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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Mercredi 18 mars 2015

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 11

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, auprès du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Mercredi 18 mars 2015

La séance est ouverte à seize heures cinquante-cinq.

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

——fpfp——

Audition, ouverte à la presse, de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, auprès du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique

M. le président Christian Paul. Madame la secrétaire d’État, vous êtes aujourd’hui auditionnée par deux entités aux centres d’intérêt convergents, qui ont fusionné pour l’occasion : le groupe d’études « Internet et société numérique » de l’Assemblée nationale, présidé par M. Patrice Martin-Lalande, et la Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, créée par le président de l’Assemblée. Avant tout, nous aimerions vous entendre sur la préparation de la loi sur le numérique ; le Conseil national du numérique (CNN) ayant procédé à une large consultation, vous devez pouvoir nous éclairer avec une relative précision sur les grandes rubriques et orientations de cette loi que vous défendrez, le moment venu, au Parlement.

Alors qu’une nouvelle Commission européenne arrive aux responsabilités, nous nous interrogeons également sur la stratégie numérique de l’Union européenne ; comment le Gouvernement français l’appréhende-t-il et contribue-t-il à l’inspirer ?

Autre dossier à évoquer : la gouvernance mondiale de l’internet.

La question du déploiement des réseaux à très haut débit intéresse tous les Français et bien sûr les élus. Hier, l’opérateur historique a annoncé un investissement de grande ampleur ; quel regard portez-vous sur le respect, par les opérateurs privés, de leurs engagements et sur le déploiement des réseaux d’initiative publique ?

Enfin, même si ce texte doit être discuté demain en conseil des ministres, nous voulons aborder la loi sur le renseignement qui provoque d’ores et déjà un débat dans le pays.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, auprès du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique. Je commencerai par évoquer, en toute transparence, la liste des sujets en cours de discussion dans le cadre de la préparation du projet de loi sur le numérique. Si le calendrier législatif le permet, le texte doit arriver au Parlement au mois de septembre ; à l’heure actuelle, tous les choix ne sont pas encore faits, d’autant qu’il s’agit d’une thématique transversale qui concerne plusieurs ministères. Je peux toutefois vous indiquer ma position sur plusieurs sujets sans préjuger de ce qui sera finalement inclus dans le texte.

Après le lancement de la concertation nationale en ligne par le Premier ministre, le 4 octobre 2014, le CNN – animateur et organisateur de cette concertation – a reçu près de 4 000 contributions émanant tant de particuliers que d’associations et d’organisations professionnelles, et même d’entreprises privées. Tous les acteurs du monde numérique ont joué le jeu de cette participation ouverte, transparente et collective. Les travaux se sont structurés autour de quatre thématiques : la société face au numérique, les enjeux étant particulièrement importants en matière d’éducation ; la loyauté des plateformes numériques ; la place de l’innovation dans l’économie ; l’action publique – thématique que nous avons portée avec Thierry Mandon, secrétaire d’État à la réforme de l’État. Après avoir rédigé des synthèses neutres et objectives des contributions, le CNN travaille à l’élaboration d’une série de propositions qui seront remises au Gouvernement au mois d’avril. Au même moment, j’espère organiser à Paris une réunion informelle avec certains de mes homologues européens en vue de définir des positions politiques sur certains sujets que nous souhaiterions promouvoir dans le cadre de la définition de la stratégie numérique européenne que les commissaires doivent faire connaître entre le 5 et le 15 mai. En effet, la France veut continuer à peser dans ces débats. En juin – moment où le projet de loi doit être présenté en conseil des ministres –, le Parlement français devrait être de nouveau saisi, comme en janvier dernier, soit pour organiser un débat d’orientation, soit sous une forme nouvelle, innovante, éventuellement numérique, qui lui permettrait de participer à la co-construction du projet de loi, dans l’anticipation du travail de rédaction d’amendements parlementaires. Le calendrier – qui montre l’imbrication entre enjeux français et européens – est serré car plusieurs organismes doivent impérativement être consultés : la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), peut-être le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et bien sûr le Conseil d’État.

Le projet de loi concerne l’innovation, la loyauté de l’environnement numérique et la confiance dans cet environnement. En matière d’innovation, nous souhaitons tirer tout le parti de l’économie de la donnée. La France se targue d’une longue tradition mathématique et statistique, d’archivage et de maniement des données publiques comme privées ; les données personnelles y sont bien protégées. Il faut aujourd’hui faire le pari de l’innovation en outillant les individus et les acteurs économiques pour leur permettre d’utiliser ces données dans un cadre sécurisé. Pour cela, il convient d’harmoniser la définition juridique de la donnée, du document et de l’archive, et d’inscrire dans la loi le statut de l’administrateur général des données – fonction actuellement occupée par M. Henri Verdier dont je salue la présence. Il faudra également aborder l’économie de partage – ou économie collaborative – et la mission d’innovation de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI). Nous sommes en train d’instruire la possibilité de créer le certificat d’utilité en matière de propriété intellectuelle et de simplifier le brevet. Avec le ministère de la recherche, nous réfléchissons à la création du statut de chercheur entrepreneur, après celui d’étudiant chercheur. Il faut également travailler sur le rôle, le statut et les obligations en matière d’archivage électronique, afin d’actualiser ce dernier.

Un volet relatif aux télécommunications et aux infrastructures permettra de mettre à jour la réglementation applicable au déploiement du très haut débit ainsi que les textes concernant la couverture mobile. La semaine dernière, à l’occasion des assises de la ruralité, le Premier ministre a annoncé la suppression totale des zones « blanches » qui ne bénéficient d’aucune couverture en 2G et la disparition progressive des zones non couvertes en 3G lorsque celles-ci appartiennent à des communes identifiées par les opérateurs de télécommunications dans des accords commerciaux négociés en 2011. Ces derniers n’ayant pas été respectés, on envisage d’inscrire dans la loi les obligations en matière de couverture. Il faudra aussi s’interroger, en transposant la directive européenne sur l’accès des personnes handicapées aux sites internet publics, s’il faut aller plus loin dans le caractère obligatoire de la norme. La Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC), en charge de l’informatique de l’État, publiera bientôt son nouveau référentiel applicable à l’accessibilité des sites publics ; mais je travaille sur la possibilité de rendre le cadre plus contraignant afin que l’État et les administrations centrales jouent un rôle d’exemple.

Tous les sujets en débat relèvent de plusieurs ministères ; aussi mon administration travaille-t-elle en collaboration avec les autres services concernés. La question de l’accès de nos concitoyens résidant à l’étranger à l’audiovisuel public français pourrait être inscrite à l’ordre du jour des travaux de la commission des affaires européennes dans le cadre de la révision de la directive sur les services audiovisuels. Mais en pratique, une telle révision n’interviendrait pas avant plusieurs années ; dès lors, la loi française ne doit-elle pas évoluer sur ce point ?

J’envisage d’inscrire dans la loi le principe de neutralité des réseaux, celui de la portabilité des données et des applications mobiles, et celui du droit de panorama. Ayant posté sur Twitter une photo de la tour Eiffel, prise la nuit, j’ai été accusée de ne pas respecter la propriété intellectuelle ; or ce type de patrimoine devrait pouvoir faire l’objet d’une utilisation collective en tant que bien public.

En matière de loyauté, les travaux du CNN invitent les pouvoirs publics européens et français à inscrire dans la loi l’obligation pour les plateformes d’informer les utilisateurs en cas de modification des API ou des algorithmes, et d’assurer la transparence sur les modes de référencement. Ainsi, le consommateur est en droit de savoir si un hôtel est référencé selon la qualité des avis exprimés par les internautes ou parce qu’il a payé la plateforme. Un amendement à la loi pour la croissance et l’activité, relatif à la publicité en ligne, a modifié en ce sens la « loi Sapin ». Il y a plusieurs mois, un groupe de travail avait été mis en place au ministère de l’économie en concertation avec les acteurs de la publicité digitale ; ce chantier continue et il est question de reprendre la rédaction législative pour l’affiner.

S’agissant de la confiance, il faudra revoir la mission et les pouvoirs de la CNIL qui doit accompagner mieux et plus en amont l’innovation. Cet organisme joue un rôle déterminant dans l’information des entreprises sur les cadres réglementaires applicables, mais il conviendrait de renforcer son pouvoir de sanction en cas de non-respect des obligations en matière de protection de la vie privée et des données personnelles. Des négociations sur ce sujet se déroulent actuellement à Bruxelles : dans son projet de règlement sur les données personnelles, la Commission européenne a proposé de fixer le plafond des amendes à 2 % du chiffre d’affaires de l’entreprise et le Parlement européen, à 5 %. Mais la question se pose aussi pour la France : avant que les négociations n’aboutissent au niveau européen, on peut renforcer le pouvoir de sanction de la CNIL.

Je ne crois pas que l’on puisse parler d’un droit de propriété sur les données personnelles, mais suivant l’exemple allemand, je voudrais inscrire dans la loi le droit à l’autodétermination informationnelle. En matière de droit au déréférencement, j’envisage de créer un régime spécial à destination des mineurs. Il faudra sans doute actualiser certaines dispositions concernant les données biométriques. Enfin, faut-il lier la mort physique à la mort numérique – à distinguer du droit au déréférencement et du droit à l’oubli – ou au contraire existe-t-il un droit de survie post mortem sur les réseaux sociaux ?

La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) a réussi à bien accompagner la massification de l’internet, et il faudra en respecter les grands équilibres ; cependant, elle peut faire l’objet d’une actualisation à la marge. Il faudra ainsi développer la phase pré-contentieuse et améliorer l’accès au juge. Les pays européens, dont le nôtre, sont par ailleurs confrontés au problème de reterritorialisation de la loi : pour s’assurer que le régime en matière de données personnelles est bien celui qui a été défini par le législateur souverain, un pays devrait être capable d’appliquer sa loi nationale et de déclarer compétent le juge national.

La loi comprendra certainement un volet sur les jeux en ligne, un autre sur le recours à la médiation pour le numérique et à des actions collectives. On se demande si des actions collectives d’ordre général doivent également s’appliquer aux internautes ou s’il faut créer une catégorie spécifique pour le monde de l’internet. Enfin, je souhaiterais avancer sur la question de la preuve numérique, civile et pénale, pour que notre droit procédural s’adapte au monde dans lequel nous vivons.

Cette liste des sujets en cours d’examen est loin d’être définitive. L’apport des parlementaires et des membres de votre commission de réflexion sera éminemment utile pour l’enrichir dans les mois à venir.

M. Edwy Plenel. Peut-on débattre de la stratégie française en matière de numérique sans avoir écouté Mme Lemaire sur les questions européennes ? Peut-on lui poser des questions sur la liberté numérique sans l’avoir entendue sur la loi relative au renseignement ? Tout étant imbriqué, il serait préférable de la laisser s’exprimer sur l’ensemble des points.

M. le président Christian Paul. En effet, notre déplacement à Bruxelles nous a convaincus de la communauté de travail entre la France, la Commission, d’autres États européens et la société civile. Laissons Mme Lemaire s’exprimer sur les questions européennes ; en revanche, il serait dommage que la loi sur le renseignement monopolise notre attention alors que des sujets tels que la neutralité des réseaux numériques appellent de nombreuses interrogations.

Mme la secrétaire d’État. En effet, tout est lié. Un pays européen qui prendrait aujourd’hui des initiatives seul ne ferait pas le poids face à des géants de l’internet qui pèsent non seulement économiquement, mais aussi dans la définition des contenus informatifs qui circulent auprès de milliards d’utilisateurs d’internet. C’est pourquoi je suis convaincue que nous devons agir au niveau européen. Or la Commission a fait preuve de naïveté – elle a fermé les yeux sur l’émergence de géants de l’internet capables de bousculer les équilibres économiques et sociétaux, et les grands principes fondateurs de nos sociétés démocratiques – tout en restant focalisée sur l’objectif de la libre concurrence absolue entre les opérateurs de télécommunications. Depuis dix ans, l’agenda numérique de la Commission se résume à cette obsession, alors que le numérique dépasse désormais la seule sphère de l’informatique pour se nicher partout ; dans ce contexte, il faut faire émerger des acteurs industriels et donc adopter une stratégie et une vision. C’est ce point de vue que défendent les gouvernements français et allemand qui appellent à définir une stratégie en matière de big data, de cybersécurité et d’objets connectés ; la normalisation et la standardisation des normes applicables doivent permettre à nos entreprises d’émerger et de devenir demain des champions du numérique. Cet agenda positif comprend également des mesures d’accompagnement des écosystèmes d’innovation, notamment des start-ups qui doivent pouvoir aborder le marché européen dans les mêmes conditions qu’aux États-Unis. Pour cela, ces entreprises doivent avoir accès à un financement paneuropéen et nous proposons, dans le cadre du plan Juncker, des projets à financer et des outils correspondants. En effet, il serait absurde que les capitales européennes se concurrencent aujourd’hui entre elles, alors que l’enjeu est de faire foisonner la scène de l’innovation dans toute l’Union européenne.

La libre concurrence dans les télécommunications a profité aux consommateurs, rendant les tarifs beaucoup moins élevés qu’ailleurs – notamment qu’aux États-Unis. Les infrastructures de couverture fixe et mobile sont elles aussi plutôt en avance ; dans l’ensemble, l’Europe est un continent mieux connecté que les autres, bien que ces chantiers – objets d’une attention soutenue de la part de l’État français – soient encore pour partie devant nous. Mais la régulation s’applique aujourd’hui de manière très inégale : si les acteurs des télécommunications y sont soumis, les géants de l’internet y échappent totalement. C’est pourquoi nous demandons d’inscrire la question de la régulation des plateformes – et notamment le sujet de leur loyauté et de la transparence de leurs algorithmes – à l’ordre du jour de la Commission européenne. Pour le moment, alors que j’ai écrit avec mes homologues européens à l’ensemble des commissaires en charge du numérique, la Commission semble peu réceptive. Il faut nous allier à d’autres États membres pour que ce sujet soit pris en considération dans la définition de la stratégie numérique européenne pour les années à venir.

Le projet de règlement sur les données personnelles est actuellement en cours de négociation ; côté français, c’est Christiane Taubira qui mène les discussions avec la Commission et le Conseil, mais mon ministère est consulté sur les positions adoptées par le Gouvernement. Ce texte majeur permet de réaffirmer des principes présents dès la première directive européenne sur le sujet, qui restent toujours valables : la proportionnalité de l’usage, la finalité des données et leur suppression lorsque cette finalité disparaît. Les réaffirmer paraît capital à l’heure où la question des données personnelles et de leur conservation a pris une telle importance. Ce sujet est au cœur des enjeux internationaux, y compris des négociations dans le cadre du partenariat transatlantique. Certains points sont d’ores et déjà arrêtés : ainsi, la France et l’Allemagne ont réussi à imposer le principe de guichet unique – à l’origine, source de contentieux – qui permettra à un seul régulateur d’édicter et de rappeler aux entreprises le cadre applicable en matière de données personnelles. Cela permettra d’éviter le data shopping qui autoriserait une entreprise extra-communautaire à choisir le lieu de localisation et d’hébergement des données exploitées en fonction de leur niveau de protection, à la manière du forum shopping en matière fiscale, qui heurte le projet européen et grève les budgets des États membres.

Pour assurer une égalité de traitement à l’ensemble des entreprises, communautaires et extra-communautaires, la France souhaitait réviser l’accord Safe Harbor, mais les négociations semblent s’enliser. Doté au départ d’une portée forte, le texte est devenu très complexe, sa technicité lui faisant perdre son objectif politique : ériger le continent européen en protecteur des données personnelles pour en faire une zone attractive pour les particuliers comme pour les entreprises. Les gouvernements allemand et français ont annoncé vouloir se réunir en juin prochain pour rappeler les orientations principales de ce texte et l’importance de parvenir rapidement à un accord. Le temps est compté car tant que les pays européens se livrent à une concurrence de régulations, notre continent ne développe pas sa capacité à attirer les entreprises les plus innovantes, ni n’offre à celles qui créent d’ores et déjà de l’emploi en Europe un cadre harmonisé qui leur permettrait de déployer leurs activités dans l’ensemble des pays de l’Union.

La question de l’optimisation fiscale des multinationales, et en particulier des géants de l’internet, fait depuis plusieurs années l’objet d’un engagement fort du Gouvernement français ; l’Union européenne avance très lentement sur ce sujet, alors que le groupe de travail Base Erosion and Profit Shifting (BEPS) constitué au sein de l’OCDE tente de trouver la technique qui permettrait d’imposer les entreprises là où sont domiciliés les utilisateurs des services numériques – véritables créateurs de la valeur – et non dans le pays du siège social. Le Gouvernement souhaiterait que cette question soit inscrite à l’ordre du jour des travaux de la Commission européenne, par exemple dans le cadre des annonces sur l’optimisation fiscale des grands groupes et la lutte contre les paradis fiscaux.

Les techniques numériques étant faciles à contourner, le Gouvernement français demande également une plus grande coordination des autorités nationales en matière de lutte contre le terrorisme – l’un des objets du déplacement du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, dans la Silicon Valley. Le projet de loi sur le renseignement sera présenté demain en conseil des ministres par le ministre de l’intérieur et défendu à l’Assemblée nationale par le Premier ministre ; il m’est donc difficile d’en parler à ce stade, d’autant que je ne dispose pas de la version définitive du texte. La France a besoin d’une loi sur le renseignement ; en effet, pour avoir longtemps vécu en Grande-Bretagne – pays qui a très tôt élaboré un dispositif législatif encadrant les activités de renseignement –, je sais que créer un cadre permet de définir ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, et de sortir de l’hypocrisie. Toutes les grandes démocraties occidentales se sont dotées d’une loi sur le renseignement, et il fallait que la France en fasse de même. Il faut renforcer les contrôles sur les activités des services tout en laissant à ces derniers suffisamment de marge, de souplesse et de capacité d’adaptation pour pouvoir lutter contre des organisations et des individus dotés de moyens informatiques puissants. En effet, le numérique devient de plus en plus un nouveau terrain d’affrontement et la demande des services secrets de se voir équiper d’outils leur permettant d’agir dans ce domaine m’apparaît parfaitement légitime. La discussion sur la portée de cette loi, la proportionnalité des outils proposés et l’étendue du contrôle aura lieu au Parlement ; aux parlementaires de se saisir du texte pour le porter dans le débat public avant son adoption définitive.

M. le président Christian Paul. S’agissant de la loi sur le renseignement, nous vous ferons part des principes que nous formulerons dans une recommandation au Parlement. En effet, l’Assemblée nationale prendra position sur ce texte dès qu’elle en connaîtra le contenu. Commençons cependant par évoquer la loi sur le numérique.

Mme la présidente Christiane Féral-Schuhl. La commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique est particulièrement préoccupée par la préservation de nos libertés. La loi du 13 novembre 2014 érige l’utilisation de l’internet en circonstance aggravante, créant une approche différenciée des infractions selon le support utilisé. Comment le principe de neutralité peut-il évoluer si les textes font apparaître des positions contraires ?

Les dernières lois de lutte contre le terrorisme montrent que l’on passe peu à peu du régime dérogatoire de la loi du 1881 à un régime de droit commun, ce qui vide progressivement cette loi de toute substance. Votre texte a-t-il vocation à prendre position sur ce sujet ? Qu’en est-il du projet de loi relatif à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui prend la même voie ?

Vous avez évoqué l’autodétermination informationnelle ; or la capacité du citoyen à prendre des décisions pose question, plusieurs études montrant que tous n’ont pas pleinement conscience de ce que représentent les données personnelles. Les individus apparaissent ainsi prêts à céder leurs données de santé, même si des protections existent en France. Quid de l’évolution en dehors du territoire national et de l’interpénétration possible ?

Enfin, la décision rendue en mai 2014 dans l’affaire Google Spain a marqué une avancée significative dans le domaine du droit au déréférencement, qui apparaît comme un prolongement du droit à l’effacement prévu par notre loi de 1978. Comment contraindre les grands acteurs de l’internet à appliquer les textes ? Votre loi prendra-t-elle position sur ce sujet ? En effet, à côté des moyens donnés aux autorités chargées d’enquête, l’efficacité de ces principes tient beaucoup à la bonne volonté des entreprises pour retirer les contenus. Des articles évoquent d’ailleurs cette censure opérée directement par les grands acteurs de l’internet.

M. le président Christian Paul. Comment entendez-vous écrire le principe de neutralité dans le droit français ? En tout état de cause, l’adopter m’apparaît bénéfique – à condition que l’approche soit suffisamment globale pour lui donner du poids – et permettrait d’envoyer un message utile en direction de la Commission européenne. En effet, des échanges récents à Bruxelles nous ont laissé le sentiment qu’il faudrait plusieurs années pour se mettre d’accord sur cette question ; il serait politiquement utile de servir de précurseur, l’adoption d’une législation nationale pouvant inspirer la Commission.

M. Philippe Aigrain. Le mot « neutralité » recouvre deux concepts : la neutralité technologique, ou neutralité des médias, en vertu de laquelle les actes commis dans l’espace numérique doivent être traités comme tous les autres – c’est à cette notion que faisait référence notre présidente – et la neutralité des réseaux, abordée par la secrétaire d’État, qui relève d’une discussion différente.

Mme la secrétaire d’État. Cette question complexe mérite des réponses nuancées. Dans le projet de loi sur le numérique, ce concept renvoie bien à la neutralité des réseaux qui permet à chaque usager de l’internet d’utiliser le service de son choix sans dégradation de la qualité des prestations et sans paiement supplémentaire. Ainsi, un opérateur ne devrait pas pouvoir dégrader le débit en cas de refus de s’abonner à certains services qu’il propose. Si l’on étend ce principe de neutralité technologique aux applications, on doit pouvoir utiliser Android sans être obligé de créer un compte de messagerie sur Google. Au niveau européen, le sujet est en discussion entre les vingt-huit États membres depuis plusieurs années. Lorsque j’ai assisté à mon premier conseil « Transports, télécommunications et énergie », j’ai été frappée par la divergence des vues sur ce sujet, certains pays ne voulant pas voir ce principe inscrit dans la loi – nationale ou européenne – alors que d’autres souhaitent le définir de manière très précise, ainsi que les dérogations et les exceptions dont il peut faire l’objet. Dans ce contexte, j’ai décidé d’adopter une démarche pragmatique. Il m’importe que le principe de neutralité du net soit affirmé, si possible au niveau européen ; en effet, il s’agit d’un principe d’universalité d’accès et d’égalité, y compris sociale. Si internet est devenu un objet international et potentiellement universel, c’est justement parce qu’il n’était pas appropriable par des acteurs économiques privés capables d’ouvrir ou de fermer les tuyaux en fonction de ce qu’ils souhaitaient vendre à leurs abonnés. À l’heure où se développent le big data, les offres commerciales audiovisuelles et les usages en matière d’objets connectés, où les réseaux deviennent de plus en plus déterminants dans la vie des entreprises et de nos concitoyens, il est important d’affirmer ce principe. Depuis quelques mois, la France a joué un rôle d’intermédiaire pour parvenir à un consensus sur le sujet ; au fil des négociations avec nos partenaires, il est apparu qu’il serait difficile de nous entendre sur une définition précise des dérogations et des exceptions au principe de neutralité – à titre d’exemple, un service d’urgences médicales doit évidemment bénéficier d’un accès prioritaire au réseau. Il nous fallait nous concentrer sur nos objectifs principaux – la construction d’une stratégie industrielle et le travail sur la loyauté des plateformes, les données personnelles et la fiscalité – qui font l’objet de négociations depuis des années. Pour aboutir à un accord, nous avons proposé de définir le principe de neutralité du net et de renvoyer la définition des exceptions ou des dérogations aux législateurs nationaux. Les présidences italienne et lettonne ayant adopté la proposition française, nous devrions parvenir à une version consensuelle du texte d’ici quelques mois.

Il me semble également important d’affirmer ce principe en droit français. On a beaucoup parlé du courage du régulateur américain – la Federal Communications Commission (FCC) – qui a récemment affirmé le principe de neutralité de l’internet aux États-Unis, exhortant la France et l’Europe à en faire de même. Je souligne cependant que les deux situations ne sont pas comparables : grâce à l’ARCEP, la France bénéficie depuis dix ans d’un cadre régulé ; de plus, lorsque la concurrence entre les acteurs économiques d’un pays est très faible, les risques d’atteinte à la neutralité sont bien plus grands. Les deux opérateurs américains qui se partagent le marché peuvent faire ce qu’ils veulent en matière d’offres commerciales, alors qu’en Europe, la concurrence entre les 120 opérateurs – qui sont quatre rien qu’en France – assure une autorégulation. Ainsi, lorsque Skype est inventé, les opérateurs l’interdisent d’abord dans leurs offres commerciales – une atteinte au principe de neutralité –, avant que l’un d’entre eux ne décide de proposer ce service dont la popularité lui permet de gagner des parts de marché ; au final, Skype est autorisé et utilisé librement en France. Tout dépend donc du niveau de la concurrence, et la situation américaine n’a rien à voir avec la situation européenne et française. Cela étant dit, il faut encore renforcer les pouvoirs du régulateur dans notre pays pour s’assurer que le principe de neutralité du net est bien respecté. Nous le ferons dans le projet de loi sur le numérique, notamment en sanctionnant les comportements préférentiels sur les marchés intermédiaires du transit IP. Au niveau européen, je l’ai montré, le Gouvernement français est aujourd’hui à l’avant-garde des États qui affirment l’importance de ce principe.

S’agissant de la loi de 1881, les ministères compétents sont la chancellerie – gardienne des libertés publiques, de la liberté d’expression et de la vie privée – et le ministère de la culture, qui s’occupe de la presse. Toutefois, le diagnostic est largement partagé : cette loi formidable, écrite en 1881, s’appliquait à des situations qui ne connaissaient pas la massification de l’information. Aujourd’hui nous faisons face à un phénomène qui n’a pas été envisagé à l’époque : n’importe quel particulier, dans n’importe quel contexte, est susceptible de poster une information sur un réseau social, qui peut ensuite être démultipliée. En même temps, les victimes de propos haineux, racistes et antisémites exprimés sur internet – sur certains blogs, sites ou réseaux sociaux – font part d’un immense sentiment d’impunité. L’arsenal législatif pour réprimer ces délits existe, mais les procédures sont tellement complexes, difficiles d’accès et lentes qu’elles se révèlent inaccessibles au citoyen lambda qui se retrouve mal protégé contre ces dérives. Certes, la loi de 1881 bénéficie d’un socle jurisprudentiel important, des générations d’avocats et de magistrats spécialisés ayant parfaitement ajusté les équilibres entre la sécurité de nos concitoyens, le respect de la règle et celui de la liberté d’expression. Ces équilibres doivent être maintenus, mais la loi sur la presse doit être refondue et actualisée à l’heure d’internet. Il faut sans doute distinguer deux statuts : celui des journalistes, à protéger – l’objet initial de cette loi sur la presse – et celui des internautes, producteurs ou victimes, qui ne relèvent pas de l’information professionnelle ; en l’état, le texte n’opère pas cette distinction. Faut-il entrer dans le droit pénal commun ? Je partage l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui a rendu un avis très nuancé sur le sujet : elle considère qu’une refonte de la loi sur la presse permettrait de préserver les équilibres actuels tout en sanctionnant plus lourdement et plus efficacement les auteurs de propos racistes. Bien utilisées, les technologies numériques doivent nous permettre de répondre en partie à ces préoccupations. Ainsi, lorsqu’un jeune poste sur Facebook des propos racistes inacceptables, plutôt que de le condamner à une amende ou à une peine de prison, le juge spécialisé devrait privilégier des modes de punition qui lui sont compréhensibles. L’interdiction d’accéder à sa page Facebook ou d’utiliser un réseau social est souvent vécue de manière plus forte que d’autres solutions plus pénalisantes. Une autre option technologique envisageable consisterait à équiper les applications et sites internet de plug-ins qui faciliteraient le signalement des propos haineux. Cela éviterait de devoir se connecter à la Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), remplir une série d’informations et espérer que le dossier sera traité par les officiers spécialisés – très peu nombreux et bénéficiant de moyens matériels et humains ridicules au regard des enjeux. Des signalements automatiques à partir d’un smartphone ou d’une application permettraient de rendre la procédure plus efficace.

Ces pistes doivent faire l’objet de réflexions et de débats dans la société civile comme au sein du Gouvernement. J’aimerais que l’on s’interroge sur ces mesures de manière apaisée, non idéologique, avec la conscience aiguë des enjeux de sécurité qui nous sont trop souvent douloureusement rappelés par l’actualité, mais sans s’écarter des principes fondamentaux qui ont fait le socle de notre République.

M. le président Christian Paul. Pouvez-vous revenir sur les autres questions de Mme Féral-Schuhl ?

Mme la secrétaire d’État. Le droit à l’autodétermination informationnelle renverse la logique de la loi « Informatique et libertés », puisqu’il repose sur le principe selon lequel c’est à l’utilisateur de gérer ses données personnelles. Faut-il aller jusqu’à reconnaître un droit de propriété en la matière ? Pour ma part, j’y suis opposée, car un tel droit impliquerait un droit de cession. Or, il ne me paraît pas souhaitable que se développe, comme c’est le cas actuellement dans certains pays, un véritable marché des données personnelles. Au demeurant, le droit à l’autodétermination informationnelle permet à l’utilisateur de disposer librement de ses données. Encore faut-il améliorer l’accès à ces données, leur gestion et leur suivi, ainsi que le droit au déréférencement, voire le droit à l’oubli. Telles sont les pistes sur lesquelles nous travaillons dans le cadre de l’élaboration du projet de loi.

Les données de santé sont, quant à elles, particulièrement sensibles car, une fois croisées, elles permettent un profilage des individus qui peut les pénaliser, notamment lors de la souscription d’un prêt bancaire ou de la négociation d’un contrat d’assurance. Néanmoins, bien utilisées, notamment dans le cadre du Big data, et anonymisées, elles peuvent favoriser la médecine préventive et prédictive – il y a là, du reste, un champ de recherche et d’innovation qui est encore insuffisamment exploité en France. Un équilibre très délicat doit donc être trouvé. Il me semble que le projet de loi relatif à la santé y est parvenu, en prévoyant une plus grande ouverture des données de santé qui offrira davantage de possibilités de recherche.

Le droit au déréférencement, qui n’est pas un droit à l’oubli, est issu de l’arrêt « Google Spain ». La Cour de justice de l’Union européenne a en effet estimé que Google était, d’une part, responsable du traitement des données à caractère personnel réalisé par son moteur de recherche et, d’autre part, soumis à la réglementation européenne en ce qui concerne la protection de ces données. En soi, cette décision n’a rien d’extraordinaire : on doit pouvoir demander à un moteur de recherche comme à n’importe quelle entreprise dont on ne souhaite plus recevoir les actualités commerciales, par exemple, de ne plus utiliser nos données personnelles. L’opérateur Google est en mesure de réaliser ce déréférencement dans les cas simples. Dans les cas complexes, il doit tout d’abord appliquer la loi nationale, et bientôt la loi européenne, en matière de protection des données personnelles et, en cas de doute, les lignes directrices définies par le G29, composé de l’ensemble des régulateurs nationaux européens. Lorsque le cas est très complexe, il doit être possible de recourir au juge d’une manière simplifiée et plus efficace, notamment lorsque la liberté d’expression et d’information peut être en jeu.

M. Patrice Martin-Lalande. Madame la secrétaire d’État, je suis favorable au principe de neutralité technologique qui sera affirmé dans le prochain projet de loi. Néanmoins, l’application d’un tel principe présente deux risques. Tout d’abord, elle pourrait créer un déséquilibre entre les opérateurs américains et les opérateurs européens en aggravant le poids de la régulation qui pèse sur ces derniers. Ensuite, elle soulève la question du financement de la construction de capacités de réseau supplémentaires, auquel ceux qui font gonfler les contenus ne participent que très rarement.

M. Edwy Plenel. Madame la secrétaire d’État, la commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique a pour principe d’associer à des parlementaires des membres de la société civile, acteurs du secteur du numérique, qui tentent de transformer la révolution numérique en une élévation démocratique – pour ne pas parler de révolution. À chaque âge de la révolution industrielle, en particulier sous la Troisième République, il s’est en effet trouvé des personnes pour opposer à la tentation de la peur et du recul leur volonté d’utiliser les bouleversements économiques, sociaux et culturels comme un levier pour refonder nos droits et libertés.

Or, je suis inquiet, car les acteurs que je représente sont peu écoutés par les pouvoirs publics, qui demeurent éloignés du bouillonnement de la société. Plutôt que de créer l’écosystème qui permettra à celle-ci d’avancer, ils croient devoir la prendre en main pour lui indiquer la direction à suivre, si bien que la consultation nationale sur le numérique, le Conseil national du numérique ou notre commission elle-même m’apparaissent parfois comme des alibis face à des bulldozers qui vont à l’encontre de ce que nous défendons.

Je ferai tout d’abord trois remarques de méthode.

Premièrement, vous l’avez dit vous-même, il y a une forme de technicité qui perd la politique, comme l’illustre la crise de confiance dans le langage technique, voire bureaucratique, de l’Union européenne. Face aux bouleversements actuels, il faut énoncer des idées simples, définir des principes fondamentaux. Tel est l’objet de cette commission de réflexion. Hélas, nous n’avons obtenu aucun résultat, que ce soit en matière législative ou réglementaire.

Ma deuxième remarque a trait à la culture démocratique. Nous assistons à une diabolisation du numérique dans l’espace public, y compris de la part de certains membres du Gouvernement. Le Net est vu comme un univers dangereux plutôt que comme un espace où s’inventent les « n’importe qui » de la démocratie. Cette vision traduit une peur du peuple qui, par son expression numérique, devient tangible.

Troisièmement, on constate un déséquilibre persistant, qui s’aggrave même, entre sécurité et liberté – vous, qui avez une double culture, française et anglo-saxonne, devriez y être attentive. Bien entendu, des questions de sécurité se posent, mais elles ne doivent pas échapper à la vitalité démocratique, au jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Or, en France, il n’existe pas de Freedom of information act, le parquet n’est pas indépendant et tous les pouvoirs de contrôle sont délégués à des commissions administratives indépendantes dont les dirigeants sont pour l’essentiel nommés par le pouvoir exécutif. La politique de la peur, qui donne la priorité à la sécurité, pose d’autant plus problème dans un pays où l’on est dans l’incapacité de dénoncer rapidement ses dérives et de les contester. Vous en avez donné l’exemple à votre insu, en estimant que la loi de 1881 était datée et compliquée à l’ère numérique. C’est aussi au prétexte qu’elles étaient compliquées à mettre en œuvre que l’on n’a pas pris les mesures nécessaires pour lutter contre le contrôle au faciès, dont je rappelle qu’il est le seul acte de police qui ne laisse aucune trace.

Permettez-moi de vous citer deux exemples, pour illustrer mon sentiment d’être parfois, avec d’autres, un alibi face au bulldozer qu’est, par exemple, le projet de loi sur le renseignement, que vous défendez et assumez.

Le premier exemple concerne le principe de neutralité du support, au sens où l’entend Mme Féral-Schul. Depuis sept ans, Médiapart défend le principe selon lequel un traitement égal doit être réservé à la presse numérique et à la presse papier. Nous avons ainsi obtenu un statut de la presse en ligne et une déclaration de l’ancien Président de la République affirmant que celle-ci devait bénéficier du même taux de TVA que la presse papier. Mais il nous a été dit que nous devions attendre la fin des discussions menées à Bruxelles, et il a fallu que nous protestions contre un contrôle fiscal illégitime pour que le Parlement agisse. Depuis sept ans, l’Union européenne persiste à nier la neutralité du support. Qu’a-t-on fait pour faire avancer ce dossier essentiel pour la vitalité de la presse ? Savez-vous que, sur Itunes, Apple continue d’appliquer à la presse le taux de 20 %, auquel s’ajoute une taxation de 30 % ? Nous avons mené la bataille de la TVA, et le pouvoir exécutif n’a jamais été au rendez-vous dans ses discussions avec Bruxelles.

Le second exemple concerne la liberté de l’information. Exclure du champ d’application de la loi de 1881 l’expression d’opinions, aussi désagréables soient-elles, marque une profonde régression de notre droit fondamental. Et ces régressions sont multiples. Ainsi, le projet de loi sur le secret des sources est en jachère depuis deux ans, alors que les questions de sécurité sont inscrites à l’ordre du jour prioritaire du Parlement. La suppression du délit de recel de violation du secret de l’instruction, promise depuis plusieurs années, n’est toujours pas adoptée. Rien de ce qui renforcerait la liberté de la presse n’est prioritaire !

Par ailleurs, malgré une décision en notre faveur de la CADA et du tribunal administratif, la commission des comptes de campagne nous refuse toujours l’accès à des documents publics sur l’usage de fonds publics dans le cadre de campagnes électorales ; le Conseil d’État doit se prononcer prochainement. À l’heure du numérique et de l’Open data, il ne va pas de soi, dans ce pays, de rendre publiques des informations concernant l’argent public.

Enfin, la censure frappe la presse numérique comme elle n’a jamais frappé la presse papier : près de 80 articles de Médiapart ont été censurés par une décision de justice que nous contestons devant la Cour européenne des droits de l’homme, dont je suis sûr qu’elle nous donnera raison. Je veux bien entendu parler de l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire Bettencourt, arrêt qui porte, non pas sur l’affaire elle-même, mais sur la technologie utilisée – la publication de la retranscription d’enregistrements et d’enregistrements eux-mêmes –, qui est jugée en soi criminelle.

J’attendais beaucoup de votre audition, madame la secrétaire d’État. J’espérais qu’au lieu de brandir les peurs et de dénoncer la haine et les violences, on reconnaîtrait que le numérique offre la possibilité d’un développement considérable de notre démocratie. Eh bien, en tant qu’acteur qui a démontré qu’il était possible de parier sur un tel développement, je vous dis ma déception.

Mme la secrétaire d’État. J’espère que M. Plenel me pardonnera le caractère technique, voire technocratique de ma réponse, puisque je vais évoquer l’investissement et les infrastructures, dont je rappelle qu’ils permettent à l’ensemble de nos concitoyens d’avoir accès à l’information, que nous chérissons, et de ne pas être exclus de la modernité et qu’ils favorisent la création d’emplois et la croissance dans notre pays.

M. Martin-Lalande me demande si le fait d’aggraver le poids de la régulation sur les opérateurs en matière de neutralité technologique de l’internet ne risque pas de freiner les investissements dans les infrastructures et d’accroître les déséquilibres économiques entre les opérateurs européens et les autres. La question est légitime, car ceux qui, actuellement, contribuent à l’investissement, par exemple en déployant la fibre optique sur l’ensemble du territoire ou en installant des antennes dans les villages, sont les opérateurs de téléphonie. Ce n’est pas céder aux pressions des lobbies que de le rappeler, au moment où nous leur demandons de consentir un effort sans précédent et unique en Europe, à hauteur de 12 milliards d’euros, dans le cadre de la mise en œuvre du plan « France très haut débit » et de la couverture en 2G, et pour partie en 3G, de l’ensemble des communes françaises. Néanmoins, je ne crois pas qu’inscrire dans la loi le principe de la neutralité technologique de l’internet aggravera le poids de la régulation. Je plaide, à l’échelle européenne, en faveur d’un cadre de régulation qui s’applique de manière égale aux opérateurs et aux grandes plateformes. Certains services, qui actuellement ne sont pas considérés comme des opérateurs, pourraient ainsi être soumis au même régime de réglementation que ces derniers. Nous devons également faire en sorte que les plateformes paient l’impôt là où se trouvent les utilisateurs de leurs services. Par ailleurs, nous réfléchissons à une éventuelle taxation par le biais de la publicité ou à une taxation de la bande passante. Il s’agit là de pistes de réflexion ; le Gouvernement n’a pas encore pris position sur ces différents points. En tout état de cause, notre préoccupation est de rééquilibrer l’investissement par rapport à l’impôt réellement payé.

Monsieur Plenel, vous me faites des procès d’intention et, en tant qu’ancienne élue, citoyenne et abonnée de Médiapart, je le regrette. Il est délicat de reprocher à un membre du Gouvernement le caractère technique de son propos lorsqu’il répond à des parlementaires qui lui demandent de détailler publiquement, de manière totalement transparente, plus de six mois à l’avance, le contenu d’un projet de loi en cours d’élaboration sur lequel les arbitrages n’ont pas encore été rendus. Oui, une loi est technique. Dois-je rappeler qu’il s’agit d’actualiser les statuts de la CNIL, de l’ARCEP, voire du CSA, de revoir la loi « Informatiques et libertés » et peut-être celle sur la liberté de la presse ? On peut défendre, comme je le fais au sein du Gouvernement, des idéaux, des principes, une vision politique et une stratégie, mais lorsque des parlementaires me demandent de décrire précisément le contenu d’un projet de loi, je leur réponds.

Vous me reprochez également de ne pas vous écouter. Ma porte vous est pourtant ouverte, comme à l’ensemble des acteurs de la société civile, que je rencontre très régulièrement. Du reste, il manque, au sein de l’appareil institutionnel, une écoute organisée de la mobilisation citoyenne. Est-ce en effet à moi, dont le secrétariat d’État est rattaché au ministère de l’économie, de recevoir les associations citoyennes qui se mobilisent autour de la COP21, par exemple ? Je ne le pense pas, et pourtant je les écoute, car je crois profondément à l’influence de la communauté citoyenne sur l’orientation des politiques publiques et à la nécessité, pour notre démocratie, de se moderniser en s’appuyant sur cette force. Les outils législatifs actuels sont en complet décalage avec les attentes de nos concitoyens. Mais ni le lieu ni le moment ne se prêtent à ce type de discussions. C’est pourquoi, je vous le répète, ma porte vous est ouverte. Je vous écouterai avec d’autant plus d’intérêt que j’aurai lu le rapport, attendu de longue date, de la commission de réflexion.

S’agissant de la TVA, je vous trouve, là encore, très injuste vis-à-vis du Gouvernement. Faut-il rappeler que le ministre des finances, le ministre de l’économie, le secrétaire d’État au budget, la ministre de la culture et moi-même avons cosigné un communiqué de presse dans lequel nous condamnons la décision prise par la Cour de justice de l’Union européenne qui, selon nous, porte atteinte au principe de neutralité en refusant que le taux de TVA réduit soit appliqué au livre numérique ? Le raisonnement que nous tenons à l’égard du livre numérique vaut également pour la presse en ligne. En faisant le choix délibéré et publiquement assumé de critiquer une décision de justice européenne, le gouvernement français prend le risque d’être soumis à une amende qui sera financièrement pénalisante pour l’État. Cela dit, si vous avez des revendications fiscales particulières à présenter, je vous invite à prendre rendez-vous avec les services fiscaux.

M. Edwy Plenel. Ce n’est pas le sujet !

Mme la secrétaire d’État. En ce qui concerne la loi sur la liberté de la presse, j’ai été très claire : je demande son actualisation et sa préservation. Si je souhaite que l’équilibre entre la liberté et la sécurité soit respecté, c’est parce que je considère que ce cadre doit continuer à s’appliquer en matière de contenus et d’informations, quels qu’en soient les producteurs et les destinataires. Cependant, lorsque j’indique que cette loi, votée en 1881, mériterait d’être actualisée et pourrait être rendue plus efficace grâce aux technologies numériques, je dresse un constat qui, me semble-t-il, peut être largement partagé. En tout état de cause, je vous invite à réécouter mes propos sur ce point, car je crois que nous ne sommes pas en désaccord fondamental.

Quant à l’Open data, si Henri Verdier était encore présent, il pourrait témoigner de mon engagement dans ce domaine. J’avais en effet refusé, lorsque j’étais députée, membre de la commission des lois, que la directive européenne PSI consacré à ce sujet soit transposée par voie d’ordonnance, car je considérais, et je considère toujours, qu’un tel texte méritait d’être débattu par les représentants du peuple. Je me battrai jusqu’au bout pour que l’Open data figure dans le projet de loi. Nous irons même plus loin, puisque je souhaite créer un nouveau statut, celui de données d’intérêt général, pour les données commerciales appartenant à des entreprises susceptibles de bénéficier à la communauté.

M. Philippe Aigrain. Je peux témoigner, madame la secrétaire d’État, que votre porte est ouverte aux représentants de la société civile, puisque vous m’avez longuement reçu, avec d’autres membres de la Quadrature du Net, au printemps dernier ; vous nous avez du reste écoutés attentivement et répondu. Néanmoins, nous avons exprimé, dès cette rencontre, notre inquiétude que vos préoccupations ne se traduisent pas dans les faits. Or, cette inquiétude ne fait que croître.

Ma première remarque porte sur le Safe Harbor. Cet accord, que je qualifierai d’unilatéral, conclu entre l’Europe et les États-Unis ouvre une brèche géante dans la réglementation européenne relative à la protection des données, qu’il prive de toute efficacité. Dès les révélations d’Edward Snowden, la Quadrature du Net, ainsi que Claude Moraes, dans son rapport, adopté par le Parlement européen, sur les suites à donner à ces révélations, ont demandé la suspension de cet accord. La législation actuelle prévoit trois modes d’application du droit européen de la protection des données aux acteurs extra-européens : soit ceux-ci se soumettent au droit européen, soit ils bénéficient du régime dit « des garanties acceptables » si la législation de leur pays, bien que différente de celle applicable en Europe, offre des garanties équivalentes, soit ils relèvent du Safe Harbor, qui institue, moyennant des procédures totalement inefficaces, un régime dérogatoire en faveur d’acteurs de pays dont la législation n’offre pas de garanties acceptables. Le Safe Harbor n’est pas réformable ; il doit être supprimé car il est vicié par nature.

Ma deuxième remarque concerne la loi sur le renseignement. Vous avez exprimé votre souhait que soit organisée une coordination européenne entre les services de renseignement afin d’éviter le contournement des dispositifs sécuritaires par des acteurs aux comportements jugés nuisibles. Je tiens à vous rappeler qu’une telle coordination existe déjà, hélas ! Elle a été développée à l’initiative de la Grande-Bretagne, où le Government communications headquarters (GCHQ), en dépit de la loi censée le contrôler, s’est signalé par de très graves atteintes aux droits fondamentaux des citoyens de ce pays, mais aussi et surtout d’autres pays. En effet, pour contourner la protection dont jouissent ses ressortissants, chaque État va chercher les données de ses propres citoyens chez les autres, de sorte que les législations protectrices sont vidées de leur substance. Si je souhaite une meilleure coordination en ce qui concerne, par exemple, le signalement d’individus, je vous invite à mettre un terme à ce forum shopping qui porte atteinte aux libertés au nom de la sécurité.

Troisièmement, je veux appeler votre attention sur le fait que le projet de loi sur le renseignement, dont je m’étonne que vous ne connaissiez pas la version finale, comporte, quoi qu’en dise le Gouvernement, des dispositions qui mettent en place une surveillance généralisée telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis. Celle-ci consiste, non pas à exercer une surveillance continue de certains individus, mais à collecter de manière systématique des informations qui permettront, grâce à des algorithmes, de détecter des suspects qui feront ensuite l’objet de cette surveillance continue.

Enfin, s’agissant de la loi sur la liberté de la presse, je vous ai bien entendu proposer, dans votre intervention liminaire, de distinguer la protection des journalistes professionnels de celle des citoyens informateurs. Or, dans le monde numérique, il existe un continuum de rôles ; de nombreux blogueurs, qui s’imposent des normes éthiques et œuvrent en faveur de l’intérêt général, jouent un rôle au moins aussi important que celui des journalistes.

M. Daniel Le Métayer. Madame la secrétaire d’État, vous avez longuement évoqué, à juste titre, la dimension européenne de la protection des données, mais qu’en est-il des discussions menées à l’échelle internationale, en particulier dans le cadre de l’accord de partenariat transatlantique ? Celui-ci pourrait en effet avoir un impact sur l’applicabilité de certaines mesures, notamment si son volet numérique prévoit une plus grande liberté de circulation des données ou le recours à l’arbitrage. Cela pourrait aller à l’encontre de votre souhait de re-territorialiser notre droit.

Par ailleurs, vous avez insisté, là encore à juste titre, sur l’importance de la confiance. Or, celle-ci a pour condition nécessaire la responsabilité, au sens de l’accountability. Cet élément est, du reste, présent dans certaines des dispositions qui ont été évoquées, notamment à propos des algorithmes, ou dans la mise en œuvre de contrôles a posteriori prévue dans le projet de règlement européen. Si des comptes doivent être rendus, il faut qu’ils soient vérifiés par des tiers neutres, voire accrédités. La CNIL ne pouvant assumer ce rôle sur l’ensemble du territoire, il faudrait, me semble-t-il, susciter l’apparition d’un écosystème de la certification. Les entreprises doivent produire et faire certifier leurs comptes financiers. Pourquoi n’auraient-elles pas également à produire et à faire certifier des comptes numériques, concernant leur utilisation des données personnelles ? Bien entendu, il faudrait assurer aussi une forme de transparence des algorithmes.

Mme la secrétaire d’État. S’agissant de l’accord de Safe Harbor, le gouvernement français demande que cette question soit intégrée aux négociations sur le projet de règlement communautaire concernant les données personnelles. L’étape qui consisterait à demander la suppression de Safe Harbor est donc très loin d’être franchie. Cependant, une renégociation des conditions d’application de cet accord dans un sens plus favorable aux intérêts européens permettrait de répondre en partie aux objectifs que nous poursuivons.

En ce qui concerne l’accord de partenariat transatlantique, je rappelle que c’est le gouvernement français, soutenu par les mobilisations citoyennes, qui a demandé que le mandat confié à la Commission européenne soit transparent. À l’instar du Conseil national du numérique, j’ai alerté mes collègues au sein du Gouvernement et les instances communautaires, sur le fait que, même s’ils ne font pas l’objet d’un chapitre particulier et ne sont donc pas forcément visibles, les enjeux numériques sont omniprésents dans ce traité. Or, ne l’oublions pas, les négociateurs sont des négociateurs commerciaux.

Il faut donc être extrêmement vigilant, d’autant plus – et j’en viens à la question de l’arbitrage – que cette matière ne fait pas l’objet d’une jurisprudence établie. Dans le cadre d’un arbitrage commercial international, les arbitres appliquent la lex mercatoria, qui est un corpus de principes et de règles déterminés par les pratiques commerciales au cours de l’histoire et considérés comme étant intégrables au droit international. Or, ce n’est nullement le cas dans le domaine du numérique : la matière est neuve et elle a, jusqu’à présent, fait l’objet de peu de décisions juridictionnelles. Confier un pouvoir de création jurisprudentielle à des arbitres commerciaux privés présente à mon sens un risque que l’Europe ne devrait pas courir. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas favorable à l’insertion, dans l’accord de partenariat transatlantique, d’une clause prévoyant le recours à l’arbitrage pour régler les éventuels différends en matière d’investissements.

Je prends bonne note, monsieur Le Métayer, de votre suggestion concernant la certification des comptes numériques. Quant à la transparence des algorithmes, c’est l’objectif que je poursuis lorsque j’évoque la loyauté des plateformes. Les algorithmes ont en effet un pouvoir de vie et de mort sur les entreprises, puisque la modification de leur référencement peut se traduire par la division par deux de leur chiffre d’affaires. Par ailleurs, on a pu constater, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, que les résultats des recherches sur Google étaient très différents selon que l’on était en France ou dans un autre pays. L’algorithme a donc également un pouvoir sur l’information. La solution ne réside pas dans la censure ou l’interventionnisme, mais dans un renforcement de la transparence pour les usagers.

De manière plus générale, il est reproché au Gouvernement d’entretenir la peur du numérique. Je constate, quant à moi, lors de mes nombreux déplacements dans les régions, que si le numérique suscite la peur, c’est celle d’être exclu si l’on ne maîtrise pas les outils numériques. C’est notamment le cas dans les campagnes, où l’on craint que les écoles ou les services publics ne puissent pas être équipés et que la dématérialisation des procédures administratives exclut ceux qui n’ont pas accès à ces outils ou ne savent pas se les approprier. C’est pourquoi la « littératie » numérique ne concerne pas seulement l’apprentissage du code, mais aussi la simplification de l’accès à l’information, notamment lorsqu’elle est produite par l’État et les administrations, dans une perspective d’égalité. Cet objectif social est fondamental.

Par ailleurs, je n’entends pas s’exprimer des peurs mais, au contraire, une véritable mobilisation. Mes principaux interlocuteurs ne sont pas les grands groupes ; ce sont des acteurs émergents, des responsables de « start up », qui, grâce à l’outil numérique, parviennent à forger leur propre destin, à s’émanciper parfois. Je citerai deux exemples de cette mobilisation. La French Tech est, certes, un label économique, mais elle suscite une dynamique extraordinaire, sur l’ensemble du territoire. Voilà des jeunes qui ont décidé de monter leur entreprise, parfois contre le système et les pouvoirs publics, qui ne les ont pas toujours soutenus, et qui ont réussi, grâce à leurs idées, à leur détermination et au numérique. Ce n’est pas un message de peur mais, au contraire, un message d’espoir ! Je regrette que la société civile et les parlementaires, qui représentent le peuple, ne se saisissent pas de ces enjeux, car le numérique, s’il est bien utilisé, peut être un facteur d’émancipation économique et sociale. Je pense en particulier à l’économie collaborative, aux sites de revente, de covoiturage ou de partage d’appartement. C’est aussi cela, le numérique ! Soutenir ce type d’initiatives qui reposent sur des engagements citoyens, ce n’est pas cultiver l’idéologie de la peur, monsieur Plenel.

Autre exemple : celui de la Grande école du numérique. Ce projet, qui n’est pas celui d’une nouvelle école polytechnique, repose sur un principe nouveau dans la politique française, puisqu’il s’agit de soutenir des initiatives existantes, d’où qu’elles viennent – associations ou entreprises – en labellisant des formations professionnalisantes courtes à destination de jeunes des quartiers, des zones périphériques ou rurales, qui n’ont pas accès au numérique mais ont un intérêt pour ce secteur. La priorité du Gouvernement, ce n’est pas la peur, c’est l’emploi ! C’est pourquoi je veux créer, d’ici à l’automne prochain, au moins 50 fabriques du numérique afin de donner un espoir, une seconde chance, à ces jeunes laissés sur le bord du chemin. J’aimerais que la société civile et la représentation nationale m’aident à porter ce message d’espoir, pour que le numérique ne suscite pas uniquement la peur chez nos concitoyens.

M. le président Christian Paul. Je vous remercie, madame la secrétaire d’État, d’avoir répondu à nos questions. Je souhaiterais vous préciser selon quel calendrier la commission de réflexion sur les droits et libertés à l’âge du numérique entend poursuivre et conclure ses travaux. Cette commission a été créée par le président de l’Assemblée nationale pour une durée d’un an ; nous souhaitons donc achever nos travaux au début de l’été.

Jusqu’à présent, nous avons rendu publics deux types de documents : des recommandations et un inventaire des priorités législatives. Nous avons en effet publié deux recommandations, qui ont été adoptées à l’unanimité, portant sur le projet de loi de lutte contre le terrorisme, et nous en publierons prochainement une troisième concernant le projet de loi sur le renseignement. Il nous a paru en effet utile que notre commission éclaire le débat parlementaire sur des sujets très sensibles en matière de protection des libertés. Quant à notre rapport, vous pourrez prendre connaissance de nos propositions dans un rapport d’étape avant la présentation de votre texte en Conseil des ministres au mois de juin ; notre rapport définitif sera publié dans le courant du mois de juillet.

Sur le fond, je veux rappeler que nos travaux ont deux aspects. Le premier d’entre eux est l’extension des droits et la conquête de nouvelles libertés liées à la révolution numérique. Nous avons pu constater, tout au long de cette audition, que si cet objectif n’est éludé par personne, d’autres intérêts sont très présents dans le monde numérique.

Mme la secrétaire d’État. S’agissant de l’extension des droits, je m’aperçois que je n’ai pas répondu à une remarque concernant la loi de 1881. Je souhaite bien entendu que, dans le cadre de l’actualisation de la loi sur la liberté de la presse, se pose la question d’un statut pour les blogueurs et tout créateur d’information. Il me paraît néanmoins important que les personnes qui produisent de l’information dans le cadre d’un travail et celles qui publient un commentaire personnel sur les réseaux sociaux ne soient pas soumises au même régime juridique. Nous pouvons en débattre. En tout état de cause, il ne faut pas surinterpréter mes propos. À ce stade, je considère qu’il faut rester dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse. Il me paraît évident que les droits des journalistes doivent être étendus aux blogueurs ; je m’étonne même que cela n’ait pas encore été fait. Peut-être n’ai-je pas utilisé les mêmes termes dans mes deux interventions, mais il me semble qu’il est encore trop tôt pour aller jusqu’à ce degré d’analyse.

M. le président Christian Paul. Je crois que ce qui préoccupe aujourd’hui la société française, c’est ce que j’appelle des effets de brèche. Dès lors que l’on exclut progressivement, y compris en réaction à des événements qui ne suscitent pas forcément de débats entre nous, certains éléments du champ de la loi de 1881, la tentation peut exister, dans les années qui viennent, de vider cette loi de ses effets protecteurs de la liberté d’expression. C’est pourquoi nous adresserons à Mme la garde des Sceaux, à l’initiative de Christiane Féral-Schuhl, une recommandation sur ce sujet. Il ne faut jamais oublier que les lois survivent aux gouvernements qui les proposent et aux parlementaires qui les votent et que l’usage qui en sera fait ultérieurement peut être attentatoire aux libertés. Il faut donc légiférer avec prudence, d’autant plus que le contexte actuel, national et international, est d’une brutalité inouïe.

M. Edwy Plenel. Comprenez bien, madame la secrétaire d’État, la réaction qui a été la mienne. Au cours de nos travaux, qui ont débuté il y a maintenant huit mois, nous avons soulevé la question d’une loi fondamentale sur le droit à l’information et la loi de 1881 a fait l’objet d’une réflexion politique. Étant moi-même un chef d’entreprise, je n’ai aucun mépris pour les questions techniques et entrepreneuriales. Mais, à l’heure du numérique, nous avons besoin d’une démocratie délibérative. En intervenant devant cette commission, vous vous adressez non seulement à des parlementaires, mais aussi à des acteurs de la société, qui ont des choses à dire. Nous nous attendions à avoir avec vous un dialogue et nous avons écouté votre monologue. C’est pourquoi j’ai réagi de manière un peu virulente, je le reconnais.

La loi sur la liberté de la presse ne porte pas sur le statut des journalistes, qui date de 1935 ; c’est une grande loi libérale, au sens anglo-saxon du terme, qui pose le principe selon lequel seul le juge peut apprécier ce qui excède l’exercice de la liberté. Or, on exclut de cette loi certains délits, ce qui ne s’était jamais fait, sauf en temps de guerre – et la garde des Sceaux s’en fait la complice. Dans le même temps, on crée des pouvoirs de police administrative qui échappe au contrôle du juge. Nos alertes sont donc légitimes !

Vous savez bien qu’en Syrie, par exemple, le pouvoir en place fait plus de morts que l’État islamique et que, si le numérique est utilisé par ce dernier pour diffuser sa propagande, il permet également aux défenseurs des droits de l’homme de s’exprimer et de nous transmettre des informations. Le numérique est une révolution industrielle qui appelle un projet politique, des réponses aux entreprises. Si j’ai évoqué le problème du taux de TVA applicable à la presse en ligne, c’est parce que nous nous battons seuls, y compris au plan juridique. L’administration dit blanc et fait noir. Certes, le Gouvernement a publié un communiqué. Toujours est-il que l’administration nous attaque sur le fondement des positions de la Commission européenne. Où est la cohérence ? Pourquoi les choses n’ont-elles pas évolué alors que la grande coalition allemande avait adopté la même approche de ce sujet ? Voilà le sens de mon interpellation ! Il en va de même des batailles pour le droit d’accès : la société les mène seule. Bien entendu, le Gouvernement fait de grandes déclarations, et je les lis. Mais il fait voter dans l’urgence des mesures de régression des libertés tandis que les mesures qui contribueraient à la libération, y compris entrepreneuriale, de l’écosystème de la presse numérique ne sont pas au rendez-vous. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples. Entendez l’impatience de ceux qui se veulent des réformateurs ! C’est le message que je voulais vous transmettre.

Mme la secrétaire d’État. La transmission a été efficace, monsieur Plenel. J’entends et j’écoute ; j’espère que c’est également votre cas. Quoi qu’il en soit, je conclurai en disant que, pour ce qui concerne mon champ d’action, le projet de loi numérique sera un projet de liberté ou ne sera pas.

M. Philippe Aigrain. Je déplore que la publication de notre rapport ait pris un tel retard, mais celui-ci s’explique par le fait que nous avons dû consacrer beaucoup de notre temps à nous battre contre de mauvaises lois, en vain.

M. le président Christian Paul. La publication de notre rapport final ne sera pas retardée, car je tiens à ce que nous respections le calendrier qui a été fixé par le président de l’Assemblée nationale. Le rapport d’étape aurait pu, certes, être publié un peu plus tôt, mais il est vrai que nous avons consacré un mois et demi au projet de loi sur le terrorisme et que nous passerons sans doute les dix prochains jours à examiner le projet de loi sur le renseignement. Cependant, nous ne pouvons pas publier un rapport qui ignorerait l’actualité et les débats qui ne manqueront pas d’animer la communauté numérique dans les prochaines semaines ; ce serait trahir la raison d’être de cette commission, dont je rappelle qu’elle a été créée après l’examen du projet de loi de programmation militaire, dont les mesures concernant le renseignement avaient déjà suscité des clivages, parfois au sein même des différents groupes parlementaires. Nous avons parfois le sentiment, c’est vrai, de devoir défendre les libertés, mais nous nous intéressons aussi, et c’est heureux, à l’extension du bien commun et à la conquête de libertés nouvelles.

La séance est levée à dix-neuf heures dix

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