationalité ni la plurinationalité. La Constitution ne les a d’ailleurs jamais prévues ni interdites. On ne sait même pas combien il y a de plurinationaux dans notre pays, les chiffres variant de 1,5 à 3,5 millions. J’étais pour que l’on inscrive la notion de plurinationalité de manière positive dans la Constitution. Mais si on ne le fait pas, on ne peut pas dire a contrario que la plurinationalité soit remise en cause, a fortiori dans la nouvelle rédaction que le Premier ministre a présentée hier.

Pour conclure, je trouve insupportable que certains entretiennent ces idées fausses et fassent sans cesse des analogies historiques avec le régime du maréchal Pétain – qui n’ont d’autre but que d’empêcher le débat.

M. Sébastien Pietrasanta. L’amendement qui a été présenté par le Gouvernement – dont je salue d’ailleurs ici le sens de l’écoute et la volonté de rassembler le plus largement possible – est un pas en avant significatif. Il supprime toute référence à la binationalité et précise le périmètre des infractions pouvant entraîner la déchéance. Il couvre à la fois la déchéance de nationalité et celle des droits qui lui sont attachés.

Néanmoins, la loi devra préciser les modalités d’application de cette disposition. Comme Patrick Mennucci, je souscris à l’exigence d’encadrer précisément ces modalités. Aujourd’hui, l’article 25 du code civil prévoit qu’un individu peut être déchu de sa nationalité en raison d’un acte terroriste s’il a été naturalisé il y a moins de quinze ans avant sa condamnation définitive : il existe bel et bien dans cet article une distinction entre les binationaux nés français et les binationaux naturalisés depuis moins de quinze ans.

Il ne serait pas acceptable de modifier cet état d’esprit en permettant de déchoir de sa nationalité un binational né Français, sans quoi l’on créerait une rupture d’égalité entre ceux qui sont uniquement Français et ceux qui possèdent une autre nationalité. Ce serait remettre en cause l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

Enfin, dans une société tourmentée, où certains cherchent à trier les fils et filles de France en fonction de l’origine de leurs parents, il ne faudrait pas alimenter ce discours prétendant qu’il y aurait de « vrais Français » et des « Français de papier ». Je serai donc particulièrement vigilant sur ce sujet.

M. Guillaume Larrivé. À ce stade de nos débats, je voterai contre les amendements de suppression de l’article 2 et ne prendrai pas part au vote de l’amendement du Gouvernement, pour les raisons suivantes.

Je voterai contre les amendements de suppression de l’article 2, car je suis favorable au principe de déchéance de la nationalité française pour les personnes condamnées pour crime ou délit portant gravement atteinte à la vie de la Nation.

Quant à l’amendement du Gouvernement, il suscite plusieurs interrogations qui doivent être levées avant le débat dans l’hémicycle. Peut-être certaines le seront-elles d’ailleurs par la communication qui nous sera faite, et que nous demandons, de l’avant-projet de loi d’application de cet article. Mais j’aurais une deuxième demande à l’endroit du rapporteur et du nouveau garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas : comment le Gouvernement interprète-t-il la suppression par amendement des mots « qui détient une autre nationalité » figurant dans le projet de loi constitutionnelle ? Nous sommes très nombreux ici à considérer que la création d’apatrides doit être totalement prohibée. L’amendement du Gouvernement n’interdit pas explicitement le retrait de la nationalité française à des personnes qui n’ont que celle-ci – à la différence du projet de loi initial. Dès lors, sans doute le permet-il. Bref, le texte constitutionnel nouveau, si l’amendement du Gouvernement était adopté, interdit-il ou non la création d’apatrides ?

Parallèlement, le Premier ministre nous a annoncé hier qu’il entendait présenter un projet de loi de ratification des Conventions de 1961 et de 1997 prohibant la création d’apatrides. La question qui nous est posée, à nous constituant potentiel, est celle de l’articulation entre la Constitution révisée et les conventions internationales qui seraient ratifiées en droit interne. L’article 54 de la Constitution dispose que si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution. Je ne voudrais pas que l’adoption de l’amendement du Gouvernement nous mette dans une impasse où la Constitution, révisée conformément à l’amendement du Gouvernement, n’interdirait pas la création d’apatrides alors même qu’une loi de ratification serait votée pour l’interdire, car cette loi de ratification ne pourrait être adoptée sans révision de la Constitution alors que celle-ci viendrait tout juste d’être modifiée. Il y a là une vraie interrogation technique et juridique qui doit être levée par le rapporteur et par le ministre de la Justice.

J’ajoute que cet amendement, par construction, n’a fait l’objet d’aucune saisine du Conseil d’État et que les conditions dans lesquelles il a été préparé ne dissipent pas les interrogations qui subsistent. D’ici à la séance publique du 5 février, il est absolument nécessaire que le Gouvernement clarifie pleinement cette articulation.

M. Denis Baupin. Nous avons bien compris que l’objectif de l’article 2 était l’adoption d’une mesure emblématique plutôt qu’efficacement dissuasive, et bien noté aussi les évolutions du texte présenté hier par le Premier ministre en Commission, visant à prendre en compte les débats ayant eu lieu lors de la présentation du texte précédent.

Malgré tout, nous continuons de penser qu’aborder la question de la nationalité dans la Constitution ouvre une voie extrêmement dangereuse. Les différentes interventions que nous avons entendues ce matin montrent bien que nous ne maîtrisons pas complètement les conséquences que pourraient avoir cette révision constitutionnelle, sa loi d’application et l’éventuelle ratification de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie. Qui plus est, la proposition de déchéance de nationalité a animé le débat public de façon très significative au cours des dernières semaines.

Nous avons donc déposé l’amendement CL51 rectifié, qui a pour objet de remplacer la notion de déchéance de nationalité par celle de déchéance de citoyenneté. Cela permettrait de ne plus distinguer entre les personnes ayant une seule nationalité et celles qui en ont plusieurs. Dans notre amendement, nous n’avons pas précisé les conséquences qu’aurait la déchéance de citoyenneté sur les droits civiques, la possibilité d’accéder à la fonction publique ou celle d’obtenir un passeport : nous renvoyons cela à la loi ordinaire. Notre proposition pourrait réunir l’ensemble de ceux qui souhaitent l’adoption d’un symbole fort sans faire peser de risque sur la cohésion nationale.

M. René Dosière. La nouvelle rédaction de l’article 2 reçoit mon adhésion pour deux motifs. D’une part, parce qu’elle ne fait plus de distinction entre les personnes mais insiste davantage sur la sanction, applicable en cas d’atteinte à la vie de la Nation, qu’est la déchéance de nationalité. D’autre part, parce qu’en inscrivant dans la Constitution la possibilité de déchoir un Français de sa nationalité, nous retrouvons l’esprit et la pratique de nos anciens collègues de la Révolution française. Entre 1789 et 1799, période pendant laquelle la notion moderne de Nation s’est mise en place, ceux-ci ont en effet prévu – dans chacune des constitutions rédigées en 1791, 1793, 1795 et 1799 – que tout individu ayant porté atteinte à la nation pouvait, à l’issue d’un procès individuel, être exclu de la communauté nationale. Par conséquent, il n’y a rien de choquant à prévoir la déchéance de nationalité pour des gens qui veulent s’exclure d’eux-mêmes de la Nation. Cette tradition de la Révolution française est bien plus ancienne que les traditions républicaines dont on a pu faire état ici ou là, et qui remontent sans doute à la IIIe et à la IVe Républiques – dont les Constitutions ne disent mot de la déchéance de nationalité. La valeur de ces dispositions est beaucoup plus forte quand on fait plutôt référence à nos ancêtres.

M. Jean-Christophe Lagarde. Souvenons-nous d’abord que le principe de déchéance de nationalité a beaucoup évolué au cours de notre histoire pour répondre à des circonstances et à des volontés politiques différentes. Je mets évidemment de côté les déchéances collectives du régime de Vichy.

Rappelons-nous ensuite que nous sommes en train de rédiger la Constitution et que la loi ordinaire pourra évoluer par la suite au gré des majorités successives. Si je le dis, c’est qu’il est pour nous extrêmement important que la Constitution ne fasse pas de distinction entre Français – que ce soit entre mononationaux et binationaux ou autres. Une telle distinction figure déjà dans certaines lois, puisque l’on peut aujourd’hui être déchu de la nationalité française si l’on est Français par naturalisation depuis moins de quinze ans, mais, de grâce, n’en faisons pas autant dans la Constitution !

La nouvelle proposition présentée hier par le Premier ministre me semble correspondre à notre impérieuse exigence en la matière. Je pourrais d’autant moins voter un texte qui établirait une différence entre Français selon leur origine que nous nous accordons tous sur le fait que la déchéance de nationalité doit découler d’une décision judiciaire. Or, on ne saurait accorder un privilège judiciaire à un criminel en fonction de son ascendance : ce serait contraire à l’individualisation des peines et aux principes fondamentaux qui président à la justice telle que nous la concevons dans la République.

De ce fait, je ne comprends pas l’idée selon laquelle les conventions internationales seraient un point de blocage nous obligeant à faire une distinction entre Français. Les principes précités me paraissent bien plus essentiels que le problème de l’apatridie – apatridie dont je veux dire qu’elle doit naturellement être évitée, mais qu’elle existe et qu’elle n’est pas privative de tout droit. Il existe fort heureusement un statut international et un statut national des apatrides, ainsi qu’un Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Il me paraît plus important de faire en sorte qu’il n’y ait aucune distinction entre les Français, que l’individualisation de la peine soit maintenue dans notre système judiciaire et que nous puissions respecter la hiérarchie des valeurs.

On a beaucoup parlé de la Convention de 1961. Je veux donc préciser que, si nous en décidons ainsi – et c’est mon souhait –, nous pouvons parfaitement traiter les Français de façon égale dans la Constitution et ratifier cette Convention tout en prévoyant, au moment de la ratification, que la France se réserve le droit de faire application de son article 8, paragraphe 3 a) ii, qui permet en effet de priver de nationalité un individu dès lors qu’il « a eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ». Rien ne nous empêche de ratifier cette Convention, à condition que le Gouvernement s’engage à procéder à la réserve précitée.

Nous ne devons donc pas supprimer l’article 2, mais nous engager, puisque nous parlons d’unité nationale, dans un processus global et cohérent, allant jusqu’à la ratification de la Convention de 1961, sans quoi l’on pourrait penser qu’il y a derrière tout cela une manœuvre politique visant à gêner le déroulement de ce processus.

Enfin, l’amendement présenté hier par le Gouvernement, qui semble avoir été écrit un peu précipitamment, prévoit que l’on peut déchoir un individu de sa nationalité « ou des droits qui lui sont attachés ». Une telle formulation laisse planer l’idée qu’il pourrait y avoir une déchéance à deux vitesses en fonction de l’origine des Français. Une partie de nos concitoyens ont une seconde nationalité, parfois d’ailleurs contre leur souhait, par la seule volonté de l’État d’origine de leurs ascendants. Nous ne pouvons donc pas conserver cette formulation, qui fait peser le risque que l’interprétation de la loi ordinaire aboutisse à établir des différences entre Français.

M. Yves Goasdoué. Je me retrouve largement dans les interventions de nos collègues Rugy, Dosière et Lagarde. La question qui nous agite peut se résumer simplement : que souhaitent et que comprennent nos concitoyens ? Ils se disent que ceux qui ont déchiré eux-mêmes le lien national doivent être sanctionnés, y compris de façon infamante, et donc qu’on doit leur retirer une nationalité qu’ils vomissent et leur retirer les droits attachés à cette nationalité.

D’autre part, nos concitoyens estiment que nous devons prévoir ce dispositif pour tout le monde, indépendamment de la manière dont la personne concernée a acquis sa nationalité. Aussi je remercie le Gouvernement d’avoir retiré du texte initial la notion de binationalité ou de plurinationalité, au demeurant compliquée à définir. On a en effet souligné à juste titre que certains États sont prompts à réclamer des nationaux, les intéressés étant les premiers surpris de cette réclamation lorsqu’ils entrent, à l’occasion d’un voyage, sur le territoire dudit État.

Nous pouvons faire exactement ce que préconise Jean-Christophe Lagarde : dans le cadre de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie, signée à New York en 1961, nous pouvons traiter l’ensemble de nos nationaux de la même manière parce que des réserves ont été déjà formulées,…

Mme Marie-Françoise Bechtel. Absolument !

M. Yves Goasdoué. …et parce que nous pouvons, dans le cadre de l’article 8, paragraphe 3, de cette Convention, régler la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

Ensuite, pour ce qui est du périmètre des crimes et délits concernés, la formule « atteinte grave à la vie de la Nation » n’est pas très familière de notre droit. La jurisprudence, y compris celle du Conseil constitutionnel, se réfère plus à l’expression d’« atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation ». L’utiliser ici préciserait l’atteinte que nous visons et qui est susceptible de déclencher des cas de déchéance de nationalité.

M. Philippe Houillon. Partons du principe que c’est l’amendement déposé ce matin par le Gouvernement qui a vocation à devenir l’article 2 du projet de loi constitutionnelle. Il concerne la déchéance de la nationalité et la déchéance des droits qui lui sont attachés.

L’exposé sommaire de l’amendement visant à récrire l’article m’inquiète quelque peu, puisqu’il restreint la déchéance « aux seuls actes de terrorisme et aux autres atteintes graves à la vie de la Nation, telle la trahison et des infractions de gravité équivalente ». Et d’ajouter : « La disposition couvre à la fois la déchéance de nationalité et celle des droits attachés à celle-ci. » Cela signifie que les dispositions en vigueur, figurant notamment dans le code civil et dans le code pénal, prévoyant la perte de nationalité, la déchéance de nationalité, la déchéance de droits attachés à la nationalité, si elles sont appliquées à l’occasion d’une infraction autre que celle visée par le texte tel qu’il est rédigé par le Gouvernement, se trouveront contraires à la Constitution. Aussi le texte gouvernemental conduit-il à réduire le périmètre de la protection : c’est donc une moins-value. Je dis cela sous réserve des dispositions du projet de loi d’application dont la communication nous a été promise par le Premier ministre d’ici à demain. J’y insiste : si l’on s’en tient à l’exposé sommaire de l’amendement gouvernemental, tout ce qui sortira du périmètre qu’il définit sera mécaniquement contraire à la Constitution.

Ensuite, il ne vous a pas échappé qu’une décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 2015 admet du bout des lèvres que l’on peut traiter différemment les binationaux. Le Conseil ne va toutefois pas jusqu’à admettre un traitement différencié entre binationaux. Nous ne pouvons donc prendre position tant que nous n’aurons pas le projet de loi d’application sous les yeux. En attendant, l’exposé sommaire de l’amendement gouvernemental laisse penser qu’on réduit le périmètre de la protection, ce qui serait inacceptable.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Je constate avec satisfaction que le Gouvernement a accepté de retirer du texte de l’article 2 le critère de binationalité qui heurtait nombre d’entre nous. J’ai, depuis un certain temps, préconisé que l’on se borne à l’application de l’article 131-26 du code pénal prévoyant l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, qu’on pourrait rebaptiser « dégradation civique », pour reprendre une expression de l’ancien code pénal, et qui paraîtrait régler le problème de façon suffisante, sans que l’on se fonde sur un critère de nationalité ou sur une sanction la visant.

Cela dit, quelle que soit la satisfaction que l’on peut éprouver, cet article, dans sa nouvelle rédaction, n’est pas nécessaire puisqu’il revient à s’en remettre au droit positif en vigueur. Le fait que la Constitution ne prévoie rien en matière de déchéance de la nationalité n'a pas empêché le législateur, notamment en 1998, sous l’égide de Lionel Jospin et d’Élisabeth Guigou, de légiférer sur la question – et très légitimement d’ailleurs. Il suffirait donc, à la place de cette phrase qui fait penser à ce qu’on appellerait un « encombrant » dans le vocabulaire des gestionnaires de la voirie urbaine (Sourires), de rédiger ainsi le 3e alinéa de l’article 34 de la Constitution : « la nationalité, ses conditions d’acquisition, de perte et de déchéance ». Encore une fois, le texte de l’amendement gouvernemental n’ajoute rien, sauf une ambiguïté. Sortons-en, fût-ce à notre détriment…

On peut certes considérer que cette disposition est juridiquement inutile mais politiquement nécessaire. Si cet affichage qui ne sert à rien est indispensable, alors pourquoi ne pas dire oui… Bonaparte estimait qu’une constitution devait être « courte et obscure ». Les constituants de 1958 ont suivi à moitié le précepte : si elle n’est pas courte, la Constitution actuelle est bien obscure. Est-il nécessaire d’ajouter à son obscurité…

M. Paul Giacobbi. Et à sa longueur !

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. …par des dispositions opaques telles que celle que nous allons voter ? Je ne le pense pas.

Je terminerai en citant un certain Montesquieu, selon qui « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». Il n’avait pas complètement tort… Aussi en revenir à une plus grande concision ne changerait rien, serait plus rationnel et éviterait d’éveiller un soupçon relatif à une éventuelle distinction postérieure entre telle ou telle catégorie de Français.

M. Pascal Popelin. Comme d’autres intervenants, je me réjouis de la nouvelle rédaction proposée par le Gouvernement, et en particulier de la disparition de la distinction entre les Français qui disposent d’une autre nationalité et ceux qui n’ont que celle-là.

Je fais mienne – et c’est assez peu courant pour mériter d’être souligné – l’intervention de Jean-Christophe Lagarde sur la philosophie de la déchéance de la nationalité, conçue comme outil non de dissuasion vis-à-vis de ceux qui veulent s’exclure de la communauté nationale, mais de réaction contre ceux qui portent atteinte aux Français et à tous ceux qui résident en France.

J’ai un point de divergence avec notre collègue Schwartzenberg : le principe selon lequel une constitution doit être « courte et obscure » me paraît daté, en ce qu’il correspond à l’idée que Bonaparte se faisait du fonctionnement des pouvoirs publics et qui n’est pas tout à fait la nôtre. Certes, la Constitution doit être la plus concise possible, mais elle doit également être la plus claire possible.

Inscrire dans la Constitution les conditions dans lesquelles la déchéance de la nationalité peut être prononcée, y préciser qu’on sanctionne « un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation » – nous verrons bien si nous modifions l’expression ou non –, est pour nos compatriotes une garantie que le législateur, en d’autres temps et en d’autres circonstances, ne galvaudera pas cette notion de déchéance. En effet, si la Constitution l’encadre strictement, on ne pourra pas en avoir, demain, une conception extensive. L’article 2, dans la nouvelle rédaction souhaitée, constitue donc une protection des libertés et une protection de nos compatriotes contre l’éventuelle tentation de prévoir la déchéance de la nationalité pour tout et n’importe quoi.

M. Hugues Fourage. Je salue la profondeur des réflexions que je viens d’entendre. Le débat est complexe et renvoie, pour certains, à la sphère intime – il ne faut pas oublier que, derrière le symbole, se trouvent des hommes et des femmes.

La distorsion que nous avons évoquée entre binationaux, les uns pouvant être déchus et les autres non, et la distorsion entre les binationaux et ceux qui ne le sont pas, nous renvoie au principe d’égalité. Doit-on aller jusqu’au symbole fort de la déchéance de la nationalité ou, comme le propose Roger-Gérard Schwarztenberg, en rester à la déchéance des droits civiques ? Quand on s’est délibérément exclu de la communauté nationale, la force symbolique de la déchéance des droits civiques est-elle suffisante ? Je ne le crois pas. Il faut aller jusqu’à la déchéance de la nationalité, qui est une réponse ferme à des gens qui, je le répète, se sont placés d’eux-mêmes en dehors de la communauté nationale.

Le Premier ministre s’est engagé à ce que nous ratifiions la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie. Nous devons savoir dans quelles conditions afin que toute ambiguïté soit levée. La Convention prévoit en effet qu’un « État contractant peut conserver la faculté de priver un individu de sa nationalité, s’il procède, au moment de la signature, de la ratification ou de l’adhésion, à une déclaration à cet effet ». Je reste persuadé que si nous voulons respecter le principe d’égalité entre les Français quelle que soit la manière dont ils ont acquis la nationalité, nous devons répondre précisément à l’article 8, alinéa 3 b ii, de ladite Convention – c’est une exigence intellectuelle autant que juridique.

Je partage l’avis de M. Popelin sur la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité. L’article 2 dans la nouvelle version proposée par le Gouvernement renforce à la fois la notion de nation et celle de protection.

Pour terminer, afin de consolider la base juridique de cette disposition, nous devons privilégier non pas l’idée, suggérée par M. Goasdoué, d’atteinte grave aux intérêts « supérieurs » de la Nation, mais l’idée d’atteinte aux intérêts « fondamentaux » de la Nation, reprise par le Conseil d’État et qui figure dans plusieurs jurisprudences.

La Commission rejette les amendements identiques tendant à supprimer l’article.

Elle examine, en discussion commune, l’amendement CL74 du Gouvernement, qui fait l’objet des sous-amendements CL81 et CL82 de M. Jean-Marc Germain, et l’amendement CL51 rectifié de M. Denis Baupin.

M. le rapporteur. Comme l’a souligné M. de Rugy, notre pays se défend face à une agression dont la brutalité est difficilement exprimable : les mots rendent mal compte de l’horreur que représente le fait de mitrailler des gens simplement assis, pacifiquement, à la terrasse d’un café. Cette agression a été commise au nom d’un groupe qui prétend régner sur un territoire qui n’est pas une nation. Face à cela, le Président de la République a essayé de renforcer l’unité nationale et c’est bien en ce sens que nous devons aller.

Les avantages de l’amendement CL74 du Gouvernement sont importants.

Le premier est de lever la difficulté posée par la différence de traitement entre les Français binationaux et ceux qui ne le sont pas. La dimension symbolique de la disposition s’en trouve renforcée. J’entends toutefois parfaitement que des difficultés subsistent et que le renvoi à la loi d’application est délicat puisque nous n’en connaissons pas la teneur. Il nous reviendra donc de vérifier dans quelles conditions le dispositif se mettra en place. Suivrons-nous les observations de M. Lagarde en ratifiant la Convention avec des réserves ? Comment définirons-nous ensuite les binationaux ? Ici encore, l’objection soulevée par M. Lagarde est intéressante : traiterons-nous différemment les criminels qui ont une autre nationalité à leur corps défendant, et ceux qui jouiraient d’une sorte de privilège judiciaire lié à l’appartenance à une seule nation ? Nous devrons trancher.

De même, nous devrons trancher la question très difficile de la nature des délits visés par l’article tel que le Gouvernement souhaite le rédiger. En effet, la qualification d’un délit ne correspond pas toujours à la gravité du fait constaté. La qualification d’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste est grave et implique des peines encourues très élevées, alors même que, parfois, le délit constaté ne correspond pas à des faits d’une particulière gravité.

Nous devrons également désigner l’autorité compétente pour prononcer la déchéance de la nationalité et la déchéance des droits attachés à la nationalité. Il me paraîtrait souhaitable que ce soit le juge judiciaire qui prononce la sanction sous forme de peine complémentaire. Je ne vois pas que l’on prononce, après que le jugement sera rendu, une déchéance de la nationalité ou des droits attachés à celle-ci : une telle procédure passerait inévitablement pour une double peine. Aussi curieux que cela paraisse et malgré les immenses qualités du juge administratif, c’est, dans l’esprit du public, le juge judiciaire qui est le garant des libertés. En effet, une bonne partie de nos concitoyens ont du mal à se représenter la justice administrative et, pour eux, la justice se rend dans les palais de justice par des hommes et des femmes qui respectent un rituel particulier, revêtent des robes particulières, par exemple dans un tribunal de grande instance plutôt proche de leur domicile. C’est injuste vis-à-vis du juge administratif mais c’est ainsi que nos concitoyens perçoivent la réalité.

En attendant de régler ces problèmes, l’amendement du Gouvernement, parce qu’il lève une partie des difficultés, doit être adopté.

M. Jean-Marc Germain. Le sous-amendement CL81 vise à remplacer la déchéance de la nationalité française par la déchéance de la citoyenneté française et des droits qui y sont attachés. Il ne s’agit donc pas seulement d’une déchéance civique : elle peut être étendue à tous les droits du citoyen tels que définis par le droit français.

J’en profite pour demander au rapporteur plusieurs clarifications. Nous sommes nombreux, si j’ai bien compris, à ne pas souhaiter créer d’apatrides. Or le présent débat montre que nous allons bel et bien créer des apatrides et que nous l’assumons, notre collègue Lagarde nous rappelant les stipulations de la Convention de 1961 aux termes desquelles les cas d’apatridie prévus « collent » quasiment, au mot près, à ceux du texte que nous sommes en train d’examiner.

Je partage l’inquiétude de nos collègues Lagarde et Houillon : dès lors que l’amendement du Gouvernement évoque « la déchéance de nationalité française ou des droits attachés à celle-ci », la porte reste ouverte à une déchéance de nationalité pour les binationaux et à une déchéance des droits rattachés à la nationalité pour ceux qui n’ont que la nationalité française, ce qui revient bien à maintenir la discrimination refusée par M. Lagarde et par nombre d’entre nous. Nous devons par conséquent vraiment savoir si le texte va conduire ou non à une discrimination entre les binationaux, notamment ceux nés en France, et les autres. Notre collègue Mennucci a rappelé que les binationaux nés en France, en vertu de plusieurs articles de la Constitution, ne pourront être déchus de la nationalité française. Je souhaite donc avoir une réponse très claire sur ce point : le texte d’un futur gouvernement – car je n’imagine pas cela du nôtre – pourrait-il prévoir une telle déchéance ?

Notre collègue Denis Baupin l’a très bien dit : plus nous travaillons sur la question, plus nous en arrivons à la conclusion que c’est sur la citoyenneté et les droits qui lui sont rattachés qu’il faut se concentrer si nous ne voulons pas créer d’apatrides, si nous ne voulons pas créer de discrimination entre Français.

Nous sommes presque les seuls, avec les Américains, à intervenir en Syrie pour assurer la paix dans le monde, et nous voudrions « exporter » nos terroristes parce que nous ne serions pas capables de nous en occuper nous-mêmes, y compris après une peine de prison, y compris après les avoir privés d’un certain nombre d’attributs de la citoyenneté ? Nous devons assumer nos responsabilités politiques : ce sont des Français qui commettent des actes terroristes en France, aussi devons-nous les condamner en France et doivent-ils exécuter leur peine en France. S’il reste des conclusions à tirer après cela, tirons-les, mais sur notre sol !

Quant au sous-amendement CL82, il s’agit d’un sous-amendement de repli qui vise, à l’alinéa 4, à supprimer les mots : « ou un délit ».

M. le rapporteur. J’émets un avis défavorable aux deux sous-amendements. Malheureusement, je n’ai pas les réponses aux questions légitimes posées par M. Germain, puisque c’est la loi d’application qui le permettra. Nous devrons nous montrer vigilants.

M. Philippe Houillon. En aurons-nous connaissance avant la fin de la semaine ?

La Commission rejette successivement les sous-amendements CL81et CL82.

Elle adopte l’amendement CL74.

En conséquence, l’article 2 est ainsi rédigé et l’amendement CL51 rectifié de M. Denis Baupin tombe, ainsi que tous les autres amendements à cet article.

Après l’article 2

La Commission examine l’amendement CL48 de M. Paul Giacobbi.

M. Paul Giacobbi. On me dira que la Corse n’est pas le sujet, mais comme il n’y aura pas de « train constitutionnel » relatif à la Corse, on ne pourra proposer le dispositif prévu ici par l’amendement CL48 qu’à l’occasion d’une révision constitutionnelle, et encore ces occasions seront-elles sans doute très rares !

Cet amendement est le fruit d’une nécessité juridique. La Corse se trouve en effet dans une situation schizophrénique : d’un côté, on lui reconnaît un statut particulier et, de l’autre, la Constitution ne la reconnaît pas, ou ne reconnaît qu’à demi-mot l’existence de ce statut particulier, si bien que nous devons faire face à des difficultés considérables : ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il récemment censuré, par deux fois, des dispositions fiscales adoptées assez largement par l’Assemblée comme par le Sénat.

Depuis longtemps, les représentants de la Corse ont travaillé sur le sujet, notamment dans le cadre d’un comité de professeurs de droit dirigée par le regretté Guy Carcassonne dont je vous rappelle humblement qu’il était selon lui « indécent, illogique et insultant que la Corse ne [fût] pas mentionnée dans le texte suprême ». Je relève, au passage, qu’il n’existe pas d’île française, à part les îles côtières, qui ne soit mentionnée dans la Constitution de la République française, laquelle consacre tout de même deux lignes à l’îlot de Clipperton qui n’est pas occupé, à ma connaissance, par l’homo sapiens sapiens sauf quand, une fois tous les deux ans, un bateau de la Marine nationale y accoste.

C’est également une question de cohérence, puisqu’il s’agit de mettre la Constitution en accord avec la loi et de permettre, dans un cadre qui est celui de la République, non de s’écarter de la loi générale, mais, parfois, de l’adapter, comme nous l’admettons dans toute une série de cas.

Ce que nous demandons ici l’est depuis de nombreuses années par une très large majorité des représentants à l’assemblée de Corse, a été discuté à de multiples reprises par le Gouvernement – et, au fond, jamais personne n’a considéré que c’était déraisonnable. Nous n’en sommes pas moins liés à un moment politique car il est tout de même contradictoire que, dans le même temps, le Gouvernement ouvre une discussion sur les sujets fondamentaux concernant la Corse, préparant, d’une certaine manière, les voies et moyens d’un prélude à l’indépendance, et que l’on n’admette pas des dispositions qui consistent à ancrer la Corse dans la Constitution de la République française.

M. le rapporteur. Le sujet est très intéressant mais, comme vous l’avez relevé vous-même, mon cher collègue, il n’a pas grand-chose à voir avec la discussion en cours. Je comprends que vous éprouviez quelque difficulté à trouver un vecteur constitutionnel, mais nous ne pourrons trancher la question que vous soulevez sans mener au préalable un débat approfondi. Je ne peux donc que donner un avis défavorable à votre amendement.

La Commission rejette l’amendement.

Elle en vient à l’amendement CL57 de Mme Cécile Duflot.

Mme Cécile Duflot. En l’absence d’autre possibilité, nous aurions pu, à l’instar de M. Giacobbi, présenter de nombreux amendements portant sur des sujets tels que le droit de vote des résidents étrangers, la composition du Conseil constitutionnel, la démocratie sociale, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et, évidemment, la modification du mode de scrutin, cela afin d’instaurer une forme moderne de démocratie, une VIe République.

Si nous n’avons déposé aucun amendement dans ce sens, celui-ci, auquel je tiens, vise à soumettre le projet de révision de la Constitution au Conseil constitutionnel. Guy Carcassonne avait formulé sur le sujet de nombreuses propositions.

Vous aurez noté mon obsession de la question de la révision constitutionnelle en période troublée. En 2003, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour statuer sur une révision constitutionnelle. Il s’agit donc de lui permettre de contrôler la régularité de la révision par rapport à la procédure prévue par l’article 89, sur le fait que la procédure de révision n’ait pas été engagée ou poursuivie lorsqu’il était porté atteinte à l’intégrité du territoire ou sur le fait que la révision ne porte pas atteinte à la forme républicaine du Gouvernement.

Il s'agit bien de distinguer la procédure de révision de la capacité constituante elle-même, qui laisse au constituant une totale liberté.

Ce débat essentiel mériterait d’être poursuivi, d’autant que l’adoption de la présente réforme, que je ne souhaite pas, créerait un précédent : en réponse à des situations d’extrême gravité, on estimera devoir de nouveau modifier la Constitution. Nous savons bien que quand nous sommes l’objet de menaces prévaut la jurisprudence Vigipirate : il est très difficile de redescendre du niveau « écarlate » au niveau « rouge »… Une nouvelle menace nous a même conduits à l’adoption du dispositif « Sentinelle ». Aucun responsable politique ne sait plus ensuite faire machine arrière parce qu’il ne veut pas se voir reprocher de n’avoir pas fait le maximum. Ainsi allons-nous convoquer le Congrès pour réviser la Constitution… Mais que ferions-nous si devait survenir un événement difficile ?

Nous devons donc nous doter de protections et, à cette fin, pourvoir le Conseil constitutionnel de sa pleine compétence – la vérification de l’intégralité de l’application du texte constitutionnel en fait partie.

M. le rapporteur. Je partage vos préoccupations et comprends également votre envie dévorante d’ajouter quelques modifications constitutionnelles. Reste que je vois mal qu’on soumette une révision constitutionnelle au Conseil constitutionnel : on ne peut pas demander au juge de la constitutionnalité des lois de vérifier la conformité de la révision à ses propres attentes, de même qu’on ne soumet pas au verdict du juge la loi qu’il est chargé d’appliquer. Je ne peux donc qu’émettre un avis défavorable.

Mme Cécile Duflot. Ma proposition fait l’objet d’un numéro entier des Cahiers du Conseil constitutionnel, où sont cités des exemples étrangers. Il y a un grand débat de constitutionnalistes sur le sujet, que l’on ne peut pas évacuer d’un revers de la main.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, président. Nous connaissons tous la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

La Commission rejette l’amendement.

Puis elle adopte l’ensemble du projet de loi constitutionnelle modifié.

La séance est levée à 13 heures 45

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Luc Belot, M. Erwann Binet, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Jean-Michel Clément, M. Frédéric Cuvillier, M. Carlos Da Silva, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Patrick Devedjian, M. René Dosière, M. Philippe Doucet, M. Georges Fenech, M. Hugues Fourage, M. Daniel Gibbes, M. Yves Goasdoué, M. Philippe Houillon, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, Mme Sandrine Mazetier, M. Patrick Mennucci, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Elisabeth Pochon, M. Pascal Popelin, M. Dominique Raimbourg, M. Roger-Gérard Schwartzenberg, M. Alain Tourret, Mme Cécile Untermaier, M. Jacques Valax

Excusés. - M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, M. Marc-Philippe Daubresse, M. Marc Dolez, Mme Laurence Dumont, Mme Françoise Guégot, M. Alfred Marie-Jeanne, M. Bernard Roman, Mme Maina Sage

Assistaient également à la réunion. - Mme Isabelle Attard, M. Denis Baupin, Mme Cécile Duflot, M. Jean-Marc Germain, M. Paul Giacobbi, M. Daniel Goldberg, M. François Pupponi, M. François de Rugy