Accueil > Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Jeudi 4 décembre 2014

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 09

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), sur la neutralité des réseaux

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Jeudi 4 décembre 2014

La séance est ouverte à huit heures quarante.

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

——fpfp——

La Commission procède à l’audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), sur la neutralité des réseaux

M. le coprésident Christian Paul. Nous accueillons aujourd’hui M. Jean-Ludovic Silicani, président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Vous aviez assisté, monsieur le président, à l’installation de notre commission et avez souhaité, comme nous, l’organisation de cette audition. Celle-ci intervient à un moment particulier, puisque vous allez quitter vos fonctions dans quelques semaines. Cela peut donc être l’occasion pour vous sinon de faire un bilan, du moins d’adresser quelques messages à notre commission, au-delà même du sujet pour lequel nous vous avons invité, la neutralité de l’internet.

La question de la neutralité préoccupe tous ceux qui s’intéressent aux réseaux numériques, notamment ceux qui exercent une responsabilité dans ce domaine. Elle est apparue il y a une dizaine d’années dans le débat américain, avant de gagner l’Europe, les enjeux étant néanmoins de nature très différente d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. D’une part, le principe de non-discrimination est essentiel pour l’exercice des libertés. Le Conseil national du numérique a notamment mis en évidence les contradictions qui peuvent exister entre des dérogations trop nombreuses au principe de neutralité et la liberté d’expression. D’autre part, le principe de neutralité a pris progressivement une place importante dans les rapports qu’entretiennent les différents acteurs intervenant dans le champ des réseaux numériques. Des enjeux économiques considérables s’attachent donc à la manière dont il est appliqué.

Notre commission souhaite d’abord vous entendre sur la définition du principe de neutralité, sur la réalité de son application, sur les dérogations qui peuvent y être apportées, ainsi que sur la façon dont l’ARCEP conçoit sa responsabilité en la matière. Dans un deuxième temps, vous pourrez nous faire part de vos observations sur la manière dont ce principe est compris et appliqué à l’étranger, notamment aux États-Unis. À cet égard, le président Obama mène visiblement un dialogue compliqué avec le régulateur américain : il y a quelques semaines, il est une nouvelle fois monté au créneau très vigoureusement pour faire respecter sa conception du principe de neutralité. Le débat se poursuit également au niveau européen, étant entendu que, dans le domaine du numérique, le cadre européen est très prégnant.

M. Jean-Ludovic Silicani, président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes. Avant d’aborder le principe de neutralité des réseaux, j’évoquerai le concept de neutralité en général. Le terme « neutralité » a trois significations assez différentes en français. Premièrement, la neutralité peut être envisagée du point de vue de l’égalité. Dans ce cas, elle consiste à éviter que s’expriment trop de différences, afin que les individus demeurent égaux. Son application la plus forte est la laïcité : préserver la neutralité dans une école, c’est éviter que les enseignants comme les élèves expriment trop leurs différences, religieuses ou philosophiques. Deuxièmement, la neutralité peut être envisagée du point de vue de la liberté, notamment de la liberté d’expression. Il s’agit alors, a contrario, de permettre que s’expriment des opinions différentes et de rester neutre par rapport à ces opinions. Troisièmement, dans une acception plus passive que les deux précédentes, la neutralité peut être envisagée du point de vue de la confidentialité. À ce moment-là, elle revient à ne pas se mêler de quelque chose. Il peut s’agir, en particulier, de protéger la vie privée ou l’intimité.

Chacune de ces trois définitions a eu des applications dans le droit positif, tant dans la législation que dans la jurisprudence du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. La neutralité envisagée du point de vue de l’égalité se retrouve dans le principe de non-discrimination, que vous avez évoqué, monsieur le président. Depuis la transposition du troisième « paquet télécom », ce principe figure à l’article L. 32-1 du code des postes et des communications électroniques, aux termes duquel l’ARCEP doit veiller au respect du principe de neutralité, notamment « à l’absence de discrimination, dans des circonstances analogues, dans les relations entre opérateurs et fournisseurs de services de communications au public en ligne pour l’acheminement du trafic et l’accès à ces services ».

Pour ce qui est de la neutralité envisagée du point de vue de la liberté, on trouve deux grandes lois portant sur la liberté d’expression : la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui vise à ce que toutes les opinions puissent s’exprimer librement, sauf trouble grave sanctionné par le juge, et la version actuellement en vigueur de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, qui dispose, dans son article 1er : « La communication au public par voie électronique est libre. »

S’agissant de la neutralité envisagée du point de vue de la confidentialité, s’appliquent d’autres dispositions du code des postes et des communications électroniques, dont l’origine est parfois très ancienne, qui tendent à protéger la vie privée et la correspondance privée. Dès la fin du XIXe siècle, la Cour de cassation a validé le principe selon lequel le transporteur du courrier n’avait pas à en regarder le contenu. Quelques décennies plus tard, dans la partie relative aux télécommunications du même code, a été introduite la règle en vertu de laquelle les opérateurs de télécommunications devaient assurer la confidentialité des communications téléphoniques. Enfin, tout un volet de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés porte sur la protection des données personnelles et de la vie privée.

Outre le juge, plusieurs autorités administratives indépendantes sont chargées de faire respecter le principe de neutralité : l’ARCEP veille à la neutralité – au sens de non-discrimination – des réseaux ; le Conseil supérieur de l’audiovisuel est compétent pour les contenus audiovisuels ; la Commission nationale de l’informatique et des libertés l’est en matière de protection des données personnelles.

J’en viens à la définition et au champ d’application du principe de neutralité des réseaux. Ainsi que vous l’avez rappelé, monsieur le président, il s’agit, à l’origine, d’un concept technico-économique apparu aux États-Unis, qui a trouvé ensuite, à la faveur d’une interprétation plus large, une application en matière de contenus et de libertés. Sa définition la plus générale et la plus simple est la suivante : tous les opérateurs de réseaux doivent acheminer, c’est-à-dire transporter, toutes les informations passant sur leurs réseaux dans des conditions techniques et tarifaires non discriminatoires et transparentes. Il existe quelques cas particuliers et des exceptions à ce principe général. Quant à son champ d’application, il est très vaste : le principe de neutralité s’applique à tous les réseaux de communication électronique, fixes ou mobiles – à ce stade, les premiers sont davantage concernés que les seconds –, notamment à ceux qui utilisent le protocole IP ou Internet Protocol, c’est-à-dire à l’internet mondial.

Le principe de neutralité des réseaux s’applique à la relation entre les opérateurs de réseaux, en particulier les fournisseurs d’accès à l’internet (FAI), et les utilisateurs de ces réseaux. Il existe deux grandes catégories d’utilisateurs : d’une part, les utilisateurs professionnels, notamment les fournisseurs de contenus ; d’autre part, les utilisateurs finals, que sont les internautes. En d’autres termes, les opérateurs de réseaux ont deux types de clients ; il s’agit donc d’un marché biface. Les utilisateurs professionnels ont besoin des réseaux des opérateurs de télécommunications pour acheminer leurs contenus et leurs services. Par exemple, France Télévisions et TF1 ont besoin des réseaux d’Orange, de SFR, de Bouygues Télécom ou de Free pour acheminer leurs contenus audiovisuels via les boîtiers multiservices ou box. Certains utilisateurs professionnels ont d’autres usages des réseaux : communication intermachines – machine to machine (M2M) – ou traitement des mégadonnées – big data. Quant aux internautes, ils peuvent utiliser les réseaux de façon relativement passive en consultant des sites et en recourant à des services en ligne, mais ils peuvent aussi devenir eux-mêmes en quelque sorte des fournisseurs de contenus en envoyant des fichiers, des textes ou des images sur des sites partagés. Ils s’apparentent alors à des utilisateurs professionnels, même s’ils n’agissent pas, en principe, à des fins marchandes.

Autre élément très important : le principe de neutralité des réseaux s’applique à la relation entre opérateurs de réseaux et utilisateurs de bout en bout, depuis l’interconnexion entre les réseaux et les contenus jusqu’à l’utilisateur final. À cet égard, une question se pose : où ces deux bouts se situent-ils exactement ? L’accès au réseau par les moteurs de recherche entre-t-il dans le champ d’application du principe de neutralité ? À ce stade, ce point n’est pas tranché. À l’autre bout, le terminal final – par exemple le smartphone – entre-t-il dans ce champ d’application ? Il faudra, à un moment donné, en définir les limites, non seulement pour des raisons juridiques, afin de déterminer la compétence de chacun, mais aussi dans un souci de bonne information des acteurs économiques et des particuliers.

Pourquoi la question de la neutralité de l’internet a-t-elle pris une importance croissante au cours des dernières années ? Le concept est apparu sous son angle technico-économique aux États-Unis pour deux raisons principales, d’ailleurs liées : d’une part, c’est d’abord dans ce pays que l’internet s’est développé ; d’autre part, les principaux acteurs de l’internet sont américains, et c’est aux États-Unis que le choc a été le plus fort entre les fournisseurs de contenus, qui cherchaient à utiliser les réseaux dans les meilleures conditions possibles, et les opérateurs de télécommunications, qui souhaitaient pouvoir financer les réseaux qu’ils mettaient en place.

Permettez-moi de faire un bref historique. Le développement de l’internet a connu, jusqu’à ce jour, quatre étapes – qui seront, bien sûr, suivies d’autres. Les années 1980 correspondent à la préhistoire de l’internet : à cette époque, le réseau était essentiellement américain, et ses usagers se limitaient à des universités et à des centres de recherche, civils ou militaires. Dans les années 1990, l’internet s’est développé dans l’ensemble du monde, les usages de base – échange de courriels, consultation des sites – se sont démocratisés, et le concept d’internaute est apparu. Les années 2000 et le début des années 2010 ont vu l’irruption massive de l’audiovisuel sur l’internet, notamment en France, avec l’invention du boîtier multiservice – box – et avec l’offre triple service – triple play – proposée par les FAI.

La diffusion de contenus audiovisuels sur l’internet s’est alors développée à un tel point que l’on a pu croire, légitimement, que l’internet et l’audiovisuel allaient finir par se fondre. D’ailleurs, de supposés grands industriels, notamment une société bien connue, ont plaidé à ce moment-là pour la convergence des contenus et des contenants, et ont organisé des groupes économiques sur ce fondement. Cependant, les évolutions récentes ont été plutôt inverses. En effet, seule une partie du raisonnement était exacte : les contenus audiovisuels – qu’ils soient classiques, linéaires ou non linéaires – sont bien en train de devenir numériques, et ils le seront entièrement dans quelques années. Nous assistons à leur transvasement très rapide notamment de la radiodiffusion vers la diffusion par les réseaux de télécommunication fixes, pour le moment, puis mobiles, demain.

En revanche, l’autre partie du raisonnement était fausse : le numérique ne se résume pas à l’audiovisuel. La part de l’audiovisuel dans les contenus circulant sur l’internet est devenue majoritaire dans les années 2000 et l’est encore actuellement, mais un pic a été atteint, et d’autres usages progressent aujourd’hui plus rapidement : les applications économiques et sociales, avec le commerce en ligne et les services – notamment l’éducation et la médecine – en ligne, la communication intermachines, l’internet des objets, l’internet des données avec le big data, l’informatique en nuage – cloud computing. Le développement massif de ces usages est d’ailleurs caractéristique des années 2010 et 2020, quatrième époque de l’internet, que nous vivons actuellement. Les spécialistes tels que Cisco, Akamai et certains centres d’études estiment qu’ils pourraient représenter, à terme, 80 % du trafic de données sur l’internet.

Après s’être développé sur l’internet fixe, l’usage des contenus audiovisuels croît désormais rapidement sur l’internet mobile. Mais il faut se garder, là aussi, des erreurs de perspective, car le cycle sera le même : la part de l’audiovisuel dans le trafic de données sur l’internet mobile va augmenter, puis baisser. Rappelons aussi que le trafic de données sur l’internet mobile représente actuellement un peu plus de 1 % du trafic sur l’internet fixe. Certes, à un moment donné, le trafic de données sur l’internet mobile – qui s’accroît de 80 % par an – rattrapera le trafic sur l’internet fixe – qui progresse, lui, de 20 % par an –, mais cela prendra beaucoup de temps.

Outre le choc frontal que j’ai mentionné entre grands acteurs de l’internet et grands opérateurs de réseaux aux États-Unis, c’est la croissance exponentielle des nouveaux usages de l’internet qui rend nécessaire la fixation de règles et qui a fait émerger le débat sur la neutralité de l’internet. La problématique actuelle est, somme toute, assez classique : de la même manière qu’il est apparu nécessaire à la puissance publique, au XIXe et au début du XXe siècle, de mettre en place un code de la route pour faire face à l’augmentation du trafic sur le réseau routier, il convient aujourd’hui de définir, sur les réseaux numériques, ce qui est permis et ce qui ne l’est pas – afin notamment d’éviter les encombrements –, ce qui est payant et ce qui est gratuit, ce qui doit demeurer accessible à tous et ce qui peut être réservé à certains, et dans quelles conditions.

J’en viens à l’application du principe de neutralité en France. L’ARCEP a été le premier régulateur en Europe à se saisir de cette question, dès 2009, même si elle ne se posait pas encore de façon névralgique à l’époque – aujourd’hui, elle commence à devenir importante. Elle a organisé un grand colloque international en avril 2010, puis publié dix recommandations en septembre de la même année. À la fin de l’année 2012, elle a remis au Gouvernement et au Parlement, à la demande de ce dernier, un rapport sur la neutralité de l’internet, qui reprenait tous les éléments de la problématique et faisait un état des lieux, notamment quantitatif, sur le trafic de données et les flux financiers. D’autre part, elle a travaillé avec de nombreux parlementaires, notamment avec vous, monsieur le président, qui avez été l’auteur d’une proposition de loi relative à la neutralité de l’internet, mais aussi avec Mme Laure de La Raudière ou encore avec les sénateurs Bruno Retailleau et Catherine Morin-Desailly. L’ARCEP a également réfléchi sur la neutralité de l’internet dans le cadre de l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE), qu’elle a fréquemment présidé. Plus récemment, des rapports sur le sujet ont été publiés par le Conseil d’État et par le Conseil national du numérique. Tous ces travaux permettent d’en comprendre les tenants et les aboutissants.

La transposition du troisième « paquet télécom » par la loi du 22 mars 2011 et par l’ordonnance du 24 août 2011 a constitué une autre étape structurante. Ces textes ont non seulement confié à l’ARCEP la mission de veiller au respect du principe de neutralité du réseau, en inscrivant dans le code des postes et des communications électroniques la disposition de l’article L. 32-1 que j’ai citée précédemment, mais elle lui a aussi donné le pouvoir de régler les différends entre les opérateurs de télécommunications et les acteurs de l’internet – par exemple, entre Orange et Google –, tant sur les conditions techniques et tarifaires de leur interconnexion que sur l’acheminement des données. Jusqu’alors, l’ARCEP ne pouvait connaître que des différends opposant deux opérateurs de télécommunications. À ce stade, elle n’a pas encore été saisie dans le cadre de sa nouvelle compétence, mais elle est prête à l’exercer.

L’ARCEP a pris deux décisions fondatrices à caractère réglementaire afin de mettre en œuvre les nouveaux pouvoirs que la loi lui confiait. La première, adoptée en mars 2012, permet à l’ARCEP de collecter les données techniques et tarifaires de l’interconnexion entre, d’une part, les opérateurs de télécoms, en particulier les FAI, et, d’autre part, les acteurs de l’internet, notamment les fournisseurs de contenus. Cette décision a été attaquée devant le Conseil d’État par deux grands opérateurs américains au motif que, d’une part, elle ne devait pas s’appliquer à eux dans la mesure où ils n’étaient pas français et que, d’autre part, l’ARCEP n’avait pas le pouvoir de collecter des informations auprès d’autres acteurs que les opérateurs de télécommunications. Le Conseil d’État a rejeté la requête en jugeant qu’aucun des deux moyens n’était fondé : il a rappelé que la loi, conforme au droit communautaire, donnait cette prérogative à l’ARCEP vis-à-vis des deux catégories d’acteurs, même si leur siège se trouvait à l’étranger, dès lors que leur activité avait une influence sur le marché de l’internet en France. C’est un point très important : on entend souvent que le principe de territorialité du droit nous empêche d’agir ; or, en l’espèce, tel n’est pas le cas.

La deuxième décision générale, adoptée au début de l’année 2013, a défini les conditions dans lesquelles l’ARCEP mesure la qualité du service général d’accès à l’internet. L’ARCEP doit en effet s’assurer que le fonctionnement général de l’internet ne se dégrade pas, compte tenu du partage entre ce service général et les services spécialisés. C’est sur le fondement de cette décision que l’ARCEP a publié, il y a quelques jours, les premières mesures de la qualité du service général d’accès à l’internet. Cependant, nous avons précisé, dans nos publications, qu’il convenait de rester très prudent quant à l’interprétation de ces résultats. En effet, le comité technique qui associait l’ARCEP, les opérateurs, les associations de consommateurs et des experts, a relevé les difficultés inhérentes à ces mesures, d’autant qu’il existe un débat sur la pertinence des indicateurs retenus. Certains des chiffres que nous avons publiés sont globaux, d’autres sont détaillés par opérateur. En tout cas, nous veillons à ce que les opérateurs ne les utilisent pas pour lancer des campagnes commerciales qui ne seraient pas justifiées à ce stade. L’ARCEP effectuera ces mesures tous les six mois. Une fois la méthode consolidée, vérifiée et précisée, elles auront la même fiabilité que celles que nous réalisons régulièrement en matière de qualité de l’accès fixe ou de l’accès mobile, et permettront des comparaisons entre les différents opérateurs.

Je résumerais comme suit les recommandations que nous avons adressées aux acteurs du secteur afin de mettre en œuvre progressivement le principe de neutralité de l’internet. Au niveau de l’interconnexion – pour qu’un contenu parvienne à l’utilisateur final, il faut d’abord que le fournisseur de ce contenu, par exemple Google, s’interconnecte avec un opérateur de réseaux, par exemple Orange –, les relations entre les acteurs sont libres. Les conditions techniques et tarifaires de l’interconnexion font l’objet d’un contrat oral ou écrit. L’interconnexion peut être directe – ce que l’on appelle peering ou appairage – ou indirecte, via des transitaires, c’est-à-dire des courtiers qui servent d’intermédiaire entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de contenus, tels qu’il en existe sur tous les marchés. En outre, elle peut être payante ou gratuite, les deux cas de figure existant actuellement. À l’origine, lorsque les flux de données étaient relativement limités et symétriques, l’interconnexion était gratuite. Les acteurs estimaient qu’il était plus coûteux de calculer un prix que de faire payer. Mais, compte tenu de la croissance exponentielle du trafic de données, les enjeux économiques sont désormais beaucoup plus importants. De plus, l’asymétrie du trafic – les flux « ascendants » des utilisateurs d’Orange peuvent être très inférieurs aux flux « descendants », ou inversement – peut justifier une rémunération. En ce qui concerne l’interconnexion, le principe de neutralité de l’internet ne fait pas obstacle à ce que la relation entre les opérateurs de réseaux et les fournisseurs de contenus soit payante, mais rien ne l’empêche non plus d’être gratuite. L’ARCEP résume sa position par la formule suivante : il n’est ni interdit ni obligatoire que l’interconnexion soit payante.

Dans tous les cas, les conditions de cette interconnexion doivent être transparentes et non discriminatoires. L’absence de discrimination signifie que, si un opérateur de réseaux fait payer un grand acteur de l’internet pour accéder à son réseau, il devra également faire payer les autres acteurs de taille comparable. De même, s’il accorde à un petit acteur de l’internet l’accès gratuit à son réseau, il ne pourra pas le refuser à d’autres petits acteurs. Le principe de non-discrimination impose en effet de traiter de la même manière des acteurs qui se trouvent dans une situation similaire, mais il n’interdit pas de traiter de manière différente des acteurs qui sont dans des situations différentes. Telle est la façon dont le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation appliquent le principe d’égalité. Quant à la transparence, elle signifie que les acteurs professionnels doivent connaître les règles de tarification existantes.

Sur le fondement de sa décision de mars 2012, l’ARCEP surveille le marché de l’interconnexion et s’assure que les principes que je viens d’énoncer sont respectés. En outre, sur ce marché s’appliquent non seulement le droit sectoriel des télécommunications, mais aussi le droit de la concurrence, comme sur tous les autres marchés. Enfin, ainsi que je l’ai indiqué précédemment, c’est sur ce marché de l’interconnexion notamment que l’ARCEP peut être amenée à régler les différends, soit à la demande d’un opérateur de réseaux, soit à la demande d’un fournisseur de contenus.

Une fois le stade de l’interconnexion franchi, le principe de neutralité s’applique à l’acheminement du contenu jusqu’à l’utilisateur final. À cet égard, il convient de distinguer deux modes d’acheminement : via le service général d’accès à l’internet ou via des services spécialisés. Dans le premier cas, le principe de neutralité s’applique strictement : le FAI ne peut pratiquer aucune discrimination dans la façon dont il achemine les différents contenus sur son réseau jusqu’à l’utilisateur final ; en d’autres termes, il ne peut privilégier aucun contenu par rapport à un autre. Néanmoins, il est autorisé à mettre en place une gestion technique du trafic de manière à éviter des « embouteillages », dès lors qu’il l’applique de la même manière à tous les contenus. Il est d’ailleurs souhaitable qu’il le fasse, afin d’optimiser les flux. La règle qui prévaut est celle du best effort : il n’y a pas de qualité garantie, mais la FAI doit acheminer tous les contenus du mieux qu’il peut, compte tenu des investissements qu’il a réalisés pour disposer de « tuyaux » efficaces du point de vue quantitatif et qualitatif. Plus le FAI investit, meilleure est la qualité générale du trafic sur l’internet.

Quant aux services spécialisés, leur apparition n’a nullement été concomitante des débats entre la Commission et le Parlement européen sur le projet de règlement relatif au marché unique européen des communications électroniques : ils existent depuis longtemps. Ainsi les médias audiovisuels utilisent-ils des services spécialisés – via les boîtiers multiservices ou box – pour diffuser leurs contenus auprès des internautes. Depuis six mois, ces services sont même devenus le principal mode d’acheminement des contenus audiovisuels en France, devant la radiodiffusion. À la différence du service général d’accès à l’internet, tout service spécialisé fait l’objet d’un contrat entre un fournisseur de contenus – par exemple, France Télévisions, Google ou Netflix – et un FAI – par exemple, Orange. Celui-ci achemine le contenu jusqu’à l’utilisateur final en garantissant une certaine qualité de service, moyennant une rémunération.

Dans quelles conditions le service général d’accès à l’internet et les services spécialisés doivent-ils cohabiter ? Cette question, tout à fait légitime, a animé les débats à la Commission européenne, au Parlement européen et, désormais, au Conseil des ministres de l’Union. Plusieurs positions existent. À ce stade, il faut, selon moi, continuer à réfléchir et éviter de se précipiter sur des rédactions qui seraient inapplicables ou inappliquées. Il existe un risque indéniable que les services spécialisés à qualité de service garantie finissent, du fait de leur multiplication, par écraser la qualité de l’accès général à l’internet. À ce stade, en France, ce risque n’est pas d’actualité, compte tenu de l’importance des investissements réalisés dans les réseaux fixes – notons que les mêmes questions se poseront pour les réseaux mobiles, mais seulement dans quelques années. Néanmoins, il pourrait se matérialiser si les services spécialisés étaient multipliés par dix.

Comment traiter ce problème ? L’ARCEP utilise à cette fin le pouvoir de surveillance de la qualité du service général d’accès à l’internet que lui a donné le cadre européen transposé dans la loi française. Si elle constatait que cette qualité se dégrade ou que, sans se détériorer, elle est inférieure à un niveau standard, elle pourrait d’abord rechercher les causes de ce phénomène. Ensuite, elle pourrait prendre des mesures. Par exemple, si elle établissait que la qualité d’accès général à l’internet offerte par un opérateur est insuffisante – compte tenu de ce qu’elle a été, de la moyenne du marché et de ce qu’on peut estimer nécessaire au moment considéré –, elle pourrait interdire à cet opérateur de s’appeler FAI. Ce premier outil, qui peut sembler banal, est en réalité très puissant : son utilisation peut entraîner la mort de l’opérateur. Nous ne pouvons pas prévoir aujourd’hui si nous aurons besoin d’y recourir, mais il est important qu’il existe.

Deuxième outil : la concurrence. Sur un marché peu concurrentiel, l’internaute a le choix entre un nombre limité de FAI. Si la qualité de l’accès à l’internet offerte par ces FAI se dégrade, il ne pourra que subir cette situation. En revanche, sur un marché concurrentiel, si l’internaute constate une telle dégradation et que l’ARCEP l’attribue, le cas échéant, à une multiplication excessive des services spécialisés, il pourra changer de FAI, en en choisissant un qui apporte une qualité de service satisfaisante. C’est l’une des vertus de la concurrence. Ainsi, le consommateur a un rôle actif à jouer pour que le marché fonctionne bien. Celui-ci s’autorégule grâce à l’addition des choix individuels des internautes.

Il existe donc des solutions. Faut-il aller plus loin ? Faut-il définir strictement, dans une norme européenne ou nationale – éventuellement, au niveau du régulateur – les cas limitatifs dans lesquels il est possible de créer un service spécialisé ? C’est une des questions qui fait actuellement débat au niveau européen et national. La position de l’ARCEP n’est pas encore arrêtée. À ce stade de nos réflexions, nous pensons qu’il n’est guère utile de définir par écrit les cas limitatifs dans lesquels les services spécialisés peuvent être créés car, dans ces domaines où la technologie et les usages évoluent très rapidement, nous serons toujours dépassés : ce que nous écrivons un jour risque d’être privé de sens et de portée le lendemain. Néanmoins, nous devons veiller à ce que la qualité de l’accès général à l’internet ne se dégrade pas en raison d’un excès de services spécialisés, et nous disposons d’outils à cette fin. Telle est la méthode que nous préconisons. Dans son étude sur le numérique, le Conseil d’État a proposé que tout nouveau service spécialisé établi entre un opérateur de télécommunications et un fournisseur de contenus soit déclaré auprès de l’ARCEP – les opérateurs de télécommunications en tant que tels sont déjà soumis à une telle obligation de déclaration. Cela nous paraît une bonne formule. Il s’agirait d’une déclaration très courte à faire sur l’internet, précisant notamment la raison sociale des contractants et les principales caractéristiques du service spécialisé sur lequel porte le contrat. Ces informations seraient protégées par le secret des affaires.

Tous les outils que je viens d’évoquer – mesure de la qualité de service, surveillance des marchés – sont très coûteux pour l’ARCEP, tant en moyens humains qu’en crédits d’études. Je profite donc de cette audition, madame la présidente, monsieur le président, pour appeler l’attention des parlementaires sur ce point et leur demander d’être cohérents avec eux-mêmes – je ne doute pas qu’ils le seront : s’ils souhaitent que le régulateur fasse bien son travail et s’assure que le principe de neutralité de l’internet est respecté, il faut lui donner les moyens nécessaires à cette fin ou, à tout le moins, ne pas lui enlever ceux dont il dispose.

J’évoquerai, pour terminer, les débats en cours au niveau européen. Le projet de règlement relatif au marché unique européen des communications électroniques présenté par la Commission il y a un peu plus d’un an comporte un chapitre sur la neutralité de l’internet. La rédaction proposée par la Commission à cet égard est relativement souple, celle du Parlement européen très stricte. Actuellement, le sujet revient au niveau du Conseil des ministres de l’Union, c’est-à-dire des États membres. Il y a quelques jours, le Conseil des ministres chargés des télécommunications a estimé qu’il convenait d’approfondir la réflexion, notamment du point de vue technique, sur quelques aspects du projet de règlement, en particulier sur la neutralité de l’internet. S’agissant de la définition des services spécialisés, une majorité d’États membres, dont la France, est favorable à une solution intermédiaire entre la position probablement trop souple de la Commission et celle, trop rigide, du Parlement. La question reste donc sur la table, et votre commission pourra apporter sa contribution à ces travaux. L’intérêt des services spécialisés est, au demeurant, de favoriser l’innovation. Il convient donc de trouver le bon équilibre entre le laisser-faire, qui nous amènerait à tolérer des situations inacceptables, et la fixation de règles trop rigides qui deviendraient vite obsolètes et, donc, inapplicables, voire un excès d’intervention qui dissuaderait l’innovation.

M. le coprésident Christian Paul. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir ainsi clarifié le concept de neutralité et de nous avoir fait part des positions de l’ARCEP, qui peuvent évidemment faire débat.

Pourriez-vous nous aider à décrypter le débat en cours aux États-Unis ? En la matière, le Gouvernent, le législateur et les citoyens sont partagés entre deux options : prévenir ou guérir. L’ARCEP semble plutôt favorable à une stratégie de guérison.

M. Jean-Ludovic Silicani. Nous faisons les deux : nous disposons d’outils pour guérir le cas échéant, mais la prévention est aussi une forte dimension de notre action.

M. le coprésident Christian Paul. Les outils que vous avez évoqués, notamment l’interdiction faite à un opérateur de s’appeler FAI, tiennent des représailles massives, voire de la dissuasion nucléaire ! Encore une fois, vous avez plutôt présenté, selon moi, une stratégie de guérison. Pouvez-vous préciser votre propos ?

Ma deuxième question porte sur la monétisation de l’accès aux réseaux, qui constitue le nerf de la guerre. Les opérateurs de télécommunications nous disent depuis des années qu’ils ont des difficultés à financer les réseaux, notamment le déploiement de la fibre optique ou d’autres technologies, et qu’ils devraient être mieux rémunérés par les grands acteurs de l’internet, notamment par les fournisseurs de contenus. En observant le marché, l’ARCEP a-t-elle identifié d’autres sources de rémunération pour les opérateurs de télécommunications que la facturation de services spécialisés assurant une qualité de service garantie aux grands acteurs de l’internet ? Est-ce le seul moyen de valoriser les réseaux sur le marché ? Si tel est le cas, cela risque de poser un problème : le service général d’accès à l’internet pourrait devenir résiduel, ainsi que vous l’avez évoqué. En revanche, si d’autres moyens existent, le débat est beaucoup plus ouvert.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Vous avez évoqué différents intervenants, notamment les opérateurs de télécommunications et les FAI. Compte tenu du développement des services spécialisés et de l’apparition de nouveaux interlocuteurs, est-il nécessaire, selon vous, de modifier la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, afin de créer d’autres catégories d’acteurs ?

M. Edwy Plenel. Cherchant à trouver votre « troisième voie » entre les positions débattues actuellement au Conseil européen et la position de principe votée par le Parlement européen, vous évoquez les « règles trop rigides » édictées par ce dernier.

M. Jean-Ludovic Silicani. Et les règles trop souples du Conseil…

M. Edwy Plenel. Je l’ai bien compris. Mais s’agit-il d’une question de règles ou de principes fondamentaux ?

Vous évoquiez l’invention de l’internet par les Américains. Vous savez aussi que le World Wide Web, qui a engendré ce « réseau des réseaux » dont profitent aujourd'hui les opérateurs économiques, a été conçu par des chercheurs à la frontière franco-suisse à partir de 1989. Il a basculé dans le domaine public il y a vingt et un an seulement, en 1993.

Nous sommes donc face à une innovation qui vient de la société. Plutôt que de la comparer aux autoroutes, je préfère la rattacher à la question de l’accès au savoir et de la circulation de l’information quelle qu’elle soit. Alors que l’automobile ne permet que le déplacement d’individus, il s’agit là de ce que partage toute une société : l’accès à des cours en ligne, l’accès aux débats de notre commission, l’accès à l’information en général.

Il serait paradoxal que l’Europe et le régulateur français soient en retrait par rapport aux demandes de la société, voire au débat qui a lieu aux États-Unis. Faut-il rappeler que le président Obama, s’adressant à la Commission fédérale des communications (FCC)votre équivalent américain –, a fermement pris position pour un internet libre et ouvert, et contre un internet à deux vitesses, excluant donc le développement d’un espace de services spécialisés ? Vous avez vous-même souligné le risque que ce développement en vienne à menacer l’accès général à l’internet.

Ce que nous refusons, au fond, c’est que les FAI puissent décider de qui peut avoir accès ou non à l’internet, et de l’existence de voies rapides et de voies lentes.

Vous n’ignorez pas que, du fait de la crise qui touche les milieux de l’information, des fournisseurs d’accès contrôlent également la production de contenus. En d’autres termes, ils ont à la fois les tuyaux et les contenus à faire passer par ces tuyaux, ce qui signifie qu’ils sont juge et partie. Si on les autorise à établir un service spécialisé, les contenus auxquels ils donneront la priorité seront les leurs puisqu’ils sont propriétaires de journaux, voire de chaînes de télévision. L’inégalité est donc au cœur du problème.

Ma question est simple. Êtes-vous d’accord, en tant que régulateur, avec la définition de la neutralité du réseau adoptée cette année par le Parlement européen : « L’ensemble du trafic internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation, ni interférence, indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du type du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application » ? Il s’agit bien d’une question de principe et non d’une question technique, même si je comprends votre souci de vérifier ce qui se passe « sous le capot ». Les arguments techniques doivent se plier face à cet enjeu démocratique et politique. Ce sont les usages sociaux, ce que nous déciderons collectivement en tant que société, qui détermineront l’avenir du réseau.

Mme Laure de La Raudière. Pour des raisons de principe également – pour autant, je n’ai pas forcément les mêmes opinions que certains intervenants ici présents –, je suis très défavorable à la possibilité qu’ont les opérateurs de différencier le trafic sur l’internet, même en respectant des critères de non-discrimination. Cela revient en effet à permettre à de gros émetteurs de trafic de préempter la bande passante disponible pour l’internet, donc d’interdire à de petites entreprises et à des innovations d’exister sur le réseau.

Je pense qu’il faut gérer les trafics sur l’internet de façon totalement non discriminatoire, sans préférence, quel que soit le protocole et quel que soit l’émetteur de trafic. En revanche, je suis favorable au développement des services managés, à condition que l’on puisse toujours réserver une partie de la bande passante à un trafic de qualité suffisante – et non pas minimale : la distinction est importante ! – pour un usage classique de l’internet.

Dans son étude sur la qualité de service, l’ARCEP formule des précautions d’usage quant aux résultats. Quand sera-t-elle à même de fixer des objectifs de qualité de service suffisante pour tous les acteurs ? Vous en avez le pouvoir réglementaire. Je considère que c’est un élément essentiel pour que les consommateurs comprennent quelle est la qualité d’internet qu’ils achètent, pour qu’ils choisissent en connaissance de cause et pour que les acteurs se trouvent contraints d’améliorer cette qualité.

M. Godefroy Beauvallet. Réaliser l’interconnexion dans des conditions non discriminatoires ne signifie pas interdire les différences, dès lors que celles-ci sont de réelles différences de situation. Les interrogations de M. Plenel et de Mme de La Raudière semblent porter sur un même point : quelles sont les différences légitimes et applicables ? S’agira-t-il simplement du volume, du débit, du lieu géographique où se fait l’interconnexion, des types de contenu ? Selon ce que l’on considère comme légitime et applicable, la neutralité change de nature : la neutralité des uns n’est pas la neutralité des autres !

Si j’ai bien compris votre propos, monsieur Silicani, il existe une sorte de liberté d’établissement pour les fournisseurs de services spécialisés, sous la forme d’un contrat de réservation de bande passante conclu avec un fournisseur d’accès à l’internet. On peut dès lors se demander si tous les contrats sont légitimes. Est-il légitime, par exemple, de réserver 90 % de la bande passante des mobiles pour des services vidéo ? Ne conviendrait-il pas que les caractéristiques techniques du service motivent la réservation de bande passante ? Les flux audio et vidéo, et même les flux téléphoniques, impliquaient un lag – une latence – très court et cette caractéristique technique exigeait que l’on réserve de la bande passante. Je doute que l’on soit toujours dans cette situation : les débits ont beaucoup augmenté et les lags beaucoup diminué dans le service général de l’internet.

Bref, tant que l’on reste au niveau général, tout le monde est d’accord sur cette traduction du principe de neutralité. Lorsque l’on entre dans le détail de ce que l’on accepte ou non comme différence, en revanche, il pourrait arriver que l’on nomme « neutralité » quelque chose qui, de mon point de vue, n’en relève pas.

M. Jean-Ludovic Silicani. Pour intéressant qu’il soit, le débat qui a lieu aux États-Unis n’est pas entièrement transposable à l’Europe. En droit américain, en effet, l’internet n’est pas un service de communication électronique mais un service d’information. Aussi les tribunaux ont-ils estimé que les recommandations et prescriptions formulées par la FCC depuis l’origine étaient dépourvues de base légale.

En France et en Europe, le service d’accès à l’internet est juridiquement un service de communication électronique. Il entre donc dans le champ d’activité des opérateurs de téléphonie et du régulateur des communications électroniques.

Le problème soulevé aux États-Unis est de pur droit. Les tribunaux ont considéré que la base légale n’était pas la bonne mais n’ont rien dit de plus. Ensuite, la FCC est-elle fondée à agir sur d’autres bases ? Cette question est au centre d’un deuxième débat politico-juridique. Le Congrès considère que non et, dans sa configuration actuelle, il n’est pas disposé à adopter une loi qui donne à la commission fédérale ces moyens légaux. Du côté de la FCC, on se demande si l’on ne pourrait pas trouver une astuce juridique pour retrouver une base légale meilleure que la précédente, afin de prescrire à nouveau un internet libre et ouvert comme elle l’avait fait il y a cinq ou six ans.

Et, lorsque le président Obama se prononce en faveur d’un internet libre et ouvert, aucun responsable politique français ou européen ne le contredira – ce qui n’est pas le cas aux États-Unis. Pour autant, monsieur Plenel, je vous invite à demander au président américain ce qu’il entend précisément par « internet libre et ouvert » !

Quant à la possibilité pour tous les internautes « d’envoyer et de recevoir le contenu de leur choix, d’utiliser les services ou de faire fonctionner les applications de leur choix, de connecter le matériel et d’utiliser les programmes de leur choix », le tout « avec une qualité de service transparente, suffisante et non discriminatoire » et l’interdiction de « différencier les modalités de traitement de chaque flux individuel de données en fonction du type de contenu, de service, d'application, de terminal, ou en fonction de l'adresse d'émission ou de réception du flux », il s’agit d’une recommandation de l’ARCEP formulée en 2010. Vous le voyez, les mots sont pratiquement identiques à ceux de la définition de la neutralité de l’internet par le Parlement européen.

C’est lorsque l’on entre dans les détails que des différences peuvent apparaître.

D’abord sur la définition et le périmètre d’application du « service d’accès à l’internet ». Étant à la fois ingénieur et juriste, je m’efforce d’aborder la question de manière rationnelle et je considère que le service général d’accès est constitutif de l’internet, à la différence des services spécialisés, qui ne le sont pas. Dès lors, l’ARCEP affirme que le principe de la neutralité doit s’appliquer strictement et sans aucune exception au service général d’accès à l’internet. La liberté d’expression est évidemment une composante de ce principe et j’y suis très attaché en tant que citoyen ; cela dit, en tant que régulateur, je dois me limiter aux aspects technico-écomiques, moins « sexy » mais néanmoins importants car c’est sur ces aspects que les choses se règlent.

La neutralité absolue est de règle, j’y insiste, pour le service général d’accès. L’opérateur n’est autorisé qu’à faire de la gestion de trafic – d’où ma métaphore routière – en cas d’encombrement ou de risque d’encombrement pour une raison conjoncturelle : panne, afflux massif lié à un événement mondialement suivi par les internautes, etc. En dehors de ces interventions purement techniques, le FAI ne doit faire aucune discrimination dans le service général qu’il assure.

Pour pouvoir avancer, il nous faut cependant traiter séparément deux autres questions.

En premier lieu, avant que le contenu ou le service ne soit acheminé soit par le service général d’accès, soit par un service spécialisé, il faut au préalable une interconnexion entre les acteurs de contenus et de services et les acteurs de réseau. Or, à cette étape, il existe une grande différence entre la France et les autres pays puisque nous estimons – et nous l’avons écrit dans nos recommandations – que le principe de neutralité s’applique dès l’interconnexion. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, même aux yeux de la FCC : la neutralité ne concerne que l’acheminement ultérieur. En d’autres termes, la France a une définition plus large de la neutralité, affirmée par le régulateur et partagée, je crois, par les parlementaires et les experts qui suivent ces questions.

Il ne s’agit pas forcément de fixer des règles aussi sévères qu’au stade de l’acheminement, mais d’appliquer raisonnablement et intelligemment des éléments du principe de neutralité à l’interconnexion. C’est ici qu’apparaît peut-être une différence entre notre analyse et celle du Parlement européen. Une application radicale du principe de neutralité serait de considérer que l’interconnexion doit être identique pour tous et gratuite. Cette position soutenue par certains acteurs nous paraît contredite par la réalité. Ou alors, la plupart des acteurs économiques seraient dans l’illégalité et devraient être poursuivis, puisque la majorité des interconnexions entre contenus et réseau sont payantes. Elles peuvent passer par un transitaire qui fait payer ce service, mais, même si elles se font directement par ce que l’on appelle le peering, elles sont très fréquemment payantes, pour des montants dont je précise qu’ils ne sont pas considérables.

Le principe de la gratuité de l’interconnexion était assurément une belle chose, mais il correspondait au schéma d’un internet ayant une pure vocation d’intérêt général. Devons-nous être naïfs au point d’oublier qu’il y a aujourd'hui, derrière l’internet, les plus grandes entreprises du monde, qui, et c’est bien ainsi, font beaucoup de profit ? Pourquoi ce qui est devenu aujourd'hui un secteur marchand serait-il le seul marché au monde depuis l’Antiquité où certains services ne seraient pas payants ? La question est plutôt de savoir comment se définit la rémunération, dans quelles limites elle est fixée, et de vérifier le respect de la transparence et de la non-discrimination, principes dont nous estimons qu’ils s’appliquent aussi à l’interconnexion.

Les flux financiers qui existent déjà entre acteurs de contenus et acteurs de réseau peuvent aller dans les deux sens. Permettez-moi de dresser un parallèle avec le cas d’une salle de spectacle, qui est, comme le réseau, un « contenant » : un artiste célèbre pourra exiger d’être payé pour s’y produire, en raison du gain de notoriété que sa venue représentera pour la salle ; un artiste inconnu, en revanche, ne demandera rien pour son premier spectacle. Le flux s’oriente selon que l’un ou l’autre partenaire tire le plus grand profit de l’échange. Si, à un moment donné, c’est le réseau qui en profite, le FAI devra payer pour obtenir de faire transiter certains services ; si, à l’inverse, le réseau donne de la valeur à un contenu qui ne parvenait pas à accéder à l’utilisateur final, le fournisseur de contenus pourra être amené à payer.

Il faut être très pragmatique sur ces sujets. Ce qui constituerait une discrimination inacceptable, c’est qu’un acteur paie et un autre ne paie pas dans une situation similaire. J’ajoute que le droit de la concurrence s’applique à l’interconnexion. C’est d’ailleurs l’Autorité de la concurrence qui a pris la seule décision en la matière : dans l’affaire Orange contre Cogent, elle a estimé que, compte tenu de la position des acteurs, il n’était pas inacceptable qu’Orange puisse faire payer à Cogent l’accès à des sites de contenus.

Bref, nous faisons déjà exception en appliquant le principe de neutralité à l’interconnexion, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis. C’est pourquoi nous menons une action préventive de surveillance de ce marché, afin de connaître ce qui s’y passe, de quantifier les flux de trafic et les flux financiers auxquels il donne lieu et de vérifier qu’il n’y a pas d’anomalies. Si nous constations des dérapages significatifs mettant le système en péril, nous pourrions aller plus loin et mettre en place une régulation. Encore faudrait-il que nous ayons une base légale pour le faire, et, à l’heure actuelle, la Commission européenne n’y est pas prête. Cela supposerait soit une solution nationale – mais le Parlement pourrait-il l’adopter sans méconnaître le droit communautaire ? –, soit un consensus au niveau de l’Union européenne pour réguler. Pour le moment, nous n’en sommes qu’au stade de la prévention, pas à celui de la « guérison » ou de la sanction.

La deuxième question est celle, plus générale, du financement des réseaux.

Selon les communications effectuées régulièrement par les opérateurs et par le régulateur, l’investissement des opérateurs de télécommunications en France est à un niveau élevé, supérieur depuis trois ans à la tendance de long terme qui s’était dessinée depuis une dizaine d’années et qui se situe aux environs de 7 milliards d’euros. S’il se maintient à ce niveau, cet investissement est suffisant pour moderniser les réseaux existants et financer les nouveaux réseaux à très haut débit, qu’ils soient fixes ou mobiles.

Cela dit, il ne faut ni surestimer l’investissement ni le gaspiller. La loi dispose que le régulateur doit veiller à ce qu’il soit efficace. Notre rôle est de nous assurer que les investissements servent le bon fonctionnement des réseaux et le bon acheminement de tous les contenus et de tous les services jusqu’à l’utilisateur final. D’où l’encouragement que l’ARCEP a apporté, sous mon mandat, à la mutualisation des réseaux fixes en dehors des zones très concurrentielles que sont les grandes agglomérations, et des réseaux mobiles de 4G dans les zones prioritaires d’aménagement du territoire – c’est ainsi, par exemple, que nous avons donné un avis favorable au projet de mutualisation entre Bouygues Télécom et SFR.

Par ailleurs, les équipementiers s’industrialisent et le marché mondial est très compétitif, ce qui réduit le coût des équipements techniques. Nous pensons donc, tout comme la Fédération française des télécoms, que le maintien d’un niveau d’investissement compris entre 6,5 et 7 milliards d’euros par an sera suffisant pour que les opérateurs mettent les réseaux au bon gabarit, compte tenu du développement du trafic.

Ces réseaux sont d’ailleurs de plus en plus efficaces. En changeant tous les cinq ou dix ans de petits équipements techniques sur le réseau de fibre optique en cours de construction, on multipliera à chaque fois la capacité par cinq ou par dix. Il a été choisi en France, à juste titre me semble-t-il, de développer le réseau de fibre optique jusqu’à l’abonné. Ce réseau fonctionnera pendant tout le XXIe siècle moyennant les modifications périodiques que j’ai mentionnées et qui ne représentent que quelques centaines de millions d’euros.

Pour autant, est-il acceptable qu’une partie de l’investissement soit apportée par d’autres que par l’utilisateur final ? Comme je l’ai indiqué dans mon exposé liminaire, il s’agit d’un marché biface. La théorie économique prévoit qu’un acteur qui a deux types de clients – en l’occurrence les internautes d’un côté, les fournisseurs de contenus et de services de l’autre – peut faire appel à l’un et à l’autre. C’est ce qui se passe aujourd'hui. On assiste même à un clivage entre des acteurs de l’internet qui ne paient pas ou paient peu, et que les FAI aimeraient voir payer plus, et des acteurs audiovisuels qui paient via des services spécialisés pour accéder à nos boîtes de connexion et pour lesquels, contrairement aux premiers, l’argument de la neutralité n’est pas brandi. Puisqu’il y a paiement pour accéder à l’utilisateur final dans les deux cas, pourquoi les premiers ne paieraient-il pas et les seconds paieraient-ils ? On peut objecter que les uns utilisent essentiellement le service général d’accès à l’internet et les autres plutôt des services spécialisés, mais Netflix a choisi la seconde solution tandis que YouTube a préféré s’en tenir à la première.

De notre point de vue, il convient d’éviter de lier trop fortement les solutions recherchées aux étapes historiques du développement du numérique. Ce que nous disons, c’est qu’il n’y a ni obligation ni interdiction à ce qu’il y ait un flux financier entre les acteurs de l’internet et les FAI au niveau de l’interconnexion, moyennant le respect du principe de non-discrimination et de transparence.

Pour en revenir à la question de la prévention et de la guérison, monsieur le président, je précise que notre démarche est surtout de prévention. Mais peut-être les exemples de mesures de guérison que j’ai donnés étaient-ils plus frappants…

M. le coprésident Christian Paul. Ce que j’ai voulu dire, c’est qu’en n’exprimant pas le souhait que le principe de neutralité soit inscrit dans la loi dès maintenant, on renvoie sans doute la possibilité d’agir à un futur où les pathologies de l’internet – l’« écrasement » évoqué par Laure de La Raudière – seront plus développées. Il faudra alors une base légale plus audacieuse pour opérer la guérison.

Quant à la notion de « qualité suffisante », elle peut donner le sentiment que l’on accrédite un internet à plusieurs vitesses. C’est un point de débat qui existe entre nous depuis plusieurs années et que vous nous aidez à clarifier ce matin.

M. Jean-Ludovic Silicani. Si le code civil a traversé plus de deux siècles, c’est parce qu’il était rédigé en des termes suffisamment généraux pour pouvoir régler des questions liées à des dispositifs qui, tel l’internet, n’étaient guère prévisibles au début du XIXe siècle ! Si le législateur veut bien en rester au niveau des principes, nous n’avons aucune objection à ce que des éléments législatifs fixent le cadre général du principe de neutralité de l’internet en France.

Faut-il essayer d’effectuer ce travail au niveau européen ? Les positions des États membres sont aujourd'hui très disparates. Entre la législation extrêmement stricte des Pays-Bas et les dispositions presque inverses du Royaume-Uni, je vois mal comment une règle unique et prescriptive pourrait être applicable. Il serait préférable, je crois, que les législateurs nationaux se saisissent de la question, quitte à ce que le Parlement et le Conseil européens confirment en quelques mots leur attachement au principe de la neutralité de l’internet.

M. Edwy Plenel. Vous êtes donc d’accord, en tant que régulateur, pour qu’une sorte de « loi fondamentale » énonce et ancre ce principe comme s’imposant à tous en France.

M. Jean-Ludovic Silicani. Je n’y vois aucune objection si la rédaction reste suffisamment générale pour être applicable dans la durée, au-delà des évolutions technologiques.

M. Jean Dionis du Séjour. Le problème de fond est celui de l’équilibre de l’offre et de la demande de bande passante. Si l’on est optimiste, on considère que l’offre s’ajustera à l’accroissement de la demande et qu’il n’y a pas lieu de s’affoler. Si l’on estime en revanche que la demande demeurera durablement supérieure à l’offre, il devient nécessaire d’intervenir et de réguler fortement. Qu’il n’y ait pas alors marchandisation et établissement de priorités serait inédit ! Comme vous le soulignez à juste titre, nous ne devons pas être naïfs : au nom de quoi instaurerions-nous une gratuité absolue qui serait avant tout un cadeau énorme et historique à Google, Facebook et autres ?

Sur le terrain, je constate que la dualité est déjà ancrée. Pour les entreprises, les lignes spécialisées à 1 200 euros par mois se multiplient.

M. Jean-Ludovic Silicani. Ce n’est pas nouveau. Dans les télécommunications classiques, on proposait déjà des offres plus chères aux entreprises. Mais je conviens que le phénomène se développe.

M. Jean Dionis du Séjour. La coexistence du service général de l’internet et des services spécialisés ne me choque pas. Reste à savoir si l’on donne à l’ARCEP, comme vous l’avez demandé, le pouvoir de collecter des informations pour déterminer si le service général est de qualité ou s’il se dégrade. Que se passera-t-il, du reste, si vous constatez qu’il n’est pas au niveau fixé par le législateur ou l’autorité réglementaire ?

Comme vous l’avez relevé, Google et sa filiale YouTube ont choisi d’être présents sur le service général tandis que Netflix a choisi un service spécialisé. Faut-il laisser ce choix à l’entreprise ? Ne devrons-nous pas, à un moment donné, nous montrer un peu plus interventionnistes ?

M. le coprésident Christian Paul. En réalité, personne ne préconise la gratuité absolue pour quoi que ce soit. Le sujet est suffisamment complexe pour que nous n’inventions pas des oppositions imaginaires !

Cela dit, nous ne sommes pas seulement devant un marché. De par son histoire et, fort heureusement, dans sa réalité d’aujourd'hui, l’internet emporte également des enjeux d’intérêt général et de biens communs qui se heurtent parfois frontalement à des offensives commerciales. Il appartient au législateur de fixer les principes qui éviteront une marchandisation complète. Il n’est pas naïf de le dire, et personne n’est naïf autour de cette table ! La réflexion d’un des groupes de travail de notre commission porte d’ailleurs sur les biens communs informationnels : entre ce qui relève du marché et ce qui relève de la seule sphère publique, il s’agit de trouver une zone intermédiaire où le principe de neutralité doit être primordial.

Mme Laure de La Raudière. Permettez-moi de revenir à ma question concernant la mesure de la qualité du service général de l’internet. Dès lors que cette qualité est suffisante, les biens communs comme l’activité des PME ont leur place. Mais nous ne disposons ni d’un tel tableau de bord ni des objectifs fixés par l’ARCEP.

M. le coprésident Christian Paul. En d’autres termes, la notion de qualité suffisante est-elle une vraie protection ou, une fois de plus, une ligne Maginot ?

M. Jean Dionis du Séjour. Excellente formule !

M. le coprésident Christian Paul. Nous invitons l’ARCEP, vous le voyez, à estimer la qualité de la ligne.

M. Jean-Ludovic Silicani. Je suis tenté de vous renvoyer à l’excellent rapport de Mmes Laure de La Raudière et Corinne Erhel.

Mme Laure de La Raudière. Je ne marche pas !

M. le coprésident Christian Paul. Je crains que ce ne soit insuffisant, monsieur le président ! (Sourires.)

M. Jean-Ludovic Silicani. Je parle du rapport remis au début de 2013 sur le bilan de la régulation. Les auteurs insistaient sur la nécessité de donner à l’ARCEP les moyens matériels d’accomplir cette mission et proposaient que les opérateurs financent les enquêtes de qualité réalisées sous notre contrôle – ce qui représente, au total, 1 million d’euros.

M. le coprésident Christian Paul. Ne pourrions-nous les prendre à la HADOPI ?

M. Jean-Ludovic Silicani. Le Parlement les prendra où il veut. En tout cas, je me rallie à votre proposition, madame de La Raudière. Dans l’hypothèse où nous aurions les moyens matériels et humains pour faire ce travail…

Mme Laure de La Raudière. S’agirait-il d’une ligne Maginot ?

M. Jean-Ludovic Silicani. Il nous a été difficile d’exploiter les premiers résultats de notre enquête de qualité de service. De par l’insuffisance de nos moyens, nous étions insuffisamment autonomes par rapport à certains prestataires ou certains acteurs. Si des moyens nous sont accordés dans le budget de 2015, comme nous l’espérons, ou en tout cas dans le budget de 2016, nous pourrons poursuivre nos travaux et publier des résultats tous les six mois.

Après des discussions internes autour de l’imperfection du dispositif, nous sommes tombés d’accord pour nous lancer à l’eau et pour publier les résultats du travail important que nous avions effectué avec les opérateurs, les experts et les associations de consommateurs. Il aurait été frustrant de ne rien publier au motif que l’étude n’était pas complète ! Nous nous sommes néanmoins entourés de toutes sortes de précautions pour mettre en garde contre des interprétations trop hâtives. À l’avenir, nous en sommes d’accord, il faudra faire mieux et plus.

Cela dit, nous sommes un des rares régulateurs européens à nous engager dans cette voie. C’était une nécessité malgré la complexité de la question. Nous devons évidemment être à l’écoute de la façon dont les choses sont ressenties, mais arrive un moment où nous devons les examiner de manière rationnelle. Les résultats donnés par des échantillons non représentatifs d’internautes sur la qualité de l’accès à l’internet sont intéressants mais ne traduisent que ce que ces échantillons ont collecté. Qui étaient les acteurs qui ont procédé aux mesures ? Étaient-ils représentatifs de la population française ? Sur quels terminaux et dans quelles conditions techniques ont-ils procédé ? À quel moment ? Ces initiatives sont utiles parce que stimulantes, mais elles ne peuvent se substituer aux mesures rigoureuses que nous nous efforçons de faire. La démarche est compliquée et donne lieu à des débats techniques qui se poursuivront, mais nous la mènerons. Nous parviendrons à établir une mesure fiable permettant à la fois de comparer les opérateurs et de poser une appréciation globale de la qualité du marché. Si cette qualité fixée par les textes n’est pas atteinte, nous avons la possibilité de sanctionner les acteurs suivant des modalités que nous définirons et qui pourraient être l’interdiction de se présenter comme fournisseur d’accès à l’internet. Il s’agirait, en l’occurrence, d’un mélange du droit des télécommunications et du droit de la consommation.

Pour en revenir au caractère plus ou moins payant de l’interconnexion, je reprendrai la formule que j’ai souvent répétée devant le Parlement : pour nous, l’internet est un bien stratégique d’intérêt général. J’espère ne pas avoir donné l’impression de contredire ce principe aujourd'hui ! Le fait qu’un bien ou un service soit d’intérêt général ne signifie pas forcément qu’il est gratuit. L’entrée des musées est payante, on achète son journal, etc. Encore faut-il que le prix soit abordable. Or, si l’on a critiqué l’action de l’ARCEP ces dernières années, c’est plutôt pour lui reprocher d’avoir trop fait baisser le prix de l’accès aux services de communication électronique. Pour ma part, je pense que nous les avons amenés à un niveau abordable, conformément à l’objectif fixé par la loi.

S’agissant des relations entre professionnels, c'est-à-dire entre les commerçants que sont les FAI et les acteurs de l’internet, la question est toute différente. Il s’agit de rapports avec de grandes entreprises mondiales dont on se demande pourquoi il faudrait leur interdire de payer l’accès à un réseau. Notre position n’a pas varié : pour nous, ce n’est ni interdit ni obligatoire. Les choses doivent être examinées au cas par cas. Bien entendu, nous préciserons notre approche en fonction du souhait des parlementaires.

Enfin, l’ARCEP a engagé une nouvelle phase de travaux pour mieux connaître les nouveaux usages et les nouveaux acteurs de l’internet : machine to machine, internet des données ou big data, cloud computing, mais aussi services d’intérêt général en ligne tels que la télé-éducation ou la télémédecine. Dans ces deux derniers cas, lorsque des entreprises publiques ou privées investies de mission d’intérêt général se trouvent sur des marchés concurrentiels, on pourrait envisager de rendre l’accès à ces services et à ces contenus soit gratuit, soit payant à un prix inférieur à celui du marché. Une telle différenciation ne serait pas une discrimination : entre un service qui vise à assurer de la médecine en ligne dans des zones rurales pour améliorer la qualité de vie des personnes âgées ou handicapées et un service simplement commercial, la différence de situation est manifeste. Or, en cas de contentieux entre acteurs de contenus et acteurs de réseau sur le prix de l’interconnexion, nous examinerions si la différence de prix est fondée ou non sur une différence de situation.

Ces exemples concrets montrent comment l’on pourrait mettre en œuvre les principes forts que nous avons fixés depuis 2010 et qui ne sont nullement remis en cause. L’internet général doit rester libre et ouvert. Nous en surveillons la qualité grâce aux outils dont nous disposons et que nous améliorerons dans le futur. En matière d’interconnexions et de services spécialisés, des marges plus importantes existent pour s’ouvrir à une dimension économique plus classique. En la matière, notre position, reprise dans le rapport du Conseil d’État, est de ne pas définir par avance ce que doit être un service pour avoir le statut de service spécialisé. L’innovation étant permanente dans ce domaine, ce que nous écrivons aujourd'hui risque d’être démenti demain. Mieux vaut fixer de grands principes, des valeurs, des caps, tout en restant pragmatique dans leur mise en œuvre. Oui à un cadre législatif général, mais en laissant des marges de manœuvre au régulateur dont c’est là une des raisons d’être.

M. le coprésident Christian Paul. Je vous remercie pour votre contribution. Cette réunion aura permis de clarifier l’état du débat en France, tout en faisant avancer l’idée – du moins je le souhaite – que le principe de neutralité, énoncé de manière claire et ferme, peut tout à fait trouver sa place dans le droit français, par exemple à la faveur des débats législatifs qui se tiendront dans les mois qui viennent.

La séance est levée à dix heures trente.

——fpfp——